Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20160208

Dossier : A-541-14

Référence : 2016 CAF 39

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

ROCCO GALATI ET

CONSTITUTIONAL RIGHTS CENTRE INC.

appelants

et

LE TRÈS HONORABLE STEPHEN HARPER, SON EXCELLENCE LE TRÈS HONORABLE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DAVID JOHNSTON,

L’HONORABLE MARC NADON, JUGE DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

intimés

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 février 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y A SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

MOTIFS CONCOURANTS :

LE JUGE STRATAS


Date : 20160208


Dossier : A-541-14

Référence : 2016 CAF 39

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE STRATAS

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

ROCCO GALATI ET

CONSTITUTIONAL RIGHTS CENTRE INC.

appelants

et

LE TRÈS HONORABLE STEPHEN HARPER, SON EXCELLENCE LE TRÈS HONORABLE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DAVID JOHNSTON,

L’HONORABLE MARC NADON, JUGE DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

intimés

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               M. Galati, agissant pour son propre compte, et la Constitutional Rights Centre (CRC) en appellent du volet dépens de la décision de la Cour fédérale (2014 CF 1088) rejetant leur demande visant à obtenir diverses mesures de redressement par suite de la nomination du juge Marc Nadon, un juge de la Cour d’appel fédérale, à la Cour suprême du Canada. La Cour fédérale a rejeté leurs requêtes en dépens entre avocat et client et a fait une seule adjudication de dépens en faveur des deux appelants, accordant une somme forfaitaire de 5 000 $. M. Galati et la CRC en appellent de cette décision, soutenant qu’ils ont droit aux dépens entre avocat et client en vertu de la Constitution. Ils font également valoir que la Cour fédérale aurait dû leur accorder de tels dépens dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire conféré par l’article 400 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.

[2]               Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis de rejeter l’appel.

I.                   FAITS

[3]               Le 3 octobre 2013 ou avant cette date, le gouverneur en conseil a nommé le juge Marc Nadon, un ancien avocat du Québec et membre de la Cour d’appel fédérale, à la Cour suprême du Canada pour occuper l’un des trois sièges à la Cour suprême qui sont réservés à des personnes choisies « parmi les juges de la Cour d’appel ou de la Cour supérieure de la province de Québec ou parmi les avocats de celle-ci » : voir l’article 6 de la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. (1985), ch. S-26 (la Loi). On savait à l’époque qu’il y avait un problème concernant l’admissibilité des juges des Cours fédérales à occuper ces sièges, comme le démontre le fait que le premier ministre Harper, en même temps qu’il annonçait son intention de nommer le juge Nadon à la Cour suprême, publiait des avis juridiques préparés à la demande du gouvernement. Selon chacun de ces avis, une telle nomination ne contrevenait pas à l’article 6 de la Loi.

[4]               M. Galati et la CRC ne partageaient pas ce point de vue et, le lundi 7 octobre 2013, ils ont déposé un avis de demande conjointe à la Cour fédérale (la demande conjointe), dans lequel ils sollicitaient diverses mesures de redressement au motif qu’un juge de la Cour fédérale ou de la Cour d’appel fédérale était inadmissible, aux termes de l’article 6 de la Loi, à être nommé à l’un des trois sièges « du Québec » à la Cour suprême. Ils ont cherché à faire annuler la nomination du juge Nadon.

[5]               Peut-être en raison de la demande conjointe, ou peut-être en raison des préoccupations de la magistrature et du barreau du Québec qui au départ avaient incité le gouverneur en conseil à demander des avis juridiques, le gouverneur en conseil a renvoyé l’interprétation des articles 5 et 6, de même que les modifications proposées à la Loi, à la Cour suprême (le renvoi) qui, en fin de compte, a jugé que les anciens avocats du Québec, y compris les anciens avocats du Québec nommés à l’une des Cours fédérales, n’avaient pas le droit d’occuper l’un des sièges « du Québec » à la Cour suprême. La nomination du juge Nadon à la Cour suprême a été jugée invalide : voir Renvoi relatif à la Loi sur la Cour suprême, art. 5 et 6, 2014 CSC 21.

[6]               À la suite du dépôt de la demande conjointe le 3 octobre 2013, une conférence de gestion de l’instance a été tenue devant le juge Zinn, laquelle conférence a été ajournée au 24 octobre 2013.

[7]               Lorsque la conférence de gestion de l’instance a repris, une ordonnance a été rendue qui établissait un échéancier pour le dépôt des documents et fixait une date d’audience pour la requête du procureur général en vue d’obtenir la suspension de la demande conjointe en attendant la décision sur le renvoi, requête à laquelle M. Galati et la CRC (parfois appelés les codemandeurs) avaient l’intention de s’opposer.

[8]               Après un examen attentif de la requête du procureur général en suspension (pour une période de 7,6 heures dans le cas de M. Galati), les codemandeurs ont fini par consentir à la suspension de la demande conjointe en échange de l’engagement du procureur général de ne pas s’opposer à leur demande de statut d’intervenant dans le renvoi.

[9]               M. Galati et la CRC se sont vu accorder le statut d’intervenants et ont comparu à l’audition du renvoi.

[10]           À la suite de la publication de la décision de la Cour suprême, une nouvelle conférence de gestion de l’instance a eu lieu à l’issue de laquelle, sur accord des parties, il a été ordonné  que le règlement définitif de la demande conjointe et le règlement de la question des dépens se fassent sur observations écrites.

[11]           Dans ce contexte, les deux codemandeurs ont présenté des requêtes visant à obtenir :

[traduction]

a)      Qu’un jugement déclaratoire soit rendu portant que lorsqu’un simple citoyen conteste la validité constitutionnelle de dispositions législatives ou de mesures prises par le pouvoir exécutif, touchant à l’« architecture même de la Constitution », sans en tirer d’avantages personnels, et que sa contestation est couronnée de succès, ce citoyen a droit à des dépens entre avocat et client dans le cadre de cette instance, car l’en priver équivaudrait à une violation du droit garanti par la Constitution à un système judiciaire équitable et indépendant;

b)      Que le demandeur soit autorisé à présenter un avis de désistement dans la présente demande;

c)      Que la demande d’adjudication de dépens entre avocat et client présentée par le demandeur dans le cadre de la présente demande soit accueillie, y compris les dépens de la présente requête;

d)     Toute autre ordonnance ou directive que la Cour estime équitable.

[12]           M. Galati a soutenu que devraient lui être adjugés des dépens calculés sur la base de 56,4 heures de services, à un tarif horaire de 800 $, plus des débours de 638 $, pour un total (taxe comprise) de 51 706 $. La CRC a réclamé des dépens de 16 769 $, calculés sur la base de 14,55 heures de services rendus par son avocat, M. Slansky, à un tarif horaire de 800 $. Dans son argumentation, M. Galati a reconnu que son tarif horaire normal n’est pas de 800 $, car sa clientèle n’a pas les moyens de payer un tarif aussi élevé. Il a indiqué que 800 $ l’heure est le tarif d’indemnisation substantielle selon la première partie du tarif A des Règles de procédure civile (Ontario), R.R.O., 1990, Règl. 194, pour les avocats ayant été admis au barreau la même année que lui et ayant son expérience.

[13]           Le procureur général s’est opposé aux requêtes de M. Galati et de la CRC, et il a déposé une requête incidente visant à obtenir le rejet de la demande conjointe. Sur la question des dépens, le procureur général a soutenu qu’étant donné que, à la date de l’argumentation, aucun jugement n’avait été rendu à l’égard de la demande conjointe, personne n’avait obtenu gain de cause et, par conséquent, il n’y avait rien sur lequel pourrait se fonder une ordonnance quant aux dépens. Quoi qu’il en soit, le procureur général a soutenu qu’il n’existait aucun droit aux dépens garanti par la Constitution. Si une ordonnance adjugeant des dépens devait être rendue, compte tenu des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, il devrait s’agir d’un seul mémoire de dépens taxés selon la colonne III du tarif B.

II.                LA DÉCISION EN APPEL

[14]           Dans sa décision, la Cour fédérale a souligné que M. Galati et la CRC n’avaient rien cité pour appuyer la proposition selon laquelle il existait un droit, garanti par la Constitution, aux dépens entre avocat et client dans les circonstances décrites dans leurs requêtes. Tout ce qu’il y avait comme précédent était une décision de la Cour canadienne de l’impôt, soit Lee c. Canada (ministre du Revenu national), [1991] A.C.I. nᵒ. 243, dans laquelle on a conclu que la Constitution ne garantit aucun droit à l’adjudication de dépens, et encore moins à l’adjudication de dépens entre avocat et client. La Cour fédérale a été d’accord avec la Cour canadienne de l’impôt quant à l’absence d’un droit aux dépens garanti par la Constitution. En outre, compte tenu des principes régissant l’adjudication de dépens entre avocat et client, il n’y avait rien qui pouvait fonder une ordonnance de cette nature en l’espèce, étant donné qu’il n’y a eu aucune conduite de la part des intimés qui justifierait l’adjudication de tels dépens, et qu’il n’existait aucune autre circonstance qui justifierait que soient accordés les dépens les plus élevés : motifs, au paragraphe 12.

[15]           Cela dit, la Cour fédérale a reconnu que « n’eût été le fait pour les demandeurs d’instituer la présente demande, il était peu probable que le Renvoi aurait été présenté. » En fin de compte, bien que la Cour fédérale ait rejeté la demande, elle a accordé conjointement à M. Galati et à la CRC des dépens établis à 5 000 $, parce qu’« [o]n pourrait donc prétendre […] que les demandeurs ont rendu service au Canada et qu’ils ne devraient pas être pénalisés, ce faisant, sur le plan pécuniaire » : motifs, au paragraphe 13.

III.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]           M. Galati et la CRC soulèvent deux questions. Ils prétendent d’abord que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en n’analysant pas leur argument selon lequel, dans le cas d’un litige d’intérêt public qui satisfait au critère qu’ils proposent, il existe une exigence constitutionnelle voulant que des dépens entre avocat et client soient accordés au plaideur qui obtient gain de cause, car ne pas le faire porte atteinte au droit, garanti par la Constitution, à une magistrature équitable et indépendante. Ils prétendent ensuite que, même si la Constitution ne garantit aucun droit à l’adjudication de dépens entre avocat et client, le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en ne leur accordant pas de tels dépens dans les circonstances de l’espèce.

[17]           Subsidiairement, M. Galati soutient que les motifs de la Cour fédérale sont inintelligibles pour les besoins d’un examen en appel. Ayant effectué un tel examen en appel, je conclus que cette allégation est sans fondement.

IV.             LA NORME DE CONTRÔLE

[18]           L’adjudication des dépens relève du pouvoir discrétionnaire du juge qui préside : voir le paragraphe 400(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Par conséquent, l’adjudication des dépens est une décision discrétionnaire, qui peut être examinée selon une norme de grande déférence, à moins que l’on puisse démontrer que la Cour a commis une erreur de droit dans son adjudication des dépens : voir Turmel c. Canada, 2016 CAF 9, aux paragraphes 11 et 12.

V.                DISPOSITIF

[19]           Puisque M. Galati et la CRC reprochent à la Cour fédérale de ne pas avoir analysé leur demande de dépens entre avocat et client, je dois sortir du cadre de la décision de la Cour fédérale pour faire ce que les codemandeurs nous ont demandé de faire.

[20]            Le premier point à trancher est celui du tarif horaire utilisé par M. Galati et la CRC dans leurs demandes de dépens respectives. Leur affirmation qu’ils ont droit au tarif d’indemnisation substantielle de 800 $ qui s’appliquerait apparemment à ces avocats en vertu des Règles de procédure civile de l’Ontario, laisse perplexe. M. Galati et M. Slansky sont tous deux avocats expérimentés qui savent sans doute que, pour les litiges devant les Cours fédérales, les dépens sont accordés conformément aux Règles des Cours fédérales. Ils sauraient aussi sans doute que les Règles des Cours fédérales ne prévoient aucun tarif horaire de référence (si ce n’est un montant par unité de service, tel qu’il est décrit dans le tarif) comme c’est apparemment le cas des Règles de procédure civile. Cela étant, il est surprenant que M. Galati cherche à obtenir l’adjudication de dépens dépassant le montant qu’il aurait facturé à un client pour les mêmes services.

[21]            À titre de plaideur qui se représente lui-même, le plus que pouvait espérer M. Galati selon les Règles des Cours fédérales et la jurisprudence sur les plaideurs qui se représentent eux-mêmes était d’obtenir son tarif horaire normal : voir Air Canada c. Thibodeau, 2007 CAF 115, [2007] A.C.F. no 404, au paragraphe 24.

[22]           J’ajouterais que le fait pour un plaideur qui se représente lui-même de demander des dépens entre avocat et client renferme une contradiction. Par définition, un plaideur qui se représente lui-même n’a pas d’avocat; par conséquent, il n’engage aucuns frais relativement auxquels l’indemnisation intégrale est appropriée.

[23]           Pour ce qui est de la CRC, sa demande de dépens entre avocat et client serait limitée aux dépenses qu’il a réellement engagées pour les honoraires d’avocat. Si l’avocat travaille bénévolement, comme cela semble être le cas puisque M. Slansky demande que les dépens adjugés, le cas échéant, lui soient payés personnellement, les mêmes considérations s’appliquent. Toute adjudication de dépens entre avocat et client serait limitée au tarif horaire normal de M. Slansky. On peut se demander pourquoi un avocat ayant de l’expérience devant les Cours fédérales chercherait à obtenir des dépens calculés autrement que selon ce que prévoient les Règles des Cours fédérales.

[24]           L’appel soulève deux questions : existe-t-il un droit aux dépens entre avocat et client (peu importe sur quelle base ils sont calculés) et, si c’est le cas, les codemandeurs satisfont-ils aux conditions de l’adjudication de tels dépens?

[25]           M. Galati et la CRC soulèvent tous les deux, de manières légèrement différentes, la question du déséquilibre économique entre les plaideurs qui invoquent des moyens constitutionnels pour contester des mesures prises par les pouvoirs législatif ou exécutif. Le gouvernement dispose de toutes les ressources de l’État pour défendre sa position, alors que les personnes qui contestent au nom de l’intérêt public doivent compter sur des ressources privées et le zèle d’avocats bénévoles pour présenter leur cause. L’ancien Programme de contestation judiciaire visait à régler le problème de ce déséquilibre, mais il a été aboli.

[26]           La Cour suprême a reconnu cette lacune, mais a refusé de la combler au moyen d’une ordonnance judiciaire. Dans l’arrêt Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38, au paragraphe 44, la Cour suprême a conclu que « [l]es tribunaux ne devraient pas chercher, de leur propre initiative, à mettre sur pied un autre système complet d’aide juridique. » Cette position a été réaffirmée dans l’arrêt Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 RCS 331 (Carter), au paragraphe 137, où la Cour s’est prononcée sur un argument très semblable à celui avancé par les codemandeurs, mais dans le contexte du pouvoir discrétionnaire normal de la Cour d’adjuger des dépens. Dans cet arrêt, la Cour suprême a conclu que l’adjudication de dépens spéciaux dans un litige d’intérêt public serait justifiée si certaines conditions étaient réunies. Premièrement, les questions soulevées doivent être véritablement exceptionnelles et avoir une incidence importante et généralisée sur la société. Deuxièmement, en plus de n’avoir aucun intérêt personnel ou pécuniaire dans le litige, les plaideurs doivent démontrer qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance en question avec une aide financière privée : voir Carter, au paragraphe 140.

[27]           Les codemandeurs ont modifié ce critère en remplaçant l’exigence selon laquelle le litige doit avoir une incidence généralisée sur la société par une condition selon laquelle le litige doit toucher à « l’architecture même de la Constitution ». De plus, ils explicitent l’exigence selon laquelle les demandeurs doivent avoir gain de cause dans le litige. Avant d’aborder la question du droit des codemandeurs aux dépens entre avocat et client, que ce soit ou non en vertu de la Constitution, il est logique d’examiner si les codemandeurs satisfont aux conditions de l’adjudication de tels dépens.

[28]           La difficulté à laquelle font face les codemandeurs est que leur demande n’a pas été accueillie. La Cour fédérale a conclu que l’objet de la demande conjointe « a avorté et a été supplanté par le Renvoi » : motifs, au paragraphe 12. Par conséquent, la demande a été rejetée parce qu’elle ne revêtait qu’un caractère théorique. M. Galati et la CRC adoptent la position selon laquelle, parce que le renvoi a produit le résultat qu’ils recherchaient dans la demande conjointe, ils ont eu gain de cause et ont donc droit aux dépens entre avocat et client. Cela ne fonctionne pas ainsi. Le fait que leur demande ait apparemment mis en branle une série d’événements ayant mené à la conclusion qu’ils espéraient obtenir au moyen de leur demande ne signifie pas qu’ils ont eu gain de cause. Cela peut vouloir dire qu’ils ont réussi d’un point de vue politique ou qu’ils ont eu du succès dans la presse populaire, mais cela c’est une tout autre chose. Ils ne peuvent demander que les dépens liés au traitement judiciaire de la demande conjointe, laquelle, comme il est mentionné ci-dessus, a été rejetée. Conclure le contraire équivaudrait à créer quelque chose d’analogue à des honoraires d’intermédiation pour les litiges constitutionnels.

[29]           Dans la mesure où le droit aux dépens entre avocat et client ne revient qu’aux plaideurs qui ont gain de cause, les codemandeurs ne satisfont pas à ce critère. Étant donné cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres éléments du critère que M. Galati et la CRC proposent; je fais simplement remarquer qu’il n’est pas du tout évident que l’interprétation des articles 5 et 6 de la Loi touche à « l’architecture même de la Constitution ».

[30]           Passant maintenant à la question du droit des codemandeurs à des dépens spéciaux accordés en vertu du pouvoir discrétionnaire de la Cour fédérale relativement à l’adjudication de dépens, et appliquant les principes de l’arrêt Carter, je conclus que les demandeurs ne satisfont pas à ce critère non plus. Comme je l’ai fait remarquer plus haut, la demande conjointe n’a pas été accueillie et cela mène à la même conclusion dans ce scénario que dans le scénario précédent. Quoi qu’il en soit, M. Galati et la CRC insistent beaucoup sur la nature exceptionnelle des questions soulevées par la demande conjointe. Il ne fait aucun doute que les questions soulevées avaient une grande importance, notamment pour les membres des Cours fédérales, mais l’interprétation des articles 5 et 6 de la Loi n’avait pas une incidence généralisée sur la société. Une fois écarté l’aspect politique partisane, il s’agissait d’une question qui intéressait les avocats et qui avait des conséquences très limitées au-delà des milieux juridiques. Elle ne touchait certainement pas à « l’architecture même de la Constitution ».

[31]           Mais, plus important encore, la raison pour laquelle la demande de dépens entre avocat et client devrait échouer, et, à mon avis, échoue effectivement, est qu’elle ne satisfait pas au deuxième critère énoncé par la Cour, c’est-à-dire qu’il n’aurait pas été possible de poursuivre l’instance avec des moyens privés. Cela fait référence à l’instance telle qu’elle s’est effectivement déroulée, non telle qu’elle aurait pu se dérouler. Telle qu’elle s’est déroulée dans les faits, la demande conjointe a requis un peu de travail de bureau et un petit nombre de présences en cour, pour un total combiné de 71 heures du temps de M. Galati et de M. Slansky. Bien que cela ne soit pas négligeable, ce n’est pas une charge démesurée pour deux avocats ayant une importante clientèle. En outre, le fardeau qui pesait sur M. Galati et sur M. Slansky, dans la mesure où ce dernier travaillait bénévolement, a été allégé par l’octroi exceptionnel par la Cour fédérale de dépens de 5 000 $, même s’ils n’avaient pas obtenu gain de cause, afin qu’ils n’essuient pas de perte sur le plan pécuniaire.

[32]           Pour ces raisons, donc, les codemandeurs n’ont pas démontré qu’ils font partie de la catégorie de plaideurs qui, de plein droit ou grâce à l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour, pourraient se voir accorder des dépens entre avocat et client dans un litige constitutionnel d’intérêt public. Je n’ai donc pas à traiter de l’argument relatif au droit conféré par la Constitution, puisque les faits de l’espèce ne fondent pas un tel argument. Cela dit, il arrive parfois qu’une partie invoque un argument si scandaleux qu’il mérite d’être condamné, que les faits de l’espèce le fondent ou non. C’est le cas en l’occurrence.

[33]           Les passages suivants du mémoire des faits et du droit de M. Galati résument l’argument qui a été avancé en l’espèce :

[traduction]

En ce qui concerne la position de l’intimé selon laquelle il n’existe aucun lien entre le droit aux dépens entre avocat et client et le caractère équitable et indépendant de la magistrature, l’appelant (Rocco Galati) affirme que dans de tels cas, où ce dont il s’agit, c’est uniquement la protection de l’intégrité de la Constitution et la contestation de lois qui violent la Constitution ou de mesures prises par le pouvoir exécutif qui minent « l’architecture même de la Constitution », cela a tout à voir avec une magistrature équitable et indépendante. Alors que l’appareil étatique est largement et pleinement financé pour défendre de telles violations, le fait qu’un citoyen qui ne tire aucun avantage personnel, comme tel, du fait de maintenir l’intégrité, la structure et les prescriptions de la Constitution en contestant avec succès de telles violations de la Constitution se voit refuser l’adjudication de dépens entre avocat et client ne peut mener qu’à une seule conclusion en apparence et dans les faits.

Cette conclusion est celle selon laquelle toute cour qui se range du côté de l’État dans un tel cas ne peut aucunement être considérée comme étant dans les faits et en apparence « équitable ou indépendante »; dans les faits, comme en apparence, cette cour se serait « acoquinée » avec les intimés, qui représentant l’État.

Mémoire des faits et du droit de M. Galati, aux paragraphes 20 à 22. [Souligné dans l’original.]

[34]           Il est important de comprendre ce qui est dit dans ces passages. M. Galati et la CRC avancent comme un fait qu’une cour qui a convenu qu’une certaine mesure prise par le gouvernement était incompatible avec la Constitution et qui l’a par conséquent déclarée invalide donnera néanmoins l’impression d’être, et sera dans les faits, « acoquinée » avec le gouvernement si elle n’accorde pas les dépens entre avocat et client au demandeur ayant gagné sa cause. Le rapport avec la Constitution est que cette collusion prive le plaideur concerné de son droit, protégé par la Constitution, à une magistrature équitable et indépendante.

[35]           Être « acoquiné » avec quelqu’un, c’est agir de connivence avec cette personne. Je ne comprends pas comment on pourrait espérer protéger le droit à une magistrature équitable et indépendante en accusant les cours de collusion avec le gouvernement si elles n’accordent pas au demandeur les dépens entre avocat et client. Il semblerait que, pour inspirer au public la confiance dans l’équité et l’indépendance de la magistrature, il faut que l’ensemble du système judiciaire soit présumé agir, réellement ou potentiellement, de mauvaise foi. Cela nous rappelle cette logique bizarre selon laquelle, à l’époque de la guerre du Vietnam, des villages entiers ont dû être détruits pour les sauver de l’ennemi. Le fait que cet argument soit invoqué à l’appui d’une demande pécuniaire injustifiée mène à la question suivante : « De qui sert-on les intérêts ici? » Certainement pas ceux de l’administration de la justice. Il s’agit d’un argument qui mérite d’être condamné sans réserve.

[36]           Dans les circonstances, je suis d’avis que la Cour fédérale n’a commis aucune erreur justifiant notre intervention et que, même lorsque les arguments des codemandeurs sont analysés – et surtout lorsqu’ils le sont – leur appel devrait être rejeté avec dépens. Le procureur général demande des dépens s’élevant à 1 000 $. Dans les circonstances, cela est plus que raisonnable. Par conséquent, je suis d’avis de rejeter l’appel et d’adjuger au procureur général les dépens, correspondant à ceux d’un seul mémoire de dépens, fixés à une somme globale de 1 000 $.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Gleason, j.c.a. »

LE JUGE STRATAS (Motifs concourants)

[37]           Je souscris entièrement aux motifs de mon collègue ainsi qu’à la façon  dont il propose de trancher l’appel. Je tiens cependant à ajouter quelques observations.

[38]           À un moment donné dans ses observations orales, M. Galati a soutenu que, comme les avocats du gouvernement, les juges sont payés par le gouvernement et, par conséquent, si, dans des circonstances comme celles qui se présentent en l’espèce, nous n’ordonnons pas au gouvernement de payer des avocats du secteur privé comme lui, la Cour semblera partiale.

[39]           L’apparence de partialité doit être évaluée du point de vue d’une personne bien renseignée et raisonnable qui étudierait la question de façon réaliste et pratique : Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394. Cette personne serait au courant d’un certain nombre de choses. L’impartialité des juges est assurée par des garanties d’inamovibilité et de sécurité de leur rémunération jusqu’à la retraite ou jusqu’à l’âge de 75 ans : Loi constitutionnelle de 1867, 30 & 31 Victoria, ch. 3, articles 99 et 100. Une longue série de décisions de la Cour suprême, depuis l’arrêt Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673 jusqu’à Assoc. des juges de la Cour provinciale du Nouveau-Brunswick c. Nouveau-Brunswick (Ministre de la Justice), 2005 CSC 44, [2005] 2 R.C.S. 286,  ont élaboré des exigences rigoureuses pour s’assurer que la magistrature reste totalement indépendante du gouvernement lors de l’établissement de la rémunération des juges. De plus, il existe de nombreux cas où des juges, rémunérés par le gouvernement, ont condamné une inconduite du gouvernement et ont ordonné au gouvernement de faire quelque chose contre son gré.

[40]           Compte tenu de cela, la personne raisonnable et bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique ne penserait jamais que les juges sont prédisposés en faveur du gouvernement simplement parce que le gouvernement les rémunère, mais ne rémunère pas d’autres personnes. Ce genre d’argument peut affecter injustement la légitimité de la Cour et la façon dont le public la voit. Un officier de justice ne devrait jamais avancer un tel argument. Voir les décisions Es-Sayyid c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CAF 59, au paragraphe 50; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, au paragraphe 113.

[41]           En l’espèce, la Cour fédérale a exercé son pouvoir discrétionnaire en faveur des appelants, leur accordant des dépens de 5 000 $ pour le travail effectué en lançant une contestation constitutionnelle qui est rapidement devenue sans objet. Ce montant est supérieur à que ce que d’autres plaideurs effectuant la même quantité de travail recevraient en vertu de la loi applicable : Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, article 400 et tarif B.

[42]           Les appelants interjettent appel maintenant devant notre Cour. Ils nous demandent d’ordonner que les intimés faisait partie du gouvernement – c’est-à-dire les contribuables – les paient 800 $ l’heure, taux qui, de leur propre aveu, dépasse le tarif qu’ils exigent normalement de leurs clients. Dans son mémoire (au paragraphe 15), M. Galati soutient que, si nous ne rendons pas une telle ordonnance, nous agirons [traduction] « en violation des impératifs constitutionnels non écrits que sont la primauté du droit et le constitutionnalisme ».

[43]           Le principe constitutionnel de la primauté du droit, enchâssé dans le préambule de la Charte canadienne des droits et libertés, n’est pas un récipient vide que l’on peut remplir de tout ce que l’on peut vouloir le remplir à un moment donné. Au contraire, ce principe a un contenu limité et précis dans le domaine du droit constitutionnel. Voir, par exemple, Colombie-Britannique c. Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, [2005] 2 R.C.S. 473, au paragraphe 58. Voir aussi les décisions antérieures dans lesquelles nous avons rappelé à M. Galati les limites doctrinales de ce principe : Yeager c. Day, 2013 CAF 258, 453 N.R. 385, au paragraphe 13; Lemus c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, 372 D.L.R. (4th) 567, au paragraphe 15; Austria c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 191, 377 D.L.R. (4th) 151, aux paragraphes 71 à 74; Toussaint c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 146, [2013] 1 R.C.F. 3, au paragraphe 60.

[44]           Dans de rares circonstances de nécessité prouvée, une partie peut se voir accorder une provision pour frais (Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 R.C.S. 371) ou du financement public pour un avocat (p. ex. R. v. Rowbotham (1988), 41 CCC (3d) 1 (C.A. Ont.)), mais, dans les deux cas, c’est sur la base de tarifs beaucoup plus bas que ceux demandés en l’espèce.

[45]           Mais un droit constitutionnel à une rémunération et à des primes provenant des fonds publics et s’élevant à 800 $ l’heure pour des avocats agissant comme parties dans un litige d’intérêt public? Je ne vois pas cela dans le texte de la Constitution et je ne le vois pas comme en découlant nécessairement. La Cour suprême ne le voit pas non plus : Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu), 2007 CSC 2, [2007] 1 R.C.S. 38, au paragraphe 35; Carter c. Canada (Procureur général), 2015 CSC 5, [2015] 1 R.C.S. 331, aux paragraphes 139 à 141. Je rejette également l’argument des appelants selon lequel un principe quelconque, coexistant de manière invisible avec le texte visible de notre Constitution, surgirait on ne sait comment pour leur donner droit à un tarif de 800 $ l’heure.

[46]           Il ne ressort du dossier aucune incapacité des appelants au début de ce litige, ou même maintenant, à demander des dons en faveur de leur cause. En l’espèce, les appelants ont choisi d’introduire leur instance, sans attente raisonnable de se voir accorder plus que les dépens qui seraient normalement accordés en vertu de l’article 400 et du tarif B des Règles des Cours fédérales. Et comme je l’ai dit, compte tenu des circonstances en l’espèce, la Cour fédérale leur a accordé même un peu plus que cela.

[47]           À l’instar de mon collègue, je suis d’avis qu’il n’existe aucun motif pouvant justifier l’annulation de l’ordonnance relative aux dépens de la Cour fédérale et je rejetterais l’appel avec dépens, établis au montant de 1 000 $. Si les intimés en avaient demandé plus, j’en aurais accordé plus.

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Erich Klein


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-541-14

 

INTITULÉ :

ROCCO GALATI ET CONSTITUTIONAL RIGHTS CENTRE INC. c. LE TRÈS HONORABLE STEPHEN HARPER, SON EXCELLENCE LE TRÈS HONORABLE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DAVID JOHNSTON, L’HONORABLE MARC NADON, JUGE DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 11 janvier 2016

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y A SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

MOTIFS CONCOURANTS :

LE JUGE STRATAS

DATE DES MOTIFS :

Le 8 février 2016

COMPARUTIONS :

Rocco Galati

 

Pour l’appelant

ROCCO GALATI

 

Paul Slansky

 

Pour l’appelantE

CONSTITUTIONAL RIGHTS CENTRE INC.

 

Andrew Law

Christine Mohr

 

Pour les intimés

LE TRÈS HONORABLE STEPHEN HARPER, SON EXCELLENCE LE TRÈS HONORABLE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DAVID JOHNSTON,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rocco Galati Law Firm

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelant

ROCCO GALATI

 

Slansky Law

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelantE

CONSTITUTIONAL RIGHTS CENTRE INC.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour les intimés

LE TRÈS HONORABLE STEPHEN HARPER, SON EXCELLENCE LE TRÈS HONORABLE GOUVERNEUR GÉNÉRAL DAVID JOHNSTON,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA JUSTICE

 

Langlois Kronström Desjardins

Montréal (Québec)

L’HONORABLE MARC NADON, JUGE DE LA COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

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