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Date : 20170216


Dossier : A-544-15

Référence : 2017 CAF 36

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

MARIO CÔTÉ INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Montréal (Québec), le 31 janvier 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 16 février 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20170216


Dossier : A-544-15

Référence : 2017 CAF 36

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

MARIO CÔTÉ INC.

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

I.  Contexte

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire soulève la constitutionnalité du paragraphe 18(1) de la Loi sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d’agroalimentaire, L.C. 1995, c. 40 (la Loi). Cette Loi a pour objet d’assurer la conformité aux lois agroalimentaires par le biais de sanctions administratives pécuniaires (SAP), et son paragraphe 18(1) exclut certains moyens de défense dans le cadre de ce régime.

[2]  La Commission de révision agricole du Canada a rejeté les prétentions de la demanderesse à l’effet que cette disposition enfreindrait l’article 7 et l’alinéa 11d) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte) le 4 décembre 2015 (CART/CRAC-1783 et 1784). Plus précisément, la Commission a conclu que l’article 11 de la Charte n’offre aucune protection aux personnes faisant l’objet de sanctions établies par le régime des SAP créées par la Loi du fait qu’elles ne sont pas des personnes « inculpées ». La demanderesse ne remet pas en question cet aspect de la décision. En revanche, la demanderesse soutient que la Commission a erré en concluant que le paragraphe 18(1) de la Loi ne violait pas son droit de ne pas être privé du droit à la sécurité de façon non conforme aux principes de justice fondamentale.

[3]  Après avoir pris connaissance du dossier et entendu les représentations des parties, je suis d’avis que cet appel doit être rejeté.

II.  Les faits

[4]  Les parties ont présenté un exposé conjoint des faits devant la Commission, et je m’en tiendrai donc aux aspects les plus pertinents de cet exposé pour les fins des présents motifs.

[5]  La demanderesse fait partie d’un conglomérat d’intégration dans le domaine du porc, et contrôle à ce titre toute la chaîne de production relative aux porcs, de la moulée à l’abattage en passant par la production et le transport des porcs; la preuve au dossier révèle que M. Côté, le seul actionnaire de l’entreprise demanderesse, contrôle une portion importante de la production de porcs au Québec.

[6]  La demanderesse a demandé à la Commission la révision de 12 procès-verbaux (aussi appelés « avis de violation ») délivrés par l’Agence canadienne d’inspection des aliments (l’Agence). Tous ces procès-verbaux ont été émis suite à des violations de l’alinéa 138(2)a) du Règlement sur la santé des animaux, C.R.C., c. 296 lequel prévoit qu’il est interdit de « transporter […] à bord […] d’un véhicule à moteur […] un animal qui, pour des raisons d’infirmité, de maladie, de blessure, de fatigue, ou pour toute autre cause, ne peut être transporté sans souffrances indues au cours du voyage prévu ».

[7]  Suite à une conférence de gestion entre les parties, les dossiers CART/CRAC 1783 et 1784 ont été identifiés comme dossiers types aux fins de traiter des questions constitutionnelles. La demanderesse a admis les éléments constitutifs des infractions reprochées, et ne conteste pas que les montants de SAP ont été établis en conformité avec le Règlement sur les sanctions administratives pécuniaires en matière d’agriculture et d'agroalimentaire, D.O.R.S./2000-187, (le Règlement). Elle a cependant allégué l’inconstitutionnalité du paragraphe 18(1) de la Loi, qui contreviendrait à l’article 7 de la Charte en rendant inadmissibles les défenses de diligence raisonnable et d’erreur raisonnable sur les faits, ainsi que de l’article 19, qui contreviendrait à l’alinéa 11d) de la Charte dans la mesure où le ministre n’est tenu de prouver l’existence d’une violation que selon la prépondérance des probabilités.

[8]  Au soutien de ses prétentions, la demanderesse a déposé devant cette Cour trois affidavits de petits transporteurs qui disent tous peiner à rencontrer les exigences de la Loi. Ces affidavits sont rédigés dans les mêmes termes et font essentiellement état du fait qu’ « [e]n raison des amendes élevées et inévitables et malgré toutes les précautions prises, j’ai de grandes difficultés à joindre les deux bouts » et qu’ « [i]l y a une possibilité réelle et probable que je me retrouverais sans le sou en raison d’amendes n’ayant rien à voir avec une quelconque négligence de ma part ».

[9]  Le Procureur général a déposé en preuve l’affidavit de Nicolantonio Melchiorre, spécialiste des enquêtes à l’Agence, pour compléter les affidavits déposés par la demanderesse. On y apprend que depuis le début de l’application de la Loi au Québec en 2003, les trois affiants n’ont dû débourser que des montants relativement modestes suite à l’émission de SAP. L’un d’eux, M. Michel Ménard, n’a acquitté qu’un montant de 2 000,00$ pour un procès-verbal émis à sa compagnie (deux autres procès-verbaux ayant été retirés et un troisième ne comportant qu’un avertissement). Quant au deuxième affiant, M. Benoît Bouffard, sa compagnie s’est vue émettre à quelques semaines d’intervalle deux procès-verbaux au montant de 6 000,00$, qui étaient toujours contestés devant la Commission au moment de l’audition. Enfin, le troisième affiant, M. Pierre Fauteux (associé de l’entreprise Transport Pierre Fauteux S.E.N.C.) a reçu trois procès-verbaux dont l’un ne comportait qu’un avertissement; il a payé le deuxième au montant de 2 000,00$ et il conteste le troisième au montant de 7 800,00$.

[10]  La demanderesse avait déposé un quatrième affidavit (celui de M. Gilles Dion) devant la Commission, qu’elle a choisi de ne pas déposer devant cette Cour mais que la défenderesse a néanmoins inclus dans son dossier. Il appert que M. Dion n’a jamais personnellement reçu de procès-verbal, bien qu’une entreprise dont il a été à l’emploi et liée à Monsieur Steve Dion (présumément un membre de la famille) en ait reçu plusieurs entre 2006 et 2012. La plupart de ces avis n’ont pas été contestés, et des sommes importantes découlant de ces avis sont toujours en souffrance. Au surplus, l’affirmation selon laquelle Gilles Dion aurait fait faillite en raison de ces procès-verbaux est contraire à la preuve, puisqu’il a fait faillite avant l’émission de la première SAP visant la compagnie liée à Monsieur Steve Dion.

III.  Décision contestée

[11]  La Commission a tout d’abord noté que la demanderesse n’avait pas donné suite à sa contestation du paragraphe 10(2) du Règlement et de l’article 21 de la Loi dans ses observations écrites, bien que ces dispositions aient été mentionnées dans son avis de questions constitutionnelles; la Commission a donc conclu que la demanderesse ne s’était pas déchargée de son fardeau de preuve initial eu égard à ces dispositions, et ne s’est donc prononcée que sur le paragraphe 18(1) et l’article 19 de la Loi.

[12]  À titre préliminaire, la Commission s’est demandée si elle avait le pouvoir de trancher des questions de nature constitutionnelle. S’appuyant sur la jurisprudence de la Cour suprême voulant qu’un tribunal administratif auquel on reconnaît la capacité de trancher des questions de droit est présumé être en mesure d’appliquer la Charte, de même que sur le paragraphe 12(1) de la Loi et la jurisprudence de cette Cour qui reconnaissent à la Commission la compétence de trancher des questions de droit, cette dernière n’a eu aucune difficulté à conclure qu’elle avait effectivement le pouvoir de trancher des questions constitutionnelles. La Commission a cependant noté qu’elle ne pouvait pas émettre de déclaration d’invalidité à l’égard d’une loi ou d’une disposition, et qu’elle devait plutôt se contenter de ne pas appliquer dans le cadre d’une affaire dont elle est saisie une loi ou une disposition incompatible avec la Charte.

[13]  S’agissant de l’article 19 de la Loi, la Commission en est arrivée à la conclusion que le régime des SAP n’enfreint pas la présomption d’innocence et le droit à un procès équitable garanti par l’alinéa 11d) malgré le fait qu’il soit fondé sur la norme de preuve applicable en droit civil (soit celui de la prépondérance des probabilités). S’appuyant encore une fois sur une jurisprudence bien établie de la Cour suprême (R. c. Wigglesworth, [1987] 2 R.C.S. 541, 45 D.L.R. (4e) 235; Goodwin c. Colombie-Britannique (Superintendent of Motor Vehicles), 2015 CSC 46, [2015] 3 R.C.S. 250; Guindon c. Canada, 2015 CSC 41, [2015] 3 R.C.S. 3; Martineau c. M.R.N., 2004 CSC 81, [2004] 3 R.C.S. 737; R. c. Shubley, [1990] 1 R.C.S. 3, 65 D.L.R. (4e) 193), la Commission a réitéré que les garanties offertes par l’article 11 ne s’adressent qu’aux personnes « inculpées », donc aux personnes faisant l’objet d’une poursuite criminelle, par opposition aux individus visés par une SAP.

[14]  En l’occurrence, la Commission s’est dite d’avis que la procédure prévue par la Loi et le Règlement n’est pas de nature criminelle, dans la mesure où ni l’objet de la Loi ou du Règlement, ni l’objectif de la SAP, ni le processus menant à la SAP, n’ont une connotation criminelle. Il en va pareillement des SAP elles-mêmes, qui n’entraînent pas de véritables conséquences pénales du fait que seules des amendes définies par la Loi peuvent être imposées, que le montant de ces amendes est relativement modeste, que la valeur des amendes est déterminée par des dispositions législatives et non par des principes de détermination de la peine, et qu’il n’y a aucune stigmatisation associée aux SAP. La Commission a donc conclu que l’article 11 de la Charte ne trouvait pas application et ne pouvait être invoqué pour contester la constitutionnalité du régime des SAP. Tel que mentionné précédemment, la demanderesse ne conteste pas devant cette Cour le bien-fondé de cet aspect de la décision.

[15]  En ce qui concerne l’article 18 de la Loi, la Commission n’a pas retenu les prétentions de la demanderesse à l’effet qu’un régime de responsabilité quasi absolu portait atteinte à la sécurité de la personne d’une façon non conforme aux principes de justice fondamentale. Elle a néanmoins accepté de se pencher sur la question, même si une société en tant que telle ne peut se prévaloir de la protection qu’offre l’article 7 de la Charte puisqu’elle ne peut se voir privée du droit à la vie, à la liberté ou à la sécurité de sa personne. Se fondant sur l’arrêt R. c. Wholesale Travel Group Inc., [1991] 3 R.C.S. 154, 84 D.L.R. (4e) 161, la Commission a considéré que la demanderesse pouvait réclamer la protection de l’article 7 à partir du moment où la Loi et le Règlement s’appliquent tout autant aux personnes physiques que morales.

[16]  La Commission s’est d’abord penchée sur les types d’atteintes liées à la sécurité de la personne que vise l’article 7, pour conclure que seuls des choix personnels participant de l’essence même de ce que signifie la jouissance de la dignité et de l’indépendance individuelles étaient protégés par cette disposition. Il en découle que la capacité de générer un revenu d’entreprise par le moyen de son choix n’est pas un droit garanti. La Commission s’est par la suite attardée aux affidavits déposés par les parties, avant de conclure que la preuve ne révélait pas l’existence d’une tension psychologique grave causée par l’État et portant atteinte à la capacité des individus en cause de faire des choix essentiels dans leur vie. Le paragraphe suivant reflète bien la teneur de la décision à ce chapitre :

[60] Les tensions que les déposants ont décrites n’atteignent pas le niveau que les tribunaux canadiens ont reconnu comme étant suffisamment graves pour déclencher les protections que garantit l’article 7. Dans le cas présent, la mesure de l’État que représente l’imposition d’une amende, voire de plusieurs amendes, ne s’ingère pas de manière aussi intime et profonde dans la vie de la personne que les tentatives faites pour enlever un enfant à ses parents, une interdiction criminelle d’aide au suicide dans le cas d’une personne gravement malade, ainsi que la réglementation de l’avortement.

[17]  La Commission étant d’avis que la demanderesse n’avait pas réussi à établir une atteinte au droit à la sécurité, elle n’a pas jugé bon de se prononcer sur la conformité du paragraphe 18(1) de la Loi avec les principes de justice fondamentale. En conséquence, elle n’a pas tenu compte des défenses fondées sur la diligence raisonnable invoquées par la demanderesse et a conclu que cette dernière était tenue de payer à l’Agence la somme de 7 800,00$ pour chacune des deux violations énoncées dans les procès-verbaux faisant l’objet de cette décision.

IV.  Question en litige

[18]  La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la Commission a erré en concluant que le paragraphe 18(1) de la Loi ne porte pas atteinte à l’article 7 de la Charte. Pour répondre à cette question, il faut d’abord déterminer si cette disposition enfreint le droit à la sécurité de la personne et, dans l’affirmative, si cette atteinte est conforme aux principes de justice fondamentale. Le Procureur général ne s’étant pas objecté à ce que la demanderesse puisse soulever la constitutionnalité de la disposition contestée, je n’exprimerai pas d’opinion sur le sujet et me contenterai, comme la Commission, de prendre pour acquis qu’elle a qualité pour ce faire.

V.  Contexte législatif

[19]  La Loi crée un régime de SAP pour l’application de nombreuses lois agroalimentaires, dont la Loi sur la santé des animaux, L.C. 1990, c. 21. Elle a pour objectif d’établir, comme solution de rechange au régime pénal et en complément aux autres mesures d’application des lois agroalimentaires déjà en vigueur, un régime de SAP juste, rapide et efficace (voir art. 3 de la Loi).

[20]  Le ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire peut, par règlement, désigner comme violations mineures, graves ou très graves certaines contraventions qui constituent des infractions à une loi agroalimentaire (voir art. 4 de la Loi). C’est ce qu’il a fait en adoptant le Règlement. La Loi précise toutefois que les poursuites pour violation et celles pour infraction s’excluent mutuellement (art. 5), et précise même à son article 17 que les violations ne seront pas considérées comme des infractions pour les fins de l’article 126 du Code criminel, L.R.C. 1985, c. C-46.

[21]  La Loi et le Règlement constituent un code exhaustif et complet visant à régir les SAP, de la notification d’un procès-verbal (ou avis de violation) à la révision de celui-ci. Le contrevenant peut contester un procès-verbal auprès du ministre et demander la révision de sa décision à la Commission (art. 12 et 14 de la Loi). L’article 19 prévoit qu’en cas de contestation devant le ministre ou de révision par la Commission, c’est au ministre qu’il appartient d’établir la responsabilité du contrevenant selon la prépondérance des probabilités.

[22]  D’autre part, l’article 18 de la Loi prévoit l’exclusion de certains moyens de défense. Puisqu’il est au cœur du présent litige, il convient de le reproduire dans son intégralité:

Exclusion de certains moyens de défense

Certain defences not available

18 (1) Le contrevenant ne peut invoquer en défense le fait qu’il a pris les mesures nécessaires pour empêcher la violation ou qu’il croyait raisonnablement et en toute honnêteté à l’existence de faits qui, avérés, l’exonéreraient.

18 (1) A person named in a notice of violation does not have a defence by reason that the person

(a) exercised due diligence to prevent the violation; or

(b) reasonably and honestly believed in the existence of facts that, if true, would exonerate the person.

Principes de la common law

Common law principles

(2) Les règles et principes de la common law qui font d’une circonstance une justification ou une excuse dans le cadre d’une poursuite pour infraction à une loi agroalimentaire s’appliquent à l’égard d’une violation sauf dans la mesure où ils sont incompatibles avec la présente loi.

(2) Every rule and principle of the common law that renders any circumstance a justification or excuse in relation to a charge for an offence under an agri-food Act applies in respect of a violation to the extent that it is not inconsistent with this Act.

[23]  Au terme du paragraphe 7(2) de la Loi, l’agent verbalisateur qui a des motifs raisonnables de croire qu’une violation a été commise peut dresser un procès-verbal comportant, outre le nom du contrevenant et les faits reprochés, un avertissement ou le montant de la SAP à payer établi en application du Règlement. Le paragraphe 4(2) de la Loi limite la SAP à 2 000,00$ pour une personne physique, sauf si elle est commise dans le cadre d’une entreprise ou à des fins lucratives. Dans tous les autres cas, le montant maximal de la SAP est établi à 5 000,00$, 15 000,00$ ou 25 000,00$ selon que la violation est mineure, grave ou très grave. L’article 6 du Règlement établit la cote de gravité globale applicable à une violation grave ou très grave en considérant les antécédents du contrevenant relatifs aux violations ou condamnations antérieures, la nature de l’intention ou de la négligence du contrevenant relativement à la violation, et la gravité du tort qui est causé ou pourrait être causé par la violation.

[24]  Enfin, l’article 9 prévoit que le versement du montant de la SAP équivaut à une déclaration de responsabilité pour la violation reprochée, de même que l’omission de contester les faits reprochés auprès du ministre ou de la Commission de révision. D’autre part, le contrevenant peut se libérer d’une violation en payant la moitié de la somme réclamée dans les quinze jours suivant la date de la notification du procès-verbal; cette réduction n’est cependant pas applicable si l’on veut contester le procès-verbal (voir art. 10 de la Loi et art. 7 du Règlement).

VI.  Analyse

[25]  Il est bien établi depuis l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para. 58, [2008] 1 R.C.S. 190, que la norme de la décision correcte s’applique au contrôle judiciaire des questions constitutionnelles (voir aussi Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61au para. 30, [2011] 3 R.C.S. 654; Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 53 au para. 18, [2011] 3 R.C.S. 471). Étant donné les répercussions que peut avoir une telle décision sur la cohérence de l’ordre juridique fondamental du pays, une cour de révision ne doit faire preuve d’aucune déférence à l’égard de la décision contestée; elle doit plutôt procéder à sa propre analyse et substituer sa propre conclusion si elle est en désaccord avec la conclusion du décideur.

[26]  L’article 7 de la Charte se lit comme suit:

Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[27]  Pour établir que l’article 18 de la Loi contrevient à cette garantie constitutionnelle, la demanderesse doit démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que cette mesure porte atteinte à ses droits (et plus particulièrement au droit à la sécurité de la personne), et que cette atteinte n’est pas conforme aux principes de justice fondamentale. Une entreprise ne pouvant faire l’objet d’une atteinte à la sécurité de sa personne, c’est à la situation des affiants qu’il faut s’intéresser pour déterminer si ce fardeau est rencontré en l’espèce.

[28]  Les procureurs de la demanderesse concèdent, à bon droit, que l’article 7 ne protège pas les droits de nature purement économiques. Ils font cependant valoir que les intérêts en jeu vont bien au-delà de considérations purement monétaires et que les amendes « si faramineuses et si répétitives » auxquelles sont exposées les petits transporteurs peuvent entrainer pour eux et leur famille des conséquences dramatiques. Les affiants vont même jusqu’à dire qu’en raison du fait qu’ils n’ont aucune autre expérience professionnelle et que les amendes élevées leur sont imposées « malgré toutes les précautions prises », eux et leur famille pourraient se retrouver « sans le sou » et « dans un état de nécessité insoutenable ». Voilà qui porterait atteinte, selon la demanderesse, à leur bien-être fondamental et à leur dignité inhérente, et donc à la sécurité de leur personne.

[29]  Bien que la Cour soit sensible à l’impact que peut avoir sur des travailleurs à faible revenu l’imposition d’une SAP de quelques milliers de dollars, il n’a pas été démontré que le régime des SAP ait effectivement mis en péril la viabilité économique des affiants ou de leur ménage, ou les ait plongés dans un état de détresse psychologique tel que l’on pourrait craindre pour leur santé. La preuve révèle au contraire une application raisonnable de la Loi et du Règlement.

[30]  Un seul procès-verbal a été émis pour chaque contravention, même s’il serait théoriquement possible d’émettre un procès-verbal à quiconque (individu et corporation) charge ou fait charger, transporte ou fait transporter, un animal inapte au transport. Des avertissements ont été donnés avant que des SAP soient imposées, et certains procès-verbaux ont été invalidés dans le cadre du processus de contestation prévu par la Loi. Le montant de la SAP a été déterminé en tenant compte des antécédents de chaque contrevenant relatifs aux violations ou infractions antérieures, de la nature de son intention ou de sa négligence et de la gravité du tort causé, conformément au Règlement. En bout de ligne, le total des montants qu’ont dû débourser chacun des affiants ne représente pas une somme importante, lorsque répartie sur une période de douze ans. Qui plus est, les affiants n’ont pas fait la preuve qu’ils ne pourraient se recycler dans d’autres types de transport s’ils estiment que le régime des SAP est trop draconien et ne leur permet pas d’assurer leur bien-être matériel et celui de leur famille. Enfin, les affiants n’ont pas prétendu qu’ils avaient été stigmatisés par l’imposition des SAP dont ils ont fait l’objet.

[31]  En supposant même que l’on puisse établir une certaine relation causale entre le régime des SAP (et plus particulièrement le paragraphe 18(1) de la Loi) et l’atteinte à la sécurité économique et/ou psychologique alléguée par les affiants, l’on serait bien en-deçà du genre d’intérêts que les tribunaux ont reconnu être protégés par l’article 7 de la Charte. La Cour suprême enseigne que l’atteinte à la sécurité de la personne « n’englobe que l’atteinte grave à l’intégrité psychologique résultant de l’atteinte de l’État à un droit individuel d’importance fondamentale » (Blencoe c. Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44 au para. 82, [2000] 2 R.C.S. 307 [Blencoe]. Voir aussi R. c. Morgentaler, [1988] 1 R.C.S. 30 à la p. 56, 44 D.L.R. (4e) 385).

[32]  L’affaire Blencoe est instructive quant à la nature des actes posés par l’État susceptibles de porter atteinte à la sécurité d’un individu pour les fins de l’article 7 de la Charte. L’intimé dans cette affaire, alors qu’il était ministre au sein du gouvernement de la Colombie-Britannique, a été accusé de harcèlement sexuel et des plaintes ont été déposées contre lui devant la Commission des droits de la personne de la province. Ces allégations ont entraîné son exclusion du Cabinet du caucus du parti, l’ont forcé à déménager pour échapper à l’attention des médias, l’ont plongé dans une dépression et ont eu de lourdes conséquences pour lui et sa famille. Il est vrai que dans cette affaire, comme l’ont fait valoir les avocats de la demanderesse, le préjudice que M. Blencoe prétendait avoir subi découlait non pas du dépôt des plaintes de harcèlement sexuel comme tel, mais bien du délai qu’avait mis la Commission à traiter de ces plaintes. Il n’en demeure pas moins que les observations de la Cour suprême eu égard au droit à la sécurité débordent largement cette question. Même en présumant qu’il existait un lien suffisant entre le délai imputable à l’État et le préjudice subi par M. Blencoe, la Cour a conclu que le stress et l’angoisse ressentis par ce dernier en raison des allégations dont il faisait l’objet ne pouvait être assimilé au genre de stigmatisation visé par le droit à la sécurité de sa personne. À ce propos, l’extrait suivant des motifs rédigés par le juge Bastarache au nom de la majorité est on ne peut plus éloquent:

[86] Peu d’intérêts sont aussi impérieux et essentiels à l’autonomie individuelle que le choix d’une femme d’interrompre sa grossesse, la décision d’une personne de mettre fin à ses jours, le droit d’élever ses enfants et la capacité des victimes d’agression sexuelle de recourir à une thérapie sans craindre que leurs dossiers privés soient communiqués. Ces intérêts sont vraiment essentiels à la dignité individuelle. Toutefois, le droit allégué à la protection contre la stigmatisation liée à une plainte fondée sur les droits de la personne ne fait pas partie de cette catégorie restreinte. L’État n’a pas porté atteinte au droit de l’intimé de prendre des décisions touchant son être fondamental. […] le préjudice subi par l’intimé en l’espèce se limite essentiellement à ses difficultés personnelles. Il est « inapte au travail » de politicien, sa famille et lui ont changé de lieu de résidence deux fois, il a épuisé ses ressources financières et il a souffert tant physiquement que psychologiquement. Cependant, l’État n’a pas porté atteinte à la capacité de l’intimé et des membres de sa famille de faire des choix essentiels dans leur vie. Accepter que le préjudice subi par l’intimé en l’espèce équivaut à une atteinte de l’État au droit qu’il a à la sécurité de sa personne serait forcer le sens de ce droit.

Voir aussi sur ce même point Rodriguez c. Colombie-Britannique, [1993] 3 R.C.S. 519, 107 D.L.R. (4e) 342; Nouveau-Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c. G.(J.), [1999] 3 R.C.S. 46, 177 D.L.R. (4e) 124; Siemens c. Manitoba (Procureur général), 2003 CSC 3, [2003] 1 R.C.S. 6.

[33]  Il va sans dire que la situation des affiants sur lesquels s’appuie la demanderesse pour attaquer la validité constitutionnelle du paragraphe 18(1) de la Loi ne peut même pas se comparer à celle de M. Blencoe. L’impact qu’ont pu avoir les contraventions sur la vie des affiants, sans être négligeable, n’est pas du même ordre que la stigmatisation, le stress psychologique et les difficultés financières qu’avait rencontré M. Blencoe. Si la situation dans laquelle se trouvait ce dernier n’était pas suffisante pour conclure à une atteinte à sa capacité de faire des choix essentiels dans sa vie, il doit forcément en aller de même pour les affiants. Conclure le contraire banaliserait à outrance le droit fondamental à la sécurité de la personne consacré par la Charte.

[34]  Je note en terminant que la demanderesse n’a pu citer aucun précédent à l’appui de sa prétention à l’effet que la réglementation par l’État d’un secteur d’activité économique puisse causer un stress suffisant pour déclencher l’application de l’article 7 de la Charte. Les cours d’appel du pays ont d’ailleurs rejeté cet argument à plusieurs reprises. La Cour d’appel de l’Alberta, par exemple, a conclu qu’un règlement municipal limitant le nombre de permis de taxis n’avait pas pour effet de porter atteinte à l’intégrité psychologique des personnes désirant exercer ce métier, malgré les coûts additionnels que pouvait entrainer l’obligation de s’associer aux propriétaires de permis pour ceux qui ne détenaient pas un tel permis (United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta v. Calgary (City), 2002 ABCA 131, [2002] 8 W.W.R. 51).

[35]  La demanderesse a fait valoir que dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Alberta n’a pas écarté la possibilité que le droit à la sécurité puisse protéger le droit d’exercer un métier ou une profession, dans l’hypothèse où une personne pourrait établir que les entraves à ce droit imposées par l’État l’atteignent dans sa dignité et son bien-être émotif. La Cour suprême n’a cependant pas jugé bon d’endosser cet obiter (voir United Taxi Drivers’ Fellowship of Southern Alberta c. Calgary (Ville), 2004 CSC 19, [2004] 1 R.C.S. 485), et mise à part la décision de la Cour d’appel de Colombie Britannique dans Wilson v. Medical Services Commission of British Columbia (1988), 53 D.L.R. (4th) 171, [1989] 2 W.W.R. 1,  aucune autre décision ne nous a été citée à l’effet que les droits garantis par l’article 7 puissent s’étendre au droit d’exercer la profession de son choix. En tout état de cause, les affiants n’ont pas fait la preuve que les SAP qu’ils ont dû acquitter portent atteinte à leur estime de soi, à leur dignité ou même à leur possibilité de subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille.

[36]  Dans la même veine, la Cour d’appel de l’Ontario a jugé qu’une infraction pénale de responsabilité absolue comportant une amende maximale de 50 000,00$ pouvant être imposée à un propriétaire ou un opérateur de camion commercial dont une roue se détacherait sur la route n’enfreignait pas le droit à la sécurité de la personne (R. v. Transport Robert (1973) Ltée. (2003), 68 O.R. (3e) 51, 234 D.L.R. (4e) 546 [Transport Robert]). Les deux entreprises visées par les constats d’infraction avaient soutenu que le montant élevé de l’amende maximale et l’opprobre qui résultait d’une condamnation mettaient en péril leur droit à la sécurité de la personne. La Cour d’appel a rejeté cet argument, au motif que l’infraction ne créait pas véritablement un crime et s’attachait plutôt aux conséquences fortuites mais néanmoins nuisibles de l’industrie du camionnage commercial; dans ce contexte, la condamnation pour une telle infraction implique tout au plus de la négligence et n’entraînait pas le genre de stigmate visé par le droit à la sécurité de la personne. Et la Cour d’appel d’ajouter: « Le droit à la sécurité de sa personne ne protège pas celui ou celle qui travaille dans le camionnage commercial, un secteur très réglementé, du stress et des soucis qu’une personne raisonnable est susceptible d’éprouver par suite de la réglementation de ce secteur par l’État » (Transport Robert au para. 29).

[37]  Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que le paragraphe 18(1) de la Loi n’enfreint pas le droit à la sécurité de la personne protégé par l’article 7 de la Charte. Bien qu’il ne me soit pas strictement nécessaire d’aller plus loin pour disposer de la question en litige, j’ajouterais de façon subsidiaire que l’exclusion d’une défense de diligence raisonnable dans le cadre d’une procédure administrative ne contrevient pas aux principes de justice fondamentale.

[38]  La demanderesse ne consacre qu’une demi-page de son mémoire à cette question, et ne cite aucun précédent à l’appui de sa proposition voulant que l’imposition de la responsabilité absolue viole les principes de justice fondamentale. De fait, la jurisprudence établit qu’une infraction de responsabilité absolue en droit pénal n’est susceptible de contrevenir aux principes de justice fondamentale que dans la mesure où une peine d’emprisonnement est prévue (Renvoi sur la Motor Vehicle Act (C.-B.), [1985] 2 R.C.S. 486 aux pp. 513 et ss., 24 D.L.R. (4e) 536; R. c. Beatty, 2008 CSC 5 à la p. 65, [2008] 1 R.C.S. 49; R. c. Pontes, [1995] 3 R.C.S. 44 aux pp. 59-60, 12 B.C.L.R. (3e) 201).

[39]  Or, la Loi en cause ici ne prévoit aucune peine d’emprisonnement, et le régime des SAP qu’elle met en place est clairement de nature administrative. L’objectif de la Loi est d’assurer la conformité aux lois agroalimentaires et se veut une solution de rechange au régime pénal, comme le précise son article 3. Elle ne vise donc pas à punir les contrevenants, et ni la Loi ni le Règlement ne traitent de « culpabilité », de « délinquant », d’« amende » ou d’« appel » (je note à cet égard que l’emploi répétitif du terme « amende » par les affiants, la demanderesse et la Commission est abusif). La Commission s’est d’ailleurs penchée sur cette question dans le cadre de son analyse relative à l’article 11 de la Charte et a conclu que la demanderesse n’était pas une personne « inculpée » au terme de cette disposition dans la mesure où la Loi et le Règlement ne visent pas à réparer un tort causé à la société mais bien à faire en sorte que soit respectée la réglementation de certaines activités dans le domaine agricole et agroalimentaire. La demanderesse n’a pas contesté cette conclusion, et elle est donc forclose de réintroduire cet argument par la bande dans le contexte de l’article 7.

[40]  J’ajouterais en terminant que la décision rendue par cette Cour dans l’affaire Doyon c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 152, 312 D.L.R. (4e) 142 [Doyon] sur laquelle s’est beaucoup appuyée la demanderesse, ne lui est d’aucun secours. D’une part, la constitutionnalité de la Loi ou de l’une de ses dispositions n’était pas en litige dans cette affaire; seule était en cause dans cette demande de contrôle judiciaire le bien-fondé de la décision rendue par la Commission eu égard à la preuve soumise. D’autre part, la Cour a noté le caractère draconien des SAP prévues par la Loi, mais n’en a pas moins pris acte du fait que le régime de SAP « a importé les éléments les plus punitifs du droit pénal en prenant soin d’en écarter les moyens de défense utiles et de diminuer le fardeau de preuve du poursuivant » (Doyon au para. 27). Elle n’en a pas déduit pour autant qu’il s’agissait à proprement parler d’un régime pénal; tout au plus en a-t-elle inféré pour le décideur la nécessité de faire preuve de prudence et de rigueur dans l’analyse des éléments constitutifs de l’infraction et du lien de causalité (voir Doyon au para. 28). Au demeurant, cette Cour a clairement rejeté un argument tiré de l’article 11 par une personne à qui on avait émis un avis de violation conformément à la Loi, au motif qu’« [i]l est évident que l’objectif de la Loi […] est l’instauration d’un système juste et efficace fondé sur le recours aux sanctions administratives pécuniaires en vue d’apporter une solution de rechange au régime pénal actuel » (Clare c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 265 au para. 28).

VII.  Conclusion

[41]  Pour tous les motifs qui précèdent, je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire. Les parties s’étant entendues sur le montant des dépens, ces derniers (incluant les débours) devraient être établis à 3 000,00$.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-544-15

 

DEMANDE DE CONTRÔLE JUDICIAIRE D’UNE DÉCISION DU PRÉSIDENT DONALD BUCKINGHAM DE LA COMMISSION DE RÉVISION AGRICOLE DU CANADA EN DATE DU 4 DÉCEMBRE 2015 RÉFÉRENCE 2015 CRAC 25

INTITULÉ :

MARIO CÔTÉ INC. c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 janvier 2017

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHEIR

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 février 2017

 

COMPARUTIONS :

Ghislain Richer

Vincent Lamontagne

 

Pour la demanderesse

MARIO CÔTÉ INC.

 

Dominique Guimond

Sarom Bahk

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RICHER ET ASSOCIÉS

Sherbrooke (Québec)

 

Pour la demanderesse

MARIO CÔTÉ INC.

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour le défendeur

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

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