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Date : 20170719


Dossier : A-341-16

Référence : 2017 CAF 158

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

6075240 CANADA INC.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 31 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 juillet 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20170719


Dossier : A-341-16

Référence : 2017 CAF 158

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

6075240 CANADA INC.

appelante

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

[1]               L’appelante 6075240 Canada Inc. (‘607 Canada) n’a pas produit ses déclarations de revenu pour les années d’imposition 2009 et 2010 dans les délais prescrits par la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e Suppl.), (la Loi). Le ministre du Revenu national (ministre) a établi une cotisation arbitraire pour chacune de ces années, comme le permet le paragraphe152(7) de la Loi. Selon la cotisation établie le 8 novembre 2010 pour l’année d’imposition 2009, ‘607 Canada est redevable de 13 078 $. La cotisation établie le 10 avril 2012 pour l’année d’imposition 2010 fait état de la dette fiscale de ‘607 Canada au montant de 35 691 $ pour cette année.

[2]               Le 27 juin 2013, ‘607 Canada a produit sa déclaration de revenu pour l’année d’imposition 2009 et, le 2 septembre 2015, elle a produit sa déclaration pour l’année d’imposition 2010. Dans un cas comme dans l’autre, la déclaration a été produite plus de trois ans après la date d’envoi de l’avis de cotisation pour l’année en cause. ‘607 Canada demande au ministre qu’il examine ses déclarations de revenu et qu’il établisse une cotisation en fonction de celles-ci. ‘607 Canada soutient que la cotisation arbitraire établie par le ministre ne la décharge pas de son obligation de produire sa déclaration de revenu et ne libère pas le ministre de celle d’examiner sa déclaration de revenu. Le ministre refuse, soutenant qu’il ne peut établir une nouvelle cotisation hors de la période normale de nouvelle cotisation prévue au paragraphe 152(4) de la Loi, c’est-à-dire trois ans après l’envoi de l’avis de première cotisation: voir l’alinéa 152(3.1)(b) de la Loi.

[3]               Face au refus du ministre d’examiner ses déclarations de revenu, ‘607 Canada a déposé une demande de contrôle judiciaire. Pour sa part, le ministre a déposé une requête visant la radiation de la demande de contrôle judiciaire au motif que celle-ci ne révèle aucune cause d’action valable.  Par inadvertance, l’avocate de ‘607 Canada n’a pas contesté cette requête, de sorte que la protonotaire saisie du dossier a eu à traiter la requête sans le bénéfice de débats et a accueilli la requête, essentiellement pour les motifs qu’a fait valoir le ministre.

[4]               La décision de la protonotaire a été portée en appel devant un juge de la Cour fédérale qui a accueilli l’appel en partie. Quant à l’argument principal de ‘607 Canada, selon lequel le ministre avait l’obligation d’examiner ses déclarations de revenu et d’établir une cotisation en conséquence, le juge a statué qu’une telle démarche obligerait le ministre à contrevenir à la Loi en établissant une nouvelle cotisation hors de la période de nouvelle cotisation. Par contre, le juge a refusé de radier l’argument subsidiaire de ‘607 Canada, selon lequel celle-ci avait été induite en erreur lorsqu’elle avait tenté de déposer électroniquement sa déclaration de revenu pour l’année d’imposition 2009. Le dépôt électronique, eut-il été accepté, aurait permis l’établissement d’une nouvelle cotisation à l’intérieur des délais prescrits. Le ministre, par l’entremise de son mandataire, l’Agence du revenu du Canada (l’Agence), a rejeté la tentative de dépôt en avisant ‘607 Canada que sa déclaration de revenu pour l’année en question avait déjà été déposée. Ce message s’explique par le fait que l’Agence considère la cotisation arbitraire qu’elle avait établie en absence de la déclaration de revenu du contribuable comme celle du contribuable  pour les fins de la Loi. Le juge a ordonné que les paragraphes de la demande de contrôle judiciaire qui traitaient de la cotisation établie à l’égard de l’année d’imposition 2010 soient radiés, mais que les allégations relatives au dépôt électronique de la déclaration pour l’année d’imposition 2009 puissent suivre leur cours.

[5]               ‘607 Canada interjette appel de la décision de la Cour fédérale. Elle fait valoir que le juge avait tort de trancher la question de fond dans le contexte d’une demande de radiation. Selon ‘607 Canada, le juge devait simplement décider si la demande de contrôle judiciaire révélait une cause d’action, même si celle-ci était douteuse. Le cas échéant, il devait permettre que la demande de contrôle judiciaire suive son cours. Le ministre soutient que le juge avait raison et que la réparation réclamée par ‘607 Canada ne peut lui être accordée hors de la période de nouvelle cotisation prévue au paragraphe 152(4) de la Loi.

[6]               Puisqu’il s’agit d’un appel d’une décision d’un juge de la Cour fédérale siégeant en appel d’une décision rendue par un protonotaire, la norme de contrôle, selon la décision de notre Cour dans l’affaire Corporation de soins de la santé Hospira c. Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215 au para. 66-73 [2016] A.C.F. no 943 (QL), est celle établie dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33 [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen), c’est-à-dire,  la norme de la décision correcte pour les questions de droit et celle de l’erreur manifeste et dominante pour les questions de faits ou les questions mixtes de faits et de droit.

[7]               L’application de la mauvaise règle de droit est une erreur de droit : Housen, au par. 27.

[8]               Le juge saisi d’une requête en radiation n’est pas appelé à trancher la question soulevée dans l’instance. La tâche du juge est de décider s’il est évident et manifeste que l’affaire est vouée à l’échec. S’il y une chance que le demandeur ait gain de cause, celui-ci ne doit pas être privé de la possibilité de plaider sa cause. La complexité des questions soulevées, la nouveauté de la cause d’action ou la possibilité que le défendeur ait une défense solide ne devraient pas empêcher le demandeur d’intenter son action : Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959 au par. 33, [1990] A.C.S. no 93.

[9]               Cette cour s’est prononcée dans le même sens dans l’arrêt Laboratoires Servier c. Apotex Inc., 2007 CAF 350, au paragraphe 34 (Laboratoires Servier) :

Au paragraphe 39 de ses observations écrites, Apotex soutient, et justement à mon avis, que [TRADUCTION] "si la partie intimée a proposé une interprétation contradictoire qu'il " convient d'examiner "[worth considering], il n'est pas évident et manifeste que la revendication sera rejetée". Bien qu'il soit clair que la juge a correctement interprété le critère du caractère "évident et manifeste" énoncé dans Hunt, elle n'a pas déterminé s'il "convenait d'examiner" l'interprétation avancée par Apotex ou si cette interprétation avait quelque chance d'être accueillie. Elle a plutôt tiré sa propre conclusion sur la question litigieuse de l'interprétation de la loi. À mon avis, la juge a commis une erreur.

[10]           Dans Laboratoires Servier comme en l’espèce, la question porte sur l’interprétation d’un texte de loi. Après avoir examiné la question, notre Cour a rejeté la requête en radiation parce qu'il n'était pas possible de dire que l’interprétation de la loi mise de l’avant par Apotex était faible ou dénuée de tout fondement. En conséquence, la Cour ne pouvait conclure qu’il était manifeste et évident qu’Apotex n’était pas en mesure d’obtenir gain de cause.

[11]           En l’instance, la Cour fédérale ne s’est pas demandée s’il convenait d’examiner l’interprétation de la Loi proposée par ‘607 Canada Inc. ou encore si cette interprétation avait quelque chance d’être accueillie. Elle a simplement tranché la question comme elle l’aurait fait si elle avait été saisie de la demande de contrôle judiciaire; ce faisant elle a commis l’erreur que notre Cour a relevée dans l’affaire Laboratoires Servier. Cette erreur de droit justifie notre intervention.

[12]           Le point de départ de l’analyse est la règle de droit selon laquelle les cours fédérales n’ont aucune juridiction quant aux cotisations établies par le ministre. Le recours du contribuable qui se sent lésé par la cotisation établie par le ministre est un appel à la Cour canadienne de l’impôt : Ministre du Revenu national (appelant) (intimé) c. A.W.C. Parsons, Hugh J. Flemming fils, pour leur propre compte et à titre d'exécuteurs testamentaires de la succession de Hugh John Flemming père (intimés) (requérants), [1984] 2 C.F. 331, JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250 au par. 93, [2014] 2 R.C.F. 557. Dans la mesure où ‘607 Canada demande aux cours fédérales d’annuler les cotisations établies par le ministre, sa démarche est vouée à l’échec.

[13]           Mais ce n’est pas ce que ‘607 Canada plaide. Elle fait valoir qu’elle ne demande pas que notre Cour annule les cotisations arbitraires, mais seulement qu’elle ordonne au ministre d’examiner ses déclarations de revenu. Il pourra par la suite fixer le revenu de ‘607 Canada et l’impôt payable et, s’il y a lieu, établir une nouvelle cotisation à la lumière de ces déclarations et des vérifications qu’il pourra entreprendre.

[14]           Selon ‘607 Canada, les cotisations arbitraires ne peuvent la libérer de l’obligation de produire ses déclarations de revenu (le paragraphe 150(1) de la Loi) ni libérer le ministre de l’obligation prévue au paragraphe 152(1) de la Loi d’examiner sa déclaration de revenu lorsqu’elle la produit et de fixer l’impôt payable. L’erreur du ministre, dit-elle, est de maintenir la cotisation arbitraire qu’il a établie comme s’il s’agissait de la déclaration de revenu que le contribuable doit produire. ‘607 Canada reconnaît que le paragraphe 154(7) de la Loi autorise le ministre à établir une cotisation arbitraire, mais cette cotisation, qui est largement une mesure de recouvrement, ne peut écarter les obligations réciproques du contribuable et du ministre quant à la production et à l’examen des déclarations de revenu.

[15]           ‘607 Canada invoque la décision Taylor Ventures Ltd. (Syndic) c. Canada (Procureur général), 2007 CF 1327, [2007] A.C.F. no 1709 (QL) dans laquelle la Cour fédérale a reconnu qu’elle pouvait intervenir après que le ministre eut refusé d’établir une nouvelle cotisation à la demande du syndic en faillite d’un contribuable qui avait exagéré ses revenus pour dissimuler l’état précaire de ses finances. Le syndic a demandé qu’une nouvelle cotisation soit établie en vue de mettre à la disposition des créanciers l’impôt excédentaire payé par le failli. La Cour fédérale, tout en reconnaissant qu’elle ne pouvait pas annuler une cotisation a tout de même statué qu’elle pouvait intervenir relativement au refus du ministre d’établir une nouvelle cotisation.

[16]           ‘607 Canada répond à l’argument du ministre selon lequel il ne peut pas établir une nouvelle cotisation hors de la période de nouvelle cotisation en soulignant que, selon le texte même du paragraphe 152(4), celui-ci ne s’applique qu’aux contribuables qui ont produit une déclaration de revenu :

(4) Le Ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la

présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour

l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la

période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants : …

(je souligne)

(4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income

 for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if …

(je souligne)

[17]           De toute façon, ‘607 Canada fait valoir que le législateur a circonscrit le pouvoir d’établir de nouvelles cotisations prévu à l’article 152(4) pour la protection du contribuable afin qu’il puisse compter sur une certaine finalité dans l’organisation de ses affaires, sauf dans les cas prévus au sous-alinéa 152(4)(a)(i). C’est dénaturer cette disposition que de l’ériger en obstacle au pouvoir du ministre d’examiner les déclarations de revenu produites tardivement par un contribuable, d’autant plus que le ministre peut déclencher l’écoulement de ce délai de prescription en établissant une cotisation arbitraire sans avis au contribuable.

[18]           ‘607 Canada a-t-elle soulevé une question qu’il convient d’examiner? Il me semble que l’interprétation de la Loi selon laquelle la cotisation arbitraire prévue au paragraphe 152(7) ne libère ni le contribuable ni le ministre de leurs obligations respectives prévues aux paragraphes 150(1) et 152(1) de la Loi doit être examinée. Le texte de ces deux paragraphes est impératif : une déclaration de revenu «doit être présentée au Ministre» (paragraphe 150(1)) et «le Ministre …. examine la déclaration de revenu d’un contribuable» (paragraphe 152(1)).

[19]           L’argument du ministre selon lequel la prescription prévue au paragraphe 152(4) l’empêche d’établir une cotisation à l’égard de ‘607 Canada en fonction de ses déclarations de revenu ne justifie pas le rejet sommaire de la demande de contrôle judiciaire puisque, comme l’a dit la Cour suprême dans l’arrêt Hunt c. Carey Canada Inc. au par. 33, la possibilité d’une défense solide ne justifie pas le rejet sommaire d’une cause.

[20]           Je suis donc d’avis que, suivant la règle de droit énoncée dans Laboratoires Servier, la demande de contrôle judiciaire devrait poursuivre son cours. Dans la mesure où ‘607 Canada désire faire examiner ses déclarations de revenu pour les années d’imposition 2009 et 2010 –cette précision est nécessaire car la décision dont ‘607 Canada demande le contrôle ne fait référence qu’à l’année 2009 - j’annulerais les ordonnances rendues par la protonotaire et le juge de la Cour fédérale et je rejetterais la requête en radiation. Puisque ‘607 Canada n’a rien déposé lors de l’audience devant la protonotaire, elle n’a pas droit à ses dépens pour cette audience. Elle a droit à ses dépens devant la Cour fédérale et devant notre Cour.

 « J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Gauthier, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-341-16

INTITULÉ :

6075240 CANADA INC. c. LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 mai 2017

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE PELLETIER

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 JUILLET 2017

 

COMPARUTIONS :

Chantal Donaldson

 

Pour l'appelante

6075240 CANADA INC.

 

Charlotte Deslauriers

Charles Camirand

 

Pour l'intimé

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

LeBlanc Donaldson

Gatineau (Québec)

 

Pour l'appelante

6075240 CANADA INC.

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'intimé

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

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