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Date : 20160208


Dossier : A-574-14

Référence : 2016 CAF 38

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PIERRE-LOUGENS HENRI

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

Audience tenue à Montréal (Québec), le 12 janvier 2016.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 février 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

Y A (ONT) SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 


Date : 20160208


Dossier : A-574-14

Référence : 2016 CAF 38

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

ENTRE :

PIERRE-LOUGENS HENRI

appelant

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE TRUDEL

[1]               Pierre-Lougens Henri est un technicien aérotechnique. Au moment des événements pertinents, il occupait ce poste auprès de la compagnie aérienne Air Transat à l'Aéroport international Pierre-Elliott-Trudeau de Montréal. Ce poste exige l'accès à des zones restreintes que seul peut pénétrer l'employé détenant une habilitation de sécurité émise par le Ministre des Transports, de l'Infrastructure et des Collectivités du Canada (le Ministre) en vertu des dispositions de la Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, c. A-2 (Loi), ses règlements et politiques d'application.

[2]               Le 17 juillet 2013, le Ministre annule l'habilitation de sécurité de M. Henri (décision de la déléguée du Ministre, Erin O'Gorman, Dossier d'Appel, Vol. 2, à la page 446). Ce dernier se porte en appel de la décision du juge LeBlanc de la Cour fédérale du Canada du 9 septembre 2014 (2014 CF 1141) rejetant sa demande de contrôle judiciaire de la décision ministérielle.

[3]               Je propose de rejeter cet appel. Après un examen rigoureux du dossier, je conclus que le droit de M. Henri à l'équité procédurale a été respecté et que la décision du Ministre est raisonnable. De plus, je suis d'avis que c'est à bon droit que la Cour fédérale a ignoré la nouvelle preuve contenue à l'affidavit accompagnant la demande de contrôle judiciaire de M. Henri.

I.                   Le régime législatif et sa politique d’application pertinente

[4]               L'octroi et l'annulation d'une habilitation de sécurité sont régis par la Loi et ses règlements :

Loi sur l'aéronautique, L.R.C. 1985, ch. A-2

Aeronautics Act, R.S.C. 1985, c. A-2

3(1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi

3(1) In this Act,

[…]

Habilitation de sécurité :

Security clearance:

habilitation accordée au titre de l’article 4.8 à toute personne jugée acceptable sur le plan de la sûreté des transports.

means a security clearance granted under section 4.8 to a person who is considered to be fit from a transportation security perspective;

[…]

4.71(1) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, régir la sûreté aérienne.

4.71(1) The Governor in Council may make regulations respecting aviation security.

(2) Les règlements visés au paragraphe (1) peuvent notamment :

(2) Without limiting the generality of subsection (1), regulations may be made under that subsection

[…]

b) régir les zones réglementées des aéronefs, aérodromes ou autres installations aéronautiques, y compris la délimitation et la gestion de ces zones, ainsi que l’accès à celles-ci;

(b) respecting restricted areas in aircraft or at aerodromes or other aviation facilities, including regulations respecting their identification, access to them and their administration or management;

[…]

g) exiger d’une personne ou catégorie de personnes une habilitation de sécurité comme condition pour exercer les activités précisées ou pour être :

(g) requiring any person or any class of persons to have a security clearance as a condition to conducting any activity specified in the regulations or to being

(i) soit titulaire d’un document d’aviation canadien,

(i) the holder of a Canadian aviation document,

(ii) soit membre d’équipage d’un aéronef

(ii) a crew member, or

(iii) soit titulaire d’un laissez-passer de zone réglementée, au sens de l’article 1 du Règlement canadien sur la sûreté aérienne;   

(iii) the holder of a restricted area pass, within the meaning of section 1 of the Canadian Aviation Security Regulations;

[…]

4.8 Le ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité

4.8 The Minister may, for the purposes of this Act, grant or refuse to grant a security clearance to any person or suspend or cancel a security clearance.

[5]               Il n'est pas nécessaire ici de référer spécifiquement au texte des règlements adoptés sous la Loi. Il suffit de savoir que le Règlement canadien de 2012 sur la sûreté aérienne, DORS/2011-318, comprend des dispositions exigeant que les personnes qui ont accès aux zones restreintes des aéroports détiennent une habilitation de sécurité en vigueur, telle celle que détenait M. Henri.

[6]               Le Ministre exerce sa discrétion d'octroyer, de refuser d'octroyer, de suspendre et d'annuler toute habilitation de sécurité en accord avec une politique intitulée Politique sur le programme d'habilitation de sécurité en matière de transport (Disponible sur l’internet : http://tc.gc.ca/fra/sureteaerienne/phst-113.htm). L'objet de ce programme est de prévenir les actes d'intervention illicites dans l'aviation civile en accordant une habilitation de sécurité seulement aux personnes répondant aux normes et exigences dudit programme. Plus particulièrement, et tel qu'énoncé à la section 1.4 du programme d'habilitation, l'objectif est de prévenir l'entrée non contrôlée dans les zones règlementées d'un aéroport de toute personne qui, entre autres, « selon le ministre et les probabilités, est sujette ou peut être incitée à: commettre un acte d'intervention illicite pour l'aviation civile ou, aider ou inciter toute autre personne à commettre un acte d'intervention illicite pour l'aviation civile ».

[7]               Ce programme prévoit qu'un organisme consultatif « [est] tenu d'étudier les renseignements des demandeurs et de formuler des recommandations au [M]inistre concernant l'octroi, le refus, l'annulation ou la suspension d'une habilitation » (section 1.8 de la politique) - permettant ainsi au Ministre d'exercer sa discrétion sous l'article 4.8 de la Loi.

II.                Les faits pertinents

[8]               M. Henri détient une habilitation de sécurité aux fins de son emploi depuis la fin des années 1990. M. Henri doit détenir une habilitation de sécurité pour pouvoir continuer d’exercer son emploi. Elle a toujours été renouvelée, jusqu’à ce que des préoccupations soient soulevées relativement à son dossier à la suite d’une enquête de sécurité effectuée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) au cours du processus de renouvellement en 2012. Cela a donné lieu à une enquête plus approfondie de la GRC, laquelle s’est terminée en 2013.

[9]               Le 4 avril 2013, la GRC a signalé à Transports Canada qu’une personne (le Sujet A) a été arrêtée en possession de 2,4 kg de cocaïne après son arrivée à bord d’un vol en provenance de Haïti et à destination de Montréal. Deux appareils électroniques contenant des courriels ont été saisis. Dans l’un de ces appareils, des courriels provenant de M. Henri et transmis par l’intermédiaire d’une autre personne (le Sujet C) ont été trouvés, lesquels contenaient des photographies d’employés de l’aéroport. La GRC a déterminé que M. Henri avait parlé à 63 reprises au Sujet C par téléphone, et que M. Henri avait été vu plusieurs fois au domicile du Sujet C.

[10]           La GRC a également découvert que M. Henri avait reçu de l’argent comptant non signalé totalisant 25 000 $ et qu’il avait fait l’acquisition de biens qu’il n’aurait pas eu les moyens de s’offrir d’un point de vue réaliste en fonction de son salaire de mécanicien en aéronautique. De plus, la GRC a identifié deux personnes en tant qu’associées de M. Henri, lesquelles étaient membres de gangs de rue impliqués dans la contrebande de drogues.

[11]           Aucune accusation criminelle n’a été portée contre M. Henri étant donné que la GRC a estimé qu’elle n’avait pas suffisamment d’éléments probants pour prouver hors de tout doute raisonnable qu’il importait des stupéfiants (Dossier d’Appel, Vol. 1, à la page 320).

[12]           Le 12 avril 2013, M. Henri a été avisé par lettre de ces éléments probants et on lui a dit qu’ils pourraient servir de fondement à la recommandation par l’organisme consultatif que le Ministre révoque son habilitation de sécurité. Il était fait mention dans la lettre du programme, et cette dernière contenait une adresse Internet à laquelle on pouvait le consulter. On a invité M. Henri à fournir des renseignements pour expliquer sa situation, et il a été aiguillé vers une personne-ressource avec laquelle il pourrait discuter des questions soulevées dans la lettre.

[13]           Après avoir reçu les observations de M. Henri, l’organisme consultatif a recommandé au Ministre d’annuler son habilitation de sécurité au motif que [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, [M. Henri] était sujet ou susceptible d’être incité à commettre un acte d’intervention illicite pour l’aviation civile, ou à aider ou inciter une autre personne à commettre un tel acte» (Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport, dossier de recommandation, Dossier d’Appel, Vol. 3, à la page 648). Le Ministre a suivi cette recommandation et a annulé l’habilitation de sécurité de M. Henri essentiellement pour les mêmes motifs que ceux évoqués par l’organisme consultatif.

[14]           La Cour fédérale a examiné la décision du Ministre en ce qui a trait à l’équité procédurale et sur le fond, et elle a conclu que la décision respectait les exigences en matière d’équité procédurale dans les circonstances, et que sur le fond, la décision était raisonnable. Relativement à une question préliminaire, la Cour fédérale a rejeté les éléments de preuve supplémentaires que M. Henri tentait de présenter par voie d’affidavit.

III.             Questions

[15]           Le présent appel comporte trois questions :

1.             Quel est le niveau d’équité procédurale requis lorsqu’on révoque une habilitation de sécurité en vertu de la Loi sur l’aéronautique, et le Ministre a-t-il satisfait à son obligation d’équité procédurale en l’espèce?

2.             La Cour fédérale a-t-elle commis une erreur en refusant les nouveaux éléments de preuve par affidavit de M. Henri?

3.             Sur le fond, la décision du Ministre de révoquer l’habilitation de sécurité de M. Henri était-elle raisonnable?

IV.             Analyse

A.                 Norme de contrôle

[16]           Les parties reconnaissent que deux normes de contrôle entrent en jeu en l’espèce et qu’elles ont bien été cernées par la Cour fédérale : la décision correcte dans le cas de l’équité procédurale et la raisonnabilité sur le fond dans le cas de la décision du Ministre. Je conviens qu’il s’agit bien des normes appropriées (voir Établissement de Mission c. Khela, 2014 CSC 24 au paragraphe 79, [2014] 1 R.C.S. 502; Clue c. Canada (Procureur général), 2011 CF 323 au paragraphe 14, [2011] A.C.F. no 401).

[17]           En conséquence, je me penche maintenant sur le point de savoir si la Cour fédérale a commis une erreur en appliquant ces normes et en concluant que le Ministre a satisfait à ses obligations en matière d’équité procédurale et que sa décision d’annuler l’habilitation de sécurité de M. Henri était raisonnable.

B.                 Équité procédurale

[18]           Le niveau et la nature de l’obligation d’équité procédurale varient et sont déterminés en fonction du contexte de chaque affaire. Elle a pour but de garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal, institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées de présenter leur point de vue et des éléments de preuve qui seront dûment pris en considération par le décideur (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 aux paragraphes 21 et 22, 174 D.L.R. (4th) 193) [Baker].

[19]           Dans Baker, aux paragraphes 23 à 27, la Cour suprême du Canada a énoncé cinq facteurs dont on doit tenir compte pour déterminer l’obligation d’équité procédurale dans une situation précise :

1)        la nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;

2)        la nature du régime législatif et les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question;

3)        l’importance de la décision pour les personnes visées;

4)        les attentes légitimes de la personne qui conteste la décision; et

5)        le respect des choix de procédure de l’organisme.

[20]           M. Henri prétend que la Cour fédérale n’a pas appliqué correctement ces facteurs. En particulier, il soutient que le juge LeBlanc n’a pas accordé suffisamment de poids à l’importance de la décision pour lui, étant donné que son emploi dépend du maintien de son habilitation de sécurité, que le juge LeBlanc a accordé une importance démesurée au caractère discrétionnaire de la décision, et qu’il a mal qualifié le pouvoir discrétionnaire du Ministre en concluant qu’il exigeait uniquement une possibilité plutôt que la probabilité qu’une personne commette un acte illégal.

[21]           M. Henri prie la Cour de conclure que la Cour fédérale a donc commis une erreur en concluant que le niveau d’équité procédurale requis est minimal. Plus précisément, la Cour fédérale a conclu que l’équité procédurale, lorsqu’il y a révocation d’une habilitation de sécurité en vertu de la Loi représente le «[…] droit de connaître les faits reprochés et de faire des représentations à l’égard de ces faits » (motifs de la Cour fédérale au paragraphe 28 e.).

[22]           Malgré les arguments pertinents de son avocat, M. Henri ne m’a pas convaincue que la Cour fédérale avait fait une erreur justifiant l’intervention de la Cour quant à la détermination du niveau et de la nature de l’équité procédurale à laquelle il avait droit.

[23]           Il faut certainement reconnaître que lorsque l’emploi d’une personne dépend du maintien d’une habilitation de sécurité, la décision a une immense importance pour cette personne. Il ne s’agit toutefois que d’un des facteurs à prendre en considération.

[24]           Le régime législatif donne au Ministre un vaste pouvoir discrétionnaire. L’article 4.8 prévoit simplement que : « Le Ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité ». La seule autre indication législative se trouve dans la définition de l’expression « habilitation de sécurité » qui est la suivante : « Habilitation accordée au titre de l’article 4.8 à toute personne jugée acceptable sur le plan de la sûreté des transports».

[25]           Le législateur a confié au Ministre la tâche d’accorder des habilitations de sécurité aux personnes qui ne représentent pas un danger pour la sécurité, et de refuser, de suspendre ou de révoquer des habilitations de sécurité dans le cas de personnes qui ne sont pas jugées acceptables sur le plan de la sûreté des transports. La nature de la décision et le régime législatif militent en faveur de niveaux réduits d’équité procédurale.

[26]           Bien que ni la Loi ni les règlements ne l’exigent, le Ministre a choisi d’administrer les habilitations de sécurité avec l’aide de l’Organisme consultatif d’examen d’habilitation de sécurité en matière de transport, conformément à la Politique sur le programme d’habilitation de sécurité en matière de transport. Cette politique énonce le processus à suivre au cours de l’examen de l’habilitation de sécurité d’une personne, assurant ainsi une protection procédurale accrue aux personnes visées. Ce choix de procédure laisse entendre des exigences accrues en matière d’équité procédurale, et pourrait dans certaines circonstances faire en sorte que l’on s’attende légitimement à ce que les procédures soient suivies. À mon avis, les procédures ont été suivies dans le cas de M. Henri.

[27]           Bien que je structure l’analyse d’une façon un peu différente, j’estime que le niveau d’équité procédurale établi par la Cour fédérale reflète ces facteurs dans le contexte de l’espèce. La décision est très importante autant pour les personnes visées que pour l’intérêt public relatif aux questions de sûreté et de sécurité. Le législateur a confié la décision non pas à une cour ou à un tribunal quasi judiciaire, mais au pouvoir discrétionnaire du Ministre. Le Ministre a choisi d’exercer son pouvoir discrétionnaire avec l’aide d’un organisme consultatif en vertu d’une politique qui assure que les personnes sont informées des allégations formulées contre elles et qu’elles ont la possibilité de répondre avant qu’une recommandation ne soit faite au Ministre pour qu’il prenne lui-même sa décision.

[28]           Plus précisément, la décision de la Cour fédérale selon laquelle l’équité procédurale exige qu’une personne dont l’habilitation de sécurité en vertu de la Loi pourrait être révoquée soit informée des faits qu’on lui reproche et ait la possibilité de répondre, est compatible avec les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker et avec l’objectif d’assurer une procédure équitable et ouverte.

[29]           Je souligne que cette démarche concorde aussi avec les remarques du juge Stratas au nom de la Cour dans l’affaire Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités) c. Jagjit Singh Farwaha, 2014 CAF 56, [2015] 2 R.C.F. 1006, une affaire qui présente des circonstances de fait semblables en vertu d’un régime réglementaire différent, ayant trait à la révocation d’une habilitation de sécurité requise pour accéder à des zones réglementées dans le port de Vancouver : « À toutes les étapes du processus, le Ministre a donné à M. Farwaha la possibilité de faire valoir son point de vue. Bien qu’il soit tenu de protéger le caractère confidentiel de certains des aspects des dossiers délicats qu’il a entre les mains, le ministre a assuré à M. Farwaha un accès suffisant aux renseignements alors connus pour que ce dernier sache ce qu’on lui reprochait et puisse y répondre de manière pertinente. Dans l’ensemble, le processus suivi était équitable» (au paragraphe 118).

[30]           En l’espèce, un examen approfondi du dossier me convainc que M. Henri connaissait les arguments qu’il devait réfuter. Il était bien conscient des préoccupations du Ministre relativement à sa relation avec son ex-beau-frère et le Sujet A, même si cette dernière n’existait que par l’entremise de son ex-beau-frère. Déjà en novembre 2011, la GRC a mené une entrevue audio et judiciaire volontaire avec M. Henri en ce qui a trait à son association avec deux Sujets, dont son ex-beau-frère. Les deux Sujets étaient membres de gangs de rue et connus de la police.

[31]           En outre, la demande d’information envoyée à M. Henri en avril 2013 énonçait clairement les préoccupations du Ministre et les éléments de preuve qui pourraient étayer une décision de révocation de son habilitation de sécurité. Cette lettre est bien résumée aux paragraphes 11 à 13 des motifs de la Cour fédérale :

[11]      Le 12 avril 2013, le bureau du Directeur, sur la base de ce rapport, informait M. Henri, par lettre, que son habilitation de sécurité était en cours de révision en raison de son association à des individus impliqués dans des activités criminelles. En particulier, ladite lettre reliait M. Henri à deux individus membres de gang de rue à Montréal dans les circonstances suivantes :

a.    Le premier (le Sujet A) a été arrêté en janvier 2011 à l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau, en provenance de Haïti, avec en sa possession de la cocaïne de même qu’un appareil électronique dans lequel se trouvait les photos de deux individus travaillant à la manutention des bagages à l’aéroport de Port-au-Prince pour le compte d’Air Canada, photos attachées à un courriel provenant de M. Henri;

b.    Bien qu’il ait d’abord nié le connaître lors d’une entrevue judiciaire volontaire tenue en novembre 2011 avec la GRC, M. Henri a néanmoins identifié le Sujet A à partir d’une photo présentée par l’enquêteur;

c.    Le second (le Sujet C) est celui par qui le courriel de M. Henri, contenant les photos des deux employés de l’aéroport de Port-au-Prince, a transité vers le Sujet A; une analyse des registres téléphoniques effectuée sur les numéros de téléphone cellulaire que M. Henri utilisait à l’époque indique que celui-ci serait entré en contact avec le Sujet C à environ 63 reprises, y compris 38 fois pendant la période où, en 2011, le Sujet C était incarcéré;

d.    M. Henri a été observé à plusieurs reprises à la résidence du Sujet C et a été en communication téléphonique constante avec sa résidence.

[12]     La lettre du 12 avril 2013 spécifiait également :

a.    Qu’à la suite de la saisie de l’appareil électronique en possession du Sujet A au moment de son arrestation, la GRC avait ouvert une enquête pour tenter d’analyser le degré de corruption interne à l’aéroport Pierre-Elliot Trudeau;

b.    Que M. Henri en était la cible principale, la GRC ayant des motifs raisonnables de croire qu’il avait été – ou allait être – impliqué dans la commission d’infractions reliées à l’importation de drogues et à la possession de drogues en vue d’en faire le trafic;

c.    Que des vérifications aux registres foncier et bancaire semblaient accréditer l’implication de M. Henri dans la commission de ce type d’infractions puisqu’elles avaient permis d’établir que M. Henri était propriétaire de trois immeubles d’une valeur combinée de 869,400 $ et que des sommes relativement importantes avaient transité dans ses comptes de banque, dépeignant ainsi une situation patrimoniale et financière incompatible, de l’avis de la GRC, avec le salaire d’un mécanicien à l’emploi d’Air Transat; et

d.    Que malgré la présence d’éléments incriminants, l’enquête de la GRC avait été conclue sans qu’aucune accusation ne soit portée puisqu’il n’était pas possible de déterminer hors de tout doute raisonnable l’implication de M. Henri dans l’importation de stupéfiants.

[13]      Enfin, la lettre du 12 avril 2013 informait M. Henri de l’existence du Programme d’habilitation de sécurité de même que de l’existence et du mandat de l’organisme consultatif et des motifs sur lesquels celui-ci pouvait se fonder pour recommander au Ministre d’accorder, refuser ou annuler une habilitation de sécurité. Ladite lettre contenait aussi, à la toute fin, l’avis suivant :

Transports Canada vous encourage à fournir de l’information additionnelle décrivant les circonstances entourant l’information et les associations susmentionnées, ainsi que de fournir de l’information supplémentaire pertinente ou une explication, y compris toutes circonstances atténuantes, dans les 20 jours suivant la réception de cette lettre. Toute information que vous nous fournirez sera considérée lors de la décision en ce qui concerne votre habilitation de sécurité. Cette information peut être soumise soit par courrier à l’attention de Transports Canada (ABPB), (…), soit par télécopieur au (…), soit par courriel à l’adresse : (..).

Si vous désirez discuter plus à fond de ces questions, veuillez communiquer avec Pauline Mahon au (…).

[32]           Après avoir obtenu deux prolongations, M. Henri a fourni une réponse écrite au moyen d’une lettre de son avocat le 20 juin 2013 (Dossier d’Appel, Vol. 1, à la page 72). L’organisme consultatif a indiqué dans son dossier d’analyse que, préalablement à la recommandation de révocation, il avait pris en considération la déclaration écrite de M. Henri, mais avait conclu qu’elle [traduction] « ne fournissait pas suffisamment de renseignements pour dissiper les préoccupations » compte tenu des autres éléments de preuve (Dossier d’Appel, Vol. 3, à la page 650). La décision du Ministre reflète une appréciation semblable des éléments de preuve.

[33]           Il n’y a pas de manquement à l’équité procédurale en l’espèce. On a présenté à M. Henri les éléments de preuve contre lui, et on l’a invité à poser des questions et à répondre. On lui a laissé suffisamment de temps pour donner une réponse, y compris des prolongations du temps alloué au départ, et sa réponse a été prise en considération par l’organisme de consultation et par le Ministre.

[34]           Selon M. Henri, cela n’était pas suffisant dans son cas. Si le Ministre a estimé que les renseignements étaient insuffisants, on aurait dû communiquer avec M. Henri pour la tenue d’une entrevue visant à compléter les renseignements contenus dans la lettre envoyée par son avocat. Il aurait fallu lui permettre de mieux expliquer sa relation avec son ex-beau-frère de vive voix.

[35]           Je ne partage pas ce point de vue. Ni le Ministre, ni l’organisme consultatif n’avaient l’obligation de tenir une entrevue avec M. Henri en raison de l’incidence d’une décision défavorable sur son gagne-pain. M. Henri connaissait l’importance de la décision pour sa carrière et il avait la responsabilité de défendre sa cause lorsqu’on lui a demandé de le faire. L’équité procédurale exige seulement que l’on permette véritablement aux personnes dans sa situation de répondre aux éléments de preuve contre elles, et que l’on prenne en considération cette réponse. C’est exactement la façon dont M. Henri a été traité.

C.                 La nouvelle preuve par affidavit

[36]           Cela m’amène à la nouvelle preuve par affidavit.

[37]           La Cour fédérale a rejeté la nouvelle preuve par affidavit présentée par M. Henri qui rapportait des faits dont le Ministre n’était pas saisi au moment où la décision initiale a été rendue, parce que les contrôles judiciaires de décisions administratives doivent être instruits sur la foi du dossier dont le décideur était saisi, à moins que la preuve en question relève de l’une de deux exceptions. La Cour fédérale a rappelé que la nouvelle preuve est admissible seulement si elle porte sur des questions d’équité procédurale ou sur des questions liées à la compétence du décideur (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 22).

[38]           Lors de l’audition du présent appel, M. Henri a prétendu que la preuve qu’il voulait introduire contenait des renseignements contextuels utiles et pertinents, et que l’intérêt de la justice a préséance sur toute interdiction de nature procédurale quant à la présentation de l’affidavit. Il a aussi laissé entendre, pour la première fois, que l’affidavit pouvait être lié à l’équité procédurale de la décision du Ministre.

[39]           Il est bien établi que le contrôle judiciaire quant au fond d’une affaire doit être instruit selon la preuve dont le décideur initial disposait (Association des universités et des collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 19, [2012] A.C.F. no 93).

[40]           Bien que la preuve par affidavit qui vise à présenter des renseignements contextuels en vue d’aider la Cour puisse être admissible dans certaines circonstances et que le juge LeBlanc ait omis de reconnaître cette règle de manière expresse, la Cour a formulé l’avertissement selon lequel la preuve en question ne doit pas contenir davantage que des renseignements contextuels et qu’elle ne doit pas se rapporter au fond de l’affaire (ibidem, au paragraphe 20). La Cour fédérale a conclu que l’affidavit dont M. Henri proposait la production se rapportait au bien-fondé de la décision (motifs de la Cour fédérale, au paragraphe 22). M. Henri ne soulève aucun motif convaincant pour modifier cette appréciation de l’affidavit.

[41]           La justification générale à l’appui de l’interdiction de présenter une nouvelle preuve portant sur le fond continue de s’appliquer en l’espèce. L’examen de faits dont ne disposait pas le décideur éloignerait l’attention de la Cour de la décision visée par l’examen et l’approcherait d’un examen de novo sur le fond. Ce n’est jamais la fonction du contrôle judiciaire et ce serait complètement incompatible avec un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. C’est à bon droit que la Cour fédérale a exclu du dossier la nouvelle preuve présentée par M. Henri.

[42]            Quoi qu’il en soit, j’ai lu cet affidavit et celui-ci n’ajoute rien d’important aux renseignements que M. Henri avait déjà donnés au Ministre au sujet de sa relation avec son ex-beau-frère, ni quant à la question de l’équité procédurale que M. Henri avait soulevée en l’espèce.

D.                 Le bien-fondé de la décision du Ministre

[43]           Je me penche en dernier lieu sur le caractère raisonnable de la décision sur le fond : les observations de M. Henri quant à cette question ont été présentées à titre subsidiaire.

[44]           M. Henri allègue que la Cour fédérale [traduction] « a employé une norme trop arbitraire, empreinte de retenue et permissive en ce qui a trait à l’exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel quant aux questions de sécurité » (mémoire des faits et du droit de l’appelant, au paragraphe 31). L’appelant affirme qu’il est déraisonnable d’annuler une attestation de sécurité nécessaire pour un emploi en se fondant uniquement « sur de simples soupçons » (ibidem, au paragraphe 34).

[45]           M. Henri s’appuie sur l’arrêt Charkaoui c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CSC 9, [2007] 1 R.C.S. 350. Je conclus que ce précédent est peu utile : les questions de droit que la Cour suprême devait trancher et la trame factuelle dans cette affaire ne sont pas similaires à la présente.

[46]           M. Henri ne conteste pas la validité constitutionnelle du régime législatif prévoyant que le Ministre peut exercer sa discrétion de refuser un renouvellement d’habilitation de sécurité lorsque selon lui et « les probabilités » en cause, une personne est sujette ou peut être incitée à participer à un acte d’intervention illicite en matière d’aviation civile. Il conteste plutôt le caractère raisonnable de la décision rendue par le Ministre à son égard et plaide que celui-ci ne pouvait raisonnablement conclure comme il l’a fait sur la foi d’un soupçon. Pour l’appelant, le test applicable à l’examen de la décision ministérielle ne peut se limiter à un simple soupçon : le Ministre devait se demander si la relation entre l’appelant et son ex-beau-frère « rendait probable la commission d’un crime ».

[47]           Je retiens de cette prétention que M. Henri aurait droit à un examen de la décision ministérielle selon une norme de raisonnabilité intermédiaire se situant entre la probabilité et la preuve hors de tout doute raisonnable. En d’autres mots et me remémorant l’analogie qu’il a faite à l’audition avec les crimes de guerre ou contre l’humanité : la preuve d’un acte illicite n’est pas nécessaire mais un simple soupçon ne suffit pas non plus.

[48]           Je ne peux retenir les arguments de l’appelant. Il est bien établi en droit que, lors d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, la décision sera confirmée si elle est possède les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et si elle appartient aux issues raisonnables (Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 R.C.S. 190).

[49]           En l’espèce, le Ministre avait devant lui, entre autres, le résultat de l’enquête menée par la GRC, la recommandation du comité consultatif et les représentations écrites de l’appelant. Gardant à l’esprit que l’examen de ces faits s’effectuait à la lumière des possibilités qu’un geste illicite contre l’aviation ne soit porté, M. Henri ne m’a pas convaincue de modifier la conclusion tirée par la Cour fédérale. La décision du Ministre démontre qu’il a tenu compte de la preuve dont il disposait et que cette décision est raisonnablement étayée par cette même preuve.

E.                  La décision proposée

[50]           Par conséquent, je rejetterais l’appel, avec dépens.

« Johanne Trudel»

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Richard Boivin, j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Yves de Montigny, j.c.a.»


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-574-14

 

INTITULÉ :

PIERRE-LOUGENS HENRI c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 janvier 2016

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE TRUDEL

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2016

 

 

COMPARUTIONS :

Julius H. Grey

Elisabeth Goodwin

 

Pour l'appelant

 

Sara Gauthier

Bernard Letarte

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain, s.e.n.c.

Montréal

 

Pour l'appelant

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimé

 

 

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