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Date : 20150717


Dossier : A-146-14

Référence : 2015 CAF 166

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 22 avril 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

MOTIFS CONCOURANTS :

LA JUGE DAWSON

 


Date : 20150717


Dossier : A-146-14

Référence : 2015 CAF 166

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE DAWSON

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

[1]               La Cour est saisie d'un appel visant le jugement 2014 CF 152 du 17 février 2014 par lequel la juge Bédard de la Cour fédérale a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par Eli Lilly Canada Inc. (l'appelante) à l'encontre d'une décision du 30 mai 2011 du ministre de la Santé. Ce dernier refusait dans cette décision d'inscrire, au registre des brevets tenu en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133, modifié par DORS/98‑166, DORS/99‑379 et DORS/2006‑242 (le Règlement), le brevet canadien no 2 379 329 (le brevet 329) de l'appelante relativement au médicament Trifexis de cette dernière, médicament dont le numéro de présentation de drogue nouvelle (PDN) est le 141 509.

[2]               La principale question que soulève le présent appel est de savoir si le ministre a eu tort de refuser d'inscrire le brevet 329 au registre relativement au médicament approuvé de l'appelante Trifexis. À mon avis, la réponse est oui; par conséquent, la juge d'instance inférieure aurait dû intervenir.

I.                   Le contexte factuel

[3]               Les faits pertinents ne sont pas compliqués et peuvent être résumés comme suit.

[4]               Trifexis est le médicament de l'appelante. Le 16 septembre 2010, cette dernière a déposé auprès du ministre une présentation de drogue nouvelle, la PDN 141 509, visant ce médicament destiné à un usage vétérinaire, et plus précisément à la prévention du ver du coeur, à la prévention et au traitement des infestations par des puces, ainsi qu'au traitement et au contrôle des infestations causées par les ankylostomes ou vers à crochet, les ascarides ou vers ronds, et les trichures chez les chiens et les chiots.

[5]               Le 1er novembre 2011, le ministre a délivré un avis de conformité (AC) à l'égard de la PDN 141 509. Plus exactement, il a approuvé cette PDN relativement à une formulation précise contenant deux ingrédients médicinaux, à savoir le spinosad et l'oxime de milbémycine.

[6]               Le brevet 329, intitulé « Traitement par voie orale d'animaux de compagnie faisant appel à des spinosynes ectoparasiticides », a été déposé au Bureau des brevets le 2 août 2000, et délivré le 20 octobre 2009. L'invention concerne des formulations orales d'insecticides agricoles connus sous le nom de spinosynes, à administrer à des animaux de compagnie, comme les chiens et les chats domestiques, en vue de la prévention d'infections parasitaires comme les puces et d'autres parasites susceptibles de causer le ver du coeur.

[7]               Le brevet 329, qui contient sept revendications, indique que la formulation de l'invention peut englober, en combinaison avec le composé de spinosyne, d'autres composés ayant une activité antiparasitaire, comme les « milbémycines ». Aucune des revendications ne mentionne expressément l'oxime de milbémycine; elles font toutefois explicitement référence au spinosad.

[8]               La partie pertinente de la divulgation aux fins du présent appel figure à la page 8 du brevet 329 :

[TRADUCTION]

Les formulations relatives à la présente invention peuvent également englober, en association avec le composant de spinosyne, un ou des composés présentant une activité dirigée contre l'ectoparasite ou l'endoparasite ciblé, par exemple des pyréthroïdes de synthèse, des pyréthrines naturelles, des composés organophosphorés, des composés organochlorés, des carbamates, des formamidines, des avermectines, des milbémycines, des régulateurs de la croissance des insectes (y compris les inhibiteurs de la synthèse de la chitine, des analogues de l'hormone juvénile et des hormones juvéniles), des nitrométhylènes, des pyridines et des pyrazoles.

[...]

Le terme « formulation orale » signifie que le ou les composants de spinosyne, seul ou en association avec un ou plusieurs des types de composés précités, est formulé en un produit ou une formulation convenant à une administration par voie orale chez l'animal. [...]

[Non souligné dans l'original.]

[9]               Quant aux revendications, les revendications 1 et 5 sont pertinentes; elles sont rédigées comme suit :

[TRADUCTION]

1. Une formulation orale à dose unique pour la lutte contre une infestation ectoparasitaire chez un chien ou un chat, comprenant une quantité ectoparasiticide de spinosad, ou un dérivé N‑déméthylé ou un sel physiologiquement acceptable du spinosad, ainsi qu'un vecteur physiologiquement acceptable sous la forme d'un comprimé, d'une capsule ou d'un liquide convenant à une administration au moins une fois tous les sept jours à raison d'une dose de 10 mg à 100 mg de spinosad par kilogramme de poids corporel. [...]

5. Une formulation orale à dose unique pour la lutte contre une infestation ectoparasitaire chez un chien ou un chat, comprenant une quantité ectoparasiticide de spinosad, ou un dérivé N‑déméthylé ou un sel physiologiquement acceptable du spinosad, ainsi qu'un vecteur physiologiquement acceptable sous la forme d'une friandise à croquer convenant à une administration au moins une fois tous les sept jours à raison d'une dose de 10 mg à 100 mg de spinosad par kilogramme de poids corporel.

[10]           Le 16 septembre 2010, l'appelante a déposé des listes de brevets auprès du Bureau des médicaments brevetés et de la liaison (BMBL) de Santé Canada en vue d'inscrire le brevet 329 à l'égard de la PDN 141 509.

[11]           Dans une lettre du 8 novembre 2010, le ministre a informé l'appelante que le brevet 329 n'était pas admissible à l'inscription relativement à la PDN 141 509 au motif qu'il ne comportait pas de revendication visant les deux composés contenus dans son médicament. Plus précisément, le ministre a indiqué que le brevet 329 ne revendiquait pas les ingrédients médicinaux spinosad et oxime de milbémycine, qu'il ne revendiquait pas la formulation contenant les deux ingrédients médicinaux, et qu'il ne revendiquait pas l'utilisation des deux ingrédients médicinaux, comme le requiert le paragraphe 4(2) du Règlement. En d'autres termes, le ministre a affirmé à l'appelante que le brevet 329 ne comportait pas de revendication à l'égard de la formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine, mais des revendications se rapportant à une formulation contenant uniquement le spinosad. Le ministre a terminé sa lettre en informant l'appelante qu'elle pouvait répondre par des observations écrites dans un délai de trente jours.

[12]           L'appelante a répondu à la lettre du ministre le 31 mars 2011. Le 30 mai suivant, le ministre informait l'appelante qu'après avoir examiné les observations écrites de l'appelante, le BMBL restait d'avis que le brevet 329 n'était pas admissible à l'inscription au registre relativement à la PDN 141 509 (la décision du ministre).

[13]           Le ministre a estimé que même si le brevet 329 mentionnait les milbémycines comme des composés susceptibles d'être combinés au spinosad, il ne satisfaisait pas aux exigences de l'alinéa 4(2)b) du Règlement, aux termes duquel le brevet doit revendiquer la formulation contenant les ingrédients médicinaux compris dans le médicament ayant fait l'objet d'un AC. Le ministre a ainsi expliqué sa position (décision du ministre, page 3) :

[TRADUCTION]

Bien que nous convenions que le brevet 329 renferme des revendications visant une formulation qui comprend l'ingrédient médicinal spinosad, aucune des revendications du brevet 329 ne mentionne l'oxime de milbémycine comme étant le deuxième ingrédient médicinal présent dans la formulation de l'invention. La simple mention des milbémycines dans la divulgation, comme étant l'un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l'invention, n'est pas suffisante pour constituer une revendication de la formulation contenant le ou les ingrédients médicinaux, comme l'exigent l'article 2 et l'alinéa 4(2)b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité). Plus précisément, le passage qui figure à la page 8 de la divulgation du brevet 329, auquel vous renvoyez dans vos observations, indique :

La formulation relative à la présente invention peut également englober, en association avec le composant de spinosyne, un ou des composés présentant une activité dirigée contre l'ectoparasite ou l'endoparasite ciblé, par exemple des pyréthroïdes de synthèse, des pyréthrines naturelles, des composés organophosphorés, des composés organochlorés, des carbamates, des formamidines, des avermectines, des milbémycines, des régulateurs de la croissance des insectes (y compris les inhibiteurs de la synthèse de la chitine, des analogues de l'hormone juvénile et des hormones juvéniles), des nitrométhylènes, des pyridines et des pyrazoles.

Les milbémycines constituent une famille de macrolides antibiotiques présentant une activité insecticide et acaricide; elles comprennent non seulement l'oxime de milbémycine, mais également la milbémectine, la némadectine et la moxidectine. Cette description est conforme à celle qu'a livrée votre experte, Manon Paradis, qui reconnaît au paragraphe 24 de son affidavit que :

24. Les lactones macrocycliques sont de puissants agents antiparasitaires à large spectre dérivés d'organismes vivant dans le sol et englobent deux groupes étroitement apparentés de substances chimiques : les avermectines (p. ex., ivermectine, abamectine, éprinomectine, doramectine et sélamectine) et les milbémycines (p. ex., oxime de milbémycine et moxidectine). [...]

Par conséquent, même si le BMBL accepte votre position selon laquelle le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) n'exige pas que l'ensemble des ingrédients médicinaux présents dans un médicament homologué soit précisé dans la revendication visant une formulation donnée, après un examen attentif de l'extrait précité de la divulgation, on constate que l'ingrédient médicinal oxime de milbémycine, qui n'est pas expressément mentionné dans les revendications, n'est également pas mentionné de façon expresse dans la divulgation. Plutôt, comme nous l'avons indiqué ci‑dessus, il est fait mention des milbémycines comme étant l'un des nombreux groupes de composés pouvant être associés au spinosad dans la formulation de l'invention.

[Souligné dans l'original.]

[14]           En conséquence de la décision du ministre, l'appelante a présenté une demande de contrôle judiciaire en application de l'article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7. Le 17 février 2014, la juge a rejeté sa demande avec dépens.

[15]           Avant de nous tourner vers la décision de la Cour fédérale, il est utile en l'espèce de dire quelques mots sur le cadre administratif régissant l'approbation de médicaments tels que Trifexis en vue de leur commercialisation au Canada.

II.                Le cadre administratif

[16]           Les fabricants qui souhaitent annoncer ou vendre un nouveau médicament au Canada doivent se faire délivrer un AC par le ministre. Pour l'obtenir, ils doivent présenter une présentation de drogue concernant leur produit afin de convaincre le ministre que le médicament est sûr et efficace.

[17]           Les présentations de drogue nouvelle, qui sont habituellement déposées par des sociétés innovatrices conformément à l'article C.08.002 du Règlement sur les aliments et drogues, C.R.C., ch. 870, contiennent normalement des données abondantes provenant d'essais cliniques et des études détaillées sur la base desquelles leur produit sera approuvé aux fins de la vente au Canada.

[18]           Le ministre ne peut délivrer un AC si le Règlement l'interdit. Cette interdiction prend effet lorsque les innovateurs déposent une liste de brevets dans laquelle ils décrivent ceux qu'ils souhaitent inscrire au registre relativement à leurs médicaments. Aux termes du paragraphe 3(2) du Règlement, il incombe au ministre de tenir le registre. Il peut ainsi, par l'entremise de ses fonctionnaires du BMBL, ajouter au registre des brevets conformes aux exigences réglementaires, ou refuser de les ajouter, ou encore supprimer les brevets qui ne satisfont pas aux exigences.

[19]           Pour être admissible au titre du Règlement, les brevets doivent remplir les exigences énoncées au paragraphe 4(2) :

4. (2) Est admissible à l'adjonction au registre tout brevet, inscrit sur une liste de brevets, qui se rattache à la présentation de drogue nouvelle, s'il contient, selon le cas :

4. (2) A patent on a patent list in relation to a new drug submission is eligible to be added to the register if the patent contains

a) une revendication de l'ingrédient médicinal, l'ingrédient ayant été approuvé par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard de la présentation;

(a) a claim for the medicinal ingredient and the medicinal ingredient has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

b) une revendication de la formulation contenant l'ingrédient médicinal, la formulation ayant été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard de la présentation;

(b) a claim for the formulation that contains the medicinal ingredient and the formulation has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission;

c) une revendication de la forme posologique, la forme posologique ayant été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard de la présentation;

(c) a claim for the dosage form and the dosage form has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission; or

d) une revendication de l'utilisation de l'ingrédient médicinal, l'utilisation ayant été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard de la présentation.

(d) a claim for the use of the medicinal ingredient, and the use has been approved through the issuance of a notice of compliance in respect of the submission.

[20]           L'alinéa 4(2)b) du Règlement, qui concerne la « revendication de la formulation », est particulièrement pertinent quant au présent appel. Cette expression est ainsi définie à l'article 2 du Règlement :

« revendication de la formulation » Revendication à l'égard d'une substance qui est un mélange des ingrédients médicinaux et non médicinaux d'une drogue et qui est administrée à un patient sous une forme posologique donnée. (claim for the formulation)

“claim for the formulation” means a claim for a substance that is a mixture of medicinal and non-medicinal ingredients in a drug and that is administered to a patient in a particular dosage form; (revendication de la formulation)

[21]           La question qui se pose dans le présent appel est de savoir si le brevet 329 revendique une formulation contenant les deux ingrédients médicinaux de Trifexis à l'égard duquel le ministre a délivré un AC.

III.             La décision de la Cour fédérale

[22]           Examinons à présent la décision de la Cour fédérale. Après avoir exposé le contexte factuel, la décision du ministre et le cadre réglementaire, la juge s'est penchée sur les questions en litige et sur la norme de contrôle.

[23]           Elle a commencé par indiquer que le ministre devait appliquer le critère à trois volets énoncé par le juge Hughes dans Laboratoires Abbott Ltée c. Canada (Procureur général), 2008 CF 700 (Abbott (C.F.)), pour déterminer si un brevet est admissible à l'inscription au registre (le critère Abbott). Notre Cour a accepté ce critère dans un certain nombre de décisions : Laboratoires Abbott Ltée c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, [2009] 3 R.C.F. 547 (Abbott (C.A.F.)), aux paragraphes 29 à 33; G.D. Searle & Co. c. Canada (Ministre de la Santé), 2009 CAF 35 (Searle), aux paragraphes 33 à 35; Purdue Pharma c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 132 (Purdue), aux paragraphes 111 à 113; Gilead Sciences Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2012 CAF 254 (Gilead (C.A.F.)), aux paragraphes 11 et 12.

[24]           Dans la présente affaire, la juge a formulé le critère Abbott en ces termes (paragraphe 16 de la décision de la Cour fédérale) :

En l'espèce, est en cause l'alinéa 4(2)b) du Règlement, qui concerne une revendication visant une formulation. Le ministre devait répondre aux questions suivantes :

1)      Quelle est la formulation revendiquée par le brevet?

2)      Quelle est la formulation visée par l'AC délivré à l'égard du médicament en cause?

3)      La formulation revendiquée par le brevet est‑elle celle qui a été homologuée par la délivrance de l'AC?

[25]           La juge s'est ensuite penchée sur les normes de contrôle applicables. Se fondant sur les arrêts Abbott (C.A.F.), Searle, Purdue et Gilead (C.A.F.) rendus par notre Cour, elle a estimé que la première question devait être tranchée selon la norme de la décision correcte. Le deuxième volet appelait quant à lui la norme de la décision raisonnable. Enfin, la troisième étape faisait intervenir deux questions soumises à des normes différentes, à savoir celle de la décision correcte pour ce qui est de l'interprétation par le ministre de l'alinéa 4(2)b) du Règlement, et celle de la décision raisonnable pour ce qui est de l'application de l'alinéa 4(2)b) aux faits qui lui ont été présentés.

[26]           Les deux parties avaient convenu que le second volet du critère Abbott ne faisait pas débat. Par conséquent, la juge a formulé en ces termes les trois questions soulevées par la demande de l'appelante :

                               I.            Le ministre a-t-il correctement interprété le brevet 329?

                            II.            Le ministre a-t-il correctement interprété les exigences énoncées à l'alinéa 4(2)b) du Règlement?

                         III.            La décision du ministre d'exclure le brevet 329 du registre des brevets était‑elle raisonnable?

[27]           La juge a ensuite examiné les observations des parties ainsi que la preuve. Elle a soigneusement exposé la preuve d'expert de l'appelante, à savoir les affidavits de Manon Paradis, vétérinaire et professeur au Département des sciences cliniques de la Faculté de médecine vétérinaire de l'Université de Montréal, et de Michel Sofia, agent des brevets au service de Bereskin & Parr S.E.N.C.R.L., s.r.l., ayant plus de vingt‑trois ans d'expérience dans le domaine de la propriété intellectuelle.

[28]           Elle a ensuite entrepris de trancher les questions qui lui étaient soumises, à commencer par celle de savoir si le ministre avait correctement interprété le brevet 329. Elle a fait observer que ce dernier avait conclu que le brevet ne mentionnait pas de formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine.

[29]           Elle a poursuivi en passant en revue les principes d'interprétation des brevets énoncés dans les arrêts de la Cour suprême du Canada Free World Trust c. Électro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024 (Free World), et Whirlpool Corp. c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), à savoir que les brevets doivent être interprétés du point de vue de la personne versée dans l'art désireuse de comprendre l'invention, et que l'interprétation des revendications doit être envisagée de manière téléologique.

[30]           Citant l'arrêt Purdue de notre Cour, la juge a renvoyé au principe selon lequel l'interprétation d'un brevet en vue de déterminer son admissibilité au titre du Règlement doit suivre les principes énoncés dans les arrêts Free World et Whirlpool.

[31]           La juge a donc formulé ce qui semblait à ses yeux la question clé (paragraphe 62 de la décision de la Cour fédérale) :

En l'espèce, la question à poser est celle de savoir si une personne versée dans l'art aurait compris que les formulations visées par les revendications du brevet 329, à la lumière de la définition du terme « formulation orale », pourraient englober une formulation contenant les ingrédients médicinaux spinosad et oxime de milbémycine.

[32]           En réponse à cette question, elle a déterminé que les revendications du brevet 329 visaient non seulement le spinosad comme ingrédient actif, mais aussi d'autres ingrédients actifs comme l'oxime de milbémycine. Pour parvenir à cette conclusion, la juge s'est principalement appuyée sur les témoignages de Mme Paradis et de M. Sofia (paragraphe 69).

[33]           La juge a donc conclu que l'interprétation du brevet 329 par le ministre était erronée. Cependant, elle a ajouté que cette conclusion n'était pas déterminante en ce qui a trait à l'admissibilité du brevet 329 à l'inscription au registre, « car l'exercice de mise en correspondance qui doit être effectué aux termes de l'alinéa 4(2)b) n'a pas encore été fait » (paragraphe 71).

[34]           La juge est ensuite passée au troisième volet du critère Abbott, c'est-à-dire la question de savoir si le ministre avait correctement interprété les exigences de l'alinéa 4(2)b) du Règlement et s'il les avait dûment appliquées aux faits pertinents.

[35]           Elle a commencé par souscrire à l'avis du ministre selon lequel, pour être admissible à l'inscription au titre de l'alinéa 4(2)b) du Règlement, la formulation revendiquée par le brevet 329 devait inclure les deux ingrédients médicinaux contenus dans Trifexis. D'après la juge, ce raisonnement était conforme aux principes énoncés dans les arrêts Abbott (C.A.F.), Searle, Purdue et Gilead (C.A.F.). À son avis, ces arrêts établissaient que le paragraphe 4(2) du Règlement, modifié en 2006, avait introduit une « exigence relative à la spécificité du produit » et l'obligation d'une « correspondance parfaite » entre les composés revendiqués dans le brevet et ceux contenus dans le médicament approuvé par un AC. À cet égard, la juge a de nouveau renvoyé aux arrêts Purdue, Searle et Gilead (C.A.F.), en citant les extraits qui lui paraissaient appuyer son point de vue (paragraphes 72 à 78).

[36]           Cela l'a amenée à conclure que le ministre avait correctement interprété l'alinéa 4(2)b) du Règlement (paragraphe 78). Elle a ensuite cherché à savoir si la décision du ministre d'exclure le brevet 329 était raisonnable.

[37]           Elle a entamé son examen en faisant remarquer que le ministre avait exclu le brevet 329 parce qu'il estimait que ses revendications ne correspondaient pas à la formulation autorisée de Trifexis, en ce qu'elles ne visaient pas une formulation contenant le spinosad et l'oxime de milbémycine (paragraphe 79).

[38]           La juge a poursuivi en répétant que son interprétation du brevet 329 était plus large que celle du ministre et que « les revendications ne visaient pas uniquement une formulation contenant du spinosad comme seul ingrédient actif, mais également des formulations contenant d'autres ingrédients actifs, comme, sans s'y limiter, l'oxime de milbémycine » (paragraphe 80).

[39]           Elle a enchaîné avec la déclaration suivante, qui me paraît assez équivoque (paragraphe 81) :

La question est maintenant de déterminer si le fait que l'on puisse interpréter les revendications comme englobant une formulation qui pourrait comprendre, mais qui ne comprend pas nécessairement, de l'oxime de milbémycine serait suffisant pour affirmer que les exigences strictes en ce qui concerne la correspondance avec l'AC concernant Trifexis, qui comprend clairement cet ingrédient bien précis, ont été respectées.

Je dis que cette déclaration est équivoque parce qu'elle paraît contredire la conclusion claire que la juge a tirée au paragraphe 69 de sa décision, à savoir que le brevet 329 revendiquait une formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine. Je reviendrai sur ce point ultérieurement dans les présents motifs.

[40]           Pour la juge, l'affaire était semblable à celle qui avait été examinée dans l'arrêt Gilead (C.A.F.). Elle a cité le paragraphe 46 de la décision rendue par la Cour fédérale dans cette affaire (Gilead Sciences Canada, Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2012 CF 2 (Gilead (C.F.)), et a formulé les commentaires suivants (paragraphes 83 à 86) :

La demanderesse établit une distinction entre les faits dans Gilead et les faits relatifs à la présente espèce. Elle affirme que l'ingrédient médicinal qui n'était pas mentionné de façon expresse dans les revendications du brevet étudiées dans l'affaire Gilead (le brevet renvoyait à la classe générale des inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse [INNTI] à laquelle appartient l'ingrédient médicinal présent dans le médicament homologué), mais qui était précisé dans la PDN, a été inventé et divulgué uniquement après l'invention de Gilead, et, par conséquent, qu'une personne moyennement versée dans l'art n'aurait pu être au fait de son existence à l'époque pertinente. Cette distinction est valide, car il est clair dans cette affaire que, à l'époque pertinente, l'oxime de milbémycine existait et appartenait à la famille des milbémycines.

Cependant, la Cour d'appel fédérale souscrit au raisonnement adopté par la Cour fédérale en ce qui concerne l'exigence relative à la spécificité du produit. Il convient de souligner la conclusion à laquelle est parvenu le juge Mosley, à savoir qu'en ce qui concerne l'exigence relative à la spécificité d'un produit, il n'est pas suffisant qu'un brevet mentionne une classe de composés plutôt qu'un ingrédient médicinal bien précis. Le juge Mosley a déclaré que la revendication n'était pas suffisamment précise pour qu'il soit possible d'établir une correspondance avec les ingrédients médicinaux présents dans Complera. Cette conclusion était fondée sur le principe précité et non sur le fait que le troisième ingrédient médicinal n'avait pas été revendiqué dans le brevet parce qu'il n'avait pas encore été découvert au moment de la publication du brevet.

Je m'estime liée par ce raisonnement et, par conséquent, je conclus qu'il devrait également s'appliquer à la présente espèce. Le fait de mentionner la famille générale des milbémycines dans la définition d'une formulation orale n'est pas suffisamment précis pour conclure que les revendications concordent avec la formulation contenue dans Trifexis. À mon humble avis, la possibilité que le brevet 329 puisse englober une formulation contenant de l'oxime de milbémycine ne change rien à cette conclusion.

Pour tous ces motifs, je conclus que le refus du ministre d'inscrire le brevet 329 au registre des brevets était raisonnable, malgré le fait que le ministre ait commis une erreur en interprétant les revendications du brevet.

[41]           La juge était donc convaincue qu'elle devait suivre l'arrêt Gilead (C.A.F.) rendu par notre Cour. À son avis, la mention des milbémycines dans le brevet 329 n'était pas suffisamment précise pour lui permettre de conclure que ses revendications correspondaient à la formulation de Trifexis.

[42]           Elle a par conséquent conclu que la décision du ministre de refuser d'inscrire le brevet 329 au registre était raisonnable en dépit du fait que son interprétation des revendications du brevet 329 était erronée.

IV.             Les questions en litige

[43]           À mon avis, nous sommes appelés à trancher deux questions dans le présent appel. Nous devons d'abord chercher à savoir si la juge s'est trompée en interprétant les revendications du brevet 329 et en infirmant la décision du ministre sur ce point, puis déterminer si elle a commis une erreur relativement au troisième volet du critère Abbott lié à l'admissibilité du brevet à l'inscription, c'est-à-dire si la formulation revendiquée dans le brevet 329 est celle qui figure dans la présentation de drogue de l'appelante relative à Trifexis.

V.                Analyse

[44]           Les normes de contrôle applicables ne sont pas contestées par les parties, mais quelques remarques seront utiles.

A.                La norme de contrôle

[45]           Il est bien établi en droit qu'en appel d'une décision concernant une demande de contrôle judiciaire, notre Cour doit déterminer si le juge a retenu et appliqué la bonne norme de contrôle (Agence du revenu du Canada c. Telfer, 2009 CAF 23, au paragraphe 19; Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47). Si la juge s'est trompée quant au choix ou à l'application de la bonne norme de contrôle, la Cour doit examiner la décision du ministre à la lumière de la norme appropriée.

[46]           Les parties conviennent que la juge devait appliquer la norme de la décision correcte au premier volet du critère Abbott relatif à l'admissibilité du brevet à l'inscription. Pour ce qui est du deuxième volet, je note que notre Cour a pris des positions différentes en ce qui concerne la norme de contrôle applicable (comparer l'arrêt Purdue, au paragraphe 13, qui préconise la norme de la décision raisonnable, avec l'arrêt Gilead (C.A.F.), au paragraphe 11, qui indique que la norme de la décision correcte s'applique). Cependant, comme il n'y a pas de différend entre les parties relativement au deuxième volet, il n'est pas nécessaire que je règle cette question en l'espèce.

[47]           Le troisième volet du critère Abbott, c'est-à-dire la question de savoir si la formulation revendiquée dans le brevet 329 correspond à celle de Trifexis à l'égard de laquelle le ministre a délivré un AC, fait intervenir deux normes. Premièrement, l'interprétation de l'alinéa 4(2)b) du Règlement doit être contrôlée selon la norme de la décision correcte. Deuxièmement, la question de savoir si la formulation revendiquée dans le brevet 329 correspond à celle qui a été approuvée par le ministre lorsqu'il a délivré l'AC doit être tranchée selon la norme de la décision raisonnable, car elle suppose l'application de l'alinéa 4(2)b) du Règlement aux faits précis de l'affaire (Abbott (C.A.F.), aux paragraphes 26 à 34).

[48]            À mon avis, la juge a commis une erreur relativement au troisième volet. Plus précisément, elle a mal compris les exigences de l'alinéa 4(2)b) du Règlement et a donc incorrectement appliqué celui‑ci aux faits particuliers qui lui ont été présentés.

B.                 Le critère légal

[49]           Aux termes de l'alinéa 4(2)b) du Règlement, tout brevet est admissible à l'inscription au registre s'il revendique une formulation d'ingrédients médicinaux ayant été approuvée par le ministre du fait de la délivrance d'un AC.

[50]           L'objet du critère Abbott est d'énoncer les questions auxquelles la Cour doit répondre pour déterminer si les exigences du paragraphe 4(2) ont été remplies. La juge a manifestement compris le critère pertinent énoncé au paragraphe 16 de la décision de la Cour fédérale (cité au paragraphe 24 des présents motifs).

C.                 Le premier volet du critère Abbott

[51]           Comme je l'ai déjà indiqué, la juge a déterminé, à la première étape du critère, quelle formulation le brevet 329 revendiquait. En d'autres mots, la formulation revendiquée dans le brevet contenait-elle à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine? Comme je l'ai déjà mentionné, la juge n'a pas souscrit à la conclusion du ministre selon laquelle la formulation revendiquée dans le brevet 329 portait uniquement sur le spinosad. Le raisonnement qui motive son désaccord avec le ministre est le suivant.

[52]           En premier lieu, elle a correctement rappelé les principes régissant l'interprétation des revendications, à savoir qu'un brevet doit être interprété du point de vue de la personne versée dans l'art désireuse de comprendre l'invention, que l'interprétation des revendications d'un brevet doit être envisagée de manière téléologique et que le brevet doit être interprété à la lumière de la divulgation et des revendications (conformément aux arrêts Free World et Whirlpool).

[53]           Elle a manifestement compris qu'elle pouvait compter sur l'assistance des témoins experts ayant témoigné devant elle pour interpréter convenablement le brevet 329. Elle a toutefois noté qu'il lui incombait à elle, et non aux experts, de parvenir à une conclusion sur ce que le brevet revendiquait effectivement (Bell Helicopter Textron Canada limitée c. Eurocopter, société par actions simplifiée, 2013 CAF 219). La juge a également saisi que l'interprétation des revendications, afin de décider si le brevet est admissible au titre du paragraphe 4(2) du Règlement, est assujettie aux principes énoncés dans les arrêts Free World et Whirlpool (Purdue, au paragraphe 17).

[54]           Elle s'est ensuite tournée vers la preuve d'expert dont elle disposait afin de déterminer comment la personne versée dans l'art comprendrait les formulations revendiquées dans le brevet 329. Plus précisément, la question cruciale qui se posait était de savoir si la personne versée dans l'art saisirait que la formulation contenait à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine. En réponse à cette question, elle a indiqué que l'oxime de milbémycine appartenait à la famille des milbémycines, s'appuyant à cet égard principalement sur l'avis de Mme Paradis. La juge a ajouté que le représentant du ministre, M. Jubran, avait reconnu ce point lors de son témoignage et que la décision du ministre en tenait compte également.

[55]           La juge s'est ensuite penchée sur la véritable question en litige, qu'elle a formulée en ces termes (paragraphe 63 de la décision de la Cour fédérale) :

[...] La question en litige est plutôt de savoir si une personne versée dans l'art aurait compris que la définition de « formulation orale », fournie dans la partie descriptive du brevet, englobait une formulation comprenant à la fois du spinosad et de l'oxime de milbémycine.

[56]           Pour répondre à cette question, la juge a examiné l'affidavit de Mme Paradis, et en particulier le paragraphe 44 de ce document, dans lequel Mme Paradis disait être d'avis que même si le brevet 329 ne mentionnait expressément que le spinosad, les revendications faisaient aussi clairement référence à l'oxime de milbémycine, puisque le brevet définissait la « formulation orale » comme incluant l'oxime de milbémycine, et aussi parce que le mot « comprenant », utilisé dans les revendications, signifiait que les inventeurs avaient envisagé que le spinosad soit formulé avec au moins un autre ingrédient actif.

[57]           La juge a manifestement compris que l'opinion de Mme Paradis était fondée sur le fait qu'elle jugeait interchangeables, dans le contexte du brevet 329, les termes oxime de milbémycine et milbémycines. S'appuyant sur le témoignage de Mme Paradis, la juge a déclaré que les parties étaient d'accord pour dire que l'oxime de milbémycine était un composé appartenant à la catégorie des composés décrits comme les milbémycines, et que la personne versée dans l'art verrait les choses ainsi au moment de la publication du brevet 329 (paragraphe 68).

[58]           La juge a donc déclaré que le brevet 329 revendiquait une formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine. Elle a par conséquent conclu que le ministre avait interprété le brevet 329 de manière « trop restrictive » et avait ainsi commis une erreur (paragraphe 71).

[59]           Le ministre a fait valoir devant notre Cour son désaccord avec les conclusions de la juge sur cette question. Tout en reconnaissant que l'interprétation des revendications est une question de droit qu'il appartenait à la juge de trancher, et que celle‑ci pouvait s'appuyer sur la preuve d'expert pour clarifier les termes techniques et le contexte scientifique du brevet, le ministre soutient que la juge n'avait pas à recourir à une preuve d'expert pour interpréter les revendications du brevet 329 (citant Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2007 CF 446, [2008] 1 R.C.F. 672, au paragraphe 35).

[60]           D'après le ministre, deux facteurs démontrent qu'il a correctement interprété le brevet. Premièrement, aucune des revendications du brevet 329 ne concerne expressément l'oxime de milbémycine comme second ingrédient médicinal présent dans la formulation de l'invention. Deuxièmement, les milbémycines ne sont mentionnés dans la divulgation que comme l'un des nombreux groupes de composés susceptibles d'être combinés au spinosad pour former une revendication pour la formulation contenant les ingrédients médicinaux de Trifexis.

[61]           Le ministre explique ensuite pourquoi son interprétation du brevet 329 est correcte. Plus précisément, il indique qu'elle précède l'exercice requis par le troisième volet du critère Abbott et qu'elle lui est indépendante. Il ajoute qu'il n'était aucunement tenu d'appeler des témoins experts pour étayer son interprétation.

[62]           Le ministre fait en outre valoir que la juge a commis une erreur en concluant que la personne versée dans l'art déduirait que la référence aux milbémycines comprenait l'oxime de milbémycine. Pour appuyer cette proposition, le ministre affirme que la catégorie des milbémycines ne constitue pas un ingrédient médicinal, mais plutôt un groupe de composés pouvant être combinés au spinosad, l'ingrédient médicinal spécifié dans les revendications du brevet.

[63]           Il s'ensuit donc, d'après le ministre, qu'une personne versée dans l'art ne conclurait pas que la référence aux milbémycines renvoyait à l'oxime de milbémycine [TRADUCTION] « si la mention de toute la catégorie des milbémycines était le seul indice du choix de l'oxime de milbémycine pour la formulation » (paragraphe 33 du mémoire des faits et du droit du ministre).

[64]           En résumé, le ministre affirme que la science pharmaceutique n'autorise aucune conjecture. Par conséquent, l'unique conclusion possible dictée par une interprétation convenable du brevet 329 est que le spinosad est le seul ingrédient médicinal revendiqué dans la formulation. Il serait exagéré, pour toute personne versée dans l'art, de conclure que la formulation contient également l'oxime de milbémycine.

[65]           Je ne puis souscrire à l'opinion du ministre selon laquelle la juge a commis une erreur de droit ou une erreur manifeste et dominante lors de son interprétation des revendications du brevet 329. Son interprétation reposait sur sa lecture et sa compréhension du brevet 329 à la lumière de la preuve d'expert qui lui a été présentée, en particulier le témoignage de Mme Paradis.

[66]           Le ministre ne conteste pas directement la preuve présentée par Mme Paradis, ni ne reproche à la juge d'y avoir recouru pour déterminer si la personne versée dans l'art conclurait que la référence aux milbémycines renvoyait aussi à l'oxime de milbémycine. Même s'il ne fait aucun doute que le ministre n'avait pas à présenter de preuve d'expert pour étayer son interprétation du brevet, il devait démontrer que l'interprétation retenue par la juge était erronée. En fait, en ne contestant ni la preuve présentée par Mme Paradis ni le fait que la juge s'en soit servi, le ministre n'a pas véritablement tenté de démontrer que la juge avait commis une erreur en l'occurrence.

[67]           Par conséquent, je conclus qu'il n'y a aucune raison de revenir sur l'analyse de la juge concernant le premier volet du critère Abbott.

D.                Le deuxième volet du critère Abbott

[68]           Comme je l'ai déjà indiqué, il n'y a pas de désaccord entre les parties concernant le deuxième volet du critère Abbott, puisqu'elles sont toutes deux d'avis que la PDN 141 509 visait à faire approuver une forme posologique orale de deux ingrédients actifs précisés, le spinosad et l'oxime de milbémycine.

E.                 Le troisième volet du critère Abbott

[69]           Le troisième volet du critère Abbott exige que la juge détermine si la formulation revendiquée par le brevet correspondait à celle que le ministre avait approuvée en délivrant un AC pour Trifexis.

[70]           Comme la juge a conclu que le brevet 329 revendiquait une formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine, on se serait attendu à ce qu'elle conclue aussi que le brevet 329 était admissible à l'inscription au registre. Après tout, le brevet, tel que la juge l'a interprété, revendique, pour citer l'alinéa 4(2)b) du Règlement, « la formulation contenant l'ingrédient médicinal, la formulation ayant été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité à l'égard de la présentation ». Cependant, comme je l'ai déjà mentionné, la juge n'est pas parvenue à cette conclusion. Elle a plutôt jugé que le brevet 329 n'était pas admissible à l'inscription au registre. La question est alors de savoir ce qui l'a amenée à cette conclusion. Pour y répondre, un examen plus approfondi de son analyse concernant le troisième volet du critère Abbott s'impose.

[71]           La juge a commencé son analyse du troisième volet en déclarant que la formulation revendiquée dans le brevet 329 devait inclure les deux ingrédients médicinaux contenus dans Trifexis, ce que personne ne conteste. Ce point de vue est confirmé par toutes les décisions de principe sur la question, en plus d'être conforme à l'alinéa 4(2)b) du Règlement.

[72]           Après avoir analysé les modifications du Règlement de 2006, qui exigent une correspondance entre la formulation revendiquée par le brevet 329 et le médicament autorisé par l'AC, la juge s'est dite liée par l'interprétation de notre Cour du paragraphe 4(2) du Règlement, et notamment par l'arrêt Gilead (C.A.F.) rendu par notre Cour.

[73]           Après avoir examiné tour à tour les arrêts Purdue, Gilead (C.A.F.) et Searle, la juge a conclu que le ministre avait correctement interprété l'alinéa 4(2)b) du Règlement. À mon avis, si l'interprétation du brevet 329 par le ministre était correcte, il ne peut y avoir de doute quant au bien‑fondé de son interprétation de l'alinéa 4(2)b) du Règlement. Le ministre a conclu que la formulation revendiquée par le brevet 329 ne contenait pas l'oxime de milbémycine, et a donc estimé à juste titre qu'il n'y avait pas de correspondance entre les revendications du brevet 329 et le médicament approuvé par l'AC. La conclusion du ministre et sa logique, compte tenu de son interprétation du brevet 329, sont irrécusables.

[74]           Toutefois, le véritable différend dans le présent appel tient à ce que la juge a infirmé l'interprétation du brevet 329 retenue par le ministre, mais a néanmoins conclu qu'il avait eu raison de refuser d'inscrire le brevet 329 au registre.

[75]           Tout d'abord, il n'est pas difficile de comprendre ce qu'exige l'alinéa 4(2)b) du Règlement. La juge semble d'ailleurs elle-même avoir saisi les exigences de cet alinéa lorsqu'elle a formulé le critère Abbott dans la mesure où il s'appliquait à l'affaire dont elle était saisie.

[76]           Le critère Abbott oblige simplement la juge à déterminer si la formulation revendiquée dans le brevet en cause est celle à l'égard de laquelle le ministre a délivré un AC. Ayant saisi, du moins initialement, le sens de l'alinéa 4(2)b), la juge semble être revenue sur son interprétation lorsqu'elle a examiné le troisième volet du critère. À mon humble avis, je pense que cela vient de ce qu'elle a mal compris les décisions que nous avons rendues en cette matière, notamment dans l'arrêt Gilead (C.A.F.).

[77]           Dans Gilead, la question dont la Cour fédérale et notre Cour étaient saisies était de savoir si le brevet 475 de l'appelante était admissible à l'inscription à l'égard du médicament Complera approuvé par un AC. Le juge Mosley de la Cour fédérale devait déterminer, sur la base du critère Abbott, si le ministre avait eu raison de refuser d'inscrire le brevet 475 au registre. De l'avis du ministre, ce brevet ne contenait pas de revendication à l'égard des trois ingrédients médicinaux compris dans Complera, à savoir le fumarate de ténofovir disoproxil (« ténofovir »), l'emtricitabine et la rilpivirine. Le ministre a donc conclu qu'il n'y avait pas de correspondance entre ce que le brevet 475 revendiquait et Complera, et a donc refusé de l'inscrire au registre (Gilead (C.F.), aux paragraphes 7 à 9).

[78]           Devant le juge Mosley, le deuxième volet du critère n'a pas suscité de désaccord entre les parties, c'est-à-dire que Complera contenait bien trois ingrédients médicinaux, le ténofovir, l'emtricitabine et la rilpivirine. Les parties étaient également d'accord pour dire que la rilpivirine appartenait à une catégorie d'agents connus comme les inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI), et que cette catégorie était mentionnée dans le brevet 475 (Gilead (C.F.), au paragraphe 10).

[79]           S'agissant du premier volet du critère Abbott, le juge Mosley a estimé que le brevet 475 ne revendiquait pas la rilpivirine. Il a plus précisément dit ceci (Gilead (C.F.), au paragraphe 26) :

J'interprète les revendications pertinentes du brevet 475 comme concernant des combinaisons et des formulations de deux ingrédients médicinaux en plus d'un troisième ingrédient membre de la classe des INNTI qui pourrait inclure la rilpivirine, sans qu'elle soit nommée expressément.

[Non souligné dans l'original.]

[80]           Le juge Mosley a en outre déclaré (au paragraphe 46) :

Dans le brevet 475, il n'y a aucune mention expresse de la rilpivirine comme troisième ingrédient dans la classe des INNTI. Comme l'a indiqué le Dr Miller dans son témoignage pour le compte de la demanderesse, l'efficacité de plusieurs autres INNTI dans le traitement de l'infection à VIH avait été étudiée avant la délivrance du brevet. Les références à un INNTI dans le brevet ne concernent pas un ingrédient médicinal spécifique mais plutôt la classe de composés, un ou plusieurs d'entre eux pouvant avoir été jugés assez efficaces pour être inclus dans une formulation avec le ténofovir et l'emtricitabine. Les revendications qui mentionnent une telle formulation ne concernent pas spécifiquement le médicament dans la PDN de Complera.

[81]           Ayant conclu que le brevet 475 ne revendiquait pas la rilpivirine comme ingrédient médicinal, le juge Mosley a examiné le troisième volet du critère et a déterminé que le brevet ne respectait pas la stricte spécificité du produit exigée par l'alinéa 4(2)b) du Règlement. Il a ajouté que le brevet 475 « ne correspondait pas aux détails précis de la PDN » (au paragraphe 49). Le juge a donc conclu que la décision du ministre de refuser d'inscrire le brevet 475 au registre était raisonnable.

[82]           Notre Cour a rejeté l'appel pour d'autres motifs que ceux du juge Mosley. Plus précisément, notre Cour a estimé que les revendications du brevet 475 se rapportaient à une nouvelle combinaison d'ingrédients médicinaux et donc que l'admissibilité du brevet à l'inscription devait être établie sur la base de l'alinéa 4(2)a) du Règlement, plutôt que l'alinéa 4(2)b) (Gilead (C.A.F.), au paragraphe 3).

[83]           Après avoir examiné les faits pertinents et la norme de contrôle applicable, la juge Trudel s'est penchée sur l'interprétation du brevet 475. Elle a notamment reproduit le paragraphe 26 de la décision Gilead (C.F.), qui contient l'interprétation du brevet 475 par le juge Mosley (Gilead (C.A.F.), au paragraphe 19). Elle a indiqué ensuite que les parties n'avaient pas contesté cette interprétation des revendications du brevet 475 et que la seule question en litige concernait donc l'interprétation du ministre et celle du juge Mosley des alinéas 4(2)a) et b) du Règlement et leur application aux faits pertinents (au paragraphe 20).

[84]           Après avoir succinctement expliqué le cadre réglementaire, la juge Trudel a examiné le sens des alinéas 4(2)a) et b) du Règlement et a conclu que le brevet 475 relevait de l'alinéa a) et non de l'alinéa b). Ma collègue s'est ensuite intéressée à l'exigence du Règlement relative à la spécificité du produit (à partir du paragraphe 33). Elle a commencé par faire remarquer que les parties s'entendaient pour dire que la correspondance entre les revendications du brevet en cause et le médicament approuvé par l'AC était requise par le Règlement pour que le brevet puisse être inscrit au registre. Elle a ensuite examiné l'arrêt Purdue rendu par notre Cour et a souscrit aux observations de la juge Layden‑Stevenson, reproduites ci-après (Purdue, au paragraphe 44) :

À mon avis, l'exigence qu'il y ait un tel niveau de spécificité est compatible avec le libellé et l'objet du Règlement. Elle est également compatible avec l'interprétation des autres catégories de revendications prévues à l'article 4 du Règlement, comme l'a établie la jurisprudence de notre Cour.

[85]           Ainsi, la juge Trudel est arrivée à la conclusion que rien ne justifiait d'adopter différentes exigences légales à l'égard des divers alinéas du paragraphe 4(2). Elle a ajouté que l'exigence du Règlement relative à la spécificité du produit « se traduit par un seuil élevé de correspondance » et que les trois ingrédients médicinaux, c'est‑à‑dire « le ténofovir, l'emtricitabine et la rilpivirine, doivent donc être énoncés dans l'AC et les revendications du brevet pour que le brevet puisse être inscrit au registre » (Gilead (C.A.F.), aux paragraphes 39 et 40).

[86]           Ma collègue a ajouté que « le libellé de l'article 4 est cohérent dans les quatre dispositions et impose un degré élevé de correspondance entre le libellé de la revendication et l'AC », ajoutant qu'« [à] moins d'y ajouter des précisions qui n'y figurent pas, l'alinéa 4(2)a) ne permet pas de présenter des revendications ne contenant qu'une partie des ingrédients médicinaux » (au paragraphe 45). D'après elle, une telle interprétation ne cadrait pas avec le sens ordinaire des termes employés dans l'alinéa, l'objet du Règlement et la thèse du ministre suivant laquelle la spécificité du produit est une considération primordiale dans l'interprétation du paragraphe 4(2).

[87]           La juge Trudel a alors relevé la conclusion du juge Mosley selon laquelle les revendications du brevet 475 ne satisfaisaient pas à l'exigence du Règlement relative à la spécificité du produit, car elles « ne mentionnent pas expressément l'ingrédient médicinal rilpivirine, mais seulement la classe générale des composés » (au paragraphe 49).

[88]           À mon avis, cet examen des faits et des raisonnements tenus dans Gilead (C.F.) et Gilead (C.A.F.) permet de distinguer ces décisions du présent appel. Il ressort clairement de l'arrêt Gilead (C.A.F.) que la juge Trudel a souscrit à l'interprétation du brevet 475 retenue par le juge Mosley, selon laquelle le brevet ne revendiquait pas la rilpivirine. En d'autres mots, contrairement à l'affaire qui nous occupe, le brevet en cause dans Gilead (C.F.) et Gilead (C.A.F.) ne revendiquait pas les trois ingrédients médicinaux contenus dans le médicament Complera approuvé par un AC. En l'espèce, la juge a expressément conclu que la formulation revendiquée par le brevet 329 était celle de Trifexis, c'est-à-dire une formulation contenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine.

[89]           Par conséquent, les réponses aux questions posées par le critère Abbott en l'espèce seront les suivantes :

1.      Quelle est la formulation revendiquée par le brevet?

Le brevet revendique une formulation contenant le spinosad et l'oxime de milbémycine.

2.      Quelle est la formulation visée par l'AC délivré à l'égard du médicament en cause?

Une formulation contenant le spinosad et l'oxime de milbémycine.

3.      La formulation revendiquée par le brevet est‑elle celle qui a été homologuée par la délivrance de l'AC?

Oui.

[90]           La juge a conclu que la formulation revendiquée par le brevet n'était pas celle homologuée par la délivrance de l'AC. Comme je l'ai déjà indiqué, cette conclusion découlait du fait qu'elle avait mal interprété l'arrêt Gilead (C.A.F.) rendu par notre Cour. En particulier, il semble que la juge se soit crue tenue, du fait de cet arrêt, de vérifier si le terme « oxime de milbémycine » apparaissait dans les revendications du brevet 329, en l'absence de quoi le brevet en question ne revendiquait pas la formulation approuvée par l'AC et ne pouvait pas être inscrit au registre.

[91]           En exposant son opinion sur la question, la juge a insisté sur le fait que, dans l'arrêt Gilead (C.A.F.), notre Cour avait souscrit au raisonnement du juge Mosley concernant l'exigence relative à la spécificité du produit. Plus précisément, elle a attiré l'attention sur la conclusion du juge Mosley portant qu'un brevet ne remplissait pas cette exigence s'il faisait référence à une catégorie de composés plutôt qu'à un ingrédient médicinal précis, et que le brevet 475 échouait à cet égard parce qu'il revendiquait la catégorie des INNTI plutôt que la rilpivirine (paragraphe 82 de la décision de la Cour fédérale).

[92]           Encore une fois, il est important de noter qu'en fait, le juge Mosley a conclu dans Gilead (C.F.) que le troisième ingrédient médicinal, la rilpivirine, n'était pas revendiqué par le brevet 475. Par conséquent, le juge Mosley a eu à mon sens raison de conclure qu'il n'y avait pas de correspondance entre les revendications du brevet 475 et le médicament approuvé par l'AC.

[93]           Je reconnais que certaines déclarations dans l'arrêt Gilead (C.A.F.) ont sans doute induit la juge en erreur à cet égard. Par exemple, la juge Trudel a déclaré que les ingrédients médicinaux contenus dans Complera « doivent donc être énoncés dans l'AC et les revendications du brevet pour que le brevet puisse être inscrit au registre » et que le paragraphe 4(2) « impose un degré élevé de correspondance entre le libellé de la revendication et l'AC » (Gilead (C.A.F.), aux paragraphes 40 et 45). Cependant, en toute déférence, ces déclarations ne peuvent être comprises comme ayant modifié les exigences du critère Abbott. Au contraire, la Cour a invariablement confirmé ce critère.

[94]           En d'autres mots, la décision que nous avons rendue dans l'arrêt Gilead (C.A.F.) ne me paraît pas un abandon du critère Abbott ou des principes d'interprétation des revendications énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Free World et Whirlpool. Ainsi, contrairement à ce que la juge a saisi de l'arrêt Gilead (C.A.F.), la question posée par le troisième volet du critère Abbott n'est pas de savoir si le terme « oxime de milbémycine » apparaît dans les revendications du brevet 329, mais plutôt si les revendications comprennent l'oxime de milbémycine comme ingrédient médicinal dans la formulation visée par le brevet.

[95]           Le concept de spécificité du produit doit être compris au regard du contexte des modifications apportées au Règlement en 2006. Sur ce point, il vaut la peine de reproduire intégralement le paragraphe 43 de l'arrêt Gilead (C.A.F.), dans lequel la juge Trudel s'est attardée sur cette notion :

Il est également évident que les modifications de 2006 ont introduit l'exigence de spécificité du produit. Il ressort de la simple lecture de la version du Règlement sur les MBAC antérieure aux modifications de 2006 que s'il était établi que les revendications du brevet étaient « pertinent[es] quant [au] » médicament approuvé, l'inscription des brevets soumis était généralement acceptée. Par contre, la version modifiée crée l'obligation de fournir des renseignements plus précis sur le produit dont l'inscription du brevet est demandée, notamment l'ingrédient médicinal, le nom de marque, la forme posologique, la concentration, la voie d'administration et l'utilisation, tels qu'ils figurent dans la PDN. De plus, les catégories énoncées à l'article 4 sont maintenant plus détaillées et définies avec plus de précision. Ces changements, de même que l'importance accrue accordée au respect des critères d'admissibilité, sous réserve de la décision du ministre, dont il a été fait état précédemment, m'amènent à rejeter simplement la thèse de Gilead concernant le caractère général de la correspondance entre les revendications du brevet et l'AC.

[96]           Ainsi, pour qu'un brevet puisse être inscrit au registre avant les modifications de 2006, il fallait uniquement démontrer que les revendications du brevet étaient « pertinentes » quant au médicament approuvé par l'AC. Le concept de la pertinence est très général et permettait l'inscription de nombreux brevets qui ne seraient plus acceptés depuis les modifications de 2006. Le concept de la spécificité du produit, introduit par les modifications de 2006, ne peut être compris que par rapport à ce qu'il entendait remplacer, c'est‑à‑dire le concept de la pertinence. Les innovateurs pouvaient encore inscrire des brevets se rapportant à leurs médicaments, mais ces brevets devaient revendiquer, aux termes de l'alinéa 4(2)b) du Règlement, la même formulation que celle autorisée par le ministre dans l'AC délivré à l'égard du médicament.

[97]           Selon ma compréhension du Règlement antérieur aux modifications de 2006, le brevet 475 en cause dans Gilead (C.F.) et Gilead (C.A.F.) aurait très probablement été jugé admissible à l'inscription au registre par le ministre, puisqu'il aurait été démontré qu'il était « pertinent » quant à Complera même si le troisième ingrédient médicinal, la rilpivirine, n'était pas revendiqué. Cependant, en vertu du Règlement modifié, la pertinence ne suffit plus pour autoriser l'inscription d'un brevet. En fait, il faut désormais établir que le brevet que l'innovateur souhaite inscrire au registre contient, conformément à l'alinéa 4(2)b), une formulation de certains ingrédients médicinaux que le ministre a approuvée en délivrant un AC. En d'autres mots, le brevet doit revendiquer expressément la formulation que le ministre a approuvée par la délivrance d'un AC.

[98]           Ainsi, dans les circonstances de la présente affaire, le troisième volet du critère Abbott a manifestement été rempli. En bref, le brevet 329 revendique une formulation de deux ingrédients médicinaux, le spinosad et l'oxime de milbémycine. Le ministre a approuvé cette formulation en délivrant un AC à l'égard de Trifexis.

VI.             Conclusion

[99]           Pour ces motifs, je ferais donc droit à l'appel avec dépens, j'infirmerais la décision de la Cour fédérale du 17 février 2014 et, rendant le jugement qui aurait dû être rendu, je ferais droit à la demande de contrôle judiciaire de l'appelante avec dépens et je renverrais l'affaire au ministre pour qu'il l'examine à nouveau à la lumière des présents motifs.

« M. Nadon »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Richard Boivin, j.c.a. »
LA JUGE DAWSON (Motifs concourants)

[100]       Comme le juge Nadon, je suis d'avis que le présent appel devrait être accueilli avec dépens. Pour les motifs qu'il a fournis, je suis d'accord que la juge a interprété le brevet 329 comme revendiquant non seulement le spinosad comme ingrédient actif, mais aussi des formulations contenant d'autres ingrédients actifs, notamment une formulation comprenant à la fois le spinosad et l'oxime de milbémycine. Pour les motifs donnés par le juge Nadon, je suis également d'accord que la juge a commis une erreur en ce qui a trait au troisième volet du critère énoncé dans l'arrêt Laboratoires Abbott Ltée c. Canada (Procureur général), 2008 CAF 354, [2009] 3 R.C.F. 547. Mon seul point de désaccord avec les motifs de mon collègue est que je ne vois pas de distinction avec l'arrêt Gilead Sciences Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2012 CAF 254, rendu par notre Cour. Par conséquent, et comme je souscris à l'analyse de mon collège quant au fond du présent appel, je conclus respectueusement que l'arrêt Gilead est erroné. Je parviens à cette conclusion pour les motifs suivants.

[101]       Le brevet en cause dans Gilead (le brevet 475) revendiquait des associations et des formulations contenant au moins deux agents antiviraux. La Cour fédérale a interprété les revendications pertinentes du brevet comme des associations et des formulations de deux ingrédients médicinaux (notamment le ténofovir et l'emtricitabine) plus un troisième agent antiviral appartenant à la classe des inhibiteurs non nucléosidiques de la transcriptase inverse (INNTI). Les parties étaient d'accord pour dire que le médicament en cause, Complera, contenait trois ingrédients médicinaux : le ténofovir, l'emtricitabine et la rilpivirine. Elles ont aussi reconnu que la rilpivirine appartenait à la classe des INNTI. La question était de savoir si le brevet 475 pouvait être inscrit étant donné qu'il ne mentionnait pas expressément la rilpivirine comme ingrédient médicinal.

[102]       La Cour fédérale et notre Cour ont conclu que le brevet 475 ne pouvait être inscrit parce qu'il ne nommait pas explicitement la rilpivirine comme ingrédient médicinal, et qu'il n'y avait donc pas correspondance entre l'objet du brevet et la formulation approuvée dans l'avis de conformité.

[103]       Cependant, compte tenu de l'interprétation du brevet 475 retenue par la Cour fédérale, et comme les parties ont convenu que Complera contenait le ténofovir, l'emtricitabine et la rilpivirine, et que la rilpivirine appartenait à la classe des INNTI, il ne fait aucun doute que le brevet 475 revendiquait l'association et la formulation de ténofovir, d'emtricitabine et de rilpivirine; toute fabrication ou vente de cette formulation contreviendrait au brevet 475. Même si ce brevet revendiquait cette formulation et que l'avis de conformité approuvait des comprimés contenant du ténofovir, de l'emtricitabine et de la rilpivirine comme ingrédients médicinaux, le brevet 475 a été jugé inadmissible à l'inscription.

[104]       Ce résultat ne concorde pas avec l'issue du présent appel, dans lequel le brevet 329 a été jugé admissible à l'inscription parce qu'il revendique la formulation approuvée dans l'avis de conformité délivré à l'égard de Trifexis.

[105]       À mon avis, l'issue du présent appel est correcte parce qu'elle est conforme au texte, au contexte et à l'objet des alinéas 4(2)a) et b) du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le Règlement).

[106]       Aux termes des alinéas 4(2)a) et b) (reproduits au paragraphe 19 des motifs de mon collègue), un brevet est admissible à l'inscription s'il contient « une revendication de l'ingrédient médicinal » ou « une revendication de la formulation » (non souligné dans l'original) et que l'ingrédient médicinal ou la formulation a été approuvé par la délivrance d'un avis de conformité. Une lecture textuelle des revendications oblige donc à s'interroger sur ce que le brevet en cause revendique.

[107]       Les revendications d'un brevet sont comparées à des « clôtures » et à des « frontières » (Free World Trust c. Electro Santé Inc., 2000 CSC 66, [2000] 2 R.C.S. 1024, au paragraphe 14). Dans ce contexte, l'examen des revendications du brevet requis par les alinéas 4(2)a) et b) du Règlement étaye l'interprétation suivant laquelle il n'y a pas lieu d'exiger qu'un brevet nomme expressément chaque ingrédient médicinal approuvé par la délivrance d'un avis de conformité. Si le brevet revendique l'ingrédient médical approuvé, il existera un lien suffisant entre le brevet et l'objet de l'avis de conformité pour autoriser l'inscription.

[108]       Le Règlement a pour objet de réglementer l'exception relative aux travaux préalables au titre de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P‑4, et d'établir un équilibre entre la protection des brevets et l'arrivée rapide de médicaments génériques. On n'atteint pas ces objets lorsqu'on refuse d'inscrire un brevet qui revendique une formulation ou un ingrédient médicinal innovateur et utile, et dont l'utilisation a été approuvée par la délivrance d'un avis de conformité.

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-146-14

(APPEL DU JUGEMENT DU 17 FÉVRIER 2014 RENDU PAR LA JUGE BÉDARD DE LA COUR FÉDÉRALE DANS LE DOSSIER NO T-1071-11)

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC. c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 22 avril 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE NADON

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

 

MOTIFS CONCOURANTS :

LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Jay Zakaib

Jennifer Wilkie

Kelly McClellan

 

POUR L'appelantE

 

Eric Peterson

 

POUR LES INTIMÉS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling Lafleur Henderson S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

pour l'appelante

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LES INTIMÉS

 

 

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