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Date : 20151020


Dossier : A-358-14

Référence : 2015 CAF 222

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE LA THAMES

appelante

et

PIPELINES ENBRIDGE INC.

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 16 juin 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2015.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE


Date : 20151020


Dossier : A-358-14

Référence : 2015 CAF 222

CORAM :

LE JUGE RYER

LE JUGE WEBB

LE JUGE RENNIE

 

ENTRE :

LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE LA THAMES

appelante

et

PIPELINES ENBRIDGE INC.

L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE RYER

[1]               La Cour est saisie d’un appel interjeté par la Première Nation des Chippewas de la Thames (l’appelante) à l’encontre d’une décision de l’Office national de l’énergie (l’ONE) approuvant la demande présentée par Pipelines Enbridge Inc. (Enbridge) pour le projet d’inversion de la canalisation 9B et d’accroissement de la capacité de la canalisation 9 (le projet). Les motifs de la décision de l’Office ont été publiés le 6 mars 2014; ils portent le numéro de référence OH-002-2013.

[2]               L’appelante demande à la Cour d’annuler l’approbation donnée par l’Office au projet [traduction« […] parce qu’il n’entrait pas dans les pouvoirs de l’Office d’exempter et d’autoriser [Enbridge] avant que la Couronne ne se soit acquittée de son obligation de consulter l’appelante et de trouver des accommodements ».

[3]               Pour les motifs qui suivent, je rejetterais cet appel.

I.                   DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[4]               Les dispositions législatives ayant trait à cet appel sont les paragraphes 21(1) et 22(1) et les articles 52 et 58 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, ch. N‑7 (la Loi sur l’ONE) ainsi que le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle, L.R.C. 1985, appendice II, no 44, annexe B (la Loi constitutionnelle).

II.                CONTEXTE

[5]               En 1976, la canalisation 9 a commencé à transporter du pétrole vers l’est, depuis Sarnia, en Ontario, jusqu’à Montréal, au Québec. En 1999, l’Office a approuvé l’inversion du flux de pétrole. En juillet 2012, l’Office a approuvé une nouvelle inversion du sens de l’écoulement du pétrole dans un segment de la canalisation 9 allant d’un endroit près de Sarnia à un endroit près de Hamilton (North Westover, Ontario).

[6]               La demande relative au projet a été présentée conformément à l’article 58 de la Loi sur l’ONE. Dans cette demande, Enbridge demandait que soient approuvés :

[traduction]

a)      l’inversion du sens de l’écoulement du pétrole entre North Westover et Montréal;

b)      l’augmentation de la capacité de la canalisation 9, qui passerait de 240 000 barils par jour à 300 000 barils par jour;

c)      le transport du pétrole lourd.

[7]               La demande précisait que presque tout le travail de mise en œuvre du projet aurait lieu dans l’emprise actuelle du pipeline ou sur des terrains appartenant à Enbridge.

[8]               L’Office a décidé qu’une audience publique aurait lieu au sujet du projet et a pris une ordonnance d’audience à cet effet. L’ordonnance d’audience a été signifiée aux représentants de la Couronne fédérale (la Couronne) et de la Couronne du chef de l’Ontario et du chef du Québec. L’appelante s’est vu accorder le statut d’intervenante et a reçu des fonds d’Enbridge pour sa participation à l’audience.

[9]               Enbridge a entamé des discussions avec l’appelante et d’autres groupes autochtones qui se trouvaient dans un rayon de 50 kilomètres de la canalisation 9. L’appelante a reconnu qu’Enbridge avait fait des efforts de consultation, mais elle a allégué que ces efforts n’avaient pas vraiment répondu à ses préoccupations.

[10]           Le 27 septembre 2013, l’appelante et une autre Première Nation ont fait parvenir une lettre (la lettre de demande de consultation) à plusieurs ministres fédéraux, dont le ministre des Ressources naturelles. Les signataires disaient craindre les répercussions du projet sur leurs droits ancestraux ou issus de traités et demandaient que la Couronne lance immédiatement un processus de consultation. Ils demandaient aussi que la Couronne informe l’Office qu’aucune consultation n’avait eu lieu et que, par conséquent, des mesures procédurales auxquelles la Couronne et l’appelante seraient parties devraient être prises.

[11]           Selon les signataires, la Couronne était tenue de les consulter parce que la Loi sur l’ONE ne donne pas à l’Office le pouvoir de procéder au nom de la Couronne à des consultations qui permettraient à celle‑ci de s’acquitter de son obligation de consulter telle qu’elle est définie dans l’arrêt Nation haïda, et que le faire serait [traduction« totalement inapproprié » compte tenu du rôle de l’Office en tant qu’« organisme quasi judiciaire indépendant ». Les signataires ajoutaient que l’Office n’a pas compétence pour :

[traduction]

  • protéger d’autres parties de nos terres afin qu’il continue d’y avoir dans nos territoires traditionnels des zones où nous pouvons exercer nos droits;

         prendre en compte les incidences cumulatives des changements qu’il faut apporter à d’autres pipelines (comme les canalisations 5 et 6B) et installations (terminal de réservoirs de Sarnia) d’Enbridge pour permettre à Enbridge d’expédier 300 000 barils de pétrole brut par jour dans la canalisation 9;

         prendre en compte les incidences cumulatives du changement de type de pétrole brut qui sera utilisé pour alimenter les raffineries pétrochimiques et chimiques de Sarnia;

         donner à la Première Nation Aamjiwnaang (PNA) et à la Première Nation des Chippewas de la Thames (PNCT) des accommodements économiques pour les incidences éventuelles sur nos droits;

         procéder à l’audience publique et rendre une décision en vertu de l’article 58 de manière que, si le projet est approuvé, les accommodements offerts à la PNA et à la PNCT soient proportionnels aux incidences négatives éventuelles sur nos droits et nos intérêts respectifs;

         faire cesser la violation passée et présente de nos droits causée par la construction et l’exploitation de la canalisation 9.

[12]           La Couronne n’a pas répondu à la lettre de demande de consultation avant que l’audience tenue devant l’Office ne soit terminée.

[13]           Le processus d’audience a débuté le 8 octobre 2013 à Montréal et s’est terminé le 18 octobre 2013 à Toronto (Ontario). La Couronne n’a pas participé à l’audience.

[14]           Pour décrire ses droits ancestraux ou issus de traités à cette audience, l’appelante a déposé une preuve écrite, dont une étude préliminaire de l’utilisation de son territoire traditionnel présentant l’utilisation des terrains adjacents à l’emprise de la canalisation 9, et a fait des observations de vive voix. Le lien spirituel profond de l’appelante avec ses territoires traditionnels et ses ressources, ainsi que les craintes que font naître chez elle les menaces que l’approbation du projet pourrait faire peser sur ses droits ancestraux ou issus de traités ont été exprimés dans ces éléments de preuve. L’affidavit du chef de l’appelante mentionnait de plus que l’appelante a droit à une part des revenus générés par le transport du pétrole dans la canalisation 9.

[15]           Pendant les observations finales à l’audience, l’appelante a affirmé que l’Office est tenu de refuser les approbations demandées par Enbridge pour le projet jusqu’à ce que les consultations de la Couronne aient eu lieu.

[16]           Dans une lettre datée du 30 janvier 2014 (la lettre de réponse de la Couronne), le ministre des Ressources naturelles a répondu à la lettre de demande de consultation. Le ministre a dit ceci :

[traduction]

a)      la Couronne est déterminée à s’acquitter de son obligation légale de consulter chaque fois qu’elle envisage de prendre une mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur un droit ancestral ou issu de traités, qu’il s’agisse d’un droit reconnu ou éventuel;

b)      pour remplir cet engagement, le gouvernement a adopté un plan de développement responsable des ressources qui résout en partie les questions de consultation des peuples autochtones en ce qui concerne les grands chantiers;

c)      le gouvernement compte sur les processus de l’Office pour atténuer les incidences éventuelles des projets qui relèvent du mandat de celui‑ci sur les droits ancestraux ou issus de traités.

III.             LA DÉCISION DE L’OFFICE

[17]           L’Office a reconnu que le projet pouvait menacer l’utilisation du territoire traditionnel de l’appelante, mais les observations d’Enbridge l’ont convaincu que le fonctionnement de la canalisation 9 était sécuritaire et que des mesures d’urgence étaient en place en cas de bris du pipeline. L’Office a donc affirmé que les incidences sur les droits de l’appelante seraient minimes et que les mesures visant à les atténuer étaient appropriées. L’Office a conclu que son approbation du projet servait l’intérêt public et était conforme aux exigences des parties III et IV de la Loi sur l’ONE. L’Office a toutefois donné son accord sous réserve d’un certain nombre de conditions qui, selon lui, « renforceront les mesures actuelles et futures liées à l’intégrité et à la sécurité du pipeline ainsi qu’à la protection de l’environnement auxquelles la canalisation 9 est déjà soumise ».

[18]           L’appelante a été autorisée à interjeter appel de la décision de l’Office, comme l’exige le paragraphe 22(1) de la Loi sur l’ONE, le 4 juin 2014.

IV.             QUESTIONS À TRANCHER

[19]           Les questions de fond dans le présent appel ont trait à l’obligation (éventuelle) de la Couronne, telle que l’a formulée la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511 [arrêt Nation haïda], de consulter l’appelante et de trouver des accommodements aux préoccupations que celle‑ci peut avoir en ce qui concerne les effets éventuels du projet sur ses droits ancestraux ou issus de traités (l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda).

[20]           Plus précisément, il faut trancher les deux questions suivantes :

a)      à savoir si le pouvoir de s’acquitter au nom de la Couronne de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda qui est en lien avec le projet a été délégué à l’Office lui-même;

b)      à savoir si l’Office était tenu de déterminer, pour remplir son mandat en ce qui concerne la demande d’approbation du projet présentée par Enbridge, si la Couronne, qui n’était pas partie à la demande, devait s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et, dans l’affirmative, si elle l’avait fait.

Je vais d’abord me pencher sur la dernière de ces deux questions.

V.                ANALYSE

A.                L’Office était‑il tenu de déterminer, pour remplir son mandat en ce qui concerne la demande d’approbation du projet présentée par Enbridge, si la Couronne, qui n’était pas partie à la demande, devait s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et, dans l’affirmative, si elle l’avait fait?

Norme de contrôle

[21]           La question de savoir si l’Office était tenu de déterminer, pour remplir son mandat en ce qui concerne la demande d’approbation du projet présentée par Enbridge, si la Couronne, qui n’était pas partie à cette demande, devait s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et, si c’était le cas, si elle avait rempli cette obligation, est une question de droit dont la norme de contrôle est celle de la décision correcte (Première nation dakota de Standing Buffalo c. Enbridge Pipelines Inc., 2009 CAF 308, aux paragraphes 23-24, [2010] 4 R.C.F. 500 [arrêt Standing Buffalo]; Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, 2010 CSC 43, aux paragraphes 64-67, [2010] 2 R.C.S. 650 [arrêt Carrier Sekani]).

L’arrêt Standing Buffalo s’applique

[22]           La Cour a dit ceci au paragraphe 2 de l’arrêt Standing Buffalo :

[2] Les appelants soulèvent la question – nouvelle – de savoir s’il fallait qu’avant de statuer sur les demandes, l’ONÉ détermine si la Couronne, qui n’était pas partie aux demandes et n’a pas pris part aux audiences, avait l’obligation, en vertu de l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73, de consulter les appelants au sujet des effets préjudiciables que les projets pourraient avoir sur eux et, le cas échéant, si elle s’était bien acquittée de cette obligation.

[23]           La Cour a répondu à cette question par la négative et a statué que rien n’empêchait l’Office d’exercer ses compétences et d’examiner les demandes qui lui étaient présentées. La Cour n’a pas conclu que l’Office n’avait pas le pouvoir de déterminer si la Couronne était tenue de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et, si c’était le cas, si elle avait rempli cette obligation (les déterminations de l’arrêt Nation haïda). L’autorisation d’interjeter appel à la Cour suprême de l’arrêt Standing Buffalo a été refusée (33480 (2 décembre 2010)).

[24]           Postérieurement à l’arrêt Standing Buffalo, aucune modification en vertu de laquelle cet arrêt ne serait plus applicable n’a été apportée à la Loi sur l’ONE.

Arrêt Carrier Sekani

[25]           À la fin d’octobre 2010, la Cour suprême du Canada a rendu sa décision dans l’affaire Carrier Sekani. En l’espèce, la Couronne du chef de la Colombie-Britannique (la Couronne de la C.‑B.), agissant par l’entremise de la British Columbia Hydro and Power Authority (B.C. Hydro), a demandé à la British Columbia Utilities Commission (la BCUC) d’approuver en vertu de la Utilities Commission Act, R.S.B.C. 1996, ch. 473 l’achat d’électricité aux termes d’un contrat avec Rio Tinto Alcan Inc. (RTA).

[26]           La BCUC a répondu favorablement à la demande de B.C. Hydro. Elle a conclu que l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda ne s’appliquait pas parce que la Première Nation n’avait pas établi que le contrat d’achat d’électricité proposé aurait un effet préjudiciable sur les droits ancestraux allégués. Il n’était par conséquent pas nécessaire de procéder à un examen complet de l’adéquation des consultations.

[27]           En appel, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique (la CACB) a estimé qu’une étude plus approfondie s’imposait en ce qui concerne les déterminations de l’arrêt Nation haïda et a, pour cette raison, renvoyé l’affaire à la BCUC.

[28]           Devant la Cour suprême du Canada, B.C. Hydro et RTA ont allégué que la CACB avait donné au rôle de la BCUC pour ce qui est de décider des questions de consultation plus d’ampleur qu’il n’en a et que la BCUC avait conclu à bon droit que l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda ne s’appliquait pas. Pour sa part, le Conseil tribal Carrier Sekani a appuyé la décision de la CACB de renvoyer la question de la consultation à la BCUC pour que des observations plus détaillées soient présentées sur cette question.

[29]           En accueillant l’appel, la Cour suprême a estimé que la BCUC avait eu raison de conclure qu’elle avait le pouvoir de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda et que sa conclusion, selon laquelle l’obligation définie dans cet arrêt n’existait pas en l’espèce, était raisonnable. Ce faisant, la Cour suprême a affirmé que le rôle de chacun des tribunaux administratifs en ce qui concerne les déterminations de l’arrêt Nation haïda dépend des devoirs et des pouvoirs que le législateur lui a conférés.

[30]           Plus précisément, la Cour suprême a mentionné ce qui suit au paragraphe 69 :

[69] Il est reconnu que la Utilities Commission Act investit la Commission du pouvoir de trancher des questions de droit aux fins de déterminer si le CAÉ de 2007 sert l’intérêt public. Le pouvoir d’un tribunal administratif de statuer en droit emporte celui de trancher une question constitutionnelle dont il est régulièrement saisi, sauf lorsqu’il est clairement établi que le législateur a voulu le priver d’un tel pouvoir (Conway, par. 81; Paul c. Colombie-Britannique (Forest Appeals Commission), 2003 CSC 55, [2003] 2 R.C.S. 585, par. 39). « [U]n tribunal spécialisé jouissant à la fois de l’expertise et du pouvoir requis pour trancher une question de droit est le mieux placé pour trancher une question constitutionnelle se rapportant à son mandat légal » : Conway, par. 6. [Non souligné dans l’original.]

[31]           De plus, au paragraphe 70, la Cour suprême renvoie à l’alinéa 71(2)e) de la Utilities Commission Act, qui exige que la BCUC tienne compte de [traduction« tout autre élément jugé pertinent eu égard à l’intérêt public ». La Cour suprême a par conséquent conclu que la Utilities Commission Act avait donné à la BCUC le pouvoir de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda à propos de la demande de B.C. Hydro d’approuver le contrat d’achat d’électricité.

[32]           La Cour suprême a également conclu qu’un tribunal ayant le pouvoir de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda peut néanmoins ne pas avoir de pouvoirs de réparation efficaces. La Cour suprême dit ceci aux paragraphes 61 et 63 :

[61] Le tribunal administratif doté du pouvoir de se prononcer sur le caractère adéquat de la consultation, mais non du pouvoir d’effectuer celle‑ci, doit accorder la réparation qu’il juge indiquée dans les circonstances, conformément aux pouvoirs de réparation qui lui sont expressément ou implicitement conférés par sa loi habilitante. L’objectif est de protéger les droits et les intérêts des Autochtones et de favoriser la conciliation d’intérêts que préconise notre Cour dans l’arrêt Nation Haïda.

[…]

[63] Comme le conclut à juste titre la Cour d’appel, l’obligation de consulter les peuples autochtones, qui naît lorsque le gouvernement prend une décision susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur leurs intérêts, est une obligation constitutionnelle qui fait intervenir l’honneur de la Couronne et qui doit être respectée. Si le régime administratif mis en place par le législateur ne peut remédier aux éventuels effets préjudiciables d’une décision sur des intérêts autochtones, les Premières nations touchées doivent alors s’adresser à une cour de justice pour obtenir la réparation voulue : Nation Haïda, par. 51.

[33]           La décision rendue dans l’arrêt Carrier Sekani ne fait pas référence à l’arrêt Standing Buffalo, et n’analyse pas le rôle d’un tribunal administratif en relation avec les déterminations de l’arrêt Nation haïda lorsque la Couronne ne participe pas à la procédure dont le tribunal est saisi. Dans l’affaire Carrier Sekani, la Couronne participait à la procédure de la BCUC, laquelle a conclu qu’en l’espèce, la Couronne n’était pas tenue de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda. Selon moi, l’arrêt Carrier Sekani ne va pas jusqu’à établir qu’avant d’entreprendre l’examen de la question en cause dans la procédure dont il est saisi, un tribunal doit procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda, peu importe que la Couronne participe, ou non, à cette procédure.

L’arrêt Carrier Sekani l’emporte‑t‑il sur l’arrêt Standing Buffalo?

[34]           L’appelante a fait valoir que les enseignements de la Cour dans l’arrêt Standing Buffalo cèdent le pas à ceux de la Cour suprême dans l’arrêt Carrier Sekani. Je ne suis pas persuadé que ce soit le cas.

[35]           Les circonstances de l’affaire Carrier Sekani différaient beaucoup de celles dans l’affaire Standing Buffalo.

[36]           Dans l’affaire Carrier Sekani, la Couronne de la C.‑B., sous la forme de B.C. Hydro, était partie à une demande d’autorisation de conclure une entente d’achat d’électricité avec RTA présentée à la BCUC. Un geste précis de la Couronne – conclure et exécuter un contrat d’achat d’électricité – devait être approuvé par la BCUC, et c’est ce geste même qui, selon la Première Nation, constituait une mesure envisagée par la Couronne obligeant B.C. Hydro à la consulter. Dans ces circonstances, la question de savoir si la Couronne de la C.‑B. devait remplir l’obligation de consulter définie dans l’arrêt Nation haïda et, si c’était le cas, si elle s’en était acquittée, se posait directement à la BCUC. En fait, la BCUC elle-même a estimé avoir le pouvoir de tirer les conclusions de droit et de fait requises. Si B.C. Hydro était tenue de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et qu’elle ne l’a pas fait, BCUC pouvait l’empêcher de prendre la mesure qui aurait censément une incidence préjudiciable sur l’intérêt que la Première Nation faisait valoir.

[37]           Dans l’affaire Standing Buffalo, la Première Nation de Standing Buffalo (la PNSB), qui alléguait qu’elle possédait des titres ancestraux sur des terres, avait participé de 1997 à 2006 à un processus de consultation avec la Couronne fédérale au sujet de cette revendication et d’autres questions. La Couronne a finalement conclu qu’aucune obligation définie dans l’arrêt Nation haïda ne lui incombait et qu’elle n’était plus disposée à poursuivre les consultations, ce qui a amené la PNSB à intervenir à l’audience dont l’Office était saisi à propos de la demande qu’Enbridge avait présentée, conformément à l’article 52 de la Loi sur l’ONE, pour obtenir l’autorisation de construire le segment du pipeline Keystone en Saskatchewan. La PNSB a demandé à l’Office d’obliger la Couronne à participer à l’audience afin qu’il puisse déterminer si la Couronne s’était acquittée de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda, à supposer que celle‑ci lui incombât. La PNSB a fait valoir que, si la Couronne n’y participait pas, l’Office devrait accepter ses éléments de preuve et conclure par conséquent qu’il n’avait pas compétence pour se pencher sur le bien-fondé de la demande d’Enbridge dont il était saisi.

[38]           Dans l’affaire Carrier Sekani, c’est la Couronne elle-même qui demandait l’autorisation de la BCUC. Elle n’a, par contre, pas participé à la procédure d’approbation dont était saisi l’Office dans l’affaire Standing Buffalo. C’est plutôt Enbridge, une société privée sans lien avec la Couronne, qui demandait l’autorisation de l’Office.

[39]           La non-participation de la Couronne à l’audience dans l’affaire Standing Buffalo est importante.

[40]           Bien que l’Office ait de toute évidence le pouvoir de décider des questions de droit, il est important de remarquer que les déterminations de l’arrêt Nation haïda incluent aussi des conclusions de fait. Comme le dit la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda, au paragraphe 61 :

[61] […] L’existence et l’étendue de l’obligation de consulter ou d’accommoder sont des questions de droit en ce sens qu’elles définissent une obligation légale. Cependant, la réponse à ces questions repose habituellement sur l’appréciation des faits. […]

De même, la question de savoir si l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda, lorsqu’elle existe, a été satisfaite est en bonne partie une question de fait.

[41]           Parce que la Couronne a participé à la procédure dans l’arrêt Carrier Sekani, la BCUC était en mesure de tirer les conclusions de fait exigées par les déterminations de l’arrêt Nation haïda dans le contexte contradictoire habituel. Si l’Office avait décidé de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda dans l’affaire Standing Buffalo, il aurait dû tirer les conclusions de fait nécessaires en dehors de ce contexte contradictoire.

[42]           Il vaut la peine de mentionner de plus que le pouvoir implicite d’un tribunal administratif de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda, qui est précisé au paragraphe 69 de l’arrêt Carrier Sekani, renvoie aux « question[s] constitutionnelle[s] dont il est régulièrement saisi ». Parce que la Couronne n’était pas partie à la procédure d’approbation du projet, il n’est pas certain que l’Office ait été « régulièrement saisi » des déterminations de l’arrêt Nation haïda dans cette procédure.

[43]           Il existe aussi un contraste marqué entre la capacité réparatrice de chacun des tribunaux dans les affaires Carrier Sekani et Standing Buffalo.

[44]           Dans l’affaire Carrier Sekani, la BCUC pouvait refuser l’approbation demandée par B.C. Hydro si elle établissait que l’obligation de consulter définie dans l’arrêt Nation haïda existait et que B.C. Hydro ne l’avait pas remplie.

[45]           Dans l’affaire Standing Buffalo, l’Office n’avait pas de pouvoir réparateur grâce auquel il aurait pu faire fléchir la Couronne. Il ne pouvait refuser une requête de la Couronne, parce que celle‑ci ne lui avait rien demandé. Si l’Office avait décidé de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda (en l’absence de preuve ou d’argument de la Couronne) et avait conclu qu’il incombait à la Couronne de s’acquitter de l’obligation définie dans cet arrêt, mais qu’elle ne l’avait pas fait, le seul recours de l’Office – comme l’allègue la PNSB – aurait été de refuser de se prononcer sur la demande de construction d’un pipeline d’Enbridge. La mesure de réparation de l’Office aurait donc été effectivement de refuser d’approuver la demande d’Enbridge en raison d’un manquement de la part de la Couronne.

[46]           Comme le précise la Cour suprême au paragraphe 61 de l’arrêt Carrier Sekani (précité), les pouvoirs de réparation d’un tribunal administratif, dont l’objectif est de favoriser la conciliation des intérêts, se limitent à ceux que lui confère sa loi habilitante. Dans l’affaire Standing Buffalo, si l’Office avait gardé la demande d’approbation de la construction du pipeline qu’il étudiait en suspens, comme une sorte de moyen de pression sur la Couronne, afin de l’obliger à participer à l’audience dont il était saisi, cela n’aurait pas, à mon avis, été une bonne façon de favoriser la conciliation des intérêts dont il est question dans l’arrêt Nation haïda.

[47]           Comme le montre bien le paragraphe 63 de l’arrêt Carrier Sekani (précité), la Cour suprême a reconnu que les tribunaux administratifs peuvent ne pas avoir de pouvoirs de réparation réalistes et efficaces pour les cas où la Couronne ne s’acquitte pas des obligations définies dans l’arrêt Nation haïda qui lui incombent. Dans les circonstances de ce genre, la Cour suprême dit qu’il faut s’adresser aux tribunaux pour obtenir la réparation voulue.

[48]           La décision de la Cour dans l’arrêt Standing Buffalo a confirmé que l’Office remplissait son mandat réglementaire en ce qui concerne la demande d’approbation de la construction d’un pipeline présentée par Enbridge. Cependant, cette décision n’enlevait pas à la PNSB toute possibilité d’obtenir un jugement sur l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda. Dans cette affaire, la PNSB aurait pu demander le contrôle judiciaire de la décision de la Couronne de mettre un terme aux consultations menées avec elle en 2006.

[49]           Pour conclure, je suis d’avis que l’arrêt Carrier Sekani ne l’emporte pas sur l’arrêt Standing Buffalo, parce que la Cour suprême ne s’est pas penchée sur la question de savoir si un tribunal administratif est tenu de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda dans une procédure dont il est saisi et à laquelle la Couronne n’est pas partie. Par conséquent, selon moi, le principe établi dans l’arrêt Standing Buffalo continue de s’appliquer.

L’arrêt Standing Buffalo est‑il différent?

[50]           Les circonstances dans l’arrêt Standing Buffalo ressemblent beaucoup à celles du présent appel. Dans les deux cas, Enbridge, une société du secteur privé, a demandé à l’Office une approbation pour un projet de pipeline. Dans les deux cas, la Couronne ne participait pas directement aux activités proposées. Dans les deux cas, la Première Nation a dit expressément que la Couronne était tenue de s’acquitter des obligations définies dans l’arrêt Nation haïda, mais ne l’avait pas fait. Dans les deux cas, la Première Nation a demandé à l’Office de mettre la demande dont il était saisi en suspens jusqu’à ce que la Couronne se soit, à son avis, acquittée de l’obligation alléguée.

[51]           Nonobstant ces similitudes, l’appelante a allégué que l’arrêt Standing Buffalo différait parce que la demande dont l’Office a été saisi dans cette affaire était fondée sur l’article 52 de la Loi sur l’ONE, alors que la demande relative au projet a été présentée en vertu de l’article 58 de la Loi sur l’ONE.

[52]           L’appelante affirme que, parce que l’approbation accordée en vertu de l’article 52 peut faire l’objet d’un réexamen et doit en définitive être approuvée par le gouverneur en conseil, il n’est pas nécessaire que l’Office procède aux déterminations de l’arrêt Nation haïda lorsque la Couronne ne participe pas à cette procédure. Il en est ainsi apparemment parce que le gouverneur en conseil peut annuler ou suspendre la décision d’approuver la demande fondée sur l’article 52, s’il décide d’entreprendre le processus de consultation de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda. Cette assertion n’est pas convaincante.

[53]           Premièrement, cette justification sur laquelle serait fondée la décision de Standing Buffalo n’apparaît nulle part dans les motifs de cet arrêt. Deuxièmement, la Couronne qui n’aurait prétendument pas encore entrepris les consultations qui lui permettront de satisfaire à l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda pourrait très bien être la Couronne du chef d’une province. Dans l’arrêt Standing Buffalo, la Saskatchewan est intervenue et a allégué que l’Office n’avait pas le pouvoir de procéder à une analyse de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda en ce qui concerne la Couronne du chef de la Saskatchewan (voir aussi la décision Première Nation Denesuline de Fond du Lac c. Canada (Procureur général), 2010 CF 948, aux paragraphes 230‑231, 377 F.T.R. 50; conf. pour des motifs plus restreints, 2012 CAF 73).

[54]           Troisièmement, un examen de la Loi sur l’ONE, notamment des articles 52 et 58, révèle que rien n’est dit à propos du pouvoir de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda que pourrait posséder l’Office. S’il existe, ce pouvoir doit faire implicitement partie de la capacité de l’Office de décider de questions de droit. De même, rien dans la Loi sur l’ONE n’indique que l’Office doit exercer ce pouvoir implicite pour les demandes fondées soit sur l’article 52 ou l’article 58 de la Loi sur l’ONE lorsque la Couronne n’est pas partie à cette demande, ni n’exige qu’il le fasse. En fait, le paragraphe 52(2) de la Loi sur l’ONE dispose que l’Office doit tenir compte de tous les facteurs qu’il estime directement liés au pipeline et l’autorise à prendre en compte les facteurs énumérés aux alinéas 52(2)a) à e) de la Loi sur l’ONE. De plus, comme la Cour l’a établi dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c. Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, 465 N.R. 152, au paragraphe 69, lorsqu’il examine la demande fondée sur l’article 58 qui a trait au projet, l’Office doit tenir compte de questions similaires à celles qui sont prévues au paragraphe 52(2) de la Loi sur l’ONE; ce faisant, l’Office a le pouvoir de déterminer quelles questions il examinera. Dans cette affaire, la Cour a confirmé la décision de l’Office, selon laquelle celui‑ci n’était pas tenu d’examiner les effets associés aux soi-disant activités [traduction« en amont » et [traduction« en aval » qui étaient censément liées au projet.

[55]           Quatrièmement, il est vrai effectivement qu’une approbation fondée sur l’article 52 fera l’objet d’une ordonnance du gouverneur en conseil, mais non une ordonnance rendue aux termes de l’article 58. Cependant, le caractère apparemment définitif de la procédure d’approbation en vertu de l’article 58 n’aide en rien l’Office à procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda lorsque la Couronne ne participe pas à cette procédure. Ce caractère définitif n’établit pas, à lui seul, que l’Office est « régulièrement saisi » (voir l’arrêt Carrier Sekani au paragraphe 69) des questions constitutionnelles inhérentes aux déterminations de l’arrêt Nation haïda lorsque la Couronne elle-même ne participe pas à la procédure. J’ai, de plus, de la difficulté à comprendre comment l’intention du législateur, lorsqu’il a adopté l’article 58 de la Loi sur l’ONE pour permettre à l’Office de rendre des décisions sans appel sur les questions faisant l’objet de cet article, peut être interprétée à la lumière des obligations de la Couronne définies dans l’arrêt Nation haïda, alors que la promulgation de cette disposition précède de plus de 45 ans la promulgation de la Loi constitutionnelle et la formulation des obligations de la Couronne dans l’arrêt Nation haïda.

[56]           Selon moi, le contexte factuel essentiel dans l’affaire Standing Buffalo est impossible à différencier du contexte factuel dans le présent appel. J’estime pour cette raison que le principe établi dans l’arrêt Standing Buffalo devrait être suivi dans le présent appel. À ce sujet, je remarque qu’il n’est allégué nulle part dans les mémoires du droit dont la Cour est saisie que celle‑ci devrait désavouer la décision qu’elle a rendue dans l’arrêt Standing Buffalo, conformément aux principes établis dans l’arrêt Miller c. Canada (Procureur général), 2002 CAF 370, 220 D.L.R. (4th) 149 (voir aussi l’arrêt ViiV Healthcare ULC c. Teva Canada Ltd., 2015 CAF 93, au paragraphe 18, [2015] F.C.J. no 455 (QL)).

La non-participation de la Couronne

[57]           La Couronne a décidé de ne pas participer aux procédures d’approbation du projet dont l’Office était saisi; aucune explication détaillée de cette décision n’a été donnée. La Couronne était peut-être d’avis que la demande d’Enbridge ne l’amènerait à prendre aucune mesure pour laquelle elle devrait s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda. Si la Couronne s’était présentée devant l’Office, cette question et d’autres auraient pu être argumentées. Mais ce ne fut pas le cas.

[58]           En dernière analyse, l’Office a décidé d’examiner la demande d’Enbridge fondée sur l’article 58 sans procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda. Ce faisant, il n’a à mon avis pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

Conclusion

[59]           Pour les motifs susmentionnés, je conclus que, puisque la Couronne ne participait pas à la demande relative au projet fondée sur l’article 58, l’Office n’était pas tenu, comme condition préalable à son examen de cette demande, de déterminer si la Couronne devait, en ce qui concerne le projet, satisfaire à l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et, le cas échéant, si elle s’était acquittée de cette obligation.

B.        L’Office devait‑il s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda?

Norme de contrôle

[60]           La question de savoir si l’Office a le pouvoir d’assumer l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et de s’en acquitter au nom de la Couronne en ce qui concerne le projet est une question de droit dont la norme de contrôle est celle de la décision correcte (arrêt Carrier Sekani, au paragraphe 67).

Le devoir constitutionnel de l’Office

[61]           Il est évident que l’Office est tenu de remplir sa mission en respectant les dispositions du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle.

[62]           La mission de l’Office consiste, entre autres, à tenir compte, et à veiller à ce que le promoteur du projet tienne compte, des intérêts des groupes autochtones en lien avec la demande d’approbation du projet. À ce sujet, l’Office a exigé qu’Enbridge participe à des discussions approfondies avec l’appelante et d’autres Premières Nations. L’Office a ainsi respecté ses obligations constitutionnelles aux termes du paragraphe 35(1).

[63]           Il est important de remarquer que l’obligation pour l’Office de veiller à ce que le niveau des consultations avec les groupes autochtones soit adéquat diffère de l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda. Cela étant dit, en pratique, les consultations avec les groupes autochtones qui découlent du processus de demande de l’article 58 de l’Office peuvent très bien porter sur les mêmes préoccupations des Autochtones que celles qui sont soulevées lorsque la Couronne satisfait à l’obligation de consulter définie dans l’arrêt Nation haïda et, je l’espère, les atténuer. En d’autres mots, cela ne devrait pas avoir d’importance qu’un problème soit résolu par le processus de consultation de l’Office ou par le processus de consultation de l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda.

La Couronne a‑t-elle délégué l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda à l’Office?

[64]           Selon ce que dit la Cour suprême dans l’arrêt Nation haïda et, plus récemment, dans l’arrêt Carrier Sekani, une loi appropriée peut déléguer l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda à un tribunal administratif.

[65]           Aucune des parties au présent appel n’a allégué que la Loi sur l’ONE comportait des dispositions déléguant l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda à l’Office et je ne suis pas parvenu à découvrir dans cette loi de dispositions pouvant être interprétées de cette manière.

[66]           Bien que le législateur ait le pouvoir d’exiger que l’Office s’acquitte de l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda, donner ce mandat à l’Office obligerait celui‑ci à remplir des tâches qui n’entrent pas dans ses principaux domaines d’expertise technique. De plus, il me semble qu’exiger que l’Office consulte les Premières Nations au nom de la Couronne lui rendrait la tâche très difficile, sinon impossible, lorsque viendra ensuite pour lui le moment de se prononcer – en tant que tribunal quasi judiciaire et cour d’archives – sur l’adéquation de ces consultations. Ces observations expliquent peut-être pourquoi le législateur n’a pas pris de mesures législatives pour élargir la compétence de l’Office en ajoutant ces tâches.

La lettre de réponse de la Couronne

[67]           En l’espèce, la Couronne n’a pas été partie à la demande d’approbation du projet. Cependant, dans la lettre de réponse de la Couronne, le ministre des Ressources naturelles a dit ce qui suit :

[traduction] Vous mentionnez dans votre lettre qu’il est important que la Couronne consulte les groupes autochtones, tels qu’ils sont définis à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982. Je peux vous assurer que le gouvernement du Canada est déterminé à s’acquitter de son obligation légale de consulter chaque fois qu’il envisage de prendre une mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur un droit ancestral ou issu de traités, qu’il s’agisse d’un droit reconnu ou éventuel. Lorsque cette obligation de consulter existe, la Couronne fédérale s’en acquittera de manière efficace et constructive.

Plus loin, le ministre a ajouté que :

[traduction] La compétence du gouvernement sur les projets de pipeline s’exerce par le truchement du processus d’examen réglementaire de l’Office national de l’énergie (ONE). Le gouvernement compte sur les processus de l’ONE pour atténuer les incidences éventuelles des projets qui relèvent du mandat de celui‑ci sur les droits ancestraux ou issus de traités. L’ONE offre un lieu ouvert, global et participatif où toutes les parties touchées peuvent exprimer leurs craintes et leurs intérêts au sujet d’un projet.

[68]           Je ne suis pas d’avis que ce dernier passage constitue une délégation effective à l’Office de la responsabilité de la Couronne pour l’exécution d’une partie ou une autre de son obligation de consulter définie dans l’arrêt Nation haïda, à supposer que cette obligation existe en ce qui concerne le projet. Selon l’arrêt Carrier Sekani, il faut procéder à un examen de la loi qui a créé un tribunal administratif pour déterminer si le pouvoir de s’acquitter des obligations de la Couronne définies dans l’arrêt Nation haïda lui a été confié, ce qui signifie que la délégation effective par la Couronne de ces obligations exige une loi à cet effet. Je n’aborderai pas la question de savoir si la Couronne pourrait effectivement déléguer ces obligations en se servant d’une autre disposition officielle qu’une loi. Je me contenterai de dire qu’à mon avis, la lettre de réponse de la Couronne n’est pas suffisante pour produire cette délégation, surtout, rappelons‑le, qu’elle n’a été envoyée qu’après la fin de l’audience devant l’Office.

[69]           Selon moi, il ne faut pas considérer que l’existence, le cas échéant, de l’obligation de la Couronne définie dans l’arrêt Nation haïda, et le respect de cette obligation, à supposer que la Couronne s’en soit acquittée, ont été établis par la décision de l’Office. Il s’ensuit que l’existence de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda et son respect par la Couronne en ce qui concerne le projet sont des questions pour lesquelles il n’y a eu aucune décision judiciaire. Il est bien entendu que, selon moi, la question de savoir si la promulgation par le législateur de la Loi sur l’ONE, plus de 20 ans avant la promulgation de la Loi constitutionnelle et plus de 40 ans avant l’arrêt Nation haïda, pourrait être considérée comme une mesure de la Couronne suffisante pour que celle‑ci soit tenue de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda n’en est pas une sur laquelle l’Office a statué. Si la promulgation de la Loi sur l’ONE est la mesure de la Couronne contestée et que cette conduite a eu lieu plus de 60 ans avant la demande relative au projet, on se retrouve devant une impossibilité logique, puisque les consultations relatives au projet découlant de l’arrêt Nation haïda auraient dû avoir lieu avant la promulgation de cette loi.

[70]           Dans la même veine, on peut se demander s’il est vraiment réaliste de penser qu’en promulguant la Loi sur l’ONE – plus de 20 ans avant la promulgation de la Loi constitutionnelle et plus de 40 ans avant que la Cour suprême ne formule l’obligation de consulter dans l’arrêt Nation haïda −, le gouvernement fédéral tentait de « se soustrai[r]e […] à l’obligation de consulter » (voir le paragraphe 62 de l’arrêt Carrier Sekani).

[71]           Alors que la Loi sur l’ONE a été promulguée dans les années 1950, la Province de l’Alberta a récemment promulgué la Responsible Energy Development Act, S.A. 2012, c. R ‑ 17.3. L’article 21 de cette loi dit expressément que l’Alberta Energy Regulator n’a pas le pouvoir de procéder aux déterminations de l’arrêt Nation haïda, ce qui indique, semble‑t‑il, que ce législateur souhaite que ce soient les tribunaux qui s’en chargent.

[72]           Lors de l’audition du présent appel, l’appelante a reconnu que la lettre de réponse de la Couronne aurait pu être considérée comme un refus de la Couronne de participer à des consultations et qu’une demande de contrôle judiciaire aurait pu être présentée au sujet de ce refus.

[73]           Une fois le manquement porté devant un tribunal, les déterminations de l’arrêt Nation haïda auraient pu être effectuées dans le contexte de la preuve et des arguments présentés par les parties, et des mesures correctives appropriées auraient pu être demandées. La panoplie des mesures judiciaires éventuelles a été décrite par la Cour suprême au paragraphe 37 de l’arrêt Carrier Sekani, de la façon suivante :

[37] Le recours pour manquement à l’obligation de consulter varie également en fonction de la situation. L’omission de la Couronne de consulter les intéressés peut donner lieu à un certain nombre de mesures allant de l’injonction visant l’activité préjudiciable, à l’indemnisation, voire à l’ordonnance enjoignant au gouvernement de consulter avant d’aller de l’avant avec son projet : Nation haïda, par. 13‑14.

[74]           Les pouvoirs de réparation d’un tribunal ou d’un contrôle judiciaire s’étendraient également au jugement déclaratoire, comme celui qui a été proposé par la Cour d’appel du Yukon dans l’arrêt Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, 358 D.L.R. (4th) 100. Dans cette affaire, la Cour a pris acte de la reconnaissance par l’avocat de la Couronne de ce que l’Assemblée législative du Yukon pourrait souhaiter modifier la loi pour régler les questions de consultation examinées et a donc suspendu les conclusions qu’elle était prête à rendre. Les tribunaux peuvent en général accorder ce genre de mesure de réparation souple dans les contrôles judiciaires.

[75]           De fait, dans l’extrait de la lettre de demande de consultation (précitée, au paragraphe 11), l’appelante elle-même reconnaît que le pouvoir de l’Office de répondre à toutes ses craintes sur l’incidence que le projet pourrait avoir sur elle connaît un certain nombre de limites. Cependant, il n’est pas évident pour moi que l’absence dans la Loi sur l’ONE (promulguée il y a plus de 50 ans) de dispositions qui permettraient à l’Office de réparer utilement l’omission avérée de la Couronne de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda devrait avoir pour conséquence la suspension pour une période indéterminée de la demande d’approbation du projet présentée par Enbridge.

[76]           La Cour fédérale s’est penchée sur une demande de contrôle judiciaire en relation avec l’existence et le respect de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda dans la décision Nation Ojibway de Brokenhead c. Canada (Procureur général), 2009 CF 484, 345 F.T.R. 119 [Brokenhead].

[77]           À ce sujet, la décision du juge Barnes, au paragraphe 37 de la décision Brokenhead, est digne de mention :

[37] Les Premières nations visées par le Traité no 1 maintiennent qu’on doit toujours procéder à des consultations globales indépendamment de la justesse des mesures d’atténuation prises à la suite de l’examen réglementaire applicable. Cette obligation existerait malgré le fait que les collectivités autochtones se sont vues offrir une possibilité illimitée de se faire entendre. Cette affirmation me semble traduire une conception étriquée de l’obligation de consultation parce qu’elle supposerait un exercice répétitif et essentiellement dépourvu d’intérêt. Sauf dans la mesure où l’on ne peut donner suite aux préoccupations autochtones, c’est devant l’Office qu’il convient de traiter des questions se rapportant au projet et non devant la gouverneure en conseil ou le ministère qui pourrait être compétent en la matière dans le cadre d’une discussion parallèle.

[78]           Autrement dit, parvenir à des solutions concrètes aux problèmes associés à un projet en ayant recours à la compétence réglementaire régulière de l’Office est un objectif valable qu’il faut s’efforcer d’atteindre.

Conclusion

[79]           Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la Couronne n’a pas délégué à l’Office, ni en vertu de la Loi sur l’ONE ni d’une autre façon, le pouvoir de s’acquitter de l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda en lien avec le projet qui peut être la sienne.

VI.             DÉCISION

[80]           Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel et j’adjugerais les dépens à Enbridge. Ni la Couronne ni l’Office n’ayant demandé les dépens, aucuns ne leur seront accordés.

« C. Michael Ryer »

j.c.a.

« Je souscris à ces motifs.

Wyman W. Webb, j.c.a. »


LE JUGE RENNIE (motifs dissidents)

I.                   Vue d’ensemble

[81]           Mes collègues et moi-même sommes en désaccord à propos des conséquences de l’arrêt Rio Tinto Alcan Inc. c. Conseil tribal Carrier Sekani, [2010] 2 R.C.S. 650, 2010 CSC 43 sur la responsabilité de l’Office d’évaluer l’adéquation de la consultation découlant de l’arrêt Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts), [2004] 3 R.C.S. 511, 2004 CSC 73. Mes collègues ont conclu que la Couronne n’étant pas partie à la procédure dont l’Office a été saisi, celui‑ci n’était pas tenu, comme condition préalable à l’exercice de ses pouvoirs de surveillance réglementaire, de procéder à l’analyse définie  dans l’arrêt Nation haïda. Ce résultat est fondé sur la décision antérieure de la Cour dans l’arrêt Première nation dakota de Standing Buffalo c. Enbridge Pipelines Inc., 2009 CAF 308.

[82]           Selon moi, l’arrêt Carrier Sekani a modifié les bases sur lesquelles reposait l’arrêt Standing Buffalo, de telle sorte que celui‑ci ne doit plus être suivi. Tout au moins, les contextes factuel et juridique du présent appel diffèrent considérablement de ceux de l’arrêt Standing Buffalo, tellement que cette décision doit être réexaminée. Dans la mesure où le présent appel soulève la question du rôle d’un tribunal administratif en ce qui concerne l’obligation de consulter lorsque la Couronne n’est pas partie à la procédure et où le tribunal est le dernier décideur, nous sommes en territoire inconnu.

II.                Le contexte factuel

[83]           Le 8 avril 1975, le gouvernement du Canada a conclu un accord avec Pipeline Interprovincial Inc. (IPL) pour la construction d’un pipeline de Sarnia à Montréal (le prolongement de Montréal) afin de transporter du pétrole brut de l’Ouest jusqu’aux raffineries de l’Est. Le prolongement de Montréal, aussi appelé canalisation 9, a été inauguré le 4 juin 1976; la canalisation 9 a été construite sans que la Couronne ait consulté la Première Nation des Chippewas de la Thames (les Chippewas).

[84]           IPL est parvenue à un accord avec le gouvernement du Canada le 4 juin 1996, aux termes duquel la société reste propriétaire de la canalisation 9 et continue de l’exploiter, et le Canada cède ses droits et est libéré des obligations qui lui incombaient aux termes des accords antérieurs.

[85]           Le 29 novembre 2012, Pipelines Enbridge Inc. (Enbridge), à titre de propriétaire exploitant actuel de la canalisation 9, a présenté à l’Office une demande d’approbation de l’inversion du sens de l’écoulement pour le segment de 639 kilomètres de la canalisation 9 allant de North Westover (Ontario) à Montréal (Québec) (canalisation 9B), et d’accroissement de la capacité annuelle de la canalisation 9, qui passerait des 240 000 barils de bitume dilué par jour qu’elle est actuellement à 300 000 barils de pétrole brut lourd par jour.

[86]           La canalisation 9 est située dans le territoire traditionnel des Chippewas et traverse la rivière Thames, dont les Chippewas et leurs ancêtres ont exploité les ressources. Les Chippewas ont des droits ancestraux ou issus de traités dans le bassin hydrographique de la Thames et revendiquent le droit de propriété du lit de la rivière Thames et de ses ressources.

[87]           Le 27 septembre 2013, avant les audiences publiques de l’Office au sujet de la demande d’Enbridge, le chef Joe Miskokomon de la Première Nation des Chippewas et le chef Christopher Plain de la Première Nation Aamjiwnaang (PNA) ont fait parvenir une lettre au premier ministre, au ministre des Affaires autochtones et du développement du Nord canadien et au ministre des Ressources naturelles. Cette lettre mentionnait leurs préoccupations en ce qui concerne la violation de leurs droits ancestraux ou issus de traités et soulevait en particulier la question de l’omission de la Couronne de consulter leur Première Nation respective sur le projet proposé :

[traduction]

Bien qu’elle soit de toute évidence soumise à cette obligation constitutionnelle, la Couronne fédérale a omis de nous consulter au sujet du projet.

À moins que vous ne preniez les mesures qui vous sont demandées par la présente, il n’y aura pas à l’avenir d’occasion pour la Couronne de consulter la PNA et [les Chippewas] sur le projet. […] L’article 58 de la [Loi] donne à l’[Office] le pouvoir de rendre des ordonnances qui accordent les exemptions sans vous consulter ni consulter le gouverneur en conseil, ce qui signifie qu’il n’y aura pas d’autres occasions pour la Couronne fédérale de consulter la PNA et [les Chippewas] au cours du processus actuel des approbations réglementaires pour le projet.

[88]           Les Chippewas ont pleinement participé aux audiences de l’Office, une participation pour laquelle ils ont reçu un généreux financement. Le processus d’audience de l’Office s’est terminé le 18 octobre 2013. Ce n’est que le 30 janvier 2014 que le ministre des Ressources naturelles (le ministre) a répondu à la lettre des chefs. Le ministre a écrit ceci :

[traduction]

Je peux vous assurer que le gouvernement du Canada est déterminé à s’acquitter de son obligation légale de consulter chaque fois qu’il envisage de prendre une mesure susceptible d’avoir un effet préjudiciable sur un droit ancestral ou issu de traités, qu’il s’agisse d’un droit reconnu ou éventuel. Lorsque cette obligation de consulter existe, la Couronne fédérale s’en acquittera de manière efficace et constructive.

[…]

La compétence du gouvernement sur les projets de pipeline s’exerce par le truchement du processus d’examen réglementaire de l’Office national de l’énergie (ONE). Le gouvernement compte sur les processus de l’ONE pour atténuer les incidences éventuelles des projets qui relèvent du mandat de celui‑ci sur les droits ancestraux ou issus de traités.

[89]           À l’audience de l’Office, l’appelante a de nouveau demandé que le ministre soit présent aux audiences afin que des consultations aient lieu. Il n’y a pas eu de réponse à ces demandes. À la différence de ce qui s’est produit dans l’affaire Standing Buffalo, où des discussions improductives avaient été tenues pendant de nombreuses années entre la Première Nation et la Couronne, ici, il n’y en a eu aucune.

[90]           Il est important, d’après moi, de ne pas confondre les questions juridiques de fond qui sont à la base du présent appel avec l’importance du préjudice que la canalisation 9 peut causer au titre ancestral et aux intérêts issus de traités. Pour qu’il y ait obligation de consulter, la mesure envisagée doit avoir un effet préjudiciable important sur la capacité d’exercer les droits ancestraux; arrêt Carrier Sekani, paragraphe 46. Ici, les répercussions peuvent, en fait, être minimes. C’est ce que l’Office a conclu. La demande fondée sur l’article 58 présentée par Enbridge vise à inverser le débit du pipeline pour que l’écoulement se fasse dans le sens initial et à modifier le contenu et le volume de la canalisation. Mais là n’est pas la question. Ce qui est en cause, c’est l’obligation de consulter lorsqu’un tribunal administratif est le dernier décideur.

III.             Le contexte législatif

[91]           Dans l’affaire Standing Buffalo, l’appel a été interjeté à la suite de trois décisions de l’Office qui accordaient les approbations demandées au sujet de trois projets de pipeline, conformément à l’article 52 de la Loi sur l’ONE. Une société n’est pas autorisée à exploiter un pipeline à moins que l’Office ne lui ait délivré un certificat en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’ONE.

[92]           Les décisions rendues en vertu de l’article 52 ne sont pas finales. L’approbation accordée dans le cadre de cet article est plutôt une étape avant d’arriver au gouverneur en conseil, le décideur ultime. L’article 54 de la Loi sur l’ONE autorise le gouverneur en conseil à dire à l’Office s’il doit délivrer un certificat ou refuser une demande de certificat. Dans l’affaire Standing Buffalo, le décideur final en ce qui concerne l’obligation de consulter n’était par conséquent pas l’Office. Une décision ou une mesure de la Couronne, sous la forme d’une décision du gouverneur en conseil prise en application de l’article 54, était en réserve, donnant clairement naissance à l’obligation de consulter.

[93]           Le présent appel, toutefois, découle d’une décision de l’Office d’approuver la demande de l’intimé fondée sur l’article 58 de la Loi sur l’ONE. L’article 58 autorise l’Office à soustraire un projet d’accroissement de la capacité ou de prolongement d’un pipeline existant à l’obligation d’obtenir un nouveau certificat. Les ajouts ou les modifications aux installations matérielles existant déjà sont admissibles à l’exemption prévue à l’article 58 si elles portent sur au plus 40 kilomètres de pipeline.

[94]           Il est important de souligner que, sous réserve d’obtenir l’autorisation de porter la décision de l’Office en appel devant la présente cour, cette décision est finale. Le ministre ne peut ordonner à l’Office de réviser ou de modifier sa décision. C’est évident à la lecture du texte de la Loi et cela a été confirmé par les avocats lors de l’audition du présent appel.

[95]           Le cadre législatif sur lequel repose cet appel est par conséquent très différent de celui de l’affaire Standing Buffalo. Dans l’affaire Standing Buffalo, le gouverneur en conseil conservait le pouvoir de prendre la décision finale, de sorte que la question des mesures ou de la conduite de la Couronne ne se posait pas. Ici, dans une procédure fondée sur l’article 58, l’Office est le décideur ultime.

IV.             Les tribunaux administratifs et l’obligation de consulter

A.                L’obligation de consulter

[96]           Pour mettre la question à trancher dans le présent appel en perspective, une brève récapitulation du rôle des tribunaux administratifs en ce qui concerne l’obligation de consulter s’impose.

[97]           La question a été examinée pour la première fois par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Québec (Procureur général) c. Canada (Office national de l’énergie), [1994] 1 R.C.S. 159. Dans cette affaire, la Première Nation concernée s’est appuyée sur l’obligation de consulter pour alléguer que l’ONE devait respecter un degré accru d’équité procédurale. Le juge Iacobucci, qui a rédigé le jugement de la Cour, a rejeté cet argument et a statué que les tribunaux quasi judiciaires, comme l’ONE, ne sont pas tenus de consulter, puisque l’obligation de consulter repose sur les obligations fiduciaires envers les peuples autochtones qui mettent en jeu l’honneur de la Couronne. Imposer ce genre d’obligation à un tribunal indépendant irait donc à l’encontre de l’exigence de neutralité envers les parties à la procédure.

[98]           Une décennie plus tard, en 2004, la Cour suprême du Canada a redéfini la nature de l’obligation de consulter. Dans l’arrêt Nation haïda, la Cour suprême a statué que cette obligation fait intervenir l’honneur de la Couronne et n’entre pas dans les diverses obligations fiduciaires auxquelles la Couronne doit satisfaire. Il s’agit plutôt d’un élément indépendant de l’honneur de la Couronne : arrêt Nation haïda, aux paragraphes 18‑20. Cette conclusion, ainsi que d’autres indices dans le jugement, a amené des chercheurs à se dire d’avis que [traduction« la théorie sur laquelle la Cour s’était appuyée pour rejeter l’argument de la Première Nation dans l’affaire de l’Office national de l’énergie de 1994 ne tenait plus ». C’est‑à-dire que le principe d’indépendance [traduction« n’empêchait plus l’imposition de l’obligation de consulter aux tribunaux judiciaires et quasi judiciaires » (voir David Mullan, The Supreme Court and the Duty to Consult Aboriginal Peoples: A Lifting of the Fog? (2011) 24 CJALP 233, aux pages 251 et 252).

[99]           En 2009, la Cour, dans l’arrêt Standing Buffalo, s’est appuyée sur l’arrêt Office national de l’énergie de 1994 pour conclure qu’en tant qu’« organisme quasi judiciaire » l’ONE n’était pas lui-même tenu de satisfaire à l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda. La Cour a également statué que l’ONE n’était pas tenu par la loi de procéder à une analyse et de déterminer si l’obligation de consulter existait et si la Couronne y avait satisfait en ce qui concerne les demandes relatives au projet : arrêt Standing Buffalo, aux paragraphes 34 et 39.

B.                 L’arrêt Carrier Sekani

[100]       La Couronne sera toujours au bout du compte légalement responsable de la consultation et des accommodements. Cependant, les aspects procéduraux de l’obligation de consulter peuvent être délégués : arrêt Nation haïda, au paragraphe 53. Dans l’arrêt Carrier Sekani, la Cour a donc statué qu’un tribunal a, ou non, compétence pour examiner l’adéquation de la consultation, ou pour procéder lui-même à la consultation, selon la mission qui lui a été confiée par sa loi habilitante. Pour ce motif à lui seul, l’arrêt Carrier Sekani oblige à revoir la conclusion de l’arrêt Standing Buffalo.

[101]       La Cour a vu une nette distinction entre les deux obligations : le pouvoir de se renseigner sur l’existence de l’obligation de consulter et de voir si les consultations entre la Couronne et la Première Nation concernée étaient adéquates, d’une part, et la capacité du tribunal de procéder lui-même aux consultations, d’autre part.

[102]       Le premier de ces pouvoirs peut faire implicitement partie de la capacité de trancher les questions de droit. C’est‑à-dire qu’en décidant si un tribunal a le pouvoir de déterminer si la consultation a été adéquate, la Cour a estimé dans l’arrêt Carrier Sekani que « [l]e pouvoir d’un tribunal administratif de statuer en droit emporte celui de trancher sur une question constitutionnelle dont il est régulièrement saisi, sauf lorsqu’il est clairement établi que le législateur a voulu le priver d’un tel pouvoir » : arrêt Carrier Sekani, au paragraphe 69. Cette décision est incompatible avec les enseignements de la Cour dans l’arrêt Standing Buffalo, selon lesquels un tribunal doit s’être vu confier explicitement le pouvoir de procéder à l’analyse exigée par l’arrêt Nation haïda.

[103]       En bref, la formulation de l’arrêt Carrier Sekani est sans équivoque : l’Office était tenu de se demander si l’obligation de consulter existait et si cette consultation avait eu lieu.

[104]       La majorité accorde beaucoup de poids à la participation limitée de la Couronne à la procédure relative à la canalisation 9. Selon moi, l’arrêt Carrier Sekani modifie la question, qui ne consiste plus à savoir si la Couronne demande une réparation ou une autorisation à l’Office (comme l’a fait B.C. Hydro), mais quel est le mandat législatif confié par le législateur à l’Office. Que la Couronne soit ou non présente aux procédures réglementaires ne peut modifier les responsabilités de l’Office en ce qui concerne l’obligation de consulter de la Couronne (voir l’article de Promislow, J., intitulé Irreconcilable? The Duty to Consult and Administrative Decision Makers, Forum constitutionnel, volume 22, numéro 1, 2013). Le pouvoir de l’Office d’évaluer l’adéquation de la consultation ne varie pas en fonction du promoteur du projet. Cette conclusion a du sens parce que, sur le plan pratique, le point culminant du processus de l’article 58 est une décision sans appel et que les droits ancestraux ou issus de traités qui peuvent être touchés par le projet proposé sont touchés de la même manière, peu importe le promoteur.

[105]       De plus, dans l’arrêt Carrier Sekani, la Cour suprême du Canada a remis à « une affaire ultérieure » la question de savoir si une mesure législative en elle-même fait naître l’obligation de consulter ou enfreint l’article 35 de la Loi constitutionnelle. Dans les circonstances particulières en l’espèce, le régime réglementaire qui fait de l’Office le décideur final satisfait à l’exigence de la mesure envisagée par la Couronne. L’obligation de consulter est fondée sur l’article 35 de la Loi constitutionnelle et la Couronne ne peut éviter de s’en acquitter en refusant de participer jusqu’à ce qu’il soit trop tard au cours du processus décisionnel ou en déléguant la décision finale à un tribunal. L’obligation, comme l’honneur de la Couronne, ne s’envole pas en fumée simplement parce qu’une décision sans appel a été rendue par un tribunal établi par le Parlement, plutôt que par le Cabinet.

C.                Application de l’arrêt Carrier Sekani à l’ONE

[106]       L’Office doit avoir, et exercer, le pouvoir d’évaluer si l’obligation de consulter a été remplie, et de refuser une approbation si elle ne l’a pas été; sinon, le régime de l’article 58 autorise l’approbation de projets qui peuvent avoir un effet préjudiciable sur les droits ancestraux sans que la Couronne n’ait jamais consulté le groupe autochtone en cause. Le promoteur d’un projet peut présenter une demande, participer au processus d’audience de l’ONE, et se voir accorder l’approbation. La Couronne peut rester silencieuse et ne pas intervenir. Aucune consultation avec la Couronne n’est nécessaire à ce moment‑là. En fait, la Couronne n’a pas le pouvoir légal d’empêcher l’Office d’approuver une demande, même si elle le voulait.

[107]       Cette situation peut être comparée au régime établi par l’article 52, dans lequel (conformément à l’article 54) le gouverneur en conseil a le dernier mot. Le moment de la participation de la Couronne est crucial, parce qu’il est évident dans le scénario des articles 52 et 54 que cela violerait les obligations de la Couronne définies dans l’arrêt Nation haïda si le gouverneur en conseil donnait l’approbation finale sans que des consultations aient eu lieu. En l’espèce, cependant, le législateur a établi un mécanisme par lequel des projets attentatoires peuvent être approuvés sans consultations de la Couronne.

[108]       Dans l’affaire Ross River Dena Council v. Government of Yukon, 2012 YKCA 14, la Cour d’appel du Yukon a examiné une situation analogue. En vertu de la Loi sur l’extraction du quartz, LY 2003, ch. 14 (Loi sur l’extraction du quartz), une personne acquiert des droits miniers en jalonnant un claim, puis en l’enregistrant chez le registraire minier. Le registraire minier ne peut refuser d’enregistrer un claim qui respecte les exigences imposées par la Loi. Le gouvernement du Yukon a allégué que l’enregistrement d’un claim minier n’était pas une « mesure envisagée de la Couronne » et qu’il n’existait donc pas d’obligation de consulter.

[109]       La Cour d’appel a rejeté cet argument et a statué au paragraphe 37 que [traduction « les régimes législatifs qui ne permettent pas la consultation et ne prévoient pas d’autres moyens tout aussi efficaces de tenir compte des revendications autochtones et de trouver des accommodements sont viciés et ne peuvent être autorisés à subsister ». La Cour d’appel a rendu un jugement déclaratoire portant que le gouvernement du Yukon est tenu de consulter, mais a aussi fait remarquer que celui‑ci [traduction« pourrait bien envisager d’apporter des changements législatifs et réglementaires afin de prescrire des consultations adéquates ». La Cour a suspendu son jugement déclaratoire pendant un an pour que la Loi sur l’extraction du quartz soit modifiée. L’autorisation d’interjeter appel a été refusée (dossier : 35236, 19 septembre 2013).

[110]       Le registraire minier, dont les tâches sont essentiellement administratives, n’avait pas le pouvoir légal de décider de questions de droit, dont celle de savoir si l’obligation définie dans l’arrêt Nation haïda existait. Il n’y avait donc pas de façon de combler l’échappatoire. Si l’Office n’a pas non plus compétence, l’article 58 sera lui aussi déficient. Ce n’est toutefois pas le cas; l’Office avait le pouvoir d’examiner la question des obligations définies dans l’arrêt Nation haïda. La loi habilitante de l’ONE évite les problèmes de la Loi sur l’extraction du quartz, parce que l’ONE peut vérifier que l’obligation de consulter a été remplie.

[111]       Appliquant ce raisonnement, l’Office aurait dû se demander s’il y avait obligation de consulter et, dans l’affirmative, si cette obligation avait été remplie, et n’accorder son approbation que s’il n’existait aucune obligation de consulter insatisfaite. Si l’Office avait compris qu’il avait ce pouvoir, et l’avait exercé, cela aurait été conforme à l’obligation de consulter qui, il faut le rappeler, dérive de l’article 35 de la Loi constitutionnelle.

[112]       L’arrêt Carrier Sekani exige que l’Office, en tant que décideur final, se demande, à la lumière de ce qu’il sait du projet et des titres ancestraux ou intérêts issus de traités, s’il y avait obligation de consulter. Si c’était le cas, il était tenu de se demander si les consultations avaient eu lieu. À la lumière des faits en l’espèce, les réponses à ces deux questions étaient respectivement affirmative et négative. Compte tenu de ce qu’il savait que l’obligation de consulter n’avait pas été remplie, l’Office n’aurait pas dû accorder son approbation.

[113]       La majorité considère ce résultat comme injuste pour le promoteur, qui ne devrait pas se retrouver coincé entre le refus ministériel de consulter et les attentes vagues et peut-être déraisonnables de la bande pour ce qui est des fruits de cette consultation.

[114]       Il y a plusieurs réponses à cela. Premièrement, il est important de rappeler ce qui est en cause. L’obligation de consulter les peuples autochtones et de trouver des accommodements pour leurs intérêts est une obligation constitutionnelle mettant en jeu l’honneur de la Couronne, qui exige que celle‑ci agisse de bonne foi pour offrir des consultations utiles appropriées aux circonstances : arrêt Nation Tsilhqot’in c. Colombie-Britannique, [2014] 2 R.C.S. 256, 2014 CSC 44; arrêt Carrier Sekani; arrêt Nation haïda, au paragraphe 41. L’inconvénient pour le promoteur paraît dérisoire en regard de ce principe.

[115]       Deuxièmement, du point de vue pratique, les tribunaux sont là pour déterminer si l’obligation de consulter a été remplie. C’est une affaire de routine.

[116]       Troisièmement, le problème aurait pu être évité si le ministre avait suivi l’orientation de la Cour et de la Cour suprême. Souvenons-nous que c’est le 30 janvier 2014, trois mois et demi après la fin de l’audience, et un mois avant que la décision de l’Office ne soit publiée (le 6 mars 2014), que le ministre a fait connaître sa position.

[117]       Les parties ont l’obligation réciproque de mener le processus de consultation à terme et de ne pas l’entraver en refusant de rencontrer l’autre partie ou de participer : décision Nation Ojibway de Brokenhead c. Canada (Procureur général), 2009 CF 484, au paragraphe 42, citant l’arrêt Première Nation des Ahousaht c. Canada (Pêches et Océans), 2008 CAF 212 aux paragraphes 52‑53. La consultation elle-même est une démarche constitutionnelle distincte « exigeant le pouvoir de transiger et d’accomplir tout ce qui est nécessaire pour concilier les intérêts divergents de la Couronne et des Autochtones » : arrêt Carrier Sekani, au paragraphe 74. « Le fil conducteur du côté de la Couronne doit être “l’intention de tenir compte réellement des préoccupations [des Autochtones] ” à mesure qu’elles sont exprimées […], dans le cadre d’un véritable processus de consultation » : arrêt Nation haïda, au paragraphe 42, citant l’arrêt Delgamuukw c. Colombie-Britannique, [1997] 3 R.C.S. 1010, au paragraphe 168. La volonté de répondre aux préoccupations des Autochtones est un élément clé et la Couronne, même lorsque l’obligation de consulter se limite au strict minimum, est tenue de participer directement avec la Première Nation touchée : arrêt Première nation Tlingit de Taku River c. Colombie-Britannique (Directeur d’évaluation de projet), [2004] 3 R.C.S. 550, 2004 CSC 74, au paragraphe 25; arrêt Première nation crie Mikisew c. Canada (Ministre du Patrimoine canadien), [2005] 3 R.C.S. 388, 2005 CSC 69, au paragraphe 64.

[118]       Quatrièmement, selon l’interprétation que donne la majorité dans l’arrêt Carrier Sekani, la consultation dans ce contexte vient après coup, ce que la Cour suprême a précisément désapprouvé sous la plume du juge Binnie dans l’arrêt Première nation crie Mikisew, au paragraphe 64. La teneur des consultations et les options offertes aux deux parties se limiteraient aux indemnités financières, un résultat incompatible avec l’objectif de conciliation sur lequel repose l’obligation de consulter.

[119]       Enfin, les intérêts de la politique publique sont mieux servis si la consultation a lieu parallèlement aux procédures réglementaires établies. Comme l’a écrit Kirk N. Lambrecht, c.r. dans l’ouvrage intitulé Aboriginal Consultation, Environmental Assessment, and Regulatory Review in Canada (Regina : University of Regina Press, 2013), déterminer quels sont les intérêts autochtones et faire participer les collectivités dès le début du processus décisionnel améliore le dialogue et les relations, que les éléments de conciliation rendent plus positifs et plus respectueux. À mon humble avis, le résultat proposé dans la présente affaire dissuade les participants de mener en temps opportun des consultations pragmatiques et de bonne foi, et sape l’objectif primordial de conciliation des intérêts.

[120]       Pour plus de clarté encore, je précise que rien de tout cela ne signifie que l’Office a le devoir ou le pouvoir de procéder lui-même à la consultation. C’est un point sur lequel la majorité et moi-même, et en fait les parties, sommes d’accord : l’Office n’est pas en mesure de remplir l’obligation de consulter. Pour autant que le ministre ait voulu s’appuyer sur l’Office pour s’acquitter de cette obligation, il a fait erreur. L’obligation de l’Office consistait plutôt simplement, la consultation n’ayant pas eu lieu, à ne pas remplir son mandat.

D.                Mesures de réparation

[121]       Comme je l’ai fait remarquer au début, cette affaire soulève des questions nouvelles en ce qui concerne l’obligation de consulter lorsqu’un tribunal administratif est le décideur final. Il en va de même aussi en ce qui a trait aux réparations. De nouveau, nous sommes en territoire inconnu. L’Office était tenu, par l’arrêt Carrier Sekani, de se demander s’il y avait obligation de consulter et, dans l’affirmative, si la consultation avait été adéquate. S’il s’était posé ces questions, il aurait conclu, en tant que décideur final d’un projet qui aurait des répercussions sur des intérêts autochtones, que cette obligation existait. Le ministre n’ayant pas participé, l’Office ne pouvait répondre à la deuxième question par l’affirmative.

(1)               Contrôle judiciaire

[122]       La majorité a conclu que la lettre de réponse du ministre datée du 30 janvier 2014 peut être considérée comme un refus de la Couronne de participer aux consultations découlant de l’arrêt Nation haïda. À l’audience du présent appel, le ministre a convenu que, cette lettre étant une décision de la Couronne, l’appelante pouvait en demander le contrôle judiciaire (sans doute un jugement déclaratoire, une injonction ou une autre mesure prévue par l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales (R.C.S., 1985, ch. F‑7) ou la Règle 372 et suivantes des Règles des Cours fédérales). Le ministre a toutefois affirmé que, dans ce genre de procédure, il alléguerait que la procédure de l’Office [traduction« satisfait complètement » à l’obligation de consulter.

[123]       Le contrôle judiciaire de la lettre du ministre est, dans les circonstances, une réparation vide de sens. Le ministre n’a en fin de compte aucun pouvoir en ce qui concerne l’ordonnance rendue aux termes de l’article 58. La décision de l’Office est sans appel. Une décision finale a été rendue par l’Office le 6 mars 2014 en ce qui concerne la demande fondée sur l’article 58. Le ministre n’a pas l’intention de faire quoi que ce soit et n’a aucun pouvoir en ce qui concerne la décision. Il n’y a rien à ordonner, à annuler ou à imposer.

[124]       Essentiellement, toute consultation ou tout accommodement qui pourrait faire suite à un contrôle judiciaire fructueux arriverait trop tard. Selon la Cour suprême, pour que la consultation soit valable, elle doit avoir lieu à l’étape où la licence ou le permis en cause est accordé ou renouvelé. C’est‑à-dire que la consultation doit avoir lieu au moment opportun : voir l’arrêt Carrier Sekani, au paragraphe 35; l’arrêt Nation haïda, au paragraphe 76; la décision Première Nation des Dénés de Sambaa K’e c. Duncan, 2012 CF 204, au paragraphe 165; la décision The Squamish Nation et al v. The Minister of Sustainable Resource Management et al, 2004 BCSC 1320, aux paragraphes 74‑75, et la décision Nation Gitxaala c. Canada (Transports, Infrastructure et Collectivités), 2012 CF 1336, au paragraphe 40.

[125]       Dire que la seule réparation est un contrôle judiciaire après le fait d’une lettre du ministre va à l’encontre du paragraphe 78 de l’arrêt Tsilhqot’in, dans lequel la Cour suprême affirme de nouveau que l’obligation de consulter « doit être respectée avant la prise de mesures pouvant avoir un effet préjudiciable sur le droit ». Selon la jurisprudence, l’obligation de consulter aurait dû être remplie avant le prononcé de l’ordonnance prise en application de l’article 58. Pour ce faire, il faut exiger que l’Office pose les questions requises par l’arrêt Carrier Sekani.

(2)               Jugement déclaratoire

[126]       Il y a une lacune dans le mécanisme réglementaire et le processus des approbations de l’article 58 qui permet, à dessein ou non, de négliger l’obligation de consulter. L’appelante en était consciente, comme le montre la lettre du 27 septembre 2013 envoyée au premier ministre, au ministre des Affaires autochtones et du développement du Nord canadien et au ministre des Ressources naturelles du Canada par le chef Miskokomon et le chef Plain :

[traduction] Il y a, dans le processus actuel des approbations du projet, une lacune en raison de laquelle la Couronne n’a pas consulté la PNA, la PNCT et les autres peuples autochtones sur les droits desquels le projet pourrait avoir des conséquences graves. Il vous incombe d’agir immédiatement et de manière honorable en entreprenant dès maintenant de consulter la PNA et la PNCT.

[127]       Le méfait qu’anticipait la Cour suprême au paragraphe 62 de l’arrêt Carrier Sekani s’est donc, dans la présente affaire, concrétisé :

Qu’un tribunal administratif doive s’en tenir à l’exercice de ses pouvoirs légaux et ne faire porter son analyse et ses décisions que sur les questions particulières dont il est saisi comporte certes le risque qu’un gouvernement se soustraie de fait à l’obligation de consulter en limitant le mandat d’un tribunal administratif. On peut craindre en effet qu’en privant un tribunal administratif du pouvoir d’examiner les questions relatives à la consultation ou en répartissant le pouvoir de statuer en la matière entre plusieurs tribunaux administratifs de manière qu’aucun d’eux ne puisse se pencher sur l’obligation de consulter que font naître certaines mesures gouvernementales, le gouvernement se soustraie de fait à cette obligation.

[Sans italiques dans l’original]

[128]       Un jugement déclaratoire similaire à celui qui a été obtenu dans l’arrêt Ross River n’a pas été demandé à la Cour, et aucun argument n’a non plus été présenté sur la question. Il serait inapproprié dans ces circonstances d’y avoir recours. De fait, ce n’est pas nécessaire, puisque l’Office s’est vu confier par la loi le pouvoir de poser les questions exigées par l’arrêt Carrier Sekani et de veiller à ce que l’obligation de consulter ait été remplie avant de rendre sa décision finale.

[129]       Par conséquent, j’accueillerais l’appel avec dépens.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-358-14

APPEL D’UNE DÉCISION DE L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE DATÉE DU 6 MARS 2014 (NUMÉRO DE DOSSIER OH-002-2013)

INTITULÉ :

LA PREMIÈRE NATION DES CHIPPEWAS DE LA THAMES c. PIPELINES ENBRIDGE INC. ET L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JUIN 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE RYER

 

Y A SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

 

MOTIFS DISSIDENTS :

LE JUGE RENNIE

DATE DU JUGEMENT :

LE 20 OCTOBRE 2015

 

COMPARUTIONS :

David Nahwegahbow

Scott Robertson

 

POUR L’APPELANTE

 

Joshua Jantzi

Doug Crowther

POUR L’INTIMÉ, PIPELINES ENBRIDGE INC.

 

Rebecca Brown

POUR L’INTIMÉ, L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

Peter Southey

Dayna Anderson

Sarah Bird

POUR L’INTIMÉ, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nahwegahbow, Corbiere

Rama (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

Dentons Canada LLP

Calgary (Alberta)

 

POUR L’INTIMÉ, PIPELINES ENBRIDGE INC.

Office national de l’énergie

Calgary (Alberta)

POUR L’INTIMÉ, L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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