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Date : 20170223


Dossier : A‑61‑16

Référence : 2017 CAF 39

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

CANADIAN FOREST NAVIGATION CO. LTD.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 20 février 2017.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 23 février 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

 


Date : 20170223


Dossier : A‑61‑16

Référence : 2017 CAF 39

 

CORAM :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

CANADIAN FOREST NAVIGATION CO. LTD.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

[1]  Canadian Forest Navigation Co. Ltd. (l’appelante, ou CFN) interjette appel de la décision rendue le 12 février 2016 (2016 CCI 43) par la juge en chef adjointe Lamarre (la juge en chef adjointe) de la Cour canadienne de l’impôt (la CCI) en application de la règle 58 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90‑688a (Règles de la CCI). La juge en chef adjointe a conclu que deux ordonnances étrangères, qui modifiaient des résolutions de manière à ce que des sommes qui avaient d’abord été déclarées à titre de dividendes versés à l’appelante soient plutôt considérées comme des prêts, ne liaient pas le ministre du Revenu national (le ministre) parce que les ordonnances étrangères n’étaient pas homologuées par un tribunal compétent de la province du Québec.

[2]  Les faits présentés à la CCI sont énoncés dans un exposé conjoint des faits. Voici les faits pertinents.

[3]  L’appelante est une société privée sous contrôle canadien dont le siège social est à Montréal. Avant la période visée, son activité principale consistait à exploiter des navires pour [traduction« le transport international de marchandises », mais elle n’exerçait plus cette activité durant la période visée.

[4]  L’appelante a constitué des sociétés affiliées à Chypre et à la Barbade, en 2000 et en 2004 respectivement (les sociétés étrangères affiliées). L’appelante était l’unique actionnaire des deux sociétés.

[5]  En 2005 et en 2006, par résolutions de leur conseil d’administration respectif, les sociétés étrangères affiliées ont versé une série de dividendes à l’appelante pour un total d’environ 250 millions de dollars canadiens. Les conseils d’administration des sociétés étrangères affiliées se composaient des entités qui détiennent de l’appelante.

[6]  L’appelante a déclaré ces transferts à titre de dividendes. Elle a demandé les déductions correspondantes en vertu de l’alinéa 113(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1, (5e suppl.) (la LIR).

[7]  Le 22 juin 2010, la société affiliée barbadienne a déposé une demande de rectification auprès de la Cour suprême de la Barbade devant la Haute Cour de justice. Elle lui demandait de rectifier rétroactivement les résolutions de la société autorisant les versements de dividendes à l’appelante, pour les remplacer par des résolutions établissant des créances. La demande a été entendue le 5 août 2010 et elle a été accueillie le 13 août 2010. La société affiliée chypriote a elle aussi engagé une procédure semblable, au début de 2011, à l’issue de laquelle elle a obtenu gain de cause. Sa demande a été accueillie le 28 mars 2011. Dans les deux instances, l’appelante était défenderesse, elle était représentée par les mêmes avocats que ses sociétés étrangères affiliées et elle a consenti à la mesure demandée. Bien que le ministre n’ait pas été avisé de ces procédures, l’appelante l’a informé de l’issue de chacune d’elles.

[8]  Par avis datés du 29 décembre 2010, le ministre a établi des nouvelles cotisations pour les années d’imposition 2005 et 2006. Il a refusé les déductions demandées en vertu de l’alinéa 113(1)a) de la LIR. L’appelante a déposé un avis d’opposition, le 28 mars 2011, au motif que le ministre avait commis une erreur en assimilant les sommes en cause à des dividendes.

[9]  Par avis datés du 29 juillet 2011, le ministre a modifié les nouvelles cotisations, mais il n’a pas infirmé sa décision de refuser les déductions demandées. Le 25 octobre 2011, l’appelante a aussi déposé un avis d’opposition à l’égard de ces nouvelles cotisations.

[10]  Le 2 octobre 2012, l’appelante a déposé un avis d’appel à la CCI. Le 6 mars 2014, la CCI a ordonné que l’appel soit suspendu afin qu’elle puisse d’abord trancher la question de droit soulevée par l’appelante (sur consentement) en vertu de la règle 58 des Règles de la CCI. La question était formulée ainsi :

Le ministre est‑il tenu de ne pas assimiler les transferts à des dividendes ou de ne pas défendre la thèse selon laquelle les transferts constituent des dividendes en l’espèce, en raison des ordonnances de rectification étrangères, et de plutôt considérer les transferts comme ayant résulté en l’endettement de l’appelante auprès des sociétés affiliées étrangères correspondant au montant des transferts?

[11]  La juge en chef adjointe a répondu à la question par la négative. Elle a noté que la seule province canadienne avec laquelle l’appelante a un lien est la province de Québec et que par conséquent le Code civil du Québec, RLRQ c. CCQ‑1991 (le C.c.Q.), s’appliquait.

[12]  La juge en chef adjointe a expliqué que, au Canada, les demandes de rectification ne sont pas accueillies automatiquement, ajoutant que la rectification a une portée plus étroite en droit civil qu’en common law. Elle a reconnu que, selon l’article 2822 du C.c.Q., les jugements étrangers constituent un fait que les juridictions internes ne peuvent pas ignorer, même s’ils ne sont pas homologués. Cependant, elle a précisé qu’ils devaient être homologués pour avoir force exécutoire au Québec, en vertu de l’article 3155 du C.c.Q., et elle a conclu que l’appelante devait faire homologuer les jugements étrangers pour qu’ils lient le ministre (décision de la juge en chef adjointe, aux paragraphes 9 et 10).

[13]  L’article pertinent, pour les besoins du présent appel, est l’article 2822 du C.c.Q. :

2822. L’acte qui émane apparemment d’un officier public étranger compétent fait preuve, à l’égard de tous, de son contenu, sans qu’il soit nécessaire de prouver la qualité ni la signature de cet officier.

2822. An act purporting to be issued by a competent foreign public officer makes proof of its content against all persons and neither the quality nor the signature of the officer need be proved.

De même, la copie d’un document dont l’officier public étranger est dépositaire fait preuve, à l’égard de tous, de sa conformité à l’original et supplée à ce dernier, si elle émane apparemment de cet officier.

Similarly, a copy of a document of which the foreign public officer is the depositary makes proof of its conformity to the original against all persons and substitutes for the original, if it purports to be issued by that officer.

[14]  Essentiellement, l’appelante soutient que, selon l’article 2822 du C.c.Q. : i) les jugements étrangers sont des faits qui ne peuvent être ignorés; ii) les jugements étrangers produisent des effets directs que le ministre ne peut ignorer dans l’établissement des cotisations à l’égard de CFN.

[15]  Je suis d’accord avec l’appelante sur le premier point, c’est-à-dire que les jugements étrangers doivent être considérés comme des faits, même en l’absence d’une homologation. En effet, selon ce que prévoit l’article 2822 du C.c.Q., « [l]’acte qui émane apparemment d’un officier public étranger compétent fait preuve, à l’égard de tous, de son contenu […] ». Les conclusions de fait contenues dans ces jugements sont donc des faits auxquels un tribunal ne peut passer outre.

[16]  L’observation de l’appelante est également étayée par l’auteur Henri Kélada. Dans son ouvrage intitulé Reconnaissance et exécution des jugements étrangers (Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2013, à la page 37), M. Kélada dit clairement que les jugements étrangers sont des faits que les tribunaux du Québec ne peuvent ignorer :

La décision étrangère constitue un fait dont les effets ne peuvent être ignorés par nos tribunaux québécois, et ce, même en l’absence de reconnaissance par voie d’action en exemplification.

En tant qu’instrumentum, le jugement étranger peut aussi être utilisé comme moyen de preuve (art. 2822 C.c.Q.). Le juge québécois devra tenir compte du fait qu’il a été rendu.

[17]  Ainsi, les deux ordonnances, celle de la Barbade et celle de Chypre, sont la preuve que les résolutions des sociétés affiliées ont été rectifiées pour autoriser les versements de dividendes et transformer ces versements en une créance, ni plus ni moins.

[18]  Par ailleurs, puisque ces ordonnances étrangères concernent l’appelante et ses sociétés étrangères affiliées, et non le ministre, une tierce partie aux instances étrangères, il n’y a rien qui soit opposable au ministre; l’homologation est donc un faux problème. Il s’ensuit que, au vu du dossier, je ne puis souscrire au raisonnement de la juge en chef adjointe concernant l’homologation, puisque cette homologation n’était pas un facteur pertinent dans l’issue de l’affaire.

[19]  Cependant, je ne saurais être d’accord avec l’appelante sur le deuxième point, à savoir que, selon l’article 2822 du C.c.Q., ces ordonnances étrangères sont déterminantes et que le ministre n’a d’autre choix, selon la LIR, que de reconnaître que les dividendes sont en réalité des prêts parce que c’est ce que disent les ordonnances de la Barbade et de Chypre.

[20]  Au bout du compte, il reste à déterminer quel est l’effet des ordonnances étrangères à l’égard du ministre. La réponse à cette question dépendra nécessairement de la preuve produite par les parties et du poids accordé aux ordonnances étrangères en tant que faits, selon l’article  2822 du C.c.Q. Ce sont là des questions qu’il appartient au juge de la Cour de l’impôt de trancher, en s’appuyant sur la totalité de la preuve à sa disposition.

[21]  Il ne semble donc pas que la réponse donnée par la juge en chef adjointe à la question soulevée en vertu de la règle 58 des Règles de la CCI résoudra quoi que ce soit dans le contexte de l’appel principal. En fait, il vaut mieux que la réponse soit donnée par le juge de la Cour de l’impôt. Compte tenu de la preuve produite par les parties, la juge en chef adjointe n’aurait pas dû répondre à la question.

[22]  Pour ces motifs, j’accueillerais l’appel, j’annulerais le jugement de la CCI et je refuserais de répondre à la question soulevée au titre de la règle 58 des Règles de la CCI. Je rejetterais aussi la requête présentée à la CCI en vertu de la règle 58.

[23]  Les parties devraient assumer leurs propres dépens dans le présent appel et devant la CCI.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Johanne Gauthier j.c.a. »

« Je suis d’accord

David Stratas j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A‑61‑16

 

 

INTITULÉ :

CANADIAN FOREST NAVIGATION CO. LTD. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 février 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 FÉVRIER 2017

 

COMPARUTIONS :

Stéphane Eljarrat

Joel Scheuerman

Nicole Lynx

 

POUR L’appelante

 

Diane Aird

Darren Prevost

 

POUR L’intimée

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DAVIES WARD PHILLIPS & VINEBERG S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR L’appelante

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’intimée

 

 

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