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Date : 20150605


Dossier : A‑218‑14

Référence : 2015 CAF 140

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

demandeur

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET AUTRES

défendeurs

et

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

intervenant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intervenant

Audience tenue à Halifax (Nouvelle‑Écosse), le 17 mars 2015

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juin 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN


Date : 20150605


Dossier : A‑218‑14

Référence : 2015 CAF 140

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

ENTRE :

GÁBOR LUKÁCS

demandeur

et

L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET AUTRES

défendeurs

et

LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA

intervenant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intervenant

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RYER

[1]               Monsieur Gábor Lukács est défenseur des droits des passagers aériens du Canada. Il introduit la présente demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’Office des transports du Canada (l’Office) a rejeté sa demande de communication d’un exemplaire non expurgé des documents versés dans ses archives publiques dans le cadre d’une instance de règlement d’un différend entre Air Canada et une famille dont le vol entre Vancouver et Cancún avait été retardé (l’affaire Cancún).

[2]               L’Office est constitué sous le régime de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10 (la LTC). La compétence de l’Office, de vaste portée, s’étend aux questions de réglementation économique touchant les transports aérien, ferroviaire et maritime au Canada, ainsi qu’au processus décisionnel de règlement des différends dans ses domaines de compétence.

[3]               Lorsqu’il s’engage dans un processus décisionnel de règlement de différend, l’Office exerce des fonctions quasi-judiciaires, assumant à bien des égards la mission d’une juridiction, et ses membres, au sens de l’article 6 de la LTC, interviennent comme des juges.

[4]               En matière d’instances devant une juridiction, il faut respecter le principe de la publicité des débats judiciaires, selon lequel, en général, l’instance elle‑même, les documents au dossier de la cour ainsi que la décision résultante doivent être transparents et accessibles au public, sauf si la cour en ordonne autrement.

[5]               Le droit à l’accès aux procédures, documents et décisions judiciaires trouve sa source dans la common law, en tant qu’élément de la primauté du droit, et dans la Constitution, comme composante de la liberté d’expression garantie par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B, Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, ch. 11 (la Charte).

[6]               Les restrictions aux droits découlant du principe de la publicité des débats judiciaires sanctionnées par une juridiction le sont bien souvent en vertu de ses règles de procédure. Lorsque la Charte joue, le juge se prononce sur le caractère opportun des restrictions demandées au principe en fonction d’un critère jurisprudentiel qui l’oblige à rechercher si les avantages des restrictions, quant à l’efficacité de l’administration de la justice, l’emportent sur leurs effets préjudiciables.

[7]               Dans sa réponse à la demande de M. Lukács que lui soient communiqués les documents de l’affaire Cancún versés dans ses archives publiques, l’Office a reconnu qu’il lui fallait respecter le principe de la publicité des débats judiciaires. L’Office a toutefois fait valoir que dans son cas, à la différence des juridictions, l’application du principe à ses archives publiques était circonscrite par les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C., 1985, ch. P‑21 (la LPRP). C’est pourquoi avant de communiquer à M. Lukács les documents demandés, une employée des services administratifs de l’Office en a retiré les parties qu’elle estimait contenir des renseignements personnels (les renseignements personnels), selon la définition qu’en donne l’article 3 de la LPRP.

[8]               L’Office a rejeté une nouvelle demande faite par M. Lukács d’exemplaire non-expurgé des documents pertinents versés dans ses archives publiques, au motif que le paragraphe 8(1) de la LPRP lui interdisait de communiquer les renseignements personnels relevant de lui.

[9]               Monsieur Lukács a présenté la présente demande de contrôle judiciaire par laquelle il conteste le refus de l’Office de lui fournir les documents non-expurgés en invoquant divers motifs. Il a notamment soutenu que, comme les documents demandés avaient été versés dans les archives publiques de l’Office (les archives publiques) en vertu du paragraphe 23(1) des Règles générales de l’Office des transports du Canada, DORS/2005‑35 (les anciennes règles), le public a accès à tous ces documents – non-expurgés – au sens du paragraphe 69(2) de la LPRP et, de ce fait, l’interdiction de communication prévue au paragraphe 8(1) de la LPRP ne s’appliquait pas à sa demande.

[10]           J’estime que l’argument est convaincant et, par conséquent, que le refus de l’Office de communiquer à M. Lukács un exemplaire non expurgé des documents demandés est inadmissible.

I.                   FAITS ET PROCEDURES

[11]           La décision rendue par l’Office dans l’affaire Cancún (décision 55‑C‑A‑2014) portait sur une demande d’indemnisation pour refus d’embarquement et de remboursement des frais engagés par une famille à cause du retard d’un vol emprunté en provenance de Vancouver et à destination de Cancún, au Mexique.

[12]           Le 14 février 2014, M. Lukács a demandé au secrétaire de l’Office que lui soit communiqué un exemplaire de tous les documents publics déposés auprès de l’institution dans l’affaire Cancún.

[13]           Le 24 février 2014, Mme Patrice Bellerose, employée de l’Office, a informé M. Lukács par courriel que l’Office lui transmettrait dès qu’il le pourrait les documents requis des archives publiques.

[14]           Le 19 mars 2014, Mme Bellerose a envoyé à M. Lukács un courriel auquel était joint un exemplaire des documents déposés; des parties de ces documents ayant toutefois été expurgées.

[15]           Madame Bellerose avait caviardé certaines parties conformément à l’article 8 de la LPRP, lequel interdisait à l’Office de communiquer ce qu’elle estimait être des renseignements personnels contenus dans les documents versés par l’Office dans ses archives publiques. Fait important, aucun document déposé dans l’affaire Cancún ne faisait l’objet d’une ordonnance de confidentialité, que l’Office aurait pu rendre, en vertu des paragraphes 23(4) à (9) des anciennes règles, à la demande de toute personne déposant un document dans une instance donnée.

[16]           Le 24 mars 2014, M. Lukács a demandé par écrit au secrétaire de l’Office que lui soit communiqués [traduction] « des exemplaires non expurgés de tous les documents versés au dossier n° M4120‑3/13‑05726, à l’égard desquels aucun membre de l’Office n’a émis d’ordonnance de confidentialité ».

[17]           Le 26 mars 2014, M. Geoffrey C. Hare, président et premier dirigeant de l’Office, a écrit au Dr Lukács pour lui faire part, sans le dire toutefois expressément, qu’il lui opposait le refus de sa demande (le refus) de communication d’exemplaires non-expurgés des documents (les documents non-expurgés) dans l’affaire Cancún.

[18]           Le 22 avril 2014, M. Lukács a introduit la présente demande de contrôle judiciaire afin de contester la pratique de l’Office consistant à restreindre l’accès du public aux renseignements personnels figurant dans les documents déposés auprès de lui dans le cadre d’instances juridictionnelles, et contester plus particulièrement le refus de l’Office de lui communiquer les documents non-expurgés.

[19]           Monsieur Lukács a sollicité les mesures suivantes :

[traduction]

l.          un jugement déclarant que les procédures juridictionnelles instruites par l’Office des transports du Canada sont assujetties au principe de la publicité des débats protégé par la Constitution;

2.         un jugement déclarant que tous les renseignements, notamment les documents et observations, fournis à l’Office des transports du Canada dans le cadre de procédures juridictionnelles font intégralement partie de ses archives publiques, à moins que le respect de leur confidentialité n’ait été demandé et accordé conformément aux Règles générales de l’Office;

3.         un jugement déclarant que le public a désormais le droit de consulter tous les renseignements, notamment les documents et observations, fournis à l’Office des transports du Canada dans le cadre d’instances juridictionnelles, à moins que le respect de leur confidentialité n’ait été demandé et accordé conformément aux Règles générales de l’Office;

4.         un jugement déclarant que les renseignements fournis à l’Office des transports du Canada dans le cadre de procédures juridictionnelles relèvent des exceptions prévues au paragraphe 69(2), à l’alinéa 8(2)b) ou à l’alinéa 8(2)m) de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21;

5.         subsidiairement, un jugement déclarant que les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P‑21, ne visent pas les renseignements, notamment les documents et observations, fournis à l’Office des transports du Canada dans le cadre de procédures juridictionnelles dans la mesure où ces dispositions restreignent le droit du public, garanti par l’alinéa 2b) de la Charte canadienne des droits et libertés, de consulter ces renseignements;

6.         un jugement déclarant que le pouvoir de trancher des questions concernant la confidentialité des renseignements fournis dans le cadre d’instances juridictionnelles de l’Office des transports du Canada est réservé aux membres de l’Office, qui ne peut le déléguer à ses employés;

7.         une ordonnance de mandamus enjoignant à l’Office des transports du Canada de communiquer au demandeur des exemplaires non expurgés des documents versés au dossier no M4120‑3/13‑05726, ou d’autoriser sinon le demandeur ou des tiers à consulter des exemplaires non expurgés de ces documents;

8.         les dépens ou sommes raisonnables déboursés aux fins de la présente demande;

9.         les autres mesures ou directives que le demandeur pourra demander et que la Cour estimera justes.

[20]           Par ordonnance datée du 10 décembre 2014, le juge Stratas a accordé au Commissaire à la protection de la vie privée du Canada (le commissaire) l’autorisation d’intervenir dans le cadre de la présente demande, celle‑ci soulevant la question de savoir si certaines dispositions de la LPRP pouvaient justifier le refus.

[21]           Le 21 novembre 2014, M. Lukács a déposé un avis de question constitutionnelle faisant état de sa contestation de la validité constitutionnelle de certaines dispositions de la LPRP. Monsieur Lukács soutient qu’il a le droit constitutionnel, selon le principe de la publicité des débats garanti par l’alinéa 2b) de la Charte, d’obtenir communication des documents expurgés. Si des dispositions quelconques de la LPRP restreignent son droit d’obtenir ces documents, a‑t‑il avancé, ces dispositions sont contraires à l’alinéa 2b) de la Charte. En outre, selon M. Lukács, nulle atteinte semblable ne saurait être justifiée au sens de l’article premier de la Charte.

[22]           Le 5 mars 2015, le Procureur général du Canada a déposé un mémoire des faits et du droit et il est devenu partie à la présente demande.

II.                LE REFUS

[23]           Dans sa lettre de refus, le président Hare a déclaré que l’Office était une institution fédérale, selon la définition de l’article 3 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, pleinement assujettie à ses dispositions. Faisant ensuite référence aux articles 8, 10 et 11 de la LPRP, il a affirmé ce qui suit :

[traduction]

L’objet de la Loi est d’assurer la protection des renseignements personnels relevant des institutions fédérales. L’article 8 de la Loi est clair : les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, sauf s’ils sont visés par une exception énoncée à cet article, à défaut du consentement de l’intéressé. De plus, conformément aux articles 10 et 11 de la Loi, les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale, comme l’Office, doivent être consignés dans des fichiers de renseignements personnels ou selon des catégories de renseignements personnels. Comme aucune disposition de la Loi ne confère aux institutions fédérales qui lui sont assujetties le pouvoir discrétionnaire de ne pas appliquer ces dispositions, les renseignements personnels qui relèvent de l’Office ne sont pas communiqués sans le consentement de l’intéressé, et sont consignés dans des fichiers de renseignements personnels ou selon des catégories de renseignements personnels et publiés, par conséquent, dans InfoSource. Cette position est conforme aux directives données par le Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada.

Bien que le public puisse consulter les dossiers de l’Office conformément au principe de la publicité des débats, il n’en est pas ainsi des renseignements personnels qui figurent dans ces dossiers, comme l’adresse domiciliaire, l’adresse électronique personnelle, le numéro de téléphone personnel, la date de naissance, les données financières, le numéro d’assurance sociale, le numéro de permis de conduire ou les données concernant les cartes de crédit ou le passeport de la personne concernée.

Le dossier que vous demandez contient de tels renseignements personnels de nature délicate et il a donc été soustrait par l’Office de la manière prescrite par la Loi.

[24]           Bien que cela ne soit pas explicitement déclaré dans ces motifs, il m’apparaît évident que l’Office a conclu que le paragraphe 8(1) de la LPRP circonscrivait la portée du principe de la publicité des débats. L’Office a ainsi conclu que le paragraphe 8(1) de la LPRP l’obligeait à caviarder les renseignements personnels figurant dans les documents versés dans ses archives publiques dans le cadre de procédures de règlement des différends, avant qu’il ne puisse communiquer ces documents à un membre du public qui en faisait la demande.

[25]           Le président Hare n’explique pas pourquoi, dans ses motifs, les dispositions de la LPRP qui autorisent la communication, comme ses alinéas 8(2)a), b) ou m), ne s’appliquent pas à la demande de M. Lukács. Il n’aborde pas non plus de la question de savoir si les renseignements personnels caviardés par l’Office, afin de respecter l’obligation de non‑communication prévue au paragraphe 8(1) de la LPRP, étaient des renseignements personnels auxquels le public a accès.

III.             QUESTIONS EN LITIGE

[26]           Le présent appel soulève les deux questions générales suivantes :

a)      Le paragraphe 8(1) de la LPRP exige‑t‑il ou permet‑il que l’Office refuse de communiquer les documents non expurgés à M. Lukács (la question du refus)?

b)      Dans l’affirmative, le paragraphe 8(1) de la LPRP viole‑t‑il les droits que M. Lukács tire de l’alinéa 2b) de la Charte (la question constitutionnelle)?

IV.             ANALYSE

A.                Introduction

Le principe de la publicité des débats judiciaires

[27]           Je commencerai mon analyse en examinant ce qu’on entend par principe de la publicité des débats judiciaires. Comme l’a observé la juge en chef McLachlin dans son discours intitulé « Openness and the Rule of Law » (Annual International Rule of Law Lecture, discours prononcé à Londres, au Royaume‑Uni, le 8 janvier 2014), à la page 3 :

[traduction]

On peut réduire en deux postulats fondamentaux le principe de la publicité des débats judiciaires. Premièrement, le public a accès aux procédures judiciaires, ce qui comprend la preuve et les documents produits. Deuxièmement, les jurés livrent leur verdict et les juges rendent leur jugement en public ou sous forme publiée.

[Non souligné dans l’original.]

[28]           C’est ce premier élément du principe ainsi formulé qui est en cause en l’espèce. Plus précisément, la question en cause concerne la communication de documents versés aux archives publiques de l’Office et qui constituaient le fondement de sa décision dans l’affaire Cancún.

[29]           Le principe de la publicité des débats judiciaires est reconnu depuis plus d’un siècle, comme l’a relevé la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Personne désignée c. Vancouver Sun, 2007 CSC 43, [2007] 3 R.C.S. 253, au paragraphe 31. Le juge Bastarache a observé au paragraphe 33 :

Outre son rôle de longue date comme règle de common law inhérente à la primauté du droit, le principe de la publicité des débats judiciaires est d’autant plus important qu’il est manifestement lié à la liberté d’expression, garantie à l’al. 2b) de la Charte. Dans le contexte du présent pourvoi, il importe de noter que l’al. 2b) dispose que l’État ne doit pas empêcher les particuliers « d’examiner et de reproduire les dossiers et documents publics, y compris les dossiers et documents judiciaires » (Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), [1989] 2 R.C.S. 1326, p. 1338, citant Nixon c. Warner Communications, Inc., 435 U.S. 589 (1978), p. 597). Le juge La Forest ajoute au par. 24 de l’arrêt [Société Radio‑Canada c. Nouveau‑Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480] que « [p]our que la presse exerce sa liberté d’informer le public, il est essentiel qu’elle puisse avoir accès à l’information » (je souligne). L’alinéa 2b) protège également le droit de la presse d’assister aux instances judiciaires (Société Radio‑Canada, par. 23; Ruby c. Canada (Solliciteur général), [2002] 4 R.C.S. 3, 2002 CSC 75, par. 53).

[Non souligné dans l’original.]

[30]           En conséquence, lorsque le principe de la publicité des débats judiciaires n’est pas restreint dans son application, tout membre du public dispose du droit issu de la common law, et peut‑être de la Constitution, d’examiner et de reproduire tous les documents versés au dossier dont une juridiction est ou a été saisie.

[31]           Un facteur important à considérer est celui de savoir si l’application du principe de la publicité des débats judiciaires est assujettie à des restrictions. Or, assurément, il en existe.

[32]           À l’occasion de l’affaire Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, 132 D.L.R. (3d) 385, le juge Dickson, plus tard juge en chef, a observé, à la page 189 :

Il n’y a pas de doute qu’une cour possède le pouvoir de surveiller et de préserver ses propres dossiers. L’accès peut en être interdit lorsque leur divulgation nuirait aux fins de la justice ou si ces dossiers devaient servir à une fin irrégulière. Il y a présomption en faveur de l’accès du public à ces dossiers et il incombe à celui qui veut empêcher l’exercice de ce droit de faire la preuve du contraire.

[33]           En matière d’accès aux documents, les juridictions sont généralement dotées de règles de procédure qui autorisent le dépôt de documents à titre confidentiel, sur ordonnance. Par exemple, les articles 151 et 152 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, prévoient un mécanisme permettant de demander que des documents déposés dans des instances devant la Cour fédérale et devant notre Cour soient considérés comme confidentiels. Fait à souligner, le paragraphe 151(2) de ces Règles dispose qu’avant de rendre une ordonnance de confidentialité, la Cour doit être convaincue de la nécessité de considérer les documents comme confidentiels, étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires. La Cour fédérale et notre Cour disposent donc du pouvoir de circonscrire, lorsque les circonstances le justifient, le principe de la publicité des débats judiciaires.

[34]           De manière plus générale, les restrictions apportées au principe de la publicité des débats judiciaires ont été attaquées en diverses circonstances au motif qu’elles étaient contraires aux droits garantis par l’alinéa 2b) de la Charte. Voici quelques exemples :

a)      une interdiction de publication limitée dans le temps visant à protéger l’identité de policiers banalisés a été confirmée, mais une interdiction de publication concernant les méthodes employées par la police a été jugée inutile (R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442);

b)      dans une affaire mettant en cause une société d’État relativement à la construction puis la vente à la Chine de réacteurs nucléaires, la Cour suprême a accordé une ordonnance de confidentialité relativement à un affidavit contenant des renseignements de nature technique et délicate sur l’évaluation environnementale par les autorités chinoises du site de construction (Sierra Club of Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522);

c)      la demande d’une ordonnance générale de mise sous scellés visant des mandats de perquisition et les dénonciations qui en ont justifié la délivrance a été rejetée parce que la partie sollicitant l’ordonnance n’avait pas démontré l’existence d’un risque grave et précis pour l’intégrité de l’enquête pénale, mais l’épuration des documents a été autorisée afin de préserver la confidentialité de l’identité de l’informateur (Toronto Star Newspapers Ltd. c. Ontario, 2005 CSC 41, [2005] 2 R.C.S. 188);

d)     la demande d’une ordonnance de non‑publication visant à interdire à un journal de publier des articles sur les négociations confidentielles en vue d’un règlement engagées entre le gouvernement fédéral et une société au sujet du recouvrement des fonds publics versés dans le cadre du « Programme de commandites » fédéral a été rejetée, au motif que ces négociations relevaient du domaine public et que rendre une telle ordonnance reviendrait à museler les journalistes dans l’exercice du rôle qui leur appartient, selon la Constitution, de publier des récits d’intérêt public (Globe and Mail c. Canada (Procureur général), 2010 CSC 41, [2010] 2 R.C.S. 592);

e)      une adolescente, qui avait sollicité une ordonnance obligeant un prestataire de services Internet à communiquer des renseignements relatifs à de la cyberintimidation, a été autorisée à procéder de façon anonyme, mais elle n’a pas obtenu d’ordonnance de non‑publication quant aux parties du matériel accessible sur Internet qui ne permettaient pas de l’identifier (A.B. c. Bragg Communications Inc., 2012 CSC 46, [2012] 2 R.C.S. 567).

[35]           Pour rechercher s’il convenait de restreindre l’application du principe de la publicité des débats judiciaires dans chacune de ces affaires, les juges ont suivi l’approche préconisée par la jurisprudence de la Cour suprême : Dagenais c. Société Radio‑Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, 120 D.L.R. (4th) 12, et Mentuck (le critère dit de Dagenais/Mentuck). La Cour suprême a défini ce critère, comme suit, dans l’arrêt Toronto Star Newspapers (au paragraphe 4) :

Les demandes concurrentes se rapportant à des procédures judiciaires amènent nécessairement les tribunaux à exercer leur pouvoir discrétionnaire. La présomption de « publicité » des procédures judiciaires est désormais bien établie au Canada. L’accès du public ne sera interdit que lorsque le tribunal compétent conclut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, que la divulgation serait préjudiciable aux fins de la justice ou nuirait indûment à la bonne administration de la justice.

Autrement dit, le critère consiste à rechercher si les effets bénéfiques de la restriction demandée au principe de la publicité des débats judiciaires l’emportent sur ses effets préjudiciables.

[36]           Un autre important facteur à considérer est celui de savoir si le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique uniquement aux cours de justice, ou s’il s’applique également aux tribunaux quasi-judiciaires.

L’Office et le principe de la publicité des débats judiciaires

[37]           Il n’est nullement controversé entre toutes les parties à la présente demande que le principe de la publicité des débats judiciaires s’applique à l’Office lorsqu’en sa qualité de tribunal quasi-judiciaire, il instruit une procédure de règlement des différends. Cette doctrine s’appuie sur la jurisprudence R. v. Canadian Broadcasting Corporation, 2010 ONCA 726, 327 D.L.R. (4th) 470, où le juge Sharpe a observé, au paragraphe 22 :

[traduction]

[22] Le principe de la publicité des débats judiciaires, qui permet au public d’avoir accès aux renseignements relatifs aux juridictions, est solidement ancré dans le système judiciaire canadien. Le principe cardinal d’intérêt public qui consiste à favoriser la transparence et le « maximum de responsabilité et d’accessibilité » quant aux actes judiciaires et quasi judiciaires est antérieur à la Charte : Nouvelle‑Écosse (Procureur général) c. MacIntyre, [1982] 1 R.C.S. 175, [1982] A.C.S. no 1, à la page 184). Ainsi que l’a déclaré le juge Dickson, aux pages 186 et 187 : « À chaque étape, on devrait appliquer la règle de l’accessibilité du public et la règle accessoire de la responsabilité judiciaire » et « restreindre l’accès du public ne peut se justifier que s’il est nécessaire de protéger des valeurs sociales qui ont préséance. »

[Non souligné dans l’original.]

L’Office affirme toutefois qu’il lui faut néanmoins d’abord appliquer l’article 8 de la LPRP avant de pouvoir donner effet au principe de la publicité des débats judiciaires. Cette affirmation nous oblige à examiner la LPRP et la situation particulière de l’Office.

La LPRP

[38]           Le législateur énonce à son article 2, reproduit ci‑après, l’objet de la LPRP :

Objet

Purpose

2. La présente loi a pour objet de compléter la législation canadienne en matière de protection des renseignements personnels relevant des institutions fédérales et de droit d’accès des individus aux renseignements personnels qui les concernent.

2. The purpose of this Act is to extend the present laws of Canada that protect the privacy of individuals with respect to personal information about themselves held by a government institution and that provide individuals with a right of access to that information.

[39]           La Cour suprême du Canada a examiné plus en détail les objectifs de la LPRP. À l’occasion de l’affaire Lavigne c. Canada, 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773, le juge Gonthier a ainsi observé, au paragraphe 24 :

[24]  La Loi sur la protection des renseignements personnels est également une loi fondamentale du système juridique canadien. Elle a deux objectifs importants. Elle vise, premièrement, à protéger les renseignements personnels relevant des institutions fédérales et, deuxièmement, à assurer le droit d’accès des individus aux renseignements personnels qui les concernent […]

Le juge Gonthier a ensuite déclaré, plusieurs paragraphes plus loin :

[27]  Pour réaliser les objectifs de la Loi sur la protection des renseignements personnels, le législateur a mis en place un régime détaillé de collecte, d’utilisation et de communication des renseignements à caractère personnel. D’abord, la loi précise dans quelles circonstances des renseignements personnels peuvent être recueillis par une institution fédérale et l’usage qu’on peut en faire, soit seuls les renseignements personnels ayant un lien direct avec les programmes ou les activités de l’institution fédérale qui les recueille (art. 4), et ceci pour les fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution de même que pour les usages qui sont compatibles avec ces fins, et celles auxquelles ils peuvent lui être communiqués en vertu du par. 8(2) (art. 7). En principe, les renseignements personnels ne peuvent être communiqués à des tiers, sauf avec le consentement de l’individu qu’ils concernent (par. 8(1)) et sauf exceptions prévues à cette loi (par. 8(2)).

[40]           À la lecture de ces passages tirés de l’arrêt Lavigne, on constate combien il importe de protéger les renseignements personnels recueillis et détenus par le gouvernement et ses organismes. Ils font toutefois aussi ressortir qu’en certains cas particuliers, ces renseignements personnels peuvent être utilisés et communiqués.

[41]           La LPRP vise les institutions fédérales. Selon l’article 4 de la LPRP, une telle institution ne peut recueillir que les renseignements personnels qui ont un lien direct avec ses programmes ou ses activités.

[42]           Une fois que des renseignements personnels ont été recueillis et relèvent ainsi d’une institution fédérale, ils ne peuvent servir, comme le prescrit l’alinéa 7a) de la LPRP, qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution, de même que pour les usages qui sont compatibles avec ces fins. L’alinéa 7b) de la LPRP autorise l’utilisation de ces renseignements par l’institution aux fins auxquelles ils peuvent lui être communiqués en vertu du paragraphe 8(2) de la LPRP.

[43]           L’article 7 de la LPRP dispose :

7. À défaut du consentement de l’individu concerné, les renseignements personnels relevant d’une institution fédérale ne peuvent servir à celle‑ci :

7. Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be used by the institution except:

a) qu’aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution de même que pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

(a) for the purpose for which the information was obtained or compiled by the institution or for a use consistent with that purpose; or

b) qu’aux fins auxquelles ils peuvent lui être communiqués en vertu du paragraphe 8(2).

(b) for a purpose for which the information may be disclosed to the institution under subsection 8(2).

[44]           Le paragraphe 8(1) de la LPRP interdit la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale, à défaut du consentement de l’intéressé, sous réserve de certaines exceptions énoncées au paragraphe 8(2) de la LPRP. Le paragraphe 8(1) dispose :

8. (1) Les renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale ne peuvent être communiqués, à défaut du consentement de l’individu qu’ils concernent, que conformément au présent article.

8. (1) Personal information under the control of a government institution shall not, without the consent of the individual to whom it relates, be disclosed by the institution except in accordance with this section.

[45]           Les exceptions au paragraphe 8(1) énoncées aux alinéas 8(2)a) et b) et au sous‑alinéa m)(i) de la LPRP, reproduits ci‑après, sont d’intérêt particulier aux fins du présent appel :

8. (2) Sous réserve d’autres lois fédérales, la communication des renseignements personnels qui relèvent d’une institution fédérale est autorisée dans les cas suivants :

8. (2) Subject to any other Act of Parliament, personal information under the control of a government institution may be disclosed

a) communication aux fins auxquelles ils ont été recueillis ou préparés par l’institution ou pour les usages qui sont compatibles avec ces fins;

(a) for the purpose for which the information was obtained or compiled by the institution or for a use consistent with that purpose;

b) communication aux fins qui sont conformes avec les lois fédérales ou ceux de leurs règlements qui autorisent cette communication;

(b) for any purpose in accordance with any Act of Parliament or any regulation made thereunder that authorizes its disclosure;

[...]

m) communication à toute autre fin dans les cas où, de l’avis du responsable de l’institution :

(m) for any purpose where, in the opinion of the head of the institution,

(i) des raisons d’intérêt public justifieraient nettement une éventuelle violation de la vie privée,

(i) the public interest in disclosure clearly outweighs any invasion of privacy that could result from the disclosure,

[46]           Une autre exception quant à l’utilisation et à la communication des renseignements personnels est énoncée au paragraphe 69(2), reproduit ci‑après, de la LPRP :

69. (2) Les articles 7 et 8 ne s’appliquent pas aux renseignements personnels auxquels le public a accès.

69. (2) Sections 7 and 8 do not apply to personal information that is publicly available.

La LPRP ne définit pas les renseignements personnels « auxquels le public a accès ».

L’Office

[47]           Il ne fait aucun doute que l’Office est visé par la définition de l’institution fédérale. Il est lié, à ce titre, par les dispositions de la LPRP. La présente affaire soulève toutefois des questions intéressantes quant à l’incidence sur la fonction juridictionnelle de l’Office – une composante de la large mission que la loi lui confère – de la portée et de l’application de la LPRP.

[48]           La Cour donne une description utile de l’Office et de ses fonctions dans l’arrêt Lukács c. Office des transports du Canada, 2014 CAF 76, 456 N.R. 186, où la juge Dawson de notre Cour a observé, aux paragraphes 50 à 53 :

[50]   L’Office dispose d’une large mission en ce qui concerne toutes les questions de transport relevant de la compétence législative du législateur fédéral. L’Office remplit deux fonctions clés.

[51]   En premier lieu, en sa qualité de tribunal quasi‑judiciaire [sic], l’Office tranche les différends commerciaux et les différends avec des consommateurs en matière de transport. Sa mission a été élargie pour englober les questions relatives à l’accessibilité offertes aux personnes ayant une déficience.

[52]   En second lieu, l’Office joue le rôle d’organisme de surveillance économique en rendant des décisions et en délivrant des licences et des permis aux transporteurs relevant de la compétence fédérale. Dans l’accomplissement de ces deux rôles, l’Office peut être appelé à examiner des questions fort complexes.

[49]           Cette description fait ressortir la dualité de fonction de l’Office. L’Office exerce une fonction administrative, à titre d’organisme de réglementation économique, et une fonction quasi-judiciaire ou de type judiciaire, dans son rôle décisionnel en matière de règlement des différends. L’Office exerce, en cette dernière qualité, bon nombre des pouvoirs, droits et privilèges dévolus aux cours supérieures (voir les articles 25 à 35 de la LTC).

Les Règles de l’Office

[50]           L’article 17 de la LTC confère à l’Office le pouvoir d’établir des règles concernant la procédure relative aux affaires dont il est saisi. Les anciennes règles étaient en vigueur lorsque M. Lukács a introduit la présente demande. Elles ont été remplacées par les Règles de l’Office des transports du Canada (Instances de règlement des différends et certaines règles applicables à toutes les instances), DORS/2014‑104 (les nouvelles règles).

[51]           Les deux ensembles de règles visent sur les procédures devant l’Office, mais les nouvelles règles sont plus exhaustives et, de manière générale, ne visent que les procédures de règlement de différends dont l’Office est saisi. Dans une version annotée des nouvelles règles (les règles annotées) (voir : Office des transports du Canada, Règles annotées pour le règlement des différends (21 août 2014), en ligne : Office des transports du Canada <https://www.otc-cta.gc.ca/fra/publication/regles-annotees-pour-le-reglement-des-differends>), l’Office donne la définition suivante de ses fonctions juridictionnelle et non-juridictionnelle :

L’Office remplit deux fonctions clés au sein du système de transport fédéral :

•    Informellement et au moyen du processus décisionnel formel (dans le cadre duquel l’Office examine une demande et prend une décision), l’Office règle une variété de différends relatifs au transport commercial et de passagers, y compris les questions d’accessibilité pour les personnes ayant une déficience. Il fonctionne comme un tribunal pour le règlement des différends.

•    En tant qu’organisme de réglementation économique, l’Office rend des décisions, émet [sic] des autorisations et délivre des permis et des licences aux fournisseurs de services de transport de compétence fédérale.

[Non souligné dans l’original.]

[52]           Tant sous le régime des anciennes règles que des nouvelles règles, le dépôt des documents relatifs à la plainte constitue la première étape de l’instance en règlement des différends. Les nouvelles règles prévoient expressément que l’instance ne débute que lorsque l’Office a accepté les documents qui accompagnent la demande.

[53]           Les deux ensembles de règles exigent que les documents déposés auprès de l’Office dans le cadre d’instances de règlement des différends soient versés dans ses archives publiques. Le paragraphe 23(1) des anciennes règles est libellé comme suit :

Demande de traitement confidentiel

Claim for confidentiality

23. (1) L’Office verse dans ses archives publiques les documents concernant une instance qui sont déposés auprès de lui, à moins que la personne qui les dépose ne présente une demande de traitement confidentiel conformément au présent article.

23. (1) The Office shall place on its public record any document filed with it in respect of any proceeding unless the person filing the document makes a claim for its confidentiality in accordance with this section.

L’article 7 des nouvelles règles dispose :

Dépôt

Filing

7. (1) Le dépôt de documents au titre des présentes règles se fait auprès du secrétaire de l’Office.

7. (1) Any document filed under these Rules must be filed with the Secretary of the Office.

Archives publiques de l’Office

Office’s public record

(2) Les documents déposés sont versés aux archives publiques de l’Office, sauf si la personne qui dépose le document dépose au même moment une requête de confidentialité, en vertu de l’article 31, à l’égard du document.

(2) All filed documents are placed on the Office’s public record unless the person filing the document files, at the same time, a request for confidentiality under section 31 in respect of the document.

Les deux ensembles de règles ‒ les paragraphes 23(3) à (9) des anciennes règles et l’article 31 des nouvelles règles – confèrent à l’Office le pouvoir de traiter comme confidentiels les documents déposés par les parties dans le cadre d’une instance.

[54]           Le point de vue de l’Office sur l’incidence sous l’angle de la protection des renseignements personnels des dépôts au titre du paragraphe 7(2) des nouvelles règles est exposé comme suit sans les règles annotées :

Archives de l’Office

Les archives de l’Office sont composées de tous les documents et renseignements recueillis dans le cadre de l’instance de règlement d’un différend qui ont été acceptés par l’Office. L’Office tiendra compte de ces archives dans sa prise de décision.

Les archives de l’Office peuvent comporter deux volets : les archives publiques et les archives confidentielles.

Archives publiques

En général, tous les documents déposés auprès de l’Office et acceptés par ce dernier dans le cadre de l’instance de règlement d’un différend, y compris les noms des parties et des témoins, font partie des archives publiques.

Les parties qui déposent des documents auprès de l’Office ne doivent pas présumer qu’un document qu’elles jugent confidentiel sera jugé tel par l’Office. Une requête pour qu’un document reste confidentiel peut être présentée en vertu de l’article 31 des règles de procédure.

Tout document versé aux archives publiques sera :

•   fourni aux autres parties en cause;

•   considéré par l’Office dans sa prise de décision;

•   fourni au public, sur demande, à quelques exceptions près.

Les décisions et les demandes sont affichées sur le site Web de l’Office et comprennent les noms des parties en cause et des témoins. L’état de santé lié à une question soulevée dans la demande sera également communiqué. La décision sera également envoyée par courriel à toute personne qui s’est abonnée sur le site Web de l’Office pour recevoir les décisions de l’Office.

Archives confidentielles

Les archives confidentielles comprennent tous les documents de l’instance de règlement des différends que l’Office a désignés confidentiels.

S’il n’y a aucun document confidentiel, il n’y a que des archives publiques.

Personne ne peut refuser de déposer un document auprès de l’Office ou de le fournir à une partie parce qu’elle le juge confidentiel. Si une personne juge qu’un document est confidentiel, elle doit le déposer auprès de l’Office avec une requête de confidentialité en vertu de l’article 31 des règles de procédure. Cela déclenchera un processus dans le cadre duquel l’Office déterminera si le document est confidentiel. Pendant ce processus, le document n’est pas versé aux archives publiques.

Les décisions qui contiennent des renseignements confidentiels essentiels à la compréhension des motifs de l’Office seront également traitées comme confidentielles et ne seront pas affichées sur le site Web de l’Office. Toutefois, une version publique de la décision sera émise [sic] et affichée sur le site Web.

[Non souligné dans l’original.]

[55]           Nulle part les mots « archives publiques » ne sont définis ni dans les anciennes règles ni dans les nouvelles règles.

Les faits sur lesquels est fondée la présente demande

[56]           Il n’est pas controversé que l’Office a versé dans ses archives publiques les documents demandés par M. Lukács relativement à l’affaire Cancún et que l’Office n’a rendu d’ordonnance de confidentialité à l’égard d’aucun de ces documents.

[57]           Il ne fait aucun doute non plus que des parties des documents communiqués par l’Office à M. Lukács étaient caviardées. En outre, ces caviardages ont été effectués par une employée de l’Office, et non par un membre de l’Office exerçant des fonctions quasi-judiciaires.

B.                 La question du refus

La norme de contrôle

[58]           La question en litige est celle de savoir si l’Office, par l’intermédiaire de son président, a conclu à tort que le paragraphe 8(1) de la LPRP l’obligeait à supprimer les renseignements personnels figurant dans les documents de l’affaire Cancún versés dans ses archives publiques, avant de communiquer ces documents à M. Lukács pour donner suite à sa demande.

[59]           Conformément à l’enseignement de l’arrêt Nault c. Canada (Travaux publics et Services gouvernementaux), 2011 CAF 263, 425 N.R. 160, au paragraphe 19, dans lequel notre Cour citait l’arrêt Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 R.C.S. 66, aux paragraphes 14 à 19, la norme de contrôle applicable à la décision du responsable d’une institution fédérale de refuser la communication de documents renfermant des renseignements personnels est celle de la décision correcte. En outre, la jurisprudence Nault exige que la norme de la décision correcte s’applique également à l’interprétation des dispositions de la LPRP sur lesquelles s’appuie le refus de communication.

Les thèses des parties

[60]           Pour savoir si la décision de refuser la communication est correcte, il faut interpréter un certain nombre de dispositions de la LPRP.

[61]           Il découle clairement du paragraphe 69(2) de la LPRP que l’interdiction de communiquer des renseignements personnels prévue au paragraphe 8(1) de la LPRP ne vise pas les renseignements personnels auxquels le public a accès.

[62]           Par conséquent, si le public a accès aux documents de l’affaire Cancún versés par l’Office dans ses archives publiques, les caviardages effectués au nom l’Office étaient inadmissibles et, sans que rien de plus ne soit requis, il nous faut accueillir la présente demande de contrôle judiciaire.

Thèse de M. Lukács – « renseignements personnels auxquels le public a accès »

[63]           Monsieur Lukács soutient qu’il a le droit d’obtenir les documents non-expurgés parce qu’ils ont été versés dans les archives publiques de l’Office et que, par conséquent, le public a accès à tout renseignement personnel pouvant y figurer. Ainsi, fait‑il valoir, l’interdiction prévue au paragraphe 8(1) de la LPRP ne peut jouer en l’espèce.

Avis de l’Office – « renseignements personnels auxquels le public a accès »

[64]           L’avocat de l’Office soutient que les renseignements personnels concernant chaque partie à une instance dont l’Office est saisi sont versés dans un fichier de renseignements personnels, tel que le prévoit l’article 10 de la LPRP, et qu’il ne s’agit donc pas de renseignements auxquels le public a accès. Il soutient aussi que la Cour doit rejeter la thèse portant que, faute d’une ordonnance de confidentialité, l’Office est tenu de communiquer les documents versés dans ses archives publiques en une version non-expurgée. Enfin, selon l’avocat de l’Office, si le législateur avait voulu que le droit à la communication de documents fondé sur le principe de la publicité des débats judiciaires l’emporte sur le paragraphe 8(1) de la LPRP, cette loi contiendrait des dispositions spécifiques en ce sens.

Avis du procureur général du Canada – « renseignements personnels auxquels le public a accès »

[65]           Dans le présent appel, le procureur général du Canada n’a pas exprimé d’avis quant à l’interprétation et à l’application du paragraphe 69(2) de la LPRP.

Avis du commissaire à la protection de la vie privée – « renseignements personnels auxquels le public a accès »

[66]           L’avocat du commissaire à la protection de la vie privée soutient que les renseignements personnels ne sont « accessibles au public » que si, au moment où M. Lukács a présenté sa demande, le public pouvait les obtenir d’une autre source ou s’ils appartenaient au domaine public. En outre, le commissaire à la protection de la vie privée soutient que les renseignements versés dans les archives publiques de l’Office ne sont pas accessibles au public simplement du fait que l’Office est soumis au principe de la publicité des débats judiciaires.

Discussion

[67]           Pour trancher cette question, il est nécessaire d’interpréter les mots « auxquels le public a accès » et « archives publiques ». Malheureusement, les parties n’ont pu citer à la Cour nulle jurisprudence faisant autorité sur ce point.

La démarche interprétative

[68]           À l’occasion de l’affaire Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, 2005 CSC 54, la Cour suprême a formulé en matière d’interprétation des lois les directives suivantes (au paragraphe 10) :

10        Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

[Non souligné dans l’original.]

« auxquels le public a accès »

[69]           Les mots « auxquels le public a accès » me paraissent relativement précis et non-équivoques. Selon mon interprétation, ces mots s’entendent de ce qui est mis à la disponibilité de l’ensemble des citoyens ou de ce à quoi ils ont accès. Cette interprétation est aussi compatible avec l’objet et le contexte apparent du paragraphe 69(2) de la LPRP. Cette disposition figure dans la partie de la LPRP intitulée « Exclusions », qui recense les cas où la LPRP, ou certaines de ses dispositions, ne jouent pas. L’objet du paragraphe 69(2) de la LPRP est de rendre les restrictions à l’utilisation et à la communication prévues aux articles 7 et 8 de la LPRP inapplicables à certains renseignements personnels, si et dans la mesure où l’ensemble des citoyens peuvent avoir accès de quelque autre manière à ces renseignements.

« archives publiques »

[70]           J’estime que les mots « archives publiques » [public record dans la version anglaise] ne sont pas précis et non-équivoques. Au contraire, le contexte dans lequel figurent ces mots est essentiel pour en discerner le sens. Ils figurent au paragraphe 23(1) des anciennes règles.

[71]           En matière judiciaire, le dossier [record en anglais] consiste en la conservation des documents dans la procédure dont la cour a été saisie. Les documents au dossier sont le fondement sur lequel la cour appuie sa décision finale. L’objet du dossier est de faciliter l’examen de la décision de la cour, que ce soit à des fins particulières de contrôle en appel ou dans un but plus général de transparence judiciaire. Ainsi, lorsqu’une cour verse des documents au dossier, elle se conforme au principe de la publicité des débats judiciaires.

[72]           Or, dans certains cas, comme je l’ai signalé plus tôt dans les présents motifs, le libre accès au dossier de la cour est contraire aux intérêts opposés de la société. La partie touchée peut demander la protection de la cour dans ces cas, soit en vertu des règles de procédure de cette dernière, soit sur le fondement du critère de la jurisprudence Dagenais/Mentuck dans le cas des demandes fondées sur la Charte. Lorsque cela est indiqué, la cour circonscrit la portée et l’application du principe de la publicité des débats judiciaires. La cour le fait lorsqu’elle établit que, selon les circonstances de l’espèce, les avantages de préserver l’intégrité du processus d’administration de la justice et de défendre la partie, souvent vulnérable, qui demande sa protection l’emportent sur ceux du libre accès que permet normalement le principe de la publicité des débats judiciaires. Par conséquent, ce principe requiert que le public ait accès au dossier de la cour et puisse l’examiner, sauf dans la mesure où celle‑ci en décide autrement.

[73]           À mon avis, il n’y a aucune raison de principe de donner une interprétation plus restrictive au dossier simplement parce qu’on a affaire à un tribunal quasi-judiciaire, comme l’Office, plutôt qu’à une cour de justice. Le dossier de l’instance devant l’Office [ses archives] joue essentiellement le même rôle que le dossier d’une cour.

[74]           Pour interpréter le mot « archives » figurant au paragraphe 23(1) des anciennes règles, je lui accorde le sens mentionné précédemment : la conservation des documents dans l’instance dont l’Office a été saisi. Le qualificatif additionnel « publiques » fait utilement contraste avec les situations où l’Office a estimé être confidentiels les documents versés dans les archives. En d’autres mots, comme l’indique l’extrait des règles annotées cité au paragraphe 54 des présents motifs, on peut considérer que les archives publiques de l’Office sont des archives où ne se trouve aucun document confidentiel.

[75]           Les règles annotées illustrent la façon dont l’Office conçoit les demandes de confidentialité :

L’Office est un tribunal quasi judiciaire qui applique le « principe de la transparence de la justice ». Ce principe garantit le droit du public de savoir comment la justice est administrée et l’accès aux décisions rendues par les cours et les tribunaux, sauf dans des cas exceptionnels. C’est‑à‑dire que les autres parties à une instance de règlement d’un différend ont le droit fondamental de connaître les allégations formulées à leur endroit et les documents que le décideur examinera dans sa prise de décision, qui doivent être équilibrés par tout préjudice direct particulier que subirait la personne qui dépose les documents en cas de communication. Cela signifie que sur demande, et à quelques exceptions près, le public peut voir tous les renseignements déposés dans le cadre d’une instance de règlement d’un différend.

En général, tous les documents déposés auprès de l’Office ou recueillis par ce dernier dans le cadre d’une l’instance de règlement d’un différend, y compris les noms des parties et des témoins, font partie des archives publiques. Les parties qui déposent des documents auprès de l’Office doivent également fournir les documents aux autres parties à l’instance de règlement du différend en vertu de l’article 8 des règles de procédure.

[Non souligné dans l’original.]

Le public a‑t‑il accès aux archives publiques de l’Office?

[76]           Le commissaire à la protection de la vie privée soutient que, pour être considérés accessibles au public, les documents demandés par M. Lukács doivent pouvoir être librement obtenus d’une source autre que l’Office. Le commissaire ne cite toutefois aucune jurisprudence à l’appui de cette thèse, que je rejette.

[77]           Cette thèse fait abstraction de la double nature de la mission de l’Office. Ainsi que je l’ai signalé précédemment, l’Office joue un rôle d’organisme de réglementation économique, et siège en qualité de tribunal quasi-judiciaire chargé du règlement de différends.

[78]           Il est vrai que, dès qu’il reçoit les documents par lesquels est engagée une procédure de règlement des différends, l’Office peut devoir les consigner dans des fichiers de renseignements personnels. Toutefois, lorsque l’Office respecte l’obligation que lui impose le paragraphe 23(1) des anciennes règles, il s’ensuit que ces documents échappent aux limites étroites de ces fichiers pour se retrouver au grand jour dans ses archives publiques. Verser des documents dans les archives publiques constitue, à mon avis, un acte de divulgation de la part de l’Office. Ainsi, les documents versés dans les archives publiques de l’Office ne sont plus « détenus » par l’Office et ne « relèvent » plus de lui à titre d’institution fédérale. À partir du moment où ces documents sont versés dans les archives publiques, ils sont détenus par l’Office à titre d’organisme quasi-judiciaire, ou de type judiciaire, et deviennent dès lors pleinement assujettis au principe de la publicité des débats judiciaires. Par conséquent, j’estime que ces documents deviennent nécessairement accessibles au public une fois qu’ils sont versés dans les archives publiques.

[79]           Deux observations sont de mise à cet égard. Premièrement, lorsqu’il verse des documents dans ses archives publiques, l’Office agit de manière régulière et conforme à la loi. L’Office doit procéder à une telle divulgation pour s’acquitter de sa mission consistant à régler les différends, et se conformer particulièrement aux exigences du paragraphe 23(1) des anciennes règles ou du paragraphe 7(2) des nouvelles règles. Deuxièmement, les parties à l’instance peuvent, en vertu soit des paragraphes 23(3) à (9) des anciennes règles, soit de l’article 31 des nouvelles règles, demander à l’Office de rendre une ordonnance de confidentialité. Ces dispositions relatives à la confidentialité permettent à l’Office de protéger le droit à la vie privée des participants aux procédures de règlement des différends dont il est saisi. Elles le font essentiellement de la même manière que celles qui protègent également le droit à la vie privée dans les instances judiciaires, tout en préservant le libre accès reconnu en principe aux instances devant l’Office conformément au principe de la publicité des débats judiciaires. Notons sur ce point que les parties dans l’affaire Cancún pouvaient solliciter une ordonnance de confidentialité visant les renseignements personnels déposés relativement à cette affaire, mais qu’aucune demande n’a été présentée en ce sens.

[80]           Pour conclure, je suis d’avis que dès le moment où l’Office a versé les documents de l’affaire Cancún dans ses archives publiques, comme l’exige le paragraphe 23(1) des anciennes règles, ces documents sont devenus accessibles au public. De ce fait, la restriction à leur communication prévue au paragraphe 8(1) de la LPRP n’était plus applicable aux termes du paragraphe 69(2) de la LPRP. Par conséquent, M. Lukács avait le droit d’obtenir les documents qu’il avait demandés, et le refus de l’Office de les lui communiquer était inadmissible.

C.                 La question constitutionnelle

[81]           La décision rendue sur la question du refus rend inutile l’examen de la question constitutionnelle.


V.                DISPOSITIF

[82]           Par les motifs qui précèdent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire et j’enjoindrais à l’Office de communiquer les documents non expurgés à M. Lukács. Vu la complexité des questions soulevées dans la présente demande, et vu que M. Lukács y a consacré beaucoup de temps, je lui adjugerais la modeste somme de 750 $, plus les débours raisonnables, payables par l’Office.

« C. Michael Ryer »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑218‑14

 

INTITULÉ :

GÁBOR LUKÁCS c. L’OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA ET AUTRES et LE COMMISSAIRE À LA PROTECTION DE LA VIE PRIVÉE DU CANADA et LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Halifax (NOUVELLE‑ÉCOSSE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 MARS 2015

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

DATE :

lE 5 JUIN 2015

COMPARUTIONS :

Gábor Lukács

POUT SON PROPRE COMPTE

Allan Matte

POUR le défendeur

Jennifer Seligy

Steven J. Welchner

POUR L’INTERVENANT

Melissa Chan

POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU canada


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

Direction générale des services juridiques

Office des transports du Canada

Gatineau (Québec)

Welchner Law Office

Greely (Ontario)

pOUR L’INTERVENANT

Le commissaire à la vie privée du Canada

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

pOUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU canada

 

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