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Date : 20170306


Dossier : A‑431‑16

Référence : 2017 CAF 42

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Présent : LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeurs

et

ADE OLUMIDE

défendeur

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 2 mars 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 6 mars 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20170306


Dossier : A‑431‑16

Référence : 2017 CAF 42

Présent : LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeurs

et

ADE OLUMIDE

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE STRATAS

[1]               Les demandeurs sollicitent une ordonnance déclarant que le défendeur est un plaideur quérulent, en vertu de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, ainsi que la réparation connexe.

A.                 Historique procédural

[2]               La présente affaire trouve son origine dans une autre instance concernant les parties en l’espèce, parmi d’autres (dossier A‑201‑16); les demandeurs dans ce dossier avaient présenté une requête en vue d’obtenir la réparation prévue à l’article 40. Une instance fondée sur cette disposition peut être introduite par voie de requête : arrêt Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2014 CAF 98, au paragraphe 12.

[3]               Cependant, en réponse à la requête, le défendeur s’est désisté de l’instance. Peu après, la Cour a jugé que la requête en réparation fondée sur l’article 40 n’avait pas fait l’objet d’un désistement et qu’elle pouvait être convertie en une demande indépendante de réparation au titre de la même disposition, les documents se rapportant à la requête devenant les documents relatifs à la demande : Olumide c. Canada et autres, 2016 CAF 287. C’est ce qui s’est produit. La demande en l’espèce (dossier A‑431‑16) a été instruite de manière accélérée suivant le calendrier ordonné par la Cour. Conformément à l’arrêt Coote c. Lawyers’ Professional Indemnity Company, 2013 CAF 143, les autres instances concernant le défendeur ont été suspendues en attendant que la Cour statue sur la demande.

[4]               Le défendeur a choisi de ne déposer aucun document dans le cadre de la demande.

B.                La composition de la Cour pour les besoins de l’instruction de la demande en l’espèce

[5]               La demande en l’espèce est instruite et tranchée par un juge seul, désigné par le juge en chef. Un juge seul peut statuer sur une demande fondée sur l’article 40. Pour ce qui est des décisions définitives concernant les demandes d’autorisation d’appel, les demandes de contrôle judiciaire, les appels et les renvois, la Cour doit être constituée d’au moins trois juges. Cela comprend les requêtes donnant lieu à des décisions finales. Voir l’article 16 de la Loi sur les Cours fédérales, ainsi que l’arrêt Rock‑St Laurent c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 192; 434 N.R. 144.

[6]               J’ai déjà été saisi d’autres affaires intéressant le défendeur. Dans l’une d’elles (dossier 16‑A‑38), il alléguait que j’étais partial et que je devais me récuser. Certains des attendus de l’ordonnance que j’ai rendue dans ce dossier traitaient de cette allégation de partialité :

[TRADUCTION]

ET ATTENDU que, dans certains des documents déposés auprès de la Cour, [le défendeur] a fait des déclarations laissant entendre que le juge Stratas est prédisposé à rejeter sa thèse;

ET ATTENDU qu’en réponse, le juge Stratas a examiné la question et a conclu qu’il ne devait pas se récuser pour les raisons suivantes :

Le juge en chef m’a nommé pour instruire les dernières requêtes intentées par [le défendeur] devant la Cour dans différentes instances. Je n’ai pas eu mon mot à dire dans cette décision. Ayant été nommé, je ne peux pas me récuser en l’absence d’un motif juridique valable.

Le droit est sans équivoque quant à l’existence d’un tel motif si je me suis montré effectivement partial à l’égard [du défendeur] ou de ses arguments, si j’étais autrement incapable de trancher la présente affaire équitablement, ou si le critère juridique relatif à la partialité apparente est rempli. Ce critère consiste à se demander si une personne raisonnable et bien informée qui examinerait l’affaire attentivement conclurait qu’il était plus probable que le contraire que je ne tranche pas le présent appel équitablement, et ce de manière consciente ou pas : Committee for Justice and Liberty et autres c. Office national de l’énergie et autres, [1978] 1 R.C.S. 369, à la page 394.

Au chapitre de l’injustice ou de la partialité réelle, je confirme que j’ai abordé et que je continuerai d’aborder la présente affaire et toute affaire future intéressant [le défendeur] avec l’esprit ouvert, et que je prends connaissance de ses observations et de ses documents dans le même esprit. J’aimerais rassurer [le défendeur] quant au fait que je n’ai jamais eu d’animosité ou d’autre sentiment négatif à son endroit ou à l’égard des instances qu’il a engagées, et que c’est toujours le cas aujourd’hui.

Au chapitre de la partialité apparente, j’estime que le critère n’est pas rempli. La personne raisonnable et bien informée qui examinerait attentivement l’affaire conclurait que je suis capable de statuer sur les instances auxquelles est partie [le défendeur] de manière équitable et avec un esprit ouvert.

ET ATTENDU que [le défendeur] a fait des déclarations hostiles et formulé des plaintes au sujet de la Cour et des juges qui la composent, et que si cela suffisait à justifier la récusation, toutes les instances qu’il a introduites resteraient en suspens et ne pourraient pas être tranchées, de sorte que la doctrine de nécessité issue de la common law s’applique au cas présent;

[7]               En l’espèce, je ne suis visé par aucune allégation de partialité. Cependant, j’aimerais rappeler et invoquer les attendus de mon ordonnance précédente, reproduits ci-dessus. J’ai abordé la demande dont je suis saisi avec l’esprit ouvert ainsi qu’avec l’indépendance et l’impartialité dont les juges doivent faire preuve.

C.                 L’audition de la demande

[8]               Conformément à sa pratique habituelle, la Cour a rendu une ordonnance fixant l’heure, le lieu et la durée de l’audience. Elle a veillé à ce que cette ordonnance soit signifiée au défendeur.

[9]               À l’heure prévue pour l’audience, le défendeur était absent. Le greffier a ouvert la séance et la Cour a commencé en déclarant que sa préoccupation primordiale du moment était l’équité procédurale envers le défendeur. La Cour a ajourné l’audience pendant une demi-heure, dans l’éventualité où le défendeur était en retard ou qu’il s’était égaré dans l’édifice. Elle a demandé à l’huissier de le chercher et de le faire appeler sur tous les étages qui abritent des salles d’audience.

[10]           Durant l’ajournement, le défendeur est arrivé dans la salle d’audience où devait se tenir l’audition et s’est assis dans la partie réservée au public. Il est parti juste avant que l’audience ne reprenne. Le greffier et l’huissier ont annoncé à la Cour que le défendeur savait que la demande allait être instruite et que l’audience allait débuter incessamment dans cette salle d’audience, ce qu’a confirmé l’avocat des demandeurs, un officier de la Cour, lorsque l’audience a repris.

[11]           La Cour, convaincue que les exigences en matière d’équité procédurale avaient été respectées, a invité les demandeurs à soumettre des observations. Ces derniers ne se sont exprimés que pendant quelques minutes; ils ont aussi présenté un recueil supplémentaire de jurisprudence, composé d’ordonnances et de directives ayant été rendues depuis le dépôt des documents relatifs à leur requête, ainsi qu’une liste à jour des instances introduites par le défendeur devant les Cours fédérales. Comme ces documents ne contiennent que des renseignements sur des instances instruites par la Cour – renseignements dont cette dernière peut prendre connaissance d’office – et qui sont par ailleurs non contestés, la Cour a autorisé leur dépôt.

D.                L’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, l’interprétation qu’il convient d’y donner et les instances visant à faire déclarer quelqu’un plaideur quérulent

[12]           Très peu de demandes ou de requêtes fondées sur l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales ont été présentées devant la Cour. De plus, dans ces instances, la Cour a été avare de commentaires au sujet de l’interprétation et de l’application de cette disposition.

[13]           À mon avis, cela a engendré une incertitude qui a probablement eu pour effet de faire obstacle à la présentation de demandes en vue d’obtenir la réparation prévue à l’article 40 et d’inciter les parties à retarder cette présentation jusqu’à ce qu’elles soient assurées d’avoir gain de cause. C’est regrettable. L’article 40 est un outil important dont il faut se servir dans les circonstances appropriées et en temps voulu.

[14]           L’article 40 prévoit ce qui suit :

40. (1) La Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale, selon le cas, peut, si elle est convaincue par suite d’une requête qu’une personne a de façon persistante introduit des instances vexatoires devant elle ou y a agi de façon vexatoire au cours d’une instance, lui interdire d’engager d’autres instances devant elle ou de continuer devant elle une instance déjà engagée, sauf avec son autorisation.

40. (1) If the Federal Court of Appeal or the Federal Court is satisfied, on application, that a person has persistently instituted vexatious proceedings or has conducted a proceeding in a vexatious manner, it may order that no further proceedings be instituted by the person in that court or that a proceeding previously instituted by the person in that court not be continued, except by leave of that court.

[15]           Comme toutes les dispositions législatives, l’article 40 doit être interprété au regard de son libellé, de son contexte et de son objet : arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27; 154 D.L.R. (4th) 193; arrêt Bell ExpressVu Limited Partnership c. Rex, 2002 CSC 42, [2002] 2 R.C.S. 559. Par ailleurs, l’article 40 doit « s’interpréte[r] de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet » : Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, art. 12.

[16]           L’article 40 est analogue aux dispositions sur les plaideurs quérulents que l’on trouve dans les lois régissant les cours de justice dans d’autres administrations. La jurisprudence qui se rapporte à ces dispositions est donc utile. La décision Canada c. Olympia Interiors Ltd., 2001 CFPI 859, 209 F.T.R. 182, conf. par 2004 CAF 195, 323 N.R. 191, contient un excellent sommaire d’une partie de cette jurisprudence. L’analyse effectuée par la Cour fédérale dans la décision Olumide c. Canada, 2016 CF 1106, est également utile.

[17]           L’article 40 traduit le fait que les Cours fédérales sont un bien collectif dont la mission est de servir tout un chacun, et non une ressource privée qui peut être exploitée à tort pour promouvoir les intérêts d’une personne.

[18]           Les cours de justice, à titre de bien collectif, ouvrent par défaut leurs portes à tous, sans restrictions : toute personne ayant qualité pour agir peut engager une instance. Mais les personnes qui abusent de cet accès illimité d’une manière préjudiciable doivent être freinées. Ainsi, les cours de justice ne sont pas différentes d’autres biens collectifs comme les parcs publics, les bibliothèques, les salles communautaires et les musées.

[19]           Les Cours fédérales disposent de ressources limitées qui ne peuvent pas être dilapidées. Chaque moment consacré à un plaideur quérulent n’est pas consacré à un plaideur méritant. L’accès illimité aux tribunaux par ceux qui devraient se voir imposer des restrictions compromet l’accès d’autres personnes qui ont besoin de cet accès et qui le méritent. L’inaction à l’égard des premiers porte préjudice aux seconds.

[20]           Ceci ne se résume pas simplement à un jeu à somme nulle où un seul plaideur quérulent porte préjudice à un seul plaideur innocent. Un seul plaideur quérulent engloutit les maigres ressources du tribunal et du greffe, et entraîne ainsi un préjudice à des dizaines de plaideurs innocents, voire même davantage. Le préjudice se traduit de nombreuses façons, notamment par la réduction de la capacité du greffe à assister les plaideurs bien intentionnés, mais non représentés et qui ont besoin d’aide, par la réduction de la capacité de la Cour à gérer les instances qui doivent être prises en charge, et par les retards que tous les plaideurs doivent subir avant d’obtenir des audiences, des directives, des ordonnances, des jugements et des motifs.

[21]           Il arrive à l’occasion que des parties innocentes, dont certaines ont peu de ressources, soient visées par les instances sans fondement engagées par un plaideur quérulent. Ces parties pourraient bien être les plus affectées. Certes, les instances seront fort probablement radiées par voie de requête, mais peut-être seulement après que le plaideur quérulent eut présenté de multiples requêtes dans le cadre de cette requête et d’autres encore. Entre-temps, la partie innocente peut être traînée devant d’autres tribunaux dans le contexte d’autres instances, avec en prime toujours plus de requêtes, de requêtes dans les requêtes, et peut-être d’autres encore.

[22]           L’article 40 vise les plaideurs qui introduisent une ou plusieurs instances par lesquelles ils poursuivent, intentionnellement ou non, des fins illégitimes, comme le fait de causer du tort aux parties ou à la Cour, ou d’exercer des représailles contre elles. Cette disposition vise également les plaideurs incontrôlables : ceux qui font fi des règles de procédure, qui font abstraction des ordonnances et des directives de la Cour et qui remettent en litige des questions ou des requêtes ayant déjà été tranchées.

[23]           L’article 40 coexiste avec d’autres pouvoirs explicites, implicites ou nécessairement accessoires en vertu desquels les Cours fédérales peuvent réglementer les plaideurs et leurs instances. Ces pouvoirs se trouvent dans la Loi sur les Cours fédérales et dans les Règles des Cours fédérales, DORS/86‑106. D’autres pouvoirs émanent du pouvoir absolu des Cours fédérales de réglementer le déroulement de leurs instances : arrêt Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; 157 D.L.R. (4th) 385. Tous ces pouvoirs se rapportent spécifiquement aux instances se déroulant devant les Cours.

[24]           Voilà qui éclaircit le rôle de l’article 40. Lorsque le comportement répréhensible d’un plaideur se rapporte à une instance bien précise et que le préjudice que ce comportement cause est isolé et peu susceptible de se reproduire, les pouvoirs habituels dont dispose la Cour pour réglementer les plaideurs et leurs instances suffiront. Mais lorsqu’il est probable que ce comportement répréhensible se reproduise dans plusieurs instances, ou qu’il se reproduit effectivement dans des instances ultérieures et que l’objet de l’article 40 entre en jeu du fait de la nature ou du caractère de la conduite du plaideur, les réparations prévues par cet article peuvent être demandées.

[25]           La mauvaise conduite du plaideur dans une seule instance peut donner lieu aux réparations prévues par l’article 40. Le libellé de cet article est clair : il prévoit que, lorsqu’une partie « a […] introduit [une] […] instance[…] vexatoire[…] », la Cour « peut […] lui interdire d’engager d’autres instances devant elle » : arrêt Campbell c. Canada, 2005 CAF 49, au paragraphe 19.

[26]           Certains tribunaux judiciaires, y compris la Cour, ont parfois qualifié l’article 40 d’option draconienne de dernier ressort. Certains parlent d’un pouvoir « très extraordinaire » qui « doit être exercé avec modération et avec la plus grande prudence », parce qu’une personne a « le droit d’avoir accès aux cours de justice » : arrêt Olympia Interiors (C.A.F.), précité, au paragraphe 6.

[27]           Il faut toutefois faire attention de ne pas exagérer la portée de l’article 40. Un jugement déclarant qu’un plaideur est quérulent n’a pas pour effet de lui barrer l’accès aux tribunaux. Il l’assujettit plutôt à un contrôle : le plaideur en question doit seulement obtenir une autorisation avant d’engager ou de poursuivre une instance.

[28]           La Cour l’a bien expliqué en 2000 :

[…] Une ordonnance fondée sur le paragraphe 40(1) ne met pas fin à une demande ou au droit de poursuivre une demande. Le paragraphe 40(1) s’applique uniquement aux plaideurs qui se sont prévalus d’un accès illimité aux tribunaux d’une façon vexatoire (au sens qu’a ce terme en droit); une ordonnance fondée sur le paragraphe 40(1) vise uniquement à assurer que les demandes présentées par pareils plaideurs soient poursuivies d’une façon ordonnée, sous une supervision plus étroite de la part de la Cour que dans le cas des autres plaideurs.

(arrêt Canada (Procureur général) c. Mishra, [2000] A.C.F. no 1734, 101 A.C.W.S. (3d) 72.)

[29]           De cette perspective, l’article 40 n’est pas si draconien. Le plaideur visé peut encore avoir accès aux cours de justice et y introduire une instance, à la condition que la cour de justice à laquelle il s’adresse lui en donne l’autorisation. La Cour, lorsque saisie d’une demande d’autorisation, doit agir impartialement et rapidement, en tenant compte des normes juridiques, de la preuve favorable à l’octroi de l’autorisation et de l’objet de l’article 40. La Cour peut très bien accorder cette autorisation à un plaideur quérulent qui a une bonne raison d’intenter une action ni futile ni vexatoire au sens de la jurisprudence relative aux actes de procédure.

[30]           Que signifie « vexatoire » pour les besoins de l’article 40?

[31]           La conduite vexatoire est un concept qui tire principalement son sens de l’objet de l’article 40. Lorsque la réglementation de l’accès continu du plaideur aux cours de justice au titre de l’article 40 est appuyée par l’objet de cet article, la réparation doit être accordée. En d’autres mots, la réparation prévue doit être accordée lorsque l’accès continu et illimité d’un plaideur aux cours de justice sape l’objet de l’article 40. À mon avis, toutes les décisions rendues par la Cour relativement à l’article 40 sont conformes à ce principe.

[32]           Pour définir le terme « vexatoire », il est préférable d’éviter la précision. La conduite vexatoire prend des formes et des aspects multiples. Elle tient parfois au nombre d’instances et de requêtes sans fondement ou à la remise en litige d’instances et de requêtes déjà tranchées. Elle tient parfois aux visées du plaideur, souvent révélées par les parties poursuivies, par la nature des allégations qui leur sont opposées et par le langage employé. D’autres fois, elle tient à la manière dont les instances et les requêtes sont engagées, par exemple, le dépôt d’affidavits et d’observations multiples, inutiles, prolixes, incompréhensibles ou immodérés, et le harcèlement ou la victimisation des parties adverses.

[33]           De nombreux plaideurs quérulents ont des visées inacceptables et engagent des litiges pour causer un préjudice. Certains, par contre, ont de bonnes intentions et ne veulent faire de mal à personne. Ceux‑là peuvent aussi néanmoins être qualifiés de quérulents s’ils engagent des litiges de telle sorte à mettre en jeu l’objet de l’article 40 : voir, à titre d’exemple, les décisions Olympia Interiors (C.F. et C.A.F.), précitées.

[34]           Dans quelques décisions, les « caractéristiques » des plaideurs quérulents ou certains signes de la conduite vexatoire ont été relevés : voir, par exemple, la décision Olumide c. Canada, 2016 CF 1106, aux paragraphes 9 et 10, dans laquelle la Cour fédérale a accordé la réparation visée à l’article 40 à l’encontre du défendeur, et voir le paragraphe 32 des présents motifs. Pour autant que nous gardions à l’esprit l’objet de l’article 40 et que les caractéristiques ou signes ne soient pris que comme des indices non contraignants de la conduite vexatoire, ils peuvent nous être très utiles.

[35]           Il faut dire quelques mots concernant la preuve de la conduite vexatoire. Le dossier à produire à l’appui des demandes fondées sur l’article 40 est souvent laborieux à constituer ainsi que volumineux. Il n’est pas nécessaire qu’il en soit toujours ainsi.

[36]           Encore une fois, la question est de savoir si le plaideur doit être soumis à un degré supplémentaire de contrôle, et non pas de savoir s’il faut lui barrer pour toujours l’accès aux cours de justice. Cela demande une preuve ciblée, bien choisie, et non une description encyclopédique et exhaustive de l’historique du plaideur en matière de litige. Dans certains cas, la conduite vexatoire peut être prouvée par un affidavit qui n’expose que les renseignements les plus pertinents, les décisions judiciaires décrivant les intentions et la conduite du plaideur, ou certains actes de procédure et documents triés sur le volet qui démontrent la conduite vexatoire.

[37]           Ceux qui présentent ces demandes oublient parfois que les conclusions tirées par d’autres cours de justice quant à la conduite vexatoire qui s’appuyaient sur des dispositions aux libellés semblables peuvent être invoquées dans des demandes ultérieures concernant le même plaideur et se voir accorder beaucoup de poids : arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., Section locale 79, 2003 CSC 63, [2003] 3 R.C.S. 77. Il n’est pas nécessaire de réinventer la roue.

[38]           Même dans les cas où d’autres tribunaux ont déclaré le défendeur plaideur quérulent, le demandeur doit faire devant la Cour la preuve de sa conduite quérulente, en gardant à l’esprit les commentaires formulés au paragraphe 36 des présents motifs. D’un point de vue juridique, il incombe au demandeur de prouver la conduite vexatoire selon la prépondérance des probabilités. Mais sur le plan pratique, compte tenu du poids qui peut être accordé aux conclusions rendues par les autres tribunaux, le défendeur devra sûrement produire des éléments de preuve extrêmement crédibles pour faire obstacle à la demande.

[39]           Enfin, j’ajouterais quelques mots sur les motifs de jugement se rapportant aux demandes visant à faire déclarer un plaideur quérulent. Dans les affaires comme celle en l’espèce, il arrive parfois que les motifs de jugement décrivent les plaideurs, leur conduite et leur attitude d’une manière colorée qui pourrait amuser les plus puérils d’entre nous. Heureusement, je n’ai jamais constaté l’adoption d’une telle démarche au sein des Cours fédérales. Les motifs prononcés par les juges des Cours fédérales sont empreints de retenue et appropriés, le ton est détaché et la démarche est minimaliste. C’est ainsi que les choses doivent se faire. Les tribunaux judiciaires doivent traiter tous les plaideurs – même les plaideurs quérulents – avec dignité et respect. Pour la cour, l’intéressé peut mériter d’être déclaré plaideur quérulent. Mais pour d’autres, il peut être un employé ou un bénévole, un ami ou une connaissance, une tante ou un oncle, un parent ou un enfant – et respectable par‑dessus le marché. Personne ne mérite d’être passé au goudron et aux plumes pour ensuite être exhibé sur la place publique, surtout pas par les cours de justice.

[40]           Il est souvent inutile de motiver longuement une conclusion quant au caractère vexatoire : voir le résumé du droit concernant le caractère suffisant des motifs dans l’arrêt Canada c. Première Nation de Long Plain, 2015 CAF 177, 388 D.L.R. (4th) 209, au paragraphe 143, citant l’arrêt R. c. R.E.M., 2008 CSC 51, [2008] 3 R.C.S. 3; l’arrêt R. c. Dinardo, 2008 CSC 24, [2008] 1 R.C.S. 788; l’arrêt R. c. Walker, 2008 CSC 34, [2008] 2 R.C.S. 245; l’arrêt R. c. Sheppard, 2002 CSC 26, [2002] 1 R.C.S. 869; et l’arrêt Hill c. Commission des services policiers de la Municipalité régionale de Hamilton-Wentworth, 2007 CSC 41, [2007] 3 R.C.S. 129. Au moment d’évaluer le caractère suffisant des motifs, les cours d’appel examinent les motifs produits à la lumière du dossier et des observations soumises : arrêt R.E.M., aux paragraphes 35 et 55. Si le dossier est détaillé, il suffit que les motifs en fassent un résumé ou en disent quelques mots. Dans de tels cas, le moins vaut souvent le plus.

E.                 La présente affaire

[41]           En vertu du pouvoir qui lui est conféré, la procureure générale du Canada a consenti à la présente demande, comme l’exige le paragraphe 40(2) de la Loi sur les Cours fédérales.

[42]           Quant à la demande sur le fond, la situation de départ est que la Cour fédérale et la Cour supérieure de justice de l’Ontario ont déclaré le demandeur plaideur quérulent : décision Olumide c. Canada, 2016 CF 1106; ordonnance de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, datée du 17 octobre 2016. Dans les circonstances, les conclusions de ces cours de justice peuvent être prises en compte et se voir accorder beaucoup de poids : arrêt S.C.F.P., précité. Par ailleurs, d’après le dossier, le défendeur avait eu devant d’autres tribunaux une conduite vexatoire similaire à celle qu’il a eue devant la Cour : voir le résumé de sa conduite dans la décision Olumide v. Her Majesty the Queen in Right of Ontario, 2017 ONSC 1201, une décision rendue tout récemment. Le défendeur n’a produit aucun élément de preuve en réponse.

[43]           L’objet de l’article 40 appuie fortement l’accueil de la demande en l’espèce. En près de trois ans, le défendeur a porté au moins 47 affaires devant divers tribunaux. Il en a porté 18 devant la Cour, dont la plupart ont été rejetées de façon sommaire. Quant à celles qui ne l’ont pas été, les actes de procédures, requêtes et affidavits contenaient de nombreuses allégations scandaleuses et sans pertinence dont il était impossible de dégager le moindre fondement. Le défendeur bafoue les directives et les ordonnances de la Cour.

F.                  Post-scriptum

[44]           Dans le système des Cours fédérales, les demandeurs en l’espèce agissent souvent comme défendeurs dans les instances. Dans certaines de ces instances, ils sont opposés à des plaideurs qui se montrent quérulents. Mais il arrive trop souvent qu’ils attendent des mois, sinon des années, voire même de nombreuses années, pour intenter des demandes visant à faire déclarer ces plaideurs quérulents. Entre-temps, un grand nombre de personnes auront subi un préjudice.

[45]           Il convient de répéter que l’article 40 vise notamment à favoriser l’accès à la justice pour ceux qui veulent dûment se prévaloir des ressources de la Cour. Tous les participants aux litiges – les tribunaux, les parties, les décideurs et les gouvernements – doivent avoir une attitude qui favorise l’accès et agir en conséquence : arrêt Hryniak c. Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 R.C.S. 87. À titre de bien collectif, les cours de justice doivent être protégées, et ce, pour le bien de tous.

[46]           L’incertitude de la jurisprudence pourrait avoir excusé les retards des demandeurs dans le passé. Cette incertitude n’existe plus.

[47]           Aucune de ces observations ne vise l’avocat des demandeurs, qui, après que la requête en vue d’obtenir la réparation prévue à l’article 40 eut été déposée, a donné suite à la présente affaire de manière efficace et professionnelle.

G.                Décision

[48]           La demande est accueillie. Le défendeur sera déclaré plaideur quérulent. Il ne pourra introduire de nouvelles instances, qu’il agisse en son propre nom ou que ses intérêts soient représentés par quelqu’un d’autre devant la Cour, sans autorisation de la Cour. Toutes les instances introduites par le défendeur devant la Cour et dont elle est actuellement saisie sont suspendues. La suspension ne sera levée et les instances ne se poursuivront qu’avec l’autorisation de la Cour. Le greffe n’acceptera ni ne déposera aucun document provenant du défendeur, à moins qu’il ne s’agisse d’un dossier de requête en bonne et due forme déposé en vertu de l’article 369 des Règles et par lequel il sollicite l’autorisation d’engager et/ou de poursuivre des instances devant la Cour. Le greffe déposera une copie du jugement de la Cour et des présents motifs dans tous les dossiers touchés et en enverra une copie aux parties à ces dossiers.

[49]           Les demandeurs réclament 2 240 $ à titre de dépens pour la requête en l’espèce. Ce montant est plus que raisonnable. Un jugement sera rendu conformément au paragraphe précédent et 2 240 $ seront accordés aux demandeurs à titre de dépens.

« David Stratas »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A‑431‑16

DEMANDE FONDÉE SUR L’ARTICLE 40 DE LA LOI SUR LES COURS FÉDÉRALES, L.R.C. 1985, ch. F‑7

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET AUTRE c. ADE OLUMIDE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 MARS 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MARS 2017

 

COMPARUTIONS :

Daniel Caron

 

POUR LES DEMANDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

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