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Date : 20160106


Dossier : A-237-15

Référence : 2016 CAF 3

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

GISÈLE GATIEN

intimée

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 9 décembre 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20160106


Dossier : A-237-15

Référence : 2016 CAF 3

CORAM :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

appelant

et

GISÈLE GATIEN

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]               L'intimée, Gisèle Gatien, est une fonctionnaire de carrière qui a rendu plus de trente‑cinq ans de service au pays. En 2011, Mme Gatien occupait le poste de gestionnaire au Service fédéral d'indemnisation des accidentés du travail, région de l'Ontario, de Ressources humaines et Développement des compétences Canada, où elle dirigeait une équipe de 12 subordonnés.

[2]               Une des subordonnées de Mme Gatien semble avoir été une employée extrêmement difficile. Cette employée a été transférée de l'unité de Mme Gatien en raison de ses comportements inappropriés en milieu de travail, qui ont par la suite été jugés comme ayant comporté de l'intimidation de collègues de travail. Mme Gatien soutient que, la veille de son transfert, l'employée en question l'a agressée en lui tirant les cheveux et en la frappant à la tête.

[3]               Après le transfert de l'employée, des dispositions ont été prises avec un représentant en relations de travail du ministère pour permettre à l'employée de retourner au lieu de travail après les heures de bureau pour récupérer ses effets personnels, accompagnée de son représentant syndical et d'une conseillère en relations de travail. En tant que gestionnaire de l'unité, Mme Gatien a été informée du plan visant à permettre à l'employée d'avoir accès au lieu de travail après les heures de bureau pour récupérer ses affaires. Mme Gatien est devenue très stressée à l'idée du retour de l'employée et a érigé des barricades dans le bureau en mettant du ruban adhésif sur des classeurs et en collant des boîtes avec du ruban adhésif pour construire un mur sur lequel elle a apposé des flèches indiquant la direction à suivre pour se rendre au poste de travail de l'employée. Le représentant syndical et l'employée ont été troublés par les barricades, et la haute direction a demandé à Mme Gatien de s'expliquer à leur sujet. Dans un courriel envoyé quelques jours après que ses supérieurs lui eurent posé des questions sur l'incident des barricades, Mme Gatien a reconnu qu'elle n'aurait pas dû ériger de barricades et s'est excusée de sa conduite.

[4]               L'employeur a décidé de prendre des mesures disciplinaires contre Mme Gatien et lui a imposé une suspension de dix jours. Mme Gatien a finalement reçu un diagnostic d'état de stress post‑traumatique, a dû prendre un congé de maladie et n'est jamais retournée au travail à temps plein après l'imposition de la suspension de dix jours.

[5]               Madame Gatien a présenté, en vertu de l'alinéa 208(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2, un grief dans lequel elle demandait l'annulation de la suspension et son remplacement par une réprimande orale. Dans son grief, Mme Gatien demandait également des dommages‑intérêts pour mauvaise foi de 100 000 $ pour la façon, insensible selon elle, dont l'employeur avait agi.

[6]               Madame Gatien a renvoyé son grief à l'arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l'emploi dans la fonction publique (la CRTEFP), et le vice‑président Potter a entendu l'affaire pendant quatre jours. Dans une sentence rendue le 5 septembre 2013 (2013 CRTFP 101), l'arbitre Potter a accueilli le grief en partie et a substitué une réprimande orale à la suspension de dix jours. Il a cependant refusé d'accorder des dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi.

[7]               Madame Gatien a déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision de l'arbitre Potter auprès de la Cour fédérale. Dans un jugement rendu le 27 avril 2015 (Gatien c. Procureur général du Canada, 2015 CF 543), le juge O'Keefe de la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire de Mme Gatien et a conclu que l'arbitre avait commis une erreur en énonçant les principes applicables à l'adjudication de dommages‑intérêts majorés et en appréciant la preuve. La Cour fédérale a donc renvoyé le grief à l'arbitre pour qu'il statue à nouveau sur le droit de Mme Gatien à des dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi.

[8]               Le procureur général, pour le compte de l'employeur, a interjeté appel du jugement de la Cour fédérale devant notre Cour. L'appelant soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en concluant que l'arbitre avait incorrectement énoncé les principes applicables à l'adjudication de dommages‑intérêts majorés et que la Cour fédérale a également commis une erreur dans son appréciation des conclusions que l'arbitre avait tirées à l'égard de la preuve.

[9]               Je suis d'accord avec l'appelant sur les deux points et, pour les motifs qui suivent, j'accueillerais l'appel, j'annulerais la décision de la Cour fédérale et, rendant la décision que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire de Mme Gatien, avec dépens.

I.                   La décision de l'arbitre

[10]           Les parties de la sentence de l'arbitre qui sont pertinentes au présent appel sont celles où les principes qui sous‑tendent l'adjudication de dommages‑intérêts majorés sont énoncés et où la preuve est analysée pour décider si de tels dommages‑intérêts auraient dû être accordés dans le cas de Mme Gatien (paragraphes 113 à 125 de la sentence).

A.                La common law relative aux dommages‑intérêts majorés en matière d'emploi

[11]           Pour replacer ces questions dans leur contexte, il est utile d'examiner brièvement la jurisprudence de common law, dont l'arbitre et la Cour fédérale ont tous deux fait état, qui traite de l'adjudication de dommages‑intérêts majorés en matière d'emploi. Cette jurisprudence, qui s'est développée dans le contexte des actions pour congédiement injustifié, prévoit que l'employeur peut être tenu de verser à la fois des dommages‑intérêts punitifs et des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale s'il procède à une cessation d'emploi d'une manière inappropriée.

[12]           Plus précisément, des dommages‑intérêts punitifs peuvent être accordés si la conduite de l'employeur donne ouverture à un droit d'action pour des raisons autres que son omission de donner le préavis raisonnable de la cessation d'emploi requis et si sa conduite est à ce point répréhensible que la cour estime qu'elle doit être sanctionnée. Comme l'a souligné la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Vorvis c. Insurance Corporation of British Columbia, [1989] 1 R.C.S. 1085, [1989] A.C.S. no 46 (QL) (Vorvis), aux pages 1107 et 1108, pour donner lieu à l'adjudication de dommages‑intérêts punitifs, le comportement doit être « dur, vengeur, répréhensible et malicieux » et « de nature extrême et mérite, selon toute norme raisonnable, d'être condamné et puni ». À titre d'exemples d'une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action, mentionnons la diffamation par l'employeur d'un employé congédié par la diffusion de fausses accusations de mauvaise conduite auprès de collègues de travail ou d'employeurs éventuels ou le congédiement injustifié en raison d'allégations non fondées ayant donné lieu à des accusations criminelles, lesquelles n'auraient pas été portées si l'employeur n'avait pas dissimulé des éléments de preuve disculpant l'employé de tout acte répréhensible (comme ce fut le cas dans Pate Estate c. Galway‑Cavendish and Harvey (Township), 2013 ONCA 669, 117 R.J.O. (3e) 481 (C.A. Ont.), où des dommages‑intérêts punitifs ont été accordés).

[13]           Depuis l'arrêt de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39, [2008] 2 R.C.S. 362 (Honda), des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale, qui sont différents des dommages‑intérêts punitifs, peuvent être adjugés en l'absence d'une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action s'il est procédé à la cessation d'emploi d'une manière qui constitue un manquement à l'obligation de bonne foi et de traitement équitable de l'employeur. Cette obligation, selon la jurisprudence actuelle de la Cour suprême du Canada, prend naissance au moment de la cessation d'emploi, lorsque l'employé est particulièrement vulnérable. Le manquement de l'employeur à son obligation de bonne foi à ce stade de la relation de travail ne donne toutefois pas ouverture à une action distincte de l'action pour congédiement injustifié.

[14]           Dans l'arrêt Honda, au paragraphe 59, le juge Bastarache, au nom de la majorité des juges, a mentionné, à titre d'exemples de comportements pouvant donner lieu à des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale, « l'atteinte à la réputation de l'employé découlant de déclarations faites lors du congédiement, l'inexactitude du motif invoqué ou le dessein de priver l'employé d'un droit, notamment celui à des prestations de retraite ou à la titularisation ».

[15]           Selon l'arrêt Honda, les dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale sont accordés en vertu des principes généraux du droit des contrats, sur le fondement qu'au moment où elles ont conclu le contrat d'emploi, les parties sont réputées avoir prévu qu'un manquement à l'obligation de bonne foi et de traitement équitable donnerait droit à des dommages‑intérêts si le congédiement, effectué de façon inéquitable ou de mauvaise foi, devait causer un choc à l'employé congédié. Il s'agit de dommages‑intérêts compensatoires visant à indemniser l'employé pour la souffrance subie, le montant des dommages‑intérêts étant fixé par la cour en fonction de la jurisprudence antérieure et de la nature et de la gravité du choc subi par l'employé.

[16]           Avant l'arrêt Honda, pour donner lieu à des dommages‑intérêts majorés, y compris des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale, la conduite reprochée à l'employeur devait donner elle‑même ouverture à un droit d'action, mais dans les arrêts Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701, [1997] A.C.S. no 94 (QL) (Wallace), et Vorvis, la Cour suprême a reconnu que le manquement à l'obligation de bonne foi et de traitement équitable pouvait constituer une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action pour des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale.

[17]           De plus, avant l'arrêt Honda de la Cour suprême, le calcul des dommages‑intérêts pour renvoi de mauvaise foi se faisait par l'allongement du préavis. Dans l'arrêt Wallace, l'employeur avait brusquement mis fin à l'emploi de M. Wallace après 14 années de service et avait soutenu à tort que le congédiement était justifié jusqu'à l'ouverture du procès pour congédiement injustifié. Ces allégations non fondées avaient sérieusement diminué les chances de M. Wallace de se trouver un emploi similaire et l'avaient plongé dans une dépression. Pour indemniser M. Wallace à l'égard de la façon dont l'employeur avait procédé au congédiement, la Cour suprême avait porté le préavis à 24 mois.

[18]           La démarche énoncée dans l'arrêt Wallace, qui consiste à allonger le préavis et à considérer le manquement à l'obligation de bonne foi et de traitement équitable comme donnant lui‑même ouverture à un droit d'action, a été écartée par la Cour suprême dans l'arrêt Honda, où le juge Bastarache a indiqué, au paragraphe 59 :

Pour clarifier tout à fait ma pensée, je conclus cette analyse de la jurisprudence de notre Cour en affirmant qu'il n'y a aucune raison de continuer de faire une distinction entre les « dommages‑intérêts majorés proprement dits » accordés sur le fondement d'une cause d'action distincte et les dommages‑intérêts accordés pour le préjudice moral infligé par le comportement de l'employeur lors du congédiement.  Le préjudice causé par les circonstances du congédiement est toujours indemnisable suivant le principe de l'arrêt Hadley, à condition qu'il y ait eu manquement à l'obligation de bonne foi examinée précédemment. Par ailleurs, lorsque le droit à l'indemnisation est reconnu, il n'y a pas lieu d'allonger le préavis pour déterminer le juste montant de l'indemnité. Le montant de l'indemnisation est calculé en appliquant les mêmes principes et de la même manière que pour les autres préjudices moraux. Partant, lorsque l'employé peut prouver que les circonstances du congédiement lui ont infligé un préjudice moral que les parties avaient envisagé, l'indemnisation se fera non pas par l'allongement arbitraire du préavis, mais bien par l'octroi d'une somme dont le montant reflète le préjudice réel.

B.                 Application par l'arbitre en l'espèce

[19]           Avec ce contexte à l'esprit, il est maintenant possible d'examiner la décision que l'arbitre a rendue en l'espèce. En définissant les principes applicables à l'adjudication de dommages‑intérêts pour mauvaise foi, l'arbitre a implicitement reconnu que de tels dommages‑intérêts pouvaient être adjugés par la CRTEFP dans le cas d'un grief contestant une suspension.

[20]           L'arbitre a fondé sa décision sur la jurisprudence de common law en matière de congédiement injustifié que Mme Gatien avait invoquée, laquelle est résumée ci‑dessus, et a commencé son analyse des principes applicables en examinant l'arrêt Wallace de la Cour suprême du Canada. L'arbitre a souligné que, dans l'arrêt Wallace, la Cour suprême a décidé que des dommages‑intérêts pour renvoi de mauvaise foi pouvaient être accordés seulement « s'il y avait une conduite distincte et juridiquement réparable, à l'exception de l'imposition de la mesure disciplinaire elle‑même qui a causé de la souffrance morale et psychologique » (au paragraphe 116 de la sentence). L'arbitre a ajouté ceci : « La fonctionnaire a fait valoir que l'imposition d'une suspension de 10 jours était indûment sévère et punitifs [sic]. Bien que j'aie concédé que la suspension était excessive, étant donné les faits dans cette affaire, cela ne peut se solder par des dommages, car il ne s'agit pas d'une conduite distincte et juridiquement réparable » (au paragraphe 117 de la sentence).

[21]           L'arbitre a ensuite examiné l'arrêt Honda de la Cour suprême et a cité un long extrait du paragraphe 59 du jugement majoritaire de la Cour où, comme je l'ai mentionné ci‑dessus, le juge Bastarache a estimé qu'il n'était pas nécessaire que la conduite donne elle‑même ouverture à un droit d'action pour donner lieu à l'adjudication de dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale. L'arbitre a ensuite analysé la conduite de l'employeur et a conclu qu'elle ne justifiait pas l'adjudication de dommages‑intérêts. En tirant cette conclusion, l'arbitre a comparé ce que l'employeur avait fait dans le cas de Mme Gatien avec les comportements énumérés dans l'arrêt Honda et a estimé que la conduite de l'employeur dans l'affaire dont il était saisi était « très éloigné[e] » des comportements qui, selon le juge Bastarache, pouvaient donner lieu à l'adjudication de dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale. L'arbitre a souligné, au paragraphe 121 de sa sentence :

La réputation de la fonctionnaire n'a pas été attaquée; il n'y a pas eu non plus d'intention de priver la fonctionnaire d'une pension, par exemple. La direction a pris des mesures à l'égard de la conduite de la fonctionnaire, qui, au dire même de cette dernière, méritait une mesure disciplinaire. Le fait que la mesure disciplinaire imposée était excessive est compensé par la modification de la sanction. La modification a été faite.

[22]           L'arbitre a également examiné et rejeté la prétention de Mme Gatien selon laquelle l'employeur aurait dû savoir que l'imposition d'une mesure disciplinaire lui causerait de la souffrance morale et une perte de crédibilité professionnelle. L'arbitre a conclu que l'employeur ne pouvait pas prévoir que Mme Gatien éprouverait de la souffrance puisqu'on ne lui avait fourni aucun élément de preuve médicale au sujet de l'état de Mme Gatien avant l'imposition de la suspension de dix jours. L'arbitre a ajouté que la façon dont la suspension avait été imposée n'était pas « dégradante, ni exagérée, comme l'était la situation dans la plupart de la jurisprudence étudiée » (au paragraphe 122 de la sentence).

[23]           Quant à la perte alléguée de crédibilité professionnelle, l'arbitre a conclu qu'aucun élément de preuve n'appuyait cette prétention et a souligné que, de toute façon, sa sentence (dans laquelle il donnait raison à Mme Gatien) devrait remédier à toute perte de crédibilité que Mme Gatien pourrait avoir subie.

[24]           L'arbitre a donc rejeté la demande de dommages‑intérêts pour mauvaise foi de Mme Gatien.

II.                La décision de la Cour fédérale

[25]           En infirmant la sentence de l'arbitre, la Cour fédérale a conclu que la norme de la décision correcte s'appliquait à la partie de la sentence où était énoncé le critère applicable à l'adjudication de dommages‑intérêts pour mauvaise foi et que la norme de la décision raisonnable s'appliquait à la façon dont l'arbitre avait appliqué le critère aux faits dont il disposait.

[26]           En appliquant la norme de la décision correcte à la façon dont l'arbitre avait appliqué la common law, la Cour fédérale a estimé que l'arbitre avait conclu que des dommages‑intérêts pour mauvaise foi ne pouvaient être adjugés en l'absence d'une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action, et qu'en tirant une telle conclusion, l'arbitre avait commis une erreur parce que cette exigence avait été supprimée par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Honda.

[27]           Quant à la question de la preuve, la Cour fédérale a estimé que la décision de l'arbitre était déraisonnable parce que, contrairement à ce que celui‑ci avait conclu, l'employeur disposait de renseignements médicaux sur Mme Gatien avant l'imposition de la mesure disciplinaire. La Cour fédérale a affirmé que, parmi ces renseignements, il y avait le fait que la supérieure de Mme Gatien avait remarqué qu'elle était en état de choc et en larmes après l'agression alléguée, le fait qu'elle avait remis un billet du médecin l'autorisant à prendre un bref congé de maladie en raison de [TRADUCTION] « facteurs récents de stress » avant de faire l'objet d'une mesure disciplinaire et le fait que Mme Gatien avait dit à sa supérieure qu'elle était stressée au cours d'une réunion d'enquête.

[28]           La Cour fédérale a ensuite souligné que l'un des supérieurs de Mme Gatien avait laissé entendre dans son témoignage devant la CRTEFP que Mme Gatien s'était mal occupée de la situation de l'employée difficile. La Cour fédérale a conclu, au paragraphe 53 des motifs de son jugement, que « ce n'est pas du tout ce qu'indique la preuve » et a souligné que cette mauvaise attitude de la part de la direction devait être examinée de nouveau par l'arbitre pour déterminer s'il y avait lieu d'accorder des dommages‑intérêts majorés.

III.             La norme de contrôle

[29]           Après avoir exposé le contexte du présent appel, je passe maintenant à l'analyse du bien‑fondé de celui‑ci.

[30]           Dans un appel interjeté à l'encontre d'un jugement de la Cour fédérale rendu lors d'une demande de contrôle judiciaire, la Cour doit se mettre à la place de la Cour fédérale pour déterminer si elle a choisi la norme de contrôle appropriée et l'a appliquée correctement : Agraira c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 R.C.S. 559, aux paragraphes 45 à 47; MacFarlane c. Day & Ross Inc., 2014 CAF 199, au paragraphe 3.

[31]           J'estime que la Cour fédérale a commis une erreur en choisissant la norme de la décision correcte pour examiner la conclusion de l'arbitre quant au critère juridique applicable à l'adjudication de dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi. Elle aurait plutôt dû appliquer la norme de la décision raisonnable tant à l'énonciation du critère juridique applicable aux dommages‑intérêts pour mauvaise foi qu'à l'application du critère aux faits de l'affaire de Mme Gatien, car la jurisprudence a établi que la norme de la décision raisonnable s'applique aux deux questions.

[32]           Selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, telle qu'elle est énoncée dans l'arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), et dans plusieurs arrêts en droit administratif subséquents, il n'est pas nécessaire de procéder à une analyse exhaustive de la norme de contrôle lorsque la jurisprudence antérieure a établi de façon satisfaisante la norme de contrôle à appliquer. Parmi les situations où on peut dire que la jurisprudence antérieure a établi de façon satisfaisante la norme à appliquer, il y a celle où la question a été examinée à fond dans un arrêt faisant autorité postérieur à l'arrêt Dunsmuir.

[33]           En l'espèce, il existe un tel arrêt faisant autorité rendu par la Cour suprême du Canada, qui reconnaît qu'il faut faire montre de déférence envers les arbitres de griefs en ce qui concerne leur application des règles de la common law ou du droit civil au droit des relations de travail et que la même déférence s'impose lorsque les arbitres en relations de travail façonnent de nouveaux redressements ou adaptent les règles de la common law ou du droit civil à de nouvelles situations de fait. Dans l'arrêt Nor‑Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616 (Nor‑Man), la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de la décision raisonnable s'applique à la façon dont les arbitres en relations de travail appliquent la règle de la préclusion promissoire de la common law. Comme le juge Fish l'a souligné au paragraphe 45 de l'arrêt Nor‑Man :

[...] les arbitres en relations du travail, grâce à leurs larges mandats légal et contractuel — et à leur expertise —, ont tous les outils nécessaires pour adapter les doctrines de common law et d'equity qu'ils estiment pertinentes dans les limites de leur sphère circonscrite de créativité. Ils peuvent à bon droit, à cette fin, élaborer des doctrines et concevoir des réparations adéquates dans leur domaine, en s'inspirant des principes juridiques généraux, des buts et objectifs du régime législatif, des principes des relations du travail, de la nature du processus de négociation collective et du fondement factuel des griefs dont ils sont saisis.

[34]           Après l'arrêt Nor‑Man, les cours d'appel ont maintes fois appliqué la norme de la décision raisonnable en examinant les façons dont les arbitres en relations de travail ont appliqué les règles de common law.

[35]           Par exemple, dans l'arrêt Viterra Inc. c. Grain Services Union (ILWU‑Canada), 2013 SKCA 93, [2013] CarswellSask 617, la Cour d'appel de la Saskatchewan a appliqué la norme de la décision raisonnable en examinant la façon dont un arbitre des relations de travail avait appliqué la règle de la préclusion promissoire, et dans l'arrêt Canadian Union of Public Employees, Local 59 c. City of Saskatoon, 2014 SKCA 14, [2014] CarswellSask 59, elle a appliqué la norme de la décision raisonnable en examinant la façon dont un arbitre des relations de travail avait appliqué les règles de l'abus de procédure et de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée. Dans l'arrêt United Food and Commercial Workers, Local 1400 c. The Real Canadian Superstores, 2012 SKCA 66, [2012] CarswellSask 431, la même Cour a appliqué la norme de la décision raisonnable pour examiner la façon dont un conseil d'arbitrage avait appliqué la règle de la rectification en common law, et dans l'arrêt United Food and Commercial Workers, Local 1400 c. Wal‑Mart Canada Corp., 2012 SKCA 131, [2012] CarswellSask 851, elle a appliqué la norme de la décision raisonnable pour examiner la façon dont la commission des relations de travail avait appliqué la règle du caractère théorique.

[36]           D'une manière analogue, dans l'arrêt Syndicat des travailleuses et travailleurs de ADF — CSN c. Syndicat des employés de Au Dragon forgé inc., 2013 QCCA 793, [2013] R.J.Q. 831, la Cour d'appel du Québec a adopté la norme de la décision raisonnable comme étant la norme appropriée pour examiner la façon dont la Commission des relations du travail du Québec avait appliqué le principe de droit civil relatif au vice de consentement selon le Code civil du Québec.

[37]           De la même façon, dans l'arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministère des Ressources naturelles) c. Pinder, 2012 NBCA 60, [2012] CarswellNB 405, aux paragraphes 11 et 12, la Cour d'appel du Nouveau‑Brunswick a appliqué la norme de la décision raisonnable pour examiner la décision d'une commission des relations de travail qui avait appliqué le « principe de l'harmonisation » de la common law, selon lequel il faut préférer une interprétation d'une convention collective qui évite un conflit avec la Loi sur la Fonction publique du Nouveau‑Brunswick, L.N.‑B. 1984, ch. C‑5.1, plutôt qu'une interprétation donnant lieu à un conflit avec ce texte de loi.

[38]           Enfin, dans l'arrêt EllisDon Corp. c. Ontario Sheet Metal Workers' and Roofers' Conference, 2014 ONCA 801, 123 R.J.O. (3e) 253, aux paragraphes 54 à 57, la Cour d'appel de l'Ontario a appliqué la norme de la décision raisonnable en examinant l'imposition par la Commission des relations de travail de l'Ontario d'une préclusion de deux ans contre les syndicats intimés, ce qui les empêchait de faire exécuter une convention de travail auparavant conclue avec l'appelante.

[39]           Les arrêts susmentionnés font ressortir que l'application des règles de la common law ou du droit civil à des questions relatives au milieu de travail étroitement ou inextricablement liées à l'expertise ou aux fonctions légales de l'arbitre en relations de travail commande la déférence. Cela est d'autant plus vrai lorsque la question de common law ou de droit civil concerne le redressement, car les questions relatives au redressement sont au cœur même de l'expertise des arbitres en relations de travail, qui sont beaucoup mieux placés qu'une cour de révision pour décider s'il y a lieu de réparer un préjudice causé en milieu de travail et de déterminer comment le faire (voir, par exemple, Heustis c. Com. d'Énergie Électrique du N.‑B., [1979] 2 R.C.S. 768, 1979 CanLII 26, aux pages 781 et 782, et Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1996] 1 R.C.S. 369, 1996 CanLII 220, au paragraphe 58).

[40]           La question de savoir si des dommages‑intérêts compensatoires devaient être adjugés pour la façon dont la suspension a été imposée relève directement de la fonction essentielle d'un arbitre de la CRTEFP et ne devrait donc pas être considérée comme une question générale d'importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d'expertise de l'arbitre nécessitant un contrôle selon la norme de la décision correcte. Comme la Cour suprême l'a souligné dans l'arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, au paragraphe 25, l'indemnisation peut être accordée en application de nombreux régimes légaux, et la décision d'accorder certains éléments d'indemnisation, comme les dépens dans cette affaire, ne mettrait pas « en péril le système juridique, et ce, même si une juridiction de révision concluait que la décision est erronée ».

[41]           La question de savoir si des dommages‑intérêts peuvent être adjugés pour la conduite de mauvaise foi d'un employeur ne constitue donc pas une question d'importance générale pour le système juridique dans son ensemble, mais plutôt une question qui relève de l'expertise spécialisée des arbitres en relations de travail. La Cour fédérale aurait donc dû appliquer la norme de la décision raisonnable pour examiner l'ensemble de la décision de l'arbitre en l'espèce.

IV.             La sentence était‑elle raisonnable?

[42]           Après avoir réglé la question de la norme de contrôle applicable, je passe maintenant à la question de savoir si l'énoncé par l'arbitre du critère juridique applicable à l'adjudication de dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi et son application du critère aux circonstances de l'affaire de Mme Gatien étaient raisonnables. À mon avis, ils l'étaient.

[43]           En ce qui concerne le critère, contrairement aux prétentions de Mme Gatien, l'arbitre n'a pas exigé qu'il y ait une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action à titre de condition préalable à l'adjudication de dommages‑intérêts majorés pour conduite de mauvaise foi de l'employeur. Cela ressort clairement des paragraphes 118 à 125 de sa sentence, où il a cité de larges extraits des motifs du juge Bastarache dans l'arrêt Honda, dont celui où le juge Bastarache a indiqué qu'une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action n'était pas nécessaire pour donner droit à des dommages‑intérêts majorés. L'arbitre a ensuite appliqué le critère énoncé dans l'arrêt Honda à la situation de Mme Gatien et a décidé que des dommages‑intérêts majorés n'étaient pas justifiés, car la conduite de l'employeur était « très éloigné[e] » du type de situations où des dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi avaient été accordés.

[44]           La mention par l'arbitre de l'arrêt Wallace et de la nécessité d'une conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action apparaît beaucoup plus tôt dans la sentence et doit, à mon avis, être interprétée à la lumière de ce qui suit, où l'essentiel du raisonnement de l'arbitre est exposé.

[45]           De plus, la distinction entre les arrêts Wallace et Honda n'est pas aussi nette que l'avocat de Mme Gatien le laisse entendre. Dans les deux arrêts, le même type de conduite de l'employeur — qui ne se limitait pas à un manquement à l'obligation de donner un préavis raisonnable de cessation d'emploi — a donné droit à des dommages‑intérêts supplémentaires. Dans l'arrêt Wallace, cette conduite a été qualifiée de conduite donnant elle‑même ouverture à un droit d'action et a donné lieu à un allongement du préavis, tandis que dans l'arrêt Honda, la Cour suprême a conclu que la conduite ne donnait pas elle‑même ouverture à un droit d'action et donnait plutôt droit à des dommages‑intérêts moraux ou pour souffrance morale en vertu des principes généraux du droit des contrats.

[46]           Comme l'arbitre a mis l'accent sur la nature de la conduite de l'employeur et l'a comparée au type de conduite qui avait été considéré comme donnant droit à des dommages‑intérêts majorés pour mauvaise foi, on ne peut pas dire que son analyse de la question est déraisonnable, car son raisonnement résume la jurisprudence de common law, même si certaines parties de la sentence ne sont peut‑être pas aussi claires qu'elles pourraient l'être. On ne peut pas dire non plus que sa décision de ne pas accorder de dommages‑intérêts majorés est déraisonnable, car l'affaire de Mme Gatien était nettement différente de celles où des dommages‑intérêts pour mauvaise foi avaient été accordés, en ce que la conduite de l'employeur dans son cas était beaucoup moins répréhensible.

[47]           À cet égard, contrairement à ce que le juge de la Cour fédérale a conclu, l'arbitre disposait d'éléments de preuve lui permettant de conclure raisonnablement que l'employeur n'était pas au courant de l'état de santé mentale de Mme Gatien lorsqu'il avait imposé une mesure disciplinaire. Le simple fait qu'elle ait fondu en larmes ou ait déclaré qu'elle était stressée était loin de prouver qu'elle souffrait d'un trouble psychiatrique reconnu. De même, le court billet de son médecin, qui faisait simplement état de facteurs récents de stress pour justifier un bref congé de maladie, était loin d'indiquer à l'employeur que Mme Gatien souffrait ou était susceptible de souffrir d'un état de stress post‑traumatique.

[48]           Comme l'appelant le souligne à juste titre, la jurisprudence reconnaît qu'on ne peut assimiler le stress à une invalidité : Halfacree c. Canada (Procureur général), 2014 CF 360, au paragraphe 37, conf. par 2015 CAF 98, au paragraphe 15; Riche c. Conseil du Trésor (Ministère de la Défense nationale), 2013 CRTFP 35, aux paragraphes 130 et 131; Crowley c. Liquor Control Board of Ontario, 2011 HRTO 1429, aux paragraphes 57 à 63. Ainsi, il existait un fondement rationnel à la conclusion de l'arbitre selon laquelle l'employeur ne disposait d'aucun renseignement médical au sujet de l'état de Mme Gatien lorsqu'il avait décidé d'imposer une mesure disciplinaire. La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que cette conclusion était déraisonnable.

[49]           La Cour fédérale a également commis une erreur en cherchant à apprécier de nouveau la preuve pour déterminer si Mme Gatien s'était mal occupée de la situation de l'employée difficile et en affirmant que « ce n'est pas du tout ce qu'indique la preuve ». L'arbitre était au courant de la prétention de Mme Gatien voulant que la croyance erronée de l'employeur au sujet de sa compétence ait donné lieu à une mesure disciplinaire injustifiée et a apprécié cette prétention à la lumière de la preuve. Ces facteurs ayant été pris en considération par l'arbitre, qui avait pour tâche d'entendre les témoins et d'apprécier la preuve, la Cour fédérale a eu tort de chercher à tirer ses propres conclusions à l'égard de la preuve sur ce point.

[50]           En résumé, la preuve dont disposait la CRTEFP étayait amplement la conclusion de l'arbitre selon laquelle la conduite de l'employeur en l'espèce n'était pas répréhensible au point de justifier l'adjudication de dommages‑intérêts majorés. La Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que les conclusions de l'arbitre à l'égard de la preuve étaient déraisonnables et en concluant que la façon dont l'arbitre avait analysé les principes de la common law justifiait l'intervention de la Cour.

V.                Dispositif

[51]           Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel avec dépens, j'annulerais l'ordonnance de la Cour fédérale et, rendant l'ordonnance que la Cour fédérale aurait dû rendre, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire, avec dépens.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

Marc Noël, j.c. »

« Je suis d'accord.

A.F. Scott, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

A-237-15

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. GISÈLE GATIEN

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :

LE 9 DÉCEMBRE 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE EN CHEF NOËL

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JANVIER 2016

 

COMPARUTIONS :

Martin Desmeules

 

POUR L'Appelant

 

Paul Champ

Bijon Roy

 

POUR L'INTIMÉE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

pour l'Appelant

 

Champ et avocats

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

pour l'intimée

 

 

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