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Date : 20160531


Dossier : A-422-14

Référence : 2016 CAF 161

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RYER

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.

appelante

et

TEVA CANADA LIMITÉE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 1er décembre 2015.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 31 mai 2016.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20160531


Dossier : A-422-14

Référence : 2016 CAF 161

CORAM :

LE JUGE STRATAS

LE JUGE RYER

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PFIZER CANADA INC.

appelante

et

TEVA CANADA LIMITÉE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

A.                Introduction

[1]               Pfizer interjette appel du jugement du 30 juin 2014 de la Cour fédérale (rendu par le juge Zinn). Ce jugement se fonde sur les motifs datés du 3 avril 2014 (2014 CF 248) et les motifs subséquents datés du 30 juin 2014 (2014 CF 634).

[2]               Au terme d’un procès de quinze jours, la Cour fédérale a condamné Pfizer aux dommages-intérêts aux termes de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) [RMBAC], D.O.R.S. 93-133, d’un montant de 92 228 000,00 $, à des intérêts antérieurs au jugement d’un montant de 32 539 550,36 $, à des intérêts postérieurs au jugement au taux de 3,0 % sur 124 766 550,36 $ (la somme des dommages-intérêts et des intérêts antérieurs au jugement) à compter de la date du jugement jusqu’au paiement, et aux dépens.

[3]               Pfizer interjette appel. Elle allègue que la Cour fédérale a commis plusieurs erreurs appelant notre intervention.

[4]               Je retiens la thèse de Pfizer relativement à l’une des questions qu’elle soulève, à savoir que la Cour fédérale a admis pendant le procès une preuve par ouï-dire et s’est appuyée sur cette preuve. Bien que la Cour ait le pouvoir d’examiner l’affaire sans la preuve par ouï-dire et de rendre le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre; je n’exercerais pas ce pouvoir en l’espèce, dont les faits sont complexes alors que la solution n’est pas claire. Je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle procède à un nouvel examen.

[5]               Par conséquent, pour les motifs qui suivent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale, et je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle procède à un nouvel examen du dossier, tout en excluant la preuve par ouï-dire. J’accorderais à Pfizer ses dépens de l’appel.

B.                Exposé des faits

[6]               Devant la Cour fédérale, Teva a poursuivi Pfizer en dommages-intérêts découlant de la conduite de celle-ci en vertu du RMBAC qui a empêché indûment une des sociétés qui l’ont précédée de vendre son médicament sur le marché. Cette action se fondait sur le moyen tiré de la loi, à savoir l’article 8 du RMBAC.

[7]               Dans le présent résumé de l’exposé des faits, je recenserai les médicaments pertinents et les parties concernées, puis j’examinerai les textes du RMBAC qui ont trait au présent appel. J’examinerai ensuite ce qu’ont fait les parties en vertu de ces parties du RMBAC qui ont donné lieu à la poursuite en dommages-intérêts de Teva aux termes de l’article 8 du RMBAC. Finalement, j’examinerai les motifs de la Cour fédérale.

[8]               Tout au long des présents motifs, lorsque je renvoie à un numéro de paragraphe des motifs de la Cour fédérale, les motifs pertinents sont le premier ensemble de motifs datés du 3 avril 2014 (2014 CF 248).

(1)               Le médicament pertinent et les parties concernées

[9]               En l’espèce, le médicament novateur en cause est le chlorhydrate de venlafaxine (« venlafaxine ») commercialisé sous le nom d’Effexor XR.

[10]           L’appelante, Pfizer, est la société qui a succédé à Wyeth et Wyeth Canada. Wyeth est le fabricant innovateur de venlafaxine. Dans les présents motifs, aux fins de l’exposition de la conduite de Wyeth avant qu’elle fasse partie de Pfizer, je désignerai Wyeth ainsi : « Wyeth (Pfizer) ».

[11]           L’intimée, Teva, est la société qui a succédé à Ratiopharm inc. Pendant la plupart des événements qui ont donné lieu à son action en dommages-intérêts aux termes de l’article 8 du RMBAC, Ratiopharm a cherché à être un fabricant générique de venlafaxine. Dans les présents motifs, aux fins de la description de la conduite de Ratiopharm avant qu’elle fasse partie de Teva, je désignerai Ratiopharm ainsi : « Ratiopharm (Teva) ».

[12]           Comme l’a relevé la Cour fédérale dans ses motifs, Novopharm Limited et Pharmascience Inc. ont joué un rôle à titre de fabricants de produits génériques qui entrent sur le marché pour la venlafaxine. Je les appellerai Novopharm et Pharmascience. Elles font toutes deux maintenant partie de Teva. Par contre, par souci de clarté et compte tenu de leur rôle moins important dans les présents motifs, il n’est pas nécessaire de reconnaître leur statut actuel, comme je l’ai fait pour Ratiopharm (Teva) et Wyeth (Pfizer).

(2)               La pertinence du RMBAC quant au présent appel

[13]           Pour mettre en marché un nouveau médicament au Canada, le fabricant de médicaments novateurs doit, entre autres, produire une présentation de drogue nouvelle et recevoir une approbation sous la forme d’un avis de conformité du ministre de la Santé. Dans le cadre de ce processus, le RMBAC permet au fabricant d’inscrire dans un registre des brevets tous les brevets pertinents relatifs à la demande.

[14]           Par la suite, le fabricant de médicaments génériques qui souhaite fabriquer et mettre en marché une version générique de la drogue de l’innovateur peut produire une présentation de drogue nouvelle qui démontre, entre autres, que la formulation générique est le bioéquivalent de la drogue de l’innovateur en mettant en renvoi les essais cliniques que l’innovateur a entrepris concernant l’innocuité et l’efficacité. Ainsi, il n’est pas nécessaire pour le fabricant de médicaments génériques d’entreprendre ses propres essais cliniques.

[15]           Le fabricant de médicaments génériques doit tenir compte des brevets inscrits au registre des brevets concernant la drogue innovante : art. 5 du RMBAC. Il le fait soit en déclarant qu’il ne vise pas la délivrance d’un avis de conformité avant l’expiration du brevet, soit en alléguant que le brevet n’est pas valide ou ne sera pas contrefait par la fabrication, l’utilisation ou la vente du médicament générique. À l’appui de l’allégation, il doit signifier un avis d’allégation qui comporte un exposé détaillé des fondements factuels et juridiques de l’allégation.

[16]           L’innovateur qui souhaite contester l’allégation d’invalidité ou de non-contrefaçon dans l’avis d’allégation doit demander à la Cour fédérale, dans les 45 jours, une ordonnance interdisant au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à l’égard du produit générique avant l’expiration du ou des brevets qui font l’objet de l’avis d’allégation. Si l’innovateur effectue cette démarche, le ministre de la Santé ne peut pas délivrer un avis de conformité au fabricant de produits génériques dans la plupart des cas pendant 24 mois ou jusqu’à ce que la demande d’interdiction ait été rejetée : paragraphe 7(1) du RMBAC.

[17]           Le fabricant de produits génériques peut demander une le rejet, en tout ou en partie, de la demande d’interdiction concernant les brevets qu’il dit ne pas être admissibles à l’inscription au registre : alinéa 6(5)a) du RMBAC. Si la requête est accueillie, la demande d’interdiction est rejetée pour motif de brevets non admissibles à l’inscription au registre.

[18]           Si la demande d’interdiction n’est pas accueillie en fin de compte soit en première instance, soit en appel, ou si elle est retirée ou fait l’objet d’un désistement, l’innovateur s’expose à une action en dommages-intérêts « de toute perte subie au cours de la période » : paragraphe 8(1) du RMBAC. Pour apprécier les dommages-intérêts, le juge tient compte « des facteurs qu’il juge pertinents à cette fin » : paragraphe 8(5) du RMBAC.

(3)               Ce qui s’est produit aux termes du RMBAC en l’espèce

[19]           En l’espèce, Wyeth (Pfizer) a commercialisé une version à libération prolongée de chlorhydrate de venlafaxine sous le nom d’Effexor XR. Le brevet canadien 1 248 540 s’y rapporte, brevet qui devait venir à expiration le 10 janvier 2006. Il était inscrit au Registre des brevets contre Effexor XR.

[20]           En 2005, Ratiopharm (Teva) a voulu commercialiser sa version générique de chlorhydrate de venlafaxine et a produit une présentation abrégée de drogue nouvelle le 24 février 2005. Le 9 décembre 2005, Santé Canada a informé Ratiopharm (Teva) que son examen de la présentation abrégée de drogue nouvelle était terminé, mais qu’aucun avis de conformité ne serait délivré avant que les exigences prévues au RMBAC ne soient satisfaites.

[21]           Le 20 décembre 2005, la veille de l’expiration du brevet 540, le brevet canadien 2 199 778, protégeant la formulation à libération prolongée de venlafaxine, a été délivré. Le 23 décembre 2005, Wyeth (Pfizer) l’a inscrit au registre des brevets contre Effexor XR.

[22]           En réponse, le même jour, Ratiopharm (Teva) a signifié un avis d’allégation. Dans son avis d’allégation, Ratiopharm (Teva) a accepté que son avis de conformité concernant sa version de venlafaxine ne soit pas délivré avant l’expiration du brevet 540, à savoir le 10 janvier 2006. Ratiopharm (Teva) a également allégué que le brevet 778 qui venait d’être inscrit n’était pas valide et ne serait pas une contrefaçon de sa version de venlafaxine. Le 10 février 2006, Wyeth (Pfizer) a présenté une demande d’interdiction empêchant le ministre de délivrer un avis de conformité à Ratiopharm (Teva). Cette demande a donné lieu à la suspension automatique de 24 mois de la capacité du ministre d’accorder un avis de conformité à Ratiopharm (Teva) pour sa version de venlafaxine.

[23]           Un certain temps s’est écoulé. Alors, le 18 décembre 2006, Ratiopharm (Teva) a déposé une requête en rejet de la demande d’interdiction de Pfizer. Elle a soutenu que le brevet 778 n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets concernant Effexor XR.

[24]           Au terme de l’instruction de la requête en Cour fédérale, notre Cour a été saisie de l’affaire. La Cour a reconnu que le brevet 778 n’était pas admissible à l’inscription au registre des brevets concernant Effexor XR. Elle a donc accueilli la requête de Ratiopharm (Teva) et a rejeté la demande d’interdiction de Wyeth (Pfizer) : Ratiopharm Inc. c. Wyeth, 2007 CAF 264, [2008] 1 R.C.F. 447, inf. 2007 CF 340, 58 C.P.R. (4e) 154. Notre Cour a rendu son jugement le 1er août 2007.

[25]           Ce jugement levait les obstacles qui empêchaient Ratiopharm (Teva) de recevoir un avis de conformité afin de lancer sa version de venlafaxine. Le 2 août 2007, le ministre a accordé à Ratiopharm (Teva) son avis de conformité pour sa version de venlafaxine. Ratiopharm (Teva) a lancé son produit sur le marché canadien le 18 septembre 2007.

[26]           Avec le recul, on peut dire que Wyeth (Pfizer) n’aurait pas dû inscrire son brevet 778 au registre des brevets concernant Effexor XR et n’aurait pas dû présenter une demande d’interdiction. Autrement dit, Wyeth (Pfizer) a indûment empêché Ratiopharm (Teva) de mettre sa version de venlafaxine sur le marché. Aux termes de l’article 8 du RMBAC, Ratiopharm (Teva) pouvait demander les dommages-intérêts à cet égard.

[27]           Donc, c’est exactement ce qu’a fait Ratiopharm (Teva) et a intenté une poursuite en dommages-intérêts devant la Cour fédérale. Wyeth (Pfizer) a présenté une demande reconventionnelle au le motif que le produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) était une contrefaçon du brevet 778. Plus tard, elle a mis fin à sa demande reconventionnelle.

(4)               Examen par la Cour fédérale de la demande en dommages-intérêts

[28]           La Cour fédérale a d’abord examiné la période de la perte subie qui est indemnisable aux termes de l’article 8 du RMBAC.

[29]           Il n’y a nulle controverse entre les parties quant à la date de fin de cette période de perte. Il n’est pas controversé qu’aux termes de l’alinéa 8(1)b) du RMBAC, la date de fin est la date à laquelle la demande d’interdiction est retirée, fait l’objet d’un désistement, est rejetée ou est infirmée. En l’espèce, c’est le 1er août 2007 que la Cour a rejeté la requête en interdiction de Wyeth (Pfizer).

[30]           Cependant, est controversée entre les parties la date de début de la période de perte. Teva a soutenu que cette date de début était le 10 janvier 2006, la date à laquelle le brevet 540 venait à expiration. Pour sa part, Pfizer a soutenu que la date de début ne pouvait pas être antérieure au 13 février 2006, date à laquelle le ministre aurait délivré un avis de conformité à Ratiopharm (Teva) si elle avait signifié à Pfizer un avis d’allégation relativement au brevet 778 et si Pfizer n’avait pas introduit une demande d’interdiction.

[31]           La Cour fédérale a rejeté l’allégation de Pfizer en se fondant sur le libellé de l’alinéa 8(1)a) du RMBAC. À son avis, cet alinéa régissait la date de début. L’alinéa 8(1)a) dispose que la période débute « à la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut [...] qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée ». Le ministre a attesté que cette date était le 7 décembre 2005. Cette date, au sens du RMBAC, est la date de mise en attente de brevet.

[32]           L’alinéa 8(1)a), cité ci-dessus, établit par défaut la date de début à la date à laquelle le ministre atteste qu’un avis de conformité aurait été délivré en l’absence de la mention dans le Règlement « sauf si le tribunal conclut [...] qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée ». En l’espèce, la Cour fédérale a conclu qu’il y avait une date plus appropriée, à savoir la date d’expiration du brevet 540, soit le 10 janvier 2006. On se rappellera que dans son avis d’allégation, Ratiopharm (Teva) a accepté que son avis de conformité pour sa version de venlafaxine ne soit pas délivré avant l’expiration du brevet 540.

[33]           À cet égard, la Cour fédérale a conclu ce qui suit (aux paragraphes 64 et 65) :

[64]      En résumé, la preuve révèle que [Wyeth (Pfizer)] savait que [Ratiopharm (Teva)] ou un autre fabricant de médicaments génériques entrerait sur le marché en janvier 2006 ou très peu de temps après, et elle a décidé de faire inscrire le brevet 778 dans l’espoir de renouveler à perpétuité son médicament breveté et de casser la concurrence des génériques. Elle savait ou aurait dû savoir qu’il y avait de fortes chances qu’un fabricant de génériques prêt à entrer sur le marché en janvier 2006 lui signifie un [avis de l’allégation] au lieu d’attendre de nombreuses années avant d’entrer sur le marché de la Venlafaxine.

[65]      En l’espèce, n’eût été l’inscription inappropriée du brevet 778 au Registre des brevets, toutes choses étant égales par ailleurs, Ratiopharm aurait reçu son [avis de conformité] et aurait été en mesure de lancer son produit le 10 janvier 2006. La première date de mise en attente de brevet [7 décembre 2005] est une date appropriée pour marquer le début de la [période de perte]; toutefois, comme [Ratiopharm (Teva)] ne réclame aucune indemnisation pour perte avant le 10 janvier 2006, je souscris à l’observation de [Ratiopharm (Teva)] selon laquelle la date du 10 janvier 2006 est plus appropriée pour marquer le début de la [période de perte] que la date de mise en attente de brevet [7 décembre 2005].

[34]           Ayant déterminé la date de début et la date de fin de la période de perte, la Cour fédérale a ensuite tranché plusieurs questions en litige : la taille du marché global pour la venlafaxine, la taille du marché de la venlafaxine générique et la part de marché de Ratiopharm (Teva), le moment où Ratiopharm (Teva) et les produits génériques de ses concurrents auraient été inscrits sur les listes provinciales des médicaments et l’entrée de concurrents sur le marché générique, la valeur globale des ventes perdues de Ratiopharm (Teva) au cours de la période pertinente et si des déductions auraient dû être faites aux termes du paragraphe 8(5) du RMBAC. Ci-dessous, au regard des observations faites par Pfizer devant la Cour, j’examinerai de façon plus détaillée les motifs de la Cour fédérale relativement à l’entrée des concurrents de Ratiopharm (Teva) sur le marché des médicaments génériques.

[35]           La Cour fédérale a ensuite examiné les questions au cœur du présent appel : la date à laquelle Ratiopharm (Teva) aurait lancé son produit venlafaxine et l’existence de tout ce qui aurait pu empêcher Ratiopharm (Teva) d’approvisionner le marché. Teva a soutenu qu’elle aurait lancé son produit le plus tôt possible, le 10 janvier 2006, et que rien ne l’a empêché d’obtenir le produit nécessaire et d’approvisionner le marché complet des médicaments génériques. Pfizer n’était pas d’accord.

[36]           Dès le début de ses motifs à ce sujet, la Cour fédérale a conclu (au paragraphe 148) que, selon les autorités, Teva devait établir « selon le critère de la prépondérance des probabilités qu’elle était en mesure d’approvisionner le marché ». En l’espèce, cela signifiait que Teva devait désigner un fournisseur de l’ingrédient pharmaceutique actif et montrer que ce fournisseur avait la capacité d’approvisionner le marché au cours de la période pertinente. Elle a fait remarquer (aux paragraphes 149 à 152) que le seul témoignage a été rendu par M. Major, qui fut cité par Teva. M. Major était un ancien dirigeant de Ratiopharm (Teva) et avait occupé ce poste à tous les moments importants.

[37]           M. Major a témoigné que Ratiopharm (Teva) est lié à une société distincte, Alembic Pharmaceuticals, pour fabriquer son produit venlafaxine. Il a dit que lors d’une visite de deux semaines en 2004, il a inspecté de fond en comble les installations d’Alembic. Il en a conclu qu’Alembic avait la capacité suffisante de fabriquer le produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) selon les quantités nécessaires. Ratiopharm (Teva) avait collaboré avec Alembic auparavant et Alembic était un partenaire d’affaires enthousiaste et empressé de Ratiopharm (Teva) dans ces affaires.

[38]           À l’appui de son témoignage portant qu’Alembic avait la capacité suffisante de fabriquer le produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) selon les quantités suffisantes au moment pertinent, M. Major s’est également appuyé sur des courriels entre le personnel de Ratiopharm (Teva) et le personnel d’Alembic, courriels pour lesquels il n’était pas, dans la majorité des cas, en copie conforme. Il s’est également appuyé sur ce que certains collègues chez Ratiopharm (Teva) lui ont dit au sujet de la capacité d’approvisionnement d’Alembic ainsi que sur des documents préparés par d’autres. Pendant mon analyse, ci-dessous, j’examinerai le témoignage de M. Major de façon plus détaillée.

[39]           Pendant le témoignage de M. Major, Pfizer a élevé des objections à maintes reprises au motif qu’une partie du témoignage constituait des ouï-dire inadmissibles. En réponse aux objections, la Cour fédérale a conclu qu’elle examinerait la valeur probante qu’elle donnerait au témoignage.

[40]           En fin de compte, la Cour fédérale a publié deux motifs de jugement. Dans le premier, le 3 avril 2014 (2014 CF 248), la Cour fédérale a déclaré Pfizer responsable et a fixé certains principes pour le calcul des dommages-intérêts. Dans le deuxième, le 30 juin 2014 (publié sous la citation 2014 CF 634), la Cour fédérale a quantifié les dommages-intérêts et a calculé les intérêts antérieurs au jugement et intérêts postérieurs au jugement ainsi que les dépens. Elle a ensuite communiqué la version officielle de son jugement.

[41]           Globalement, par son premier ensemble de motifs (2014 CF 248), la Cour fédérale a conclu qu’Alembic aurait été en mesure de fournir en quantité adéquate le produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) au moment pertinent. Elle a tenu compte de tout le témoignage rendu par M. Major, confirmant (au paragraphe 153) que « [m]ême si M. Major témoigne en tant qu’observateur plutôt qu’en tant qu’employé d’Alembic, j’estime son témoignage crédible ». Elle a conclu que Teva avait établi une perte en vertu de l’article 8 du RMBAC et, par conséquent, avait droit aux dommages-intérêts.

[42]           Dans son deuxième ensemble de motifs (2014 CF 634), la Cour fédérale a quantifié les dommages-intérêts de Teva et a accordé les intérêts antérieurs au jugement et postérieurs au jugement ainsi que les dépens.

C.                Questions en litige en appel

[43]           Pfizer fait appel notre la Cour. Compte tenu des observations avancées par les parties, les présents motifs portent sur six questions en litige :

(1)                Des questions fondamentales concernant les demandes en dommages-intérêts aux termes de l’article 8. Devant nous, il y a controverse entre les parties sur ce qui doit être prouvé et à qui incombe le fardeau de la preuve dans une demande présentée aux termes de l’article 8 du RMBAC.

(2)                Les ouï-dire. Pfizer soutient que la Cour fédérale a admis par erreur des ouï-dire et en a tenu compte pour rechercher si Ratiopharm (Teva) aurait pu approvisionner le marché avec son produit venlafaxine au moment pertinent, en quantité suffisante.

(3)                La question de savoir s’il y a eu erreur manifeste et dominante à l’égard d’une conclusion de fait. Pfizer attaque l’une des principales conclusions de fait de la Cour fédérale à l’appui de sa conclusion selon laquelle Ratiopharm (Teva) aurait pu approvisionner le marché avec son produit venlafaxine au moment pertinent, en quantité suffisante.

(4)                Autres questions relatives aux dommages-intérêts aux termes de l’article 8. En l’espèce, Pfizer soulève un certain nombre de questions. Elle soutient que la Cour fédérale a retenu la mauvaise date de départ pour la période de perte de Ratiopharm (Teva) et qu’un autre fabricant de médicaments génériques, Pharmascience, aurait fait son entrée sur le marché hypothétique et fait concurrence à Ratiopharm (Teva). Elle dit également que la Cour fédérale a omis d’attribuer les remboursements de Novopharm à Ratiopharm (Teva).

(5)                Intérêts antérieurs au jugement. Pfizer soutient que la Cour fédérale a calculé de façon inappropriée les intérêts antérieurs au jugement.

(6)                La disposition du présent appel : que doit-il arriver maintenant? Pfizer soutient principalement que si la Cour fédérale a admis à tort des ouï-dire et en a tenu compte, le reste du témoignage admissible n’appelle pas la conclusion portant que Ratiopharm (Teva) aurait pu approvisionner le marché en venlafaxine. Par conséquent, Ratiopharm (Teva) n’a subi aucune perte et notre Cour, rendant le jugement que la Cour aurait dû rendre, devrait maintenant accueillir l’appel et rejeter l’action de Teva. Teva soutient principalement que Pfizer ne fait que demander une nouvelle appréciation des conclusions de la Cour fédérale et qui portent essentiellement sur les faits, par conséquent, son appel doit être rejeté.

D.                Analyse

(1)               Des questions fondamentales concernant les demandes en dommages-intérêts aux termes de l’article 8

(a)                Principes généraux

[44]           Le demandeur qui intente une action en dommages-intérêts aux termes de l’article 8 du RMBAC doit établir qu’il a effectivement subi une perte causée par les procédures engagées en vertu du RMBAC n’ayant pas abouti. L’article 8 dispose qu’une indemnité est possible pour « toute perte subie » pendant la période pertinente — débutant habituellement à la date à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du Règlement, date attestée par le ministre de la Santé, et se terminant à la date de l’expiration de la demande d’interdiction.

[45]           Si le demandeur ne peut pas établir une perte causée par les procédures engagées en vertu du RMBAC pendant cette période mais n’ayant pas abouti, il ne peut pas recouvrer les dommages-intérêts prévus par l’article 8. Dans le cas classique, la perte principale du demandeur consiste en son incapacité de vendre sa version d’un médicament pendant cette période, autrement dit, les répercussions financières des ventes perdues. Pour apprécier cela, le juge doit examiner ce qui se serait produit si les actes du défendeur appelant les dommages-intérêts prévus à l’article 8 n’avaient pas eu lieu.

[46]           En substance, le juge examine un monde hypothétique. Ce qui se serait produit dans ce monde hypothétique doit être établi par des éléments de preuve admissibles et toutes les inférences admissibles de ceux-ci.

(b)               La détermination des ventes perdues dans le monde hypothétique

[47]           La Cour a fait état d’un bon nombre de directives sur la façon d’apprécier le monde hypothétique à l’occasion de l’affaire Apotex Inc. c. Merck & Co., Inc., 2015 CAF 171, 387 D.L.R. (4th) 552 (Lovastatin). Je conviens que l’affaire Lovastatin portait sur une demande en dommages-intérêts compensatoires pour contrefaçon de brevet, et non pas une demande en dommages-intérêts relevant de l’article 8 du RMBAC. Par contre, dans les deux types de demandes, la mission du juge est la même : apprécier un monde hypothétique où les actions controversées du défendeur n’ont pas eu lieu. Et dans les deux cas, le principe incontournable est le même : le demandeur doit être indemnisé, ni plus et ni moins : AstraZeneca Canada Inc. c. Apotex Inc., 2013 CAF 77, 444 N.R. 254, au paragraphe 7.

[48]           Dans l’affaire Lovastatin, le demandeur alléguait que le défendeur, en fabriquant et en vendant un produit contrefait, lui avait causé des pertes de ventes qu’il aurait pu réaliser. Le défendeur a soutenu, entre autres, que dans ce monde hypothétique, il aurait été en mesure de fabriquer le produit de manière non contrefaite. Les ventes auraient quand même été réalisées, réduisant les ventes du défendeur comme cela s’est effectivement produit.

[49]           Notre Cour a conclu que, pour que soit retenue cette thèse, le défendeur aurait dû démontrer, vu les éléments de preuve, que, dans un monde hypothétique, il aurait eu et aurait pu avoir accès à des quantités suffisantes de produits non contrefaits et les aurait utilisés et aurait pu les utiliser : Lovastatin, aux paragraphes 32, 53, 55, 70, 77 et 78.

[50]           Les deux expressions « aurait eu » et « aurait pu » sont les expressions clés. Les dommages-intérêts compensatoires visent à mettre les demandeurs dans la position où ils auraient été si un tort n’avait pas été commis. Pour le prouver, il faut d’abord démontrer que rien ne les a empêchés d’être dans cette position – c.-à-d., ils auraient pu être dans cette position. Et pour prouver que les demandeurs auraient été dans une position donnée, il faut aussi démontrer que les événements auraient eu lieu de telle sorte qu’ils se retrouvent dans cette position – c.-à-d., qu’ils auraient été dans cette position.

[51]           Les deux éléments doivent être réunis. L’expression « aurait pu » n’implique pas l’expression « aurait eu »; l’expression « aurait eu » n’implique pas l’expression « aurait pu » :

                     Les éléments de preuve dont il ressort qu’une partie aurait fait quelque chose ne constituent pas la preuve qu’elle aurait pu faire quelque chose. Je pourrais jurer sur tous les saints que j’aurais couru dans un marathon à Toronto le 1er avril, avec l’intention d’aller jusqu’au bout, mais cela ne signifie pas forcément que j’aurais pu le terminer. Je ne suis peut-être pas suffisamment en forme physique pour le terminer.

                     La preuve tendant à établir qu’une partie aurait pu faire quelque chose ne prouve pas qu’elle aurait fait quelque chose. Un entraîneur pourrait témoigner que j’étais suffisamment en forme physique pour courir un marathon au complet à Toronto le 1er avril, mais cela ne prouve pas que j’aurais pu forcément aller jusqu’au bout. Peut-être que le 1er avril j’aurais laissé tomber le marathon et j’aurais assisté à une partie de baseball à la place.

[52]           Il doit y avoir des éléments de preuve dont il ressort que les parties « auraient » commandé et fourni et « auraient pu » commander et fournir le matériel au moment pertinent. La preuve tendant à établir qu’une usine de fabrication avait la capacité à un moment autre qu’au moment pertinent quant à l’appréciation de la perte aux termes de l’article 8 ne signifie pas nécessairement que l’usine aurait pu avoir et aurait eu la capacité dans un monde hypothétique au moment pertinent. Comme l’enseigne l’arrêt Lovastatin, sans plus, c’est une erreur de « [tirer] des conclusions, à partir de cette déclaration sur la capacité, au sujet de ce qu’[un générique] aurait pu faire ou aurait fait “n’eût été” la contrefaçon » (paragraphe 77).

(c)                Le fardeau de la preuve concernant le monde hypothétique

[53]           En l’espèce, Teva soutient que le fardeau de la preuve ne lui incombe pas quant à ce qui se serait produit et aurait pu se produire dans le monde hypothétique si son produit venlafaxine n’avait pas été tenu éloigné du marché. Elle soutient que ce fardeau de la preuve incombe à Pfizer. Elle dit que si les éléments de preuve tendant à établir ce qu’Alembic aurait fait et aurait pu faire dans le monde hypothétique étaient nécessaires de la part d’Alembic, Pfizer devait les produire.

[54]           Je rejette cette thèse. Encore là, en l’espèce, l’enseignement de Lovastatin, précité, est instructif. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu’il incombe aux demandeurs d’établir le monde hypothétique, selon une prépondérance des probabilités, dans le cadre de leur demande en dommages-intérêts (au paragraphe 45).

[55]           Il n’y a là rien de surprenant : dans les poursuites en rupture de contrat ou en dommages-intérêts causés par un délit, relevant notamment de la responsabilité délictuelle, il incombe habituellement au demandeur de rapporter la preuve de ce qui serait arrivé si la rupture ou le délit n’avait pas été commis, c.-à-d. le fardeau de démontrer ce qui ce serait produit dans le monde hypothétique : Red Deer College c. Michaels, [1976] 2 R.C.S. 324, à la p. 330, 57 D.L.R. (3d) 386; Janiak c. Ippolito, [1985] 1 R.C.S. 146, 16 D.L.R. (4th) 1, au paragraphe 32. La tâche de construire le monde hypothétique aux fins d’apprécier les dommages-intérêts compensatoires constitue une recherche concernant les faits « d’une manière décisive et logique » : Clements c. Clements, 2012 CSC 32, [2012] 2 R.C.S. 181, aux paragraphes 8 et 9.

[56]           La démarche analytique visant à construire un monde hypothétique existe ailleurs dans notre de droit et le fardeau de la preuve incombe au demandeur/plaignant. Par exemple, dans certaines affaires de concurrence, le décideur doit examiner l’état de la concurrence dans un monde hypothétique. Dans ce cas, la partie qui allègue la concurrence déloyale doit établir, en se fondant sur des éléments de preuve admissible, ce qui se serait produit dans le monde hypothétique selon la prépondérance des probabilités. De simples possibilités qui ne sont pas des probabilités ne suffisent pas. Voir en général Tervita Corp. c. Canada (Commissaire de la concurrence), 2015 CSC 3, [2015] 1 R.C.S. 161, aux paragraphes 49 à 51 et 66, citant F.H. c. McDougall, 2008 CSC 53, [2008] 3 R.C.S. 41, aux paragraphes 40 et 49.

[57]           Rien à l’article 8 du RMBAC n’appelle une conclusion différente à l’égard du fardeau de la preuve.

[58]           Teva cite aussi une jurisprudence de la Cour suprême, Rainbow Industrial Caterers Ltd. c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, [1991] 3 R.C.S. 3, 84 D.L.R. (4th) 291 à l’appui de sa thèse quant au fardeau de la preuve. Cette jurisprudence n’est d’aucune utilité pour Teva.

[59]           Le demandeur, Rainbow, était un traiteur qui soumissionnait à l’égard d’un marché de restauration pour le CN. Le défendeur, CN, a fait connaître à Rainbow le nombre de repas qu’il devait préparer. Rainbow a établi sa soumission en fonction de cette estimation. Le CN a accordé le contrat à Rainbow. Mais l’estimation du CN était beaucoup trop élevée et Rainbow a perdu de l’argent avec ce contrat.

[60]           Rainbow a intenté une poursuite en dommages-intérêts causée par l’estimation. Il incombait à Rainbow d’établir selon la prépondérance des probabilités ce qui se serait produit et aurait pu se produire dans le monde hypothétique où le CN aurait donné une bonne estimation. Voir Rainbow Industrial Caterers, à la page 14, citant D. W. McLauchlan, « Assessment of Damages for Misrepresentations Inducing Contracts » (1987), 6 Otago L.R. 370, à la page 388. En s’acquittant de ce fardeau, entre autres, Rainbow a produit des éléments de preuve au sujet de la soumission qu’elle aurait faite, n’eût été l’erreur d’estimation.

[61]           En réponse, le CN aurait pu s’en tenir aux limites du monde hypothétique avancé par Rainbow et se défendre pour le motif que Rainbow n’a pas établi. Par exemple, le CN aurait pu soutenir que Rainbow n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve tendant à établir ce qui se serait produit dans le monde hypothétique pour satisfaire à la norme de la prépondérance des probabilités ou pour déterminer le montant des dommages-intérêts.

[62]           Mais le CN ne l’a pas fait. Au contraire, le CN a défini un monde hypothétique différent, où Rainbow aurait quand même présenté une soumission basse pour remporter le contrat et aurait quand même subi une perte financière. En effet, le CN soutenait que la cause véritable de la perte de Rainbow n’était pas son estimation erronée, mais le profond désir de Rainbow d’obtenir le contrat, même si cela signifiait proposer des conditions favorables au CN.

[63]           La Cour suprême a conclu que Rainbow avait établi ce qui se serait produit dans le monde hypothétique et le montant de sa perte dans ce monde. Elle s’acquittait ainsi de son fardeau. Le CN, en définissant un monde hypothétique différent — en réalité un point de vue différent de l’auteur de la perte — a créé, selon la Cour suprême, une « nouvelle question » ou ce que d’autres appelleraient peut-être un moyen de défense affirmatif. Selon la Cour suprême, il incombe au défendeur qui soulève une nouvelle question de la prouver. Le demandeur, ayant établi sa version du monde hypothétique, n’a pas à réfuter d’autres hypothèses conjecturales. Le passage clé de l’arrêt rendu par la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Rainbow Industrial Caterers se trouve à la page 15 :

Du moment qu’il établit la perte occasionnée par le marché en question, le demandeur s’acquitte du fardeau de la preuve qui lui incombe relativement aux dommages‑intérêts. Le défendeur qui allègue que le demandeur aurait conclu un marché à des conditions différentes soulève une nouvelle question qui oblige le tribunal à s’interroger sur ce qui se serait produit dans une situation hypothétique. Il s’agit d’un domaine dans lequel il est généralement impossible de produire des éléments de preuve concrets. Or, à défaut d’éléments de preuve justifiant une conclusion sur cette question, est‑ce le demandeur ou bien le défendeur qui doit supporter le risque de ne pas convaincre le tribunal? Le demandeur est‑il tenu de réfuter toute proposition de nature conjecturale quant à ce qu’aurait été sa situation si le défendeur n’avait pas commis de délit civil, ou est‑ce à l’auteur du délit civil qui invoque cette situation hypothétique d’en faire la preuve?

[...]

[...] À mon avis, [la réponse à ces questions est non]. [I]l y a une bonne raison qui justifie une telle inversion [du fardeau] dans un cas comme celui qui nous occupe. La demanderesse est la victime innocente d’une déclaration inexacte qui l’a amenée à changer sa situation. Il est juste que la demanderesse puisse alléguer que « n’eût été de la conduite délictuelle de la défenderesse, je n’aurais pas changé ma situation ». L’auteur du délit civil qui répond « Oui, mais vous vous seriez mise dans une situation autre que le statu quo » et qui demande, en conséquence, au tribunal de conclure à l’existence d’un marché dont les conditions sont hypothétiques et conjecturales doit assumer le fardeau de réfuter l’allégation de statu quo de la demanderesse.

[64]           En l’espèce, la position de Teva était que dans le monde hypothétique, Ratiopharm (Teva) aurait pu obtenir et aurait obtenu la venlafaxine en quantité suffisante auprès d’Alembic. Comme l’enseigne la jurisprudence Rainbow Industrial Caterers, le fardeau de la preuve incombe à Teva dans le cadre de son fardeau général d’établir sa perte.

[65]           Supposons que Pfizer ait défendu la thèse que Ratiopharm (Teva) n’aurait pas essayé d’obtenir la venlafaxine auprès d’Alembic et aurait plutôt laissé tomber et visé un autre objectif commercial, notamment mettre un autre médicament générique en marché. L’arrêt Rainbow Industrial Caterers nous enseigne que Pfizer, créant un monde hypothétique différent, aurait eu l’obligation d’établir ce point. Autrement, Teva n’aurait pas eu à établir qu’elle n’aurait pas visé un objectif commercial différent.

[66]           Mais Pfizer ne l’a pas fait. Au contraire, elle a contesté le monde hypothétique sur lequel Teva s’appuyait pour défendre sa demande en dommages-intérêts — que Ratiopharm (Teva) aurait obtenu et aurait pu obtenir la venlafaxine en quantité suffisante auprès d’Alembic — et elle a soutenu que Teva ne l’a pas établi selon la prépondérance des probabilités. C’est comme si, dans l’affaire Rainbow Industrial Caterers, le CN avait avancé la position que Rainbow n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir sa version de ce qui aurait pu arriver et de ce qui serait arrivé dans le monde hypothétique. Selon le raisonnement retenu par l’arrêt Rainbow Industrial Caterers, le demandeur, Rainbow, aurait dû assumer le fardeau de la preuve.

(d)               Est-ce que la Cour fédérale a commis une erreur à l’égard de ces questions de principe?

[67]           Pfizer soutient que la Cour fédérale a fait abstraction des principes exposés ci-dessus. Elle soutient que la Cour fédérale n’a tenu compte que de la capacité éventuelle et la volonté d’Alembic – et non pas la capacité réelle – de fabriquer le produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) au moment pertinent. Je rejette cette thèse.

[68]           Lorsqu’il est soutenu que le juge de première instance n’a pas appliqué les principes appropriés, le juge d’appel doit examiner la démarche du juge de première instance se penchant de manière globale, dynamique et équitable les motifs présentés par la cour au regard du dossier dont il était saisie. Il arrive souvent que le juge de première instance ne formule pas de manière parfaitement précise ou encyclopédique les principes sur lesquels repose une affaire. Pourtant, dans un grand nombre de ces affaires, il ressort de l’examen global, dynamique et équitable de leurs motifs au regard du dossier qu’ils ont suivi tous les bons principes.

[69]           Il faut se rappeler que les motifs des juges – en particulier après des procès longs et complexes comportant de nombreuses questions en litige – sont souvent le produit d’une synthèse et d’une distillation. Lorsque vient le temps de rédiger les motifs d’une cause complexe, les juges de première instance « n’essaient pas de rédiger une encyclopédie où les plus petits détails factuels [pertinents] seraient consignés ». Plutôt, ils « examinent minutieusement des masses de renseignements et en font la synthèse, en séparant le bon grain de l’ivraie » et « en ne formulant finalement que les conclusions [...] les plus importantes et leurs justifications » : Canada c. South Yukon Forest Corporation, 2012 CAF 165, 431 N.R. 286, au paragraphe 50.

[70]           Il est vrai que la Cour fédérale n’a pas fait état d’abondantes observations concernant les principes appropriés à appliquer concernant la possibilité d’obtenir des dommages-intérêts en vertu de l’article 8. Cependant, elle avait ces principes à l’esprit.

[71]           Elle est partie du principe que le monde hypothétique que devait établir Teva était celui où Wyeth (Pfizer) n’a pas inscrit de façon appropriée son brevet 778 et Ratiopharm (Teva) a reçu son avis de conformité le 7 décembre 2005. En partie pour des motifs exposés plus loin, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de droit ni d’erreur manifeste et dominante en suivant cette démarche.

[72]           En fonction de ce monde hypothétique, la Cour fédérale a conclu que Teva devait « montrer selon la prépondérance des probabilités que [Ratiopharm (Teva)] pouvait approvisionner le marché » (au paragraphe 148). C’est la portion de l’analyse du « aurait pu ». Et, dans plusieurs parties de ses motifs, elle a montré qu’elle était sensible à la question de savoir si Ratiopharm (Teva) voulait approvisionner le marché et si Alembic était disposée à produire la venlafaxine. C’est la portion de l’analyse du « aurait eu ».

[73]           Dans l’ensemble, la Cour fédérale était très sensible à la nécessité d’un lien de causalité solide entre les procédures engagées au terme du RMBAC et n’ayant pas abouti et la perte réclamée. Au paragraphe 57, elle a défini les dommages‑intérêts comme étant « ceux accordés pour dédommager un fabricant des pertes subies “à cause du report de la mise en marché de son médicament générique”, selon les termes utilisés dans le Résumé de l’étude d’impact de la réglementation » publié avec le projet de modification du RMBAC. De plus, au paragraphe 61, elle a cerné la question suivante : « La Cour doit déterminer s’il y a un lien de causalité entre l’échec de la procédure d’interdiction engagée en vertu du Règlement AC et la perte faisant l’objet de la réclamation en dommages », soulignant encore une fois qu’il doit exister « un lien de causalité » entre les dommages‑intérêts réclamés.

[74]           Même si je fais erreur en concluant que la Cour fédérale avait conscience des principes appropriés, cela n’a aucune conséquence. Le nouvel examen que je propose se fondera sur les principes appropriés exposés dans les présents motifs.

(2)               Les ouï-dire

[75]           Pfizer soutient que même si la Cour fédérale avait compris que Teva devait montrer qu’elle aurait pu approvisionner sa version de la venlafaxine dans le monde hypothétique, elle a admis en preuve des ouï-dire à cet égard.

[76]           Pfizer a soutenu que la Cour fédérale a retenu à tort en preuve les ouï-dire de M. Major. À part le témoignage de M. Major portant sur des faits dont il avait connaissance directe, à la suite de sa visite de deux semaines de l’usine de fabrication d’Alembic, dans une partie du reste de son témoignage, il rapportait des propos dont lui avaient fait part des membres du personnel d’Alembic ou des renseignements provenant d’autres employés de Ratiopharm (Teva) qui tenaient cette information du personnel d’Alembic. D’une part, il s’agissait de ouï-dire, d’autre part, de ouï-dire doubles. Pfizer dit que la Cour fédérale a commis une erreur en n’excluant pas ces éléments de preuve. Teva a soutenu qu’aucun de ces éléments étaient des ouï-dire et que, par conséquent, la Cour fédérale a admis à juste titre tout le témoignage.

[77]           Je retiens la thèse de Pfizer. La Cour fédérale a admis à tort une preuve par ouï-dire.

(a)                Principes généraux en matière de preuve

[78]           En tenant compte des questions de la preuve dans des affaires compliquées, aux enjeux importants comme dans l’espèce, il faut garder à l’esprit certains principes très généraux.

[79]           Nous commençons par un principe général fondamental : les faits doivent être établis par une preuve recevable : voir R. c. Schwartz, [1988] 2 R.C.S. 443, aux pages 476 et 477, 55 D.L.R. (4th) 1; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Alberta, 2015 CAF 268, 392 D.L.R. (4th) 563, au paragraphe 20; Canada c. Kabul Farms Inc., 2016 CAF 143, au paragraphe 38. Autrement dit, le juge ne peut intervenir que sur la base de faits établis par des éléments de preuve admissibles ou des éléments de preuve dont l’admissibilité n’a pas été contestée : Kahkewistahaw First Nation c. Taypotat, 2015 CSC 30, [2015] 2 R.C.S. 548, aux paragraphes 26 et 27.

[80]           Il y a de rares exceptions à cette règle. Elles comprennent notamment les circonstances où les faits relevant de la connaissance judiciaire (voir, p. ex., R. c. Spence, 2005 CSC 71, [2005] 3 R.C.S. 458), les faits qui sont réputés ou présumés exister selon un texte législatif, les faits qui ont été établis lors de procédures antérieures dans des circonstances où ils lient la cour (voir, p. ex., Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44, [2001] 2 R.C.S. 460), et les faits qui ont été stipulés ou qui sont constants.

[81]           Dans une affaire civile, sauf si joue l’une de ces exceptions, l’admissibilité est la première question qui se pose au juge lorsqu’une objection est soulevée. Si les éléments de preuve ne sont pas admissibles, le juge n’en est nullement saisi et, par conséquent, il ne peut pas les prendre en considération.

[82]           Les juges d’appel peuvent intervenir lorsque les décisions d’admissibilité sont entachées d’erreurs de droit : R. c. Fanjoy, [1985] 2 R.C.S. 233, à la page 238, 21 D.L.R. (4th) 321; R. c. Evans, [1993] 3 R.C.S. 653, à la page 664, 108 D.L.R. (4th) 32; Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235; et dans le cas de ouï-dire, voir R. c. Saddleback, 2014 ABCA 166, 575 A.R. 203, au paragraphe 8. Toutes les conclusions de fait qui ont une incidence sur l’application du droit de la preuve commandent la déférence : R. c. Youvarajah, 2013 CSC 41, [2013] 2 R.C.S. 720, au paragraphe 31.

[83]           Récemment, certaines règles de la preuve ont été allégées, permettant plus de souplesse. Séduits par cette tendance favorable à la souplesse, certains juges dans divers ressorts ont été tentés de juger tous les éléments de preuve pertinents admissibles, sous réserve de l’appréciation ultérieure de leur valeur probante. Par contre, selon notre Cour suprême, c’est une hérésie. En dépit de cette tendance favorisant la souplesse, le juge reste tenu de suivre une approche rigoureuse en matière d’admissibilité, de disjoindre cette étape analytique des autres, comme la détermination de la valeur probante à accorder aux éléments de preuve : R. c. Khelawon, 2006 CSC 57, [2006] 2 R.C.S. 787 au paragraphe 59.

[84]           Parfois, les juges – visant à empêcher les procès de s’embourber – admettent des éléments de preuve dont l’admissibilité est contestée, sous réserve d’une décision ultérieure sur leur admissibilité. Dans certaines circonstances, on peut louer cette approche; dans d’autres, le procès peut être plus ordonné et équitable si les décisions sont prises immédiatement de sorte que les parties savent à quoi s’en tenir. Il s’agit d’une question de pouvoir discrétionnaire. Par contre, en fin de compte, avant que le juge puisse s’appuyer sur les éléments de preuve et leur accorder une valeur probante ou en tirer des conclusions, il doit d’abord se prononcer sur leur admissibilité.

[85]           Nous en arrivons maintenant à la question de l’admissibilité. Le point de départ est que les éléments de preuve qui tendent logiquement à établir un fait sont admissibles : La Reine c. Wray, [1971] R.C.S. 272, à la page 297, 11 D.L.R. (3d) 673. Si les éléments de preuve n’ont pas logiquement tendance à établir un fait, ils ne sont pas pertinents et sont inadmissibles dès le départ.

[86]           Cela dit, il existe des exceptions à ce principe général, exposées sous la forme de règles d’exclusion. Une telle règle est que les ouï-dire ne doivent pas être admis.

[87]           Dans les cours – civiles, criminelles ou militaires –, la règle du ouï-dire demeure en vigueur. En effet, la Cour suprême a récemment insisté sur le fait que les ouï-dire sont présumés inadmissible dans les procédures judiciaires : Khelawon, précité, aux paragraphes 3, 34, 42 et 59; Youvarajah, précité, au paragraphe 18.

[88]           Il est vrai que certains décideurs administratifs peuvent s’affranchir de la règle du ouï-dire : voir, p. ex., la discussion de la Cour suprême à l’occasion de l’affaire Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c. Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39, [2015] 2 R.C.S. 789, au paragraphe 68. Mais c’est uniquement parce que les dispositions législatives leur ont donné explicitement ou implicitement le pouvoir de le faire. Sans une disposition législative précise portant sur la question, tous les juges doivent appliquer les règles de preuve, y compris la règle du ouï-dire.

[89]           Le sort d’un élément de preuve donné en tant que ouï-dire dépend de son utilisation. Le ouï-dire est une déclaration verbale ou écrite faite par une personne autre que celle qui témoigne lors de l’instance, hors du tribunal, que le témoin répète ou produit devant le tribunal dans le but d’établir la véracité ce qui a été dit ou écrit : voir, p. ex., Khelawon, précité, aux paragraphes 35 et 36; R. c. Smith, [1992] 2 R.C.S. 915 aux paragraphes 924 et 925, 94 D.L.R. (4th) 590; R. c. Starr, 2000 CSC 40, [2000] 2 R.C.S. 144 au paragraphe 162.

[90]           Il faut opérer la distinction suivante : ne constitue pas un ouï-dire la déclaration répétée ou produite par le témoin simplement afin d’établir qu’elle a été faite. L’expression classique de cette distinction est la suivante :

La preuve d’une déclaration faite par une personne qui elle-même ne témoignera pas, peut être ou ne pas être une preuve par ouï-dire, selon les circonstances. C’est une preuve par ouï-dire, donc irrecevable, lorsqu’elle vise à établir la véracité du contenu de la déclaration. Ce n’est pas une preuve par ouï-dire et elle est recevable lorsqu’elle vise à établir non pas que la déclaration est exacte mais qu’elle a été faite.

[Subramanian v. Public Prosecutor, [1956] 1 W.L.R. 965, à la page 969 (P.C.).]

[91]           Donc, si le témoin dit qu’un fournisseur lui a dit qu’il pourrait livrer les fournitures à la date X et si la déclaration est répétée par le témoin afin d’établir que le fournisseur serait en mesure de fournir les fournitures à ce moment-là, la déclaration est un ouï-dire et relève de la règle contre l’admission des ouï-dire.

[92]           Dans certains cas, le fait que le fournisseur ait dit au témoin qu’il ferait la livraison à la date X, peu importe que la déclaration du fournisseur soit vraie ou non, pourrait être pertinent à une question en litige dans la procédure et être admissible à cette fin. Par exemple, supposons que le témoin, se fiant à ce que le fournisseur lui a dit, réserve du temps pour travailler avec les fournitures promises. Le témoin peut utiliser la déclaration du fournisseur pour expliquer les raisons pour lesquelles il a réservé son temps comme il l’a fait. Dans ce cas, la déclaration ne sert pas à établir que le fournisseur ferait sa livraison à la date X – cela serait alors un ouï-dire – mais sert à une fin qui exclut la notion de ouï-dire – il s’agissait de l’élément générateur qui a amené le témoin à faire quelque chose.

[93]           Il en va de même pour les documents, avec une complication additionnelle, l’exigence de l’authentification. Supposons que le témoin produit l’imprimé d’un courriel que lui a envoyé le fournisseur et qui indique que ce dernier ferait l’approvisionnement. Sans l’entente des parties ou une disposition législative précise portant sur la question, le document doit être authentifié par le témoin ou une autre personne : Schwartz, précité, à la page 476; Evans, précité, aux pages 664 et 665; R. c. Schertzer, 2011 ONSC 579, au paragraphe 7; David M. Paciocco et Lee Stuesser, The Law of Evidence, 4e éd. (Toronto : Irwin Law, 2005), à la page 419; et dans le cas des documents électroniques, voir Graham Underwood et Jonathan Penner, Electronic Evidence in Canada, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, juillet 2015) de 13-18.2 à 13-18.4 et la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. 1985, ch. C-5, article 31.1. Par exemple, pour authentifier le document, le témoin pourrait dire dans son témoignage qu’elle a reçu le courriel et que l’imprimé est la copie exacte de ce qu’elle a reçu. Par contre, lorsqu’est authentifié le document, la communication demeure toujours du ouï-dire si elle est présentée afin d’établir que le fournisseur ferait l’approvisionnement.

[94]           Le ouï-dire peut comporter de multiples couches. Si le témoin a l’imprimé d’un courriel que le fournisseur a envoyé à une de ses collègues, mais pour lequel elle n’était pas en copie conforme, assurant cette collègue que les fournitures seraient livrées à la date X, le document constitue un ouï-dire double s’il est présenté afin d’établir que le fournisseur ferait la livraison à la date X. Une personne autre que le témoin indique à cette dernière que le fournisseur lui a dit qu’il ferait la livraison à la date X.

[95]           Confrontés aux objections fondées sur la règle des ouï-dire, les juges ne doivent pas seulement tenir compte des modalités de la règle du ouï-dire, mais doivent garder à l’esprit sa philosophie : le procès doit permettre la manifestation de la vérité tout en assurant l’équité procédurale à toutes les parties.

[96]           À ce sujet, le droit des parties dans une action civile de discuter les éléments de preuve présentés contre leurs positions est central. Leur principal outil est le contre-interrogatoire — dont Wigmore a dit qu’il s’agissait « sans doute [du] meilleur mécanisme juridique qu’on ait jamais imaginé pour découvrir la vérité » et que la Cour suprême a appelé « un élément essentiel du caractère contradictoire qui s’attache à notre système juridique [...] depuis les origines » qui remplit « un rôle essentiel dans le processus qui permet de déterminer si un témoin est digne de foi » : Wigmore on Evidence (Chadbourne rev. 1974) vol. 5, page 32, paragraphe 1367; Innisfil Township c. Vespra Township, [1981] 2 R.C.S. 145, à la page 167, 123 D.L.R. (3d) 530; R. c. Osolin, [1993] 4 R.C.S. 595, à la page 663, 109 D.L.R. (4th) 478. Pour cette raison, les avocats d’une grande latitude en contre-interrogatoire et les restrictions sont rares : voir, p. ex., C.H.D v. C.R.H., 2007 NSCA 1, 250 N.S.R. (2d) 138, au paragraphe 41.

[97]           Pour être efficace, le contre-interrogatoire doit permettre la vérification de nombreux aspects du témoignage des témoins – leur capacité d’observation, leur perception, leur mémoire et la narration d’événements ou de faits, leur précision en les racontant ou les percevant, et leur sincérité et honnêteté en tant que témoins.

[98]           Il y a manquement à tous ces objectifs essentiels lorsque les témoins s’expriment indirectement sur un événement. Lorsque cela se produit, seules leur sincérité et leur honnêteté quant à ce qui leur a été dit peuvent être vérifiées. La personne qui connaît effectivement directement l’événement ou le fait n’est pas devant la cour, et échappe à toute vérification au sujet de son observation, de sa mémoire, de son exactitude, de sa sincérité ou de son honnêteté.

[99]           Récemment, la Cour suprême a exprimé cette idée comme suit :

Notre système accusatoire attache une grande importance à l’assignation de témoins qui déposent sous la foi du serment ou d’une affirmation solennelle et dont le comportement peut être observé par le juge des faits, et le témoignage, vérifié au moyen d’un contre‑interrogatoire. Nous considérons que ce processus représente la meilleure façon de vérifier la preuve testimoniale. Parce qu’elle se présente sous une forme différente, la preuve par ouï‑dire suscite des préoccupations particulières. La règle d’exclusion générale reconnaît la difficulté pour le juge des faits d’apprécier la valeur probante à donner, s’il y a lieu, à une déclaration d’une personne qui n’a été ni vue ni entendue et qui n’a pas eu à subir un contre‑interrogatoire. On craint que la preuve par ouï‑dire non vérifiée se voie accorder plus de valeur probante qu’elle n’en mérite.

(Khelawon, précité, au paragraphe 35.)

[100]       Encore plus récemment, la Cour suprême a confirmé que ceux qui essaient de mettre à l’épreuve les ouï-dire sont confrontés à des difficultés « car il est difficile de contrôler la fiabilité de la déclaration » : R. c. Baldree, 2013 CSC 35, [2013] 2 R.C.S. 520, au paragraphe 31. Le déclarant qui n’est pas cité à témoigner peut avoir fourni des renseignements inexacts, mais à moins qu’il soit à la barre des témoins, cette possibilité ne peut jamais être vérifiée :

Premièrement, il se peut que le déclarant ait mal perçu les faits relatés dans sa déclaration; deuxièmement, même s’il a correctement perçu les faits pertinents, il se peut qu’il ne se les remémore pas fidèlement; troisièmement, il est possible qu’en relatant les faits pertinents il induise involontairement en erreur; finalement, il pourrait avoir sciemment fait une fausse déclaration. La possibilité de sonder en profondeur ces éventuelles sources d’erreur ne se présente que si le déclarant comparaît pour être contre‑interrogé.

(Baldree, précité, au paragraphe 32. [italiques dans l’original]

[101]       La règle d’exclusion des ouï-dire n’est toutefois pas absolue.

[102]       Au fil du temps, le droit a reconnu qu’en certaines circonstances, le juge peut sans crainte s’appuyer sur des ouï-dire quant à la véracité de leur contenu, même si une partie n’est pas en mesure de vérifier cet élément de preuve au moyen d’un contre-interrogatoire. Donc, il s’est développé des exceptions à la règle d’occlusion des ouï-dire. Par exemple, un témoin pourrait reprendre la déclaration qu’on faite une autre personne et qui est contraire à ses propres intérêts parce qu’il est peu probable qu’une telle déclaration soit erronée.

[103]       À part ces exceptions, la Cour suprême a récemment construit une exception plus générale, de principe, à la règle d’exclusion des ouï-dire. En vertu de cette exception plus vaste, le juge peut admettre en preuve des ouï-dire s’ils sont nécessaires et fiables. Voir p. ex., R. c. Khan, [1990] 2 R.C.S. 531, 59 C.C.C. (3d) 92; Smith, précité; R. c. B. (K.G.), [1993] 1 R.C.S. 740, 79 C.C.C. (3d) 257; R. c. U. (F.J.), [1995] 3 R.C.S. 764, 128 D.L.R. (4th) 121; R. c. Blackman, 2008 CSC 37, [2008] 2 R.C.S. 298.

(b)               Application des principes de preuve à l’espèce

[104]       Nul employé ou ex-employé d’Alembic n’a témoigné au procès. Teva n’a pas présenté de preuve directe d’Alembic. Teva s’est plutôt appuyée sur le témoignage de M. Major.

[105]       À toutes les époques pertinentes, M. Major était vice-président de la gestion du développement et des affaires réglementaires, et membre du comité de la haute direction de Ratiopharm (Teva). Il ressort des motifs de la Cour fédérale, lus sans a priori, qu’elle avait conclu que M. Major, à ces titres, aurait eu connaissance directe des souhaits et des objectifs de Ratiopharm (Teva), des mesures qu’elle prenait pour réaliser ses objectifs, des ententes commerciales conclues par Ratiopharm (Teva) et de l’état du marché (c.-à-d. des éléments de preuve du genre défini dans la transcription, aux pages 475 à 478 du dossier d’appel). Se trouvaient inclus l’accord d’approvisionnement de venlafaxine conclu entre Ratiopharm (Teva) et Alembic et une autre entente connexe qui ont été présentés à la Cour : voir le dossier d’appel aux pages 462 et 463. Aucune objection n’a été soulevée à cet égard.

[106]       La Cour fédérale a conclu qu’il ressortait d’une partie du témoignage de M. Major qu’il montrait que Ratiopharm (Teva) avait pour objectif d’assurer l’approvisionnement adéquat de venlafaxine d’Alembic, a exprimé cet objectif en demandant des renseignements et en envoyant des documents à Alembic concernant l’approvisionnement de venlafaxine si le besoin se faisait sentir et a assuré Alembic qu’elle était disposée à affecter d’autres machines à Alembic si le besoin se faisait sentir à un moment donné. La Cour fédérale a pris en considération ce genre d’élément de preuve admissible sur la question des intentions générales de Ratiopharm (Teva) dans le monde hypothétique et les éléments de preuve relatives aux mesures générales qu’elle a prises pour se préparer à entrer sur le marché. À cet égard, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur. Selon la Cour fédérale, pendant l’audience, [traduction] « il a l’expertise puisqu’il a été au service de cette entreprise pendant plusieurs années pour dire voici ce que nous [Ratiopharm (Teva)] aurions fait [dans le monde hypothétique] ou c’est ce que je crois que nous aurions fait » : voir le dossier d’appel, page 487.

[107]       Dans la même veine, compte tenu de son poste, M. Major avait connaissance directe des relations générales entre Ratiopharm (Teva) et Alembic. Dans son témoignage, il a dit que cette relation était chaleureuse, qu’elle reposait depuis longtemps sur des liens de confiance : voir le dossier d’appel, page 479.

[108]       La Cour fédérale a également admis à juste titre une autre catégorie d’éléments de preuve de M. Major. En 2004, plus d’un an avant les périodes pertinentes d’approvisionnement dans le monde hypothétique, M. Major a visité l’usine de fabrication d’Alembic à Gujarat, en Inde, pendant deux semaines. À la suite de cette visite, il a estimé qu’Alembic était empressée de plaire à Ratiopharm (Teva) et de faire ce qu’elle pouvait pour répondre au besoin de Ratiopharm (Teva) en venlafaxine le moment venu. Se fondant sur sa visite, M. Major a témoigné lors du procès de la capacité de l’usine de fabrication d’Alembic et du désir d’Alembic de fournir la venlafaxine au Canada. Il était loisible au juge de la Cour fédérale, au vu du dossier, d’admettre le témoignage de M. Major sur ce qu’il avait vu et les conclusions qu’il a tirées de ses observations; cependant, tous les rapports faits à M. Major par le personnel d’Alembic pendant sa visite ne pouvaient pas servir à prouver leur véracité, car il y aurait eu là ouï-dire.

[109]       Dans son témoignage, M. Major ne pouvait s’exprimer à partir d’une connaissance ou une observation directe, sur au moins un des éléments suivants : la capacité d’exploitation de l’usine d’Alembic pendant la période pertinente, la capacité réelle d’Alembic et sa volonté de rediriger ou d’ajouter de l’équipement au moment pertinent, et combien il aurait fallu de temps à Alembic pour produire au moment pertinent. Pourtant, il y a des éléments admissibles ou des éléments à l’égard desquels il n’y a pas eu d’objection au dossier qui pourraient vraisemblablement être pertinentes sur ces questions, notamment l’accord d’approvisionnement en venlafaxine, la production de venlafaxine par Alembic à d’autres périodes, les impressions, observations et conclusions de M. Major suite à sa visite de l’usine de fabrication d’Alembic. Les inférences qui pourraient être tirées des éléments de preuve admissibles, de concert avec d’autres éléments de preuve admissibles au sujet de la capacité d’Alembic de fournir la venlafaxine à la période pertinente, sont une question à laquelle je reviendrai plus tard dans les présents motifs.

[110]       Pendant son témoignage, il a été présenté à M. Major des courriels et des documents, notamment une feuille de calcul établissant les prévisions de commercialisation de Teva et des documents connexes, et il lui a été demandé ses observations à cet égard : voir le dossier d’appel, pages 466 et 467. Un grand nombre de ces documents portaient sur la capacité théorique d’Alembic de produire dans l’abstrait. Il n’est ni l’auteur ni le destinataire d’un grand nombre des courriels et documents. De fait, sur tous les courriels, il est l’auteur d’un seul — une demande de rencontre — que la Cour fédérale n’a pas signalé dans ses motifs. Les autres courriels contenaient des déclarations particulières faites par divers employés d’Alembic et de Ratiopharm (Teva) et les documents avaient été préparés par d’autres ou par des personnes inconnues. M. Major n’était pas en mesure d’authentifier les courriels et les documents qu’il n’a ni envoyés ni reçus.

[111]       Dès le départ, l’avocat de Pfizer a soulevé une objection, déclarant que [traduction] « [n]ous n’avons pas admis ces documents » et a ajouté, dans le cas du premier document, que [traduction] « Je n’ai pas entendu mon collègue l’identifier de façon appropriée par ce témoin, autrement que par ouï-dire ». Il a prévenu qu’il « défendrait quelques-uns de ces documents ». Voir le dossier d’appel, page 465. J’interprète l’objection comme un avertissement que si Teva cherchait à faire admettre les documents en preuve, elle devrait les authentifier.

[112]       Teva soutient que M. Major pouvait utiliser les courriels et les documents pour se rafraîchir la mémoire. Je retiens l’idée que si M. Major avait un souvenir direct de sujets découlant des questions qu’on lui posait, il pouvait utiliser des courriels et des documents non authentifiés pour se rafraîchir la mémoire même si ces courriels et documents étaient eux-mêmes inadmissibles : R. c. Fliss, 2002 CSC 16, [2002] 1 R.C.S. 535, aux paragraphes 60 à 68. Par exemple, la feuille de calcul établissant les prévisions de marketing de Teva, préparée par des personnes autres que M. Major et un document non authentifié, n’est pas admissible par l’entremise de M. Major. Mais la connaissance qu’avait M. Major des attentes de Ratiopharm (Teva) en matière de commercialisation, si elle est directe, est un aspect dont M. Major peut témoigner, compte tenu de son rôle (voir les paragraphes 105 à 108, ci-dessus) et il avait tout le loisir de se rafraîchir la mémoire à l’aide de cette feuille de calcul. Par contre, pour ce qui est de la capacité de production d’Alembic, sa connaissance directe main se limitait à ce qu’il a vu lors de sa visite de l’usine de fabrication d’Alembic en 2004.

[113]       À un moment, il a été demandé à M. Major si M. Woloschuk, vice-président responsable de l’expansion des affaires de Ratiopharm (Teva), lui faisait rapport de la capacité d’Alembic de fournir la venlafaxine : voir le dossier d’appel, page 495. Pfizer s’est objectée à la question au motif que Teva cherchait à verser en preuve des ouï-dire. Si la déclaration était produite afin de prouver la véracité de la capacité réelle d’Alembic d’approvisionner le marché, tel était effectivement le cas. Pfizer a soulevé des objections tout aussi valables fondées sur la règle d’inclusion des ouï-dire à l’égard des onglets 12 à 15 et de l’onglet 21 dans le cahier de documents présenté à M. Major, dont certains sur lesquels la Cour fédérale s’est appuyée : Dossier d’appel, page 496.

[114]       Teva soutient qu’elle n’utilisait pas certains des courriels pour prouver la véracité de leur contenu. Elle a dit qu’au mieux, ils ne faisaient que corroborer le témoignage de M. Major relativement à sa connaissance personnelle de la capacité de production d’Alembic. Ils constituaient néanmoins des ouï-dire : qu’ils soient utilisés comme preuve primaire ou preuve corroborante, ces courriels reprenant les déclarations d’autres personnes et reprenant parfois les déclarations reprises d’autres personnes ont été présentés dans le but d’établir ce qu’Alembic aurait fait et aurait pu faire dans un monde hypothétique et non seulement pour établir le fait qu’ils avaient été produits. Et une preuve corroborante doit elle-même être une preuve admissible : Khelawon, précité, au paragraphe 100. Il n’existe aucune exception de « preuve corroborante » à la règle d’exclusion des ouï-dire.

[115]       Teva soutient également que les déclarations dans les courriels écrits au personnel et par le personnel du service ou du secteur de M. Major pouvaient être admises pour prouver la véracité de leur contenu par l’entremise de M. Major. Comme on l’a signalé ci-dessus, M. Major, en raison de son poste, pouvait — comme l’a conclu la Cour fédérale — avoir une connaissance directe des souhaits et objectifs de Ratiopharm (Teva), ce qu’elle avait fait pour réaliser ces objectifs, et la volonté de Ratiopharm (Teva) de rediriger des équipements vers Alembic. Par contre, il n’a pas une connaissance directe de la véracité de déclarations particulières faites par des employés dans le cadre de courriels qu’ils s’écrivent. Présenter des déclarations particulières dans des courriels échangés par des employés de Ratiopharm (Teva) par l’entremise d’un témoin distinct, notamment M. Major, pour établir la véracité des déclarations est contraire à la règle d’exclusion des ouï-dire. Il n’existe aucune exception de « chef de service » à cette règle par laquelle des déclarations précises dans des courriels échangés entre subalternes du service peuvent être admises par l’entremise du chef de service pour prouver la véracité de leur contenu.

[116]       En l’espèce, la Cour fédérale s’est appuyée de façon explicite sur certains des courriels inadmissibles pour tirer ses conclusions quant à ce qui se serait produit dans un monde hypothétique : un courriel de Kavit Tyagi, d’Alembic, à Jim Mihail, un gestionnaire de produits du groupe de la commercialisation de Ratiopharm (Teva) [au paragraphe 154], un échange de courriels entre Alembic et Bob Woloschuk, le vice-président responsable de l’expansion des affaires de Ratiopharm, qui révèlent qu’Alembic ne fonctionnait qu’à environ 40 % de sa capacité et qu’elle prévoyait agrandir son usine de fabrication pour « doubler sa capacité et produire au moins 2 milliards de capsules » (au paragraphe 156), et des courriels échangés entre des représentants de Ratiopharm (Teva) et d’Alembic selon lesquels, si Ratiopharm n’avait pas annulé la commande de production en octobre 2005, Alembic aurait produit 6,6 millions de capsules à la fin décembre 2005 (au paragraphe 157). Dans chaque cas, les courriels ne sont pas authentifiés et constituent des déclarations émanant d’autres personnes, non pas de M. Major, qui font état de déclarations faites par d’autres personnes chez Alembic. Ils constituent à tout le moins des ouï-dire doubles sur la question de savoir ce qu’Alembic aurait pu faire et aurait fait. Et selon que les personnes au service d’Alembic avaient une connaissance directe des questions sur lesquelles elles s’exprimaient, ils auraient pu constituer des ouï-dire triples ou même davantage.

[117]       Teva invoque également l’exception de l’état d’esprit à la règle d’exclusion des ouï-dire à l’appui de l’admissibilité des courriels dans lesquels des employés d’Alembic ont manifesté une volonté ou un optimisme à l’égard de l’approvisionnement de venlafaxine en quantité requise au besoin. Il est vrai que la déclaration d’un déclarant qui n’est pas témoin présentée afin d’établir son état d’esprit ou son intention est admissible : Brisco Estate v. Canadian Premier Life Insurance Company, 2012 ONCA 854, 113 OR (3d) 161, citant Smith et Starr, tous deux précités. Cependant, les courriels auxquels M. Major a fait référence dans son témoignage, des communications de collègues au sujet de ce qu’ont dit des employés d’Alembic, sont des ouï-dire doubles : même si l’exception de l’état d’esprit joue, les courriels demeurent une déclaration, un ouï-dire émanant d’un non-témoin et les courriels demeurent non authentifiés. Un autre problème est que l’état d’esprit d’un employé d’Alembic n’est pas nécessairement l’état d’esprit d’Alembic, la personne morale : Canadian Dredge & Dock Co. c. La Reine, [1985] 1 R.C.S. 662, 19 D.L.R. (4th) 314; Rhône (Le) c. Peter A.B. Widener (Le), [1993] 1 R.C.S. 497, 101 D.L.R. (4th) 188. Donc, la preuve de l’état d’esprit de l’employé ne peut pas être pertinente pour la question de l’état d’esprit d’Alembic et être inadmissible pour ce motif. Finalement, comme il ressort de la jurisprudence Brisco Estate, la déclaration ne va pas plus loin que ce que l’employé croyait ou souhaitait à ce moment-là : une inférence doit être tirée pour étendre cette conviction à une époque différente et cela n’est pas forcément être possible. Encore une fois, à ce sujet, la question du moment où l’on peut tirer des inférences des éléments de preuve est discutée ci-dessous.

[118]       Tant devant notre Cour que devant la Cour fédérale, Teva n’a pas présenté d’éléments de preuve ou d’observations portant que la preuve par ouï-dire était quand même admissible parce qu’elle était fiable ou nécessaire. Elle ne le pouvait d’ailleurs pas non plus :

                     Nécessité. Un bon nombre des nombreux courriels signalé par M. Major lors de son témoignage divulguent le nom d’un grand nombre d’employés d’Alembic qui auraient pu rendre un témoignage direct quant à la capacité d’approvisionnement d’Alembic pendant la période pertinente. Ces courriels divulguent également le nom des employés de Ratiopharm (Teva) qui auraient aussi pu être appelés à témoigner. Teva n’a produit aucun élément de preuve ou observation quant aux raisons pour lesquelles ces personnes ou d’autres ne pouvaient pas être appelées à témoigner. À la place, Teva a appelé M. Major, qui n’avait aucune connaissance directe, immédiate, d’Alembic ou de ses activités au moment pertinent.

                     Fiabilité. La preuve par ouï-dire présentée par M. Major n’était pas assortie de garanties circonstancielles de fiabilité. Bien au contraire. Ratiopharm (Teva) était un client d’Alembic et on peut supposer qu’Alembic tout intérêt à tout ce qu’il fallait dire pour garder son client heureux et lui donner l’impression qu’elle pouvait satisfaire aux besoins de son client dès que la demande lui était faite.

[119]       Tous les problèmes résultant de l’admission d’une preuve par ouï-dire sont présents en l’espèce. Confrontée à la preuve par ouï-dire, tout ce que Pfizer pouvait faire, c’était vérifier la sincérité et l’honnêteté de M. Major quant à son interprétation de documents dont il n’était pas l’auteur, ce qu’il avait entendu des membres du personnel d’Alembic et ce que des collègues disaient au sujet de ce que des membres du personnel d’Alembic disaient. Dans une affaire comme celle-ci où les enjeux sont considérables, cette vérification n’avait rien de significatif ou d’équitable.

[120]       Ceux qui savaient, effectivement, concrètement, directement qu’Alembic pouvait livrer les quantités voulues de venlafaxine aux périodes pertinentes dans un monde hypothétique, soit le personnel d’Alembic, n’étaient pas devant la cour, et échappaient à tout examen de leur observation, mémoire, exactitude, sincérité ou honnêteté, mais leurs dires quant à la question, repris ou consignés par d’autres, ont été admis dans ces procédures. Cela s’est traduit par une grande injustice pour Pfizer.

[121]       Pfizer s’est fréquemment opposée à l’admissibilité de la preuve par ouï-dire. À bon droit dans la plupart des cas : à mon avis, chaque objection fondée sur la règle d’exclusion des ouï-dire qu’elle a soulevée pendant le témoignage de M. Major était justifiée, sauf en ce qui concerne les questions abordées aux paragraphes 105 à 108 et 112, ci-dessus. Par contre, à plusieurs reprises, la Cour fédérale a dit qu’elle tiendrait compte de la valeur probante des déclarations ou elle a dit que l’objection de Pfizer se rapportait à leur valeur probante et non pas sur leur admissibilité. A une occasion, elle a dit que parce que le nom de M. Major ne figurait pas sur un document, [traduction] « on déterminerait probablement par la suite la valeur probante » du document. La Cour fédérale a admis ces éléments de preuve alors qu’ils auraient dû être exclus. Il s’agit d’une erreur qui aurait pu avoir une incidence sur l’issue de l’affaire. Par conséquent, le jugement de la Cour fédérale doit être annulé.

(3)               La question de savoir s’il y a eu erreur manifeste et dominante à l’égard d’une conclusion de fait

[122]       Pfizer attaque l’un des fondements sur lesquels la Cour fédérale a conclu que Ratiopharm (Teva) aurait pu fournir son produit dans un monde hypothétique.

[123]       Dans ses motifs, la Cour fédérale a plus précisément recherché (au paragraphe 152) si un « ralentissement » dans la fabrication par Alembic du produit venlafaxine de Ratiopharm (Teva) dans un monde hypothétique se serait produit à l’étape de l’encapsulage. En concluant qu’aucun ralentissement n’aurait eu lieu à cette étape, la Cour fédérale s’est appuyée en partie sur le fait qu’Alembic disposait de nombreuses unités de traitement par lit fluidisé. Mais, comme le relève Pfizer, les unités de traitement par lit fluidisé ne servent pas à l’encapsulage. Cela n’est pas controversé par Teva.

[124]       Cependant, Teva soutient quelle qu’erreur la Cour fédérale a pu commettre en l’espèce était sans conséquence, n’était pas dominante, et qu’elle n’entache pas le jugement de la Cour fédérale. M’appuyant sur notre jurisprudence South Yukon, précitée, au paragraphe 46, je retiens cette thèse :

[...] et par erreur « dominante », une erreur qui touche directement à l’issue de l’affaire. Lorsque l’on invoque une erreur manifeste et dominante, on ne peut se contenter de tirer sur les feuilles et les branches et laisser l’arbre debout. On doit faire tomber l’arbre tout entier.

[125]       Dans le cadre de ses motifs à ce sujet (au paragraphe 152), la Cour fédérale a aussi retenu la portion du témoignage de M. Major ne comportant pas de ouï-dire et s’est appuyée sur ce témoignage selon lequel, au besoin, son employeur d’alors, Ratiopharm (Teva), aurait [traduction] « acheté des équipements, mis des équipements en service » afin d’éviter tout ralentissement. Ainsi, dans la mesure où la Cour fédérale a mal compris l’utilisation des unités de traitement par lit fluidisé, je ne saurais dire que sa conclusion globale était entachée d’une erreur manifeste et dominante.

(4)               Autres questions relatives aux dommages-intérêts aux termes de l’article 8

[126]       Pfizer soutient que la Cour fédérale a commis une erreur en retenant le 10 janvier 2006 comme date de début de la période de perte ou, en d’autres mots, le moment où Ratiopharm (Teva) aurait été légalement en mesure de commencer à vendre son produit venlafaxine sur le marché.

[127]       Elle soutient que dans un monde hypothétique, Ratiopharm (Teva) n’aurait pas reçu un avis de conformité lui permettant de vendre son produit venlafaxine avant le 13 février 2006. Elle dit que lorsque le brevet 778 a été inscrit au registre des brevets, Ratiopharm (Teva) aurait dû signifier un avis d’allégation à ce sujet et il aurait alors été interdit au ministre de délivrer un avis de conformité avant la fin de la période de 45 jours : voir l’alinéa 7(1)d) du RMBAC.

[128]       La Cour fédérale a retenu le 10 janvier 2006, la date d’expiration du brevet 540 comme date de départ. Il s’agit de la date la plus rapprochée à laquelle Ratiopharm (Teva) aurait pu mettre en marché son produit venlafaxine étant donné que le ministre avait attesté qu’aux fins du RMBAC, Ratiopharm (Teva) aurait reçu son avis de conformité le 7 décembre 2005.

[129]       À mon avis, la Cour fédérale n’a commis aucune erreur de principe en retenant le 10 janvier 2006 comme date de début.

[130]       Essentiellement, Pfizer fait valoir que dans un monde hypothétique, il faudrait tenir compte du RMBAC pour déterminer le début de la période de perte de Ratiopharm (Teva).

[131]       Cette observation est contraire au texte même de l’alinéa 8(1)a) du RMBAC. Cet alinéa dispose que la responsabilité, aux termes de l’article 8, commence à courir à partir de « la date, attestée par le ministre, à laquelle un avis de conformité aurait été délivré en l’absence du présent règlement, sauf si le tribunal conclut [en vertu du sous-alinéa 8(1)a)(ii)] [...] qu’une date autre que la date attestée est plus appropriée » [non souligné dans’ l’original]. Ainsi, c’est seulement dans des circonstances où, en vertu du sous-alinéa 8(1)a)(ii), la Cour juge qu’une autre date est plus appropriée que cette date par défaut peut être écartée.

[132]       Ce que soutient Pfizer est précisément contraire à l’enseignement retenu par la majorité de la Cour à l’occasion de l’affaire Apotex Inc. c. Sanofi-Aventis, 2014 CAF 68, 125 C.P.R. (4th) 403, au paragraphe 170 (Apotex Ramipril, art. 8 CAF) : « il ne faut pas tenir compte du [RMBAC] pour déterminer le début de la période de responsabilité selon l’article 8 ». En appel, la Cour suprême du Canada a confirmé ces motifs : Sanofi-Aventis c. Apotex Inc., 2015 CSC 20, [2015] 2 R.C.S. 136.

[133]       Ce que soutient Pfizer est aussi contraire à l’enseignement retenu par la majorité de la Cour à l’occasion de l’affaire Teva Canada Limited c. Sanofi-Aventis Canada Inc., 2014 CAF 67, 126 C.P.R. (4th) 1, au paragraphe 145 (Teva Ramipril, art. 8 CAF) :

[145] En résumé, j’estime que, dans le monde hypothétique élaboré aux fins de déterminer l’indemnité au titre de l’article 8, on ne doit pas faire abstraction du Règlement AC sauf dans la mesure requise par l’alinéa 8(1)a), c’est-à-dire aux fins d’arrêter la date du début de la période de responsabilité selon l’article 8. À toutes autres fins, on doit tenir pour acquis que le Règlement AC existe dans le monde hypothétique, et que toutes les mesures qui ont été réellement prises en vertu du Règlement AC l’ont aussi été dans le monde hypothétique sauf s’il existe des éléments de preuve qui permettent au juge des faits de conclure raisonnablement que des mesures différentes auraient été prises. (non souligné dans l’original)

[134]       De plus, Pfizer conteste les conclusions de la Cour fédérale au sujet de l’entrée et de la participation des concurrents sur le marché générique de Ratiopharm (Teva) sur le marché de la venlafaxine dans un monde hypothétique.

[135]       Devant la Cour fédérale, Pfizer a soutenu que la demande en dommages-intérêts serait réduite parce que dans le monde hypothétique, Novopharm et Pharmascience auraient fait leur entrée sur le marché, réduisant la part de marché de Ratiopharm (Teva).

[136]       Devant cette thèse, la Cour fédérale n’avait pas le bénéfice de la jurisprudence Apotex Ramipril, art. 8 CAF. Dans cette affaire, la Cour a conclu que les obstacles réglementaires à l’entrée, y compris le RMBAC, auxquels font face tous les fabricants de produits génériques dans le monde réel avaient aussi une incidence sur tous les fabricants de produits génériques dans un monde hypothétique. Ainsi, pour rechercher si et quand d’autres fabricants de produits génériques auraient pu faire et auraient fait leur entrée sur le marché dans un monde hypothétique, la Cour fédérale devait rechercher, entre autres, s’il y avait des obstacles réglementaires.

[137]       Même si la Cour fédérale n’avait pas le bénéfice de la jurisprudence Apotex Ramipril, art. 8 CAF, elle a appliqué des principes conformes à celle-ci et n’a commis aucune erreur de principe. Elle est intervenue en tenant pour acquis que d’autres fabricants de produits génériques entrant sur le marché auraient dû respecter le RMBAC. Elle a tenu compte de tous les éléments de preuve, guidée en partie par les éléments du monde réel et s’appuyant sur les éléments de preuve dont elle était saisie, pour rechercher si « d’autres médicaments génériques auraient été introduits sur le marché durant la période pertinente » et, le cas échéant, à quel moment (au paragraphe 89).

[138]       Cela était précisément conforme à la jurisprudence Apotex Ramipril, art. 8 CAF. Au paragraphe 159 de l’arrêt Apotex Ramipril, art. 8 CAF, la majorité de notre Cour (dont les motifs ont été adoptés en appel par la Cour suprême) a souscrit à la méthodologie retenue par la Cour fédérale à l’occasion de cette affaire. Elle a décrit la méthodologie comme suit (au paragraphe 158) :

[D]ans le monde hypothétique, les concurrents de celui qui sollicite une indemnité au titre de l’article 8 sont assujettis au Règlement [AC] et [...] [il faut tenir pour acquis qu’ils agiraient] comme ils l’ont fait dans le monde réel, sauf s’il existe une preuve permettant au juge des faits de conclure raisonnablement qu’ils auraient agi différemment.

Quelques paragraphes plus loin, la majorité a confirmé l’état du droit à ce sujet (au paragraphe 162) :

Il s’ensuit que, dans le marché hypothétique, le comportement de fabricants concurrents de médicaments génériques doit être déterminé en tenant pour acquis que le Règlement AC existe et que chaque fabricant de médicaments génériques agira en conséquence.

[139]       Compte tenu des éléments de preuve, la Cour fédérale a conclu (au paragraphe 94) que dans un monde hypothétique Novopharm aurait reçu son avis de conformité peu de temps après Ratiopharm (Teva). Novopharm a conclu une entente avec Wyeth (Pfizer). En vertu de cette entente, Novopharm pouvait obtenir un avis de conformité et prendre les mesures pour obtenir l’inscription sur le formulaire peu de temps après Ratiopharm (Teva). Mais elle a fait observer (au paragraphe 111) que Novopharm avait des problèmes pour fabriquer la venlafaxine. Compte tenu des éléments de preuve dont elle était saisie, elle a conclu (au paragraphe 129) que « Novopharm aurait lancé le Novo-Venlafaxine sur le marché le 1er décembre 2006 dans le monde hypothétique, comme ce fut le cas dans le monde réel ».

[140]       Dans le cas de Pharmascience, la question principale posée à la Cour fédérale était de savoir si elle aurait signifié un avis d’allégation dans un monde hypothétique. La Cour fédérale a répondu à cette question par la négative (au paragraphe 132). Pharmascience comptait lancer son produit pour qu’il coïncide avec une décision relativement au brevet 778 en faveur de Ratiopharm (Teva). Elle était opposée à un contentieux et n’aurait pas agi plus tôt (au paragraphe 141). Par conséquent, la Cour fédérale a conclu que Pharmascience n’aurait pas été prête à lancer son produit plus tôt qu’elle ne l’a fait dans le monde réel.

[141]       Pfizer soutient que dans l’appréciation de ce que Pharmascience aurait fait dans un monde hypothétique, la Cour fédérale a omis de tenir suffisamment compte des événements du monde réel. À mon avis, voilà un grief qui vise la manière dont la Cour fédérale a soupesé les preuves. Par contre, les cours d’appel ne sont pas habilitées à intervenir en fonction de leur propre appréciation de la preuve, sauf erreur manifeste et dominante : Housen, précité. À mon avis, il y a au dossier des éléments de preuve du monde réel selon lesquels Pharmascience avait l’intention de retarder ou d’éviter un contentieux au sujet du brevet 778.

[142]       Dans l’ensemble, dans son analyse à ce sujet, la Cour fédérale n’a pas commis d’erreur de principe. De plus, en appliquant les principes aux éléments de preuve dont elle était saisie, elle n’a pas commis d’erreur manifeste et dominante.

[143]       Pfizer dit également que la Cour fédérale a commis une erreur dans son calcul des dommages-intérêts en attribuant une part de marché de Novopharm à Ratiopharm (Teva) sans aussi attribuer les rabais de Novopharm à Ratiopharm (Teva). Pfizer a également avancé cette thèse en première instance. La Cour fédérale l’a discutée (en divers endroits des paragraphes 209 à 227) en prenant en considération et en appréciant les éléments de preuve présentés par plusieurs témoins et en tenant compte de la valeur probante à accorder aux taux de dépenses de commercialisation pour un marché comptant un seul fabricant et un marché à plusieurs fabricants de Novopharm en déterminant les taux de dépenses de commercialisation de Ratiopharm (Teva) pour un marché comptant un seul fabricant et un marché à plusieurs fabricants dans un monde hypothétique. À ce sujet, elle a également préféré le témoignage de l’expert de Teva et a conclu que manquait de crédibilité l’expert de Pfizer (au paragraphe 38). Pfizer ne m’a pas convaincu qu’il y a erreur manifeste et dominante dans l’analyse de la Cour fédérale à ce sujet.

(5)               Intérêts antérieurs au jugement

[144]       Sur la question des intérêts antérieurs au jugement, est controversée entre les parties la date de début de la cause d’action. Pfizer soutient que la cause d’action a pris naissance le 1er août 2007, lorsque la Cour a rejeté la demande d’interdiction de Wyeth (Pfizer). À ce moment-là, les exigences concernant une demande en vertu de l’article 8 du RMBAC étaient réunies.

[145]       La Cour fédérale a rejeté la position de Pfizer. À son avis, la cause d’action prend naissance à la date à laquelle les dommages-intérêts qui sont le fondement de la requête commencent effectivement à être subis. En l’espèce, c’était le 10 janvier 2006. Elle a rejeté la conclusion de Pfizer selon laquelle le rejet de la demande en interdiction constitue la date de début pertinente. Elle a avancé la thèse suivante (au paragraphe 258), que je retiens :

L’annulation d’une demande d’interdiction n’attribue pas la responsabilité, elle ne fait que confirmer que la responsabilité existe. La cause d’action prend naissance à la date où les dommages donnant droit à une indemnité commencent à être subis. Habituellement, cette date coïncide avec celle du début de la période pertinente, comme dans l’affaire Pantoprazole CF 2012 [Apotex Inc c. Takeda Canada Inc., 2013 CF 1237, 123 C.P.R. (4th) 261] et comme en l’espèce. Cependant, ce n’est pas nécessairement toujours le cas, car la période pertinente peut commencer avant que des dommages ne soient réellement subis. Pour ce motif, l’intérêt antérieur au jugement doit être établi en fonction de la date à laquelle les dommages commencent réellement à être subis, sans égard au fait que cette date soit ou non la même que celle du début de la période pertinente.

[146]       À deux occasions, la Cour fédérale a conclu que la cause d’action aux termes de l’article 8 prend naissance à la date de mise en attente de brevet parce que c’est à ce moment que la période de responsabilité débute : Apotex Inc. c. Takeda Canada Inc., 2013 CF 1237, 123 C.P.R. (4th) 261 aux paragraphes 173 et 174; Sanofi-Aventis Canada c. Teva Canada, 2012 CF 552, 410 F.T.R. 1 aux paragraphes 297 à 299.

[147]       Les dommages aux termes de l’article 8 – dommages subis pendant la période où l’avis de conformité aurait pu être délivré, mais ne l’a pas été en raison du sursis automatique – sont analogues à un engagement pris envers la cour de payer des dommages au cas où le demandeur dont la demande d’injonction interlocutoire est accueillie devait en fin de compte être rejetée au procès : Apotex Inc. c. AstraZeneca Canada Inc., 2012 CF 559, 410 F.T.R. 168 au paragraphe 58, conf. 2013 CAF 77, 444 N.R. 254; Apotex Inc. c. Merck & Co. Inc., 2009 CAF 187, [2010] 2 R.C.F. 389 au paragraphe 48. Notre Cour a conclu que les intérêts antérieurs au jugement à l’égard d’un engagement en dommages-intérêts vont de la date à laquelle une injonction interlocutoire est accordée, et non à compter du jour où elle est annulée, parce que c’est à ce moment que les dommages commencent à se manifester : Algonquin Mercantile Corp. v. Dart Industries Canada Ltd., [1988] 2 F.C. 305, 16 C.P.R. (3d) 193, au paragraphe 27 (C.A.).

[148]       Pfizer attaque également la décision de la Cour fédérale de calculer les intérêts antérieurs au jugement à compter du début de chaque mois sur le montant total des profits perdus de Teva au cours de ce mois, plutôt qu’à la fin de chaque mois.

[149]       En l’espèce, la Cour fédérale a suivi le mode de calcul des intérêts antérieurs au jugement exposé au paragraphe 128(3) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, L.R.O. 1990, ch. C.43 comme elle était tenue de le faire : Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, paragraphe 36(1). Elle a appliqué les principes consacrés par la Cour d’appel de l’Ontario à l’occasion de l’affaire ’Celanese Canada Inc. v. Canadian National Railway Co. (2005), 196 O.A.C. 60, 138 A.C.W.S. (3d) 23, au paragraphe 17 :

L’objet du paragraphe 128(3) est d’atteindre l’équité dans le paiement d’intérêts avant jugement sur des dommages pécuniaires en assurant qu’un demandeur ne recouvre pas un profit inattendu qui résulterait par ailleurs de l’application du paragraphe 128(1). Cet objet est réalisé au moyen d’une formule selon laquelle les intérêts courent sur les dommages pécuniaires à mesure qu’ils sont subis, au lieu d’obliger la cour à procéder à une série de calculs individuels. Le paragraphe 128(3) s’accorde avec le principe indemnitaire sous-jacent à l’octroi d’intérêts avant jugement, selon lequel une partie doit être indemnisée de la perte d’usage de son argent.

[150]       La Cour fédérale a aussi fait observer les intérêts jouent un rôle compensatoire plutôt que punitif : Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601.

[151]       Elle a aussi retenu l’observation dans Chandran c. National Bank, 2011 ONSC 4369, 95 C.C.E.L. (3d) 322 au paragraphe 8, conf. 2012 ONCA 205, 99 C.C.E.L. (3d) 277 sur un point différent : que « [d]es intérêts sont dus pour un mois dès que le paiement est dû, et non après que le paiement est impayé depuis un mois » : voir aussi Lowndes c. Summit Ford Sales Ltd. (2006), 206 O.A.C. 55, 47 C.C.E.L. (3d) 198.

[152]       Dans les circonstances, je ne vois aucune erreur juridique dans la démarche de la Cour fédérale, ni aucune erreur manifeste et dominante qui entacherait sa décision. Les intérêts relèvent d’un pouvoir discrétionnaire : Loi sur les tribunaux judiciaires, précitée, article 130. Aucun principe de droit n’exige que les intérêts antérieurs au jugement soient calculés à une autre date dans le mois.

(6)               La disposition du présent appel : que doit-il arriver maintenant?

[153]       Lorsque notre Cour conclut qu’une cour de première instance a admis à tort des éléments de preuve, elle peut rendre le jugement que le tribunal de première instance aurait dû rendre au titre des éléments de preuve admissibles résiduels au dossier : Loi sur les Cours fédérales, précitée, sous-alinéa 52b)(i). Autrement dit, la Cour peut elle-même de nouveau trancher l’affaire.

[154]       Les deux parties ont présenté des observations, quoique plutôt brèves, quant au réexamen. Pfizer a demandé à notre Cour d’exercer le pouvoir qui lui est accordé par le sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales et de décider que la demande de dommages-intérêts en vertu de l’article 8 doit être rejetée au titre des éléments de preuve résiduels après exclusion de la preuve par ouï-dire. Elle dit que, vu les éléments de preuve résiduels, la demande de dommages présentée aux termes de l’article 8 du RMBAC ne saurait être accueillie. Teva conteste cette thèse.

[155]       Ce qui vient compliquer la situation, c’est la présence au dossier de certains éléments de preuve contradictoires qui n’ont peut-être pas été discutés judiciairement auparavant, mais, s’ils sont admissibles en vertu des principes exposés dans les présents motifs, peuvent éventuellement l’être maintenant : voir, p. ex., les éléments de preuve mentionnés dans le mémoire des faits et du droit de Pfizer au paragraphe 90.

[156]       Je relève qu’à l’occasion notre Cour a refusé de mener ce nouvel examen elle-même et a plutôt renvoyé l’affaire à la Cour fédérale : voir p. ex., Kelly c. Canada, 2013 CAF 171, 446 N.R. 339, aux paragraphes 66 à 72; Janssen-Ortho Inc. c. Apotex Inc., 2009 CAF 212, 75 C.P.R. (4th) 411, au paragraphe 80; Zero Spill Systems (Int’l) Inc. c. 614248 Alberta Ltd., 2015 CAF 115, 130 C.P.R. (4th) 291, au paragraphe 107. Un nouvel examen par la Cour fédérale est un autre « processus » que la Cour peut « accorder » au sens du sous-alinéa 52b)(i) de la Loi sur les Cours fédérales.

[157]       La Cour fédérale est plus expérimentée et mieux en mesure de constater les faits que notre Cour. Lui permettre de réexaminer l’affaire est logique lorsque les faits sont complexes et abondants; la Cour fédérale a vu les témoins et s’est fait une idée de leur crédibilité, et l’issue de la cause est incertaine et repose essentiellement sur des questions de faits : Turberfield c. Canada, 2012 CAF 170, 433 N.R. 236; Canada c. Première nation de Brokenhead, 2011 CAF 148, 419 N.R. 289; Kelly, précité. Cela vaut souvent pour en matière de dommages-intérêts : Wells c. Terre-Neuve, [1999] 3 R.C.S. 199, 177 D.L.R. (4th) 73, au paragraphe 67. Comme il ressort de la jurisprudence Kelly, cette solution est encore plus judicieuse lorsque les parties n’ont pas présenté d’observations substantielles ou significatives à la cour d’appel au sujet du nouvel examen.

[158]       En l’espèce, tous ces facteurs sont réunis. Tout particulièrement, pour que nous procédions au nouvel examen nous-mêmes et rendions le jugement que la Cour fédérale aurait dû rendre, les parties auraient dû nous produire des observations beaucoup plus fouillées concernant les éléments de preuve précis admissibles résiduels au dossier une fois la preuve par ouï-dire exclue, les inférences que nous pouvons tirer de ces éléments de preuve et les faits que nous devrions constater vu ces éléments de preuve. Même là, nous aurions pu nous en remettre au rôle de la Cour fédérale en tant qu’enquêteur.

[159]       Ainsi, je pense que l’exercice de notre pouvoir discrétionnaire en l’espèce appelle un nouvel examen de la Cour fédérale.

[160]       Ni l’une ni l’autre des parties n’a demandé l’occasion de présenter d’autres éléments de preuve relativement au nouvel examen, c.-à-d. quelque chose qui s’apparente à un nouveau procès aux termes du sous-alinéa 52b)(ii) de la Loi sur les Cours fédérales. Les parties ont eu raison de ne pas le demander. Comme il ressort du sous-alinéa 52b)(ii), ce recours, qui relève de notre pouvoir discrétionnaire, est accordé uniquement si l’intérêt de la justice l’exige. Une circonstance possible est lorsque l’erreur du tribunal de première instance a entaché l’intégrité, la viabilité ou l’équité d’une grande partie du procès, voire sa totalité. Une autre circonstance possible est lorsqu’un critère juridique a évolué de façon importante depuis le procès, ce qui a pour résultat que les parties n’ont pas eu la possibilité lors du procès de présenter des éléments de preuve qui en tiennent compte : voir p. ex., Kelly, précité.

[161]       Ni une ni l’autre de ces circonstances n’est présente. Plus particulièrement, la question de savoir si Ratiopharm (Teva) aurait pu avoir ou aurait eu des quantités suffisantes de sa version de venlafaxine pour approvisionner le marché au moment pertinent constituait une question concrète posée à la Cour fédérale; en effet, comme je l’ai conclu, la Cour fédérale a compris que tel était le principe applicable. Les parties ont fait leurs choix sur les plans juridiques, pratiques et tactiques en ce qui concerne les éléments de preuve qu’elle devrait présenter, ou non, concernant ce point. Il n’est pas dans  l’intérêt supérieur de la justice de leur épargner les conséquences des choix qu’elles ont faits. La Cour ne l’a jamais fait dans des circonstances comme celles-ci.

[162]       Bien entendu, avant de réexaminer l’affaire, la Cour fédérale devra recevoir les observations des parties.

[163]       Je souhaite faire d’autres commentaires afin de guider la Cour fédérale dans son nouvel examen.

[164]       Dans le cadre du nouvel examen, elle doit décider si et dans quelle mesure Ratiopharm (Teva) a droit aux dommages-intérêts prévus à l’article 8 et elle doit suivre les principes juridiques appropriés en ce qui concerne les éléments de preuve admissibles au dossier. Sans limiter ce qui précède, la principale question en litige à laquelle doit répondre le nouvel examen est de savoir si dans un monde hypothétique Ratiopharm (Teva) aurait eu ou aurait pu avoir accès à une quantité suffisante de venlafaxine au moment pertinent.

[165]       À mon avis, il ne suffit pas d’établir cela selon la prépondérance des probabilités en visant uniquement une capacité de fabrication suffisante longtemps (en l’espèce plus d’un an) avant la période pertinente et la volonté générale d’Alembic de garder son client, Ratiopharm (Teva) satisfait. Il est possible que Teva, vu la totalité des éléments de preuve admissibles et des inférences permises qui en découlent, pour gagner sa cause selon la prépondérance des probabilités. Il appartiendra à la Cour fédérale de se prononcer.

[166]       Les preuves par ouï-dire inadmissibles, mentionnés ci-dessus, doivent bien entendu être exclues. Les présents motifs discutent les éléments de preuve précis utilisés par le premier juge. Mais il a exposé d’autres éléments de preuve de manière générique parce que, pour la plupart, les parties ont débattu les éléments de preuve ainsi. Par conséquent, des différends peuvent survenir lors du réexamen quant à l’admissibilité d’éléments de preuve précis. La Cour fédérale peut trancher ces différends en suivant les principes exposés dans les présents motifs.

[167]       De plus, vu les éléments de preuve résiduels au dossier, je constate qu’il ne semble pas y avoir d’éléments de preuve directs d’Alembic à l’égard de plusieurs questions, notamment celles de savoir si elle avait d’autres engagements qui auraient limité ou restreint sa capacité de fournir le produit, si elle aurait pu acquérir une quantité suffisante de matière première pour fabriquer le produit, et si la durée du processus de fabrication aurait eu une incidence sur la capacité d’Alembic de fournir le produit au moment pertinent. Malgré ces lacunes, le nouvel examen doit porter sur la question de savoir s’il ressort des autres éléments de preuve au dossier, dans leur ensemble, de même que des inférences permises, que dans un monde hypothétique, Ratiopharm (Teva) aurait eu et aurait pu avoir accès à une quantité suffisante de venlafaxine au moment pertinent. Comme il est signalé plus haut, au final, le fardeau incombe à Teva à cet égard. Et comme il est également signalé précédemment, la norme de preuve à cet égard est la prépondérance des probabilités, et non seulement les possibilités : Tervita, précité, aux paragraphes 49 à 51 et 66; F.H. c. McDougall, précité, aux paragraphes 40 et 49.

[168]       Si est exclue la preuve par ouï-dire inadmissible du dossier de la preuve, la Cour fédérale dispose encore d’un petit ensemble d’éléments de preuve admissibles pour son nouvel examen. La Cour fédérale voudra cerner les éléments de preuve admissibles qui forment cet ensemble, puis les évaluer conformément aux principes exposés dans les présents motifs. En l’appréciant, la Cour fédérale peut rechercher, à l’aide des conclusions des parties, si elle peut et doit tirer des inférences positives ou défavorables quant à ce qu’Alembic aurait pu faire et aurait fait au moment pertinent. Ce faisant, elle devra s’assurer que toutes les inférences qu’elle dégage sont juridiquement loisibles, et faire état de motifs clairs à l’appui, le cas échéant, de ses inférences positives ou défavorables.

[169]       Pour faciliter ce nouvel examen, voici notamment quelques sources de nature à guider la réflexion des parties et de la Cour fédérale quant aux inférences qui peuvent être légitimement tirées des éléments de preuve :  R. c. Munoz (2006), 86 O.R. (3d) 134, 38 C.R. (6th) 376, aux paragraphes 23 à 31 (et les autorités qui y sont citées) — une jurisprudence dorénavant avalisée par plusieurs cours d’appel [District of West Vancouver (Corporation of) c. Liu, 2016 BCCA 96, 47 M.P.L.R. (5th) 1; United States v. Viscomi, 2015 ONCA 484, 126 O.R. (3d) 427; R. v. G.S., 2013 NUCA 5, 100 C.R. (6th) 397), la Cour fédérale (K.K. c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 78, 446 F.T.R. 209], et pour ainsi dire toutes les cours de première instance au Canada.

[170]       Et voici notamment des sources de nature à guider la réflexion des parties quant aux inférences défavorables que la Cour peut tirer : Lévesque c. Comeau, [1970] R.C.S. 1010, 16 D.L.R. (3d) 425; R. c. Jolivet, 2000 CSC 29, [2000] 1 R.C.S. 751, aux paragraphes 22 à 30; et la jurisprudence de notre Cour qui applique l’enseignement des arrêts Lévesque et Jolivet, notamment Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, [2004] 2 R.C.F. 45.

E.                Jugement proposé

[171]       Pour les motifs qui précèdent, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je renverrais à la Cour fédérale pour réexamen la question de savoir si Teva a droit aux dommages-intérêts et, le cas échéant, dans quelle mesure.

[172]       Pfizer a eu gain de cause pour l’essentiel en appel. Je lui accorderais les dépens de l’appel.

[173]       Comme je me propose d’annuler le jugement de la Cour fédérale, l’adjudication par la Cour fédérale des coûts du procès en faveur de Teva sera aussi annulée. Mais je préfère décliner d’accorder les dépens relatifs au procès à sa place. Plutôt, à la fin de son réexamen, une fois qu’elle aura déterminé qui a gain de cause sur le fond, la Cour fédérale devra faire cette adjudication.

[174]       Par conséquent, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la Cour fédérale et je renverrais l’affaire à la Cour fédérale pour réexamen, conformément aux présents motifs. J’accorderais à Pfizer ses dépens de l’appel.

« David Stratas »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

C. Michael Ryer j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J. L. Gleason j.c.a. »

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-422-14

APPEL DU JUGEMENT DE MONSIEUR LE JUGE ZINN DATÉ DU 30 JUIN 2014, DOSSIER NO T-1844-07

INTITULÉ :

PFIZER CANADA INC. c. TEVA CANADA LIMITED

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 1er décembre 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE RYER

LA JUGE GLEASON

 

DATE :

Le 31 MAI 2016

 

COMPARUTIONS :

Peter Wilcox

Afif Hamid

 

Pour l’appelante

 

David W. Aitken

Marcus Klee

Sean Jackson

 

Pour l’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Belmore Neidrauer LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’intimée

 

 

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