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Date : 20170822


Dossier : A-298-16

Référence : 2017 CAF 171

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

RANDI BODNAR, BONITA EBELHER, KENDRA HALDORSON, RON HARRISON, GALLAGHER KEOUGH, MANDELLE MITCHELL-HIMLER, KEVIN WILLIAMS et CANDICE WESTBURY

défendeurs

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 9 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 août 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT


Date : 20170822


Dossier : A-298-16

Référence : 2017 CAF 171

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

RANDI BODNAR, BONITA EBELHER, KENDRA HALDORSON, RON HARRISON, GALLAGHER KEOUGH, MANDELLE MITCHELL-HIMLER, KEVIN WILLIAMS et CANDICE WESTBURY

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE GLEASON

[1]  La Cour est saisie d’un contrôle judiciaire. Le demandeur sollicite l’annulation de la décision rendue le 9 août 2016 par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans la fonction publique (la CRTEFP ou la Commission) dans la décision Bodnar et al. c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 71 (motifs). La Commission a accueilli les griefs des défendeurs et a conclu que l’employeur avait fait preuve de discrimination à leur égard dans l’application de la Politique nationale de gestion des présences (PNGP) en incluant dans les calculs exigés par la PNGP les absences attribuables à une déficience ou pour lesquelles un congé pour obligations familiales avait été accordé en vertu de la convention collective applicable. Selon la CRTEFP, cette pratique équivalait à une discrimination fondée sur la situation de famille et la déficience et, par conséquent, violait la clause interdisant la discrimination de la convention collective intervenue entre l’employeur et l’agent négociateur des défendeurs. En guise de réparation, la CRTEFP a accordé aux défendeurs une indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)e) et du paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la LCDP). La CRTEFP a aussi rendu un jugement déclaratoire selon lequel la PNGP de l’employeur avait violé la clause interdisant la discrimination de la convention collective.

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, je crois que la Commission a commis des erreurs susceptibles de révision en tirant ces conclusions. Par conséquent, je ferais droit à la présente demande avec dépens, j’annulerais la décision de la CRTEFP et je renverrais les griefs des défendeurs à un tribunal différemment constitué de la Commission, afin qu’il rende, conformément aux présents motifs, une nouvelle décision.

I.  Faits

[3]  Les défendeurs, des employés du Service correctionnel du Canada (SCC), travaillaient à l’Établissement de Bowden, où ils occupaient divers postes au sein de l’unité de négociation des Services des programmes et de l’administration représentée par l’Alliance de la Fonction publique du Canada. Au moment des faits, la convention collective applicable prévoyait les congés de maladie et les congés payés pour obligations familiales. La convention comportait aussi une clause interdisant la discrimination.

[4]  L’article 35.01 de la convention collective prévoit que l’employé à temps plein accumule des crédits de congé de maladie au taux d’un jour et quart par mois. Le droit de prendre un congé de maladie est régi en partie par les articles 35.02 et 35.03 :

35.02  L’employé-e bénéficie d’un congé de maladie payé lorsqu’il ou elle est incapable d’exercer ses fonctions en raison d’une maladie ou d’une blessure, à la condition :

a.  qu’il ou elle puisse convaincre l’Employeur de son état de la façon et au moment que ce dernier détermine;

et

b.  qu’il ou elle ait les crédits de congé de maladie nécessaires.

35.03  À moins d’indication contraire de la part de l’Employeur, une déclaration signée par l’employé-e indiquant que, par suite de maladie ou de blessure, il ou elle a été incapable d’exercer ses fonctions, est considérée, une fois remise à l’Employeur, comme satisfaisant aux exigences de l’alinéa 35.02a).

[5]  L’article 43 de la convention collective donne à l’employé le droit à 37,5 heures par année de congés payés pour obligations familiales. Ces congés peuvent être pris pour divers motifs, y compris des situations ne concernant pas les obligations liées à la situation de famille qui sont protégées par la LCDP. À titre d’exemple, l’alinéa 43.03e) donne droit à un congé payé ne dépassant pas 7,5 heures par année pour assister à une activité scolaire ou se rendre à un rendez-vous avec un conseiller juridique ou financier. De même, la clause prévoit la possibilité pour l’employé de prendre congé pour s’occuper d’un proche résidant avec lui, lui permettant notamment de l’accompagner à un rendez‑vous chez le médecin ou chez le dentiste, qu’il soit nécessaire ou non de l’y accompagner. Comme nous le verrons plus en détail ciaprès, il ne s’agit pas du genre d’absence à l’égard de laquelle l’employeur doit prendre des mesures d’adaptation sous le régime de la LCDP.

[6]  En dernier lieu, l’article 19.01 de la convention collective comporte plusieurs protections accordées par la LCDP, et sa partie pertinente dispose qu’« [i]l n’y aura aucune discrimination, ingérence, restriction, coercition, harcèlement, intimidation, ni aucune mesure disciplinaire exercée ou appliquée à l’égard d’un employé-e du fait de […] sa situation familiale […] son incapacité mentale ou physique […] ».

[7]  En octobre 2011, le SCC a lancé la PNGP en raison de préoccupations concernant l’absentéisme excessif des employés. Promulguée unilatéralement par l’employeur, cette politique se voulait non disciplinaire et visait à aider les employés à assurer une présence adéquate, ainsi qu’à relever dès que possible les situations où des employés auraient éventuellement besoin que le SCC prenne des mesures d’adaptation. Conformément à la PNGP, les superviseurs devaient relever les situations susceptibles de soulever des préoccupations telles que toute tendance suspecte à l’absentéisme (par exemple, s’absenter trop souvent les lundis ou les vendredis ou se faire porter malade après qu’une demande de congé pour le jour en question a été refusée). Les superviseurs devaient aussi signaler les cas où le nombre total d’heures d’absence d’un employé dépassait la moyenne de son groupe sur une période ininterrompue de 12 mois. Lorsqu’une situation soulevait une préoccupation ou que le nombre d’heures excédait la moyenne, les superviseurs devaient, en application de la PNGP, aller aux renseignements afin de vérifier la légitimité des absences. Si les absences se révélaient coupables, elles n’étaient pas administrées sous le régime de la PNGP, mais donnaient plutôt lieu à une mesure disciplinaire. De même, si les absences étaient attribuables à des situations exigeant des mesures d’adaptation, aucune autre mesure ne devait être prise sous le régime de la PNGP.

[8]  Dans le cas où un suivi supplémentaire s’avérait nécessaire, la PNGP prévoyait le renvoi à un coordonnateur local de la PNGP – la direction adjointe dans le cas de l’Établissement de Bowden – pour enquête. Les employés étaient autorisés à être accompagnés par un représentant syndical à la réunion avec le coordonnateur de la PNGP. À la suite de la réunion, le coordonnateur de la PNGP pouvait décider qu’aucune autre mesure ne s’avérait nécessaire ou prendre diverses autres mesures, notamment consigner les préoccupations dans le dossier de l’employé, exiger un certificat médical pour toute autre absence attribuable à la maladie, ou prendre des mesures progressivement plus sévères susceptibles d’entraîner le licenciement en dernier ressort.

[9]  En l’espèce, le taux d’absentéisme des défendeurs dépassait la moyenne du groupe applicable et, en 2013, leurs cas ont été examinés par leur superviseur en application de la PNGP, puis par le coordonnateur de la PNGP. Dans plusieurs cas, le coordonnateur a insisté pour rencontrer les employés, et ce même si leur superviseur avait validé les motifs des absences, pour veiller à ce que le programme, qui était nouveau, soit bien appliqué. Dans tous les cas sauf un, le coordonnateur a décidé qu’aucune autre mesure ne s’avérait nécessaire en application de la PNGP. Dans le cas de Mme Ebelher, le coordonnateur a décidé qu’une mesure s’avérait nécessaire, parce qu’elle avait refusé catégoriquement de discuter de sa situation avec la direction et prétendait qu’elle était seulement tenue de fournir un certificat médical pour justifier certaines de ses absences. Compte tenu de ce refus, le coordonnateur de la PNGP avait exigé qu’elle fournisse des certificats médicaux pour justifier toutes ses absences pour cause de maladie sur une période de trois mois.

[10]  Dans certains cas, les absences des défendeurs étaient attribuables à un état de santé susceptible de constituer une déficience pour l’application de la LCDP, qui prévoit la protection dans les cas de maladies et de blessures invalidantes autres que celles qui sont banales ou occasionnelles, comme un simple rhume (Riche c. Conseil du Trésor (Ministère de la Défense nationale), 2013 CRTEFP 35 aux paragraphes 130 et 131 et, de façon plus générale, l’ouvrage de l’honorable juge Russel W. Zinn, The Law of Human Rights in Canada: Practice and Procedure, Thomson Reuters Canada, no 32, mai 2017, aux paragraphes 5:30 et 5:30.1). Dans d’autres cas, il semble que les employés n’aient pas fourni suffisamment de renseignements pour permettre de décider si leurs absences pour cause de maladie étaient attribuables à une déficience. De plus, certains défendeurs ont pris des congés pour obligations familiales afin de s’occuper d’un enfant, de membres âgés ou handicapés de leur famille ou de conduire ceux‑ci à un rendez‑vous médical.

[11]  Les employés défendeurs ont déposé des griefs, affirmant que la PNGP et son application à leur situation avaient enfreint les clauses 19, 35 et 43 de la convention collective. La CRTEFP a examiné les griefs et les a tranchés le 9 août 2016, à l’issue d’une audience de trois jours.

II.  La décision de la CRTEFP

[12]  Les parties de la décision de la CRTEFP qui intéressent le présent contrôle judiciaire portent sur l’examen des plaintes fondées sur la discrimination présentées par les défendeurs. La CRTEFP a cherché principalement à savoir si ces derniers avaient établi une preuve prima facie de discrimination. Elle a précisé que l’auteur d’un grief établit une preuve prima facie s’il formule une allégation qui, si on y ajoutait foi, justifierait une conclusion en faveur du fonctionnaire faute de réponse de la part de l’employeur (motifs, paragraphe 141). La CRTEFP a aussi décidé que, pour établir une preuve prima facie, il faut démontrer qu’il existe un lien entre un motif de distinction illicite et « la distinction, l’exclusion ou la préférence » faisant l’objet de la plainte (motifs, paragraphe 142). Appliquant ce principe, la CRTEFP a conclu que le critère de la moyenne du groupe établi par la PNGP et la façon dont les absences d’un employé étaient calculées sous le régime de cette politique constituaient une preuve prima facie de discrimination pour deux motifs.

[13]  Premièrement, la CRTEFP a conclu qu’il était a priori discriminatoire d’inclure les absences pour obligations familiales dans le calcul visant à établir la moyenne du groupe pour l’application de la PNGP, ainsi que dans le calcul des absences d’un employé afin de déterminer si la moyenne du groupe concerné avait été dépassée. La Commission n’a ainsi fait aucune distinction entre les absences qui pouvaient découler des obligations liées à la situation de famille, qui sont protégées par la LCDP, de celles qui ne bénéficient pas de cette protection, mais pour lesquelles un employé aurait néanmoins droit à un congé payé en vertu de la clause 43 de la convention collective (motifs, paragraphes 145 à 149).

[14]  Deuxièmement, la CRTEFP a conclu que la prise en compte des absences attribuables à une déficience dans le calcul de la moyenne du groupe pour l’application de la PNGP ainsi que dans le taux d’absentéisme de l’employé, pour décider si ce taux dépassait la moyenne établie, constituait également une preuve prima facie de discrimination. La Commission en est arrivée à cette conclusion même si, aux termes de la PNGP, l’employé atteint d’une déficience exigeant la prise de mesures d’adaptation n’était visé par aucune autre mesure sous le régime de la PNGP une fois ses besoins démontrés. La CRTEFP a souligné les réunions avec le coordonnateur de la PNGP (auxquelles pouvait assister un représentant syndical) et le fait que le coordonnateur prenait des notes lors de ces réunions comme autant d’indices de la nature discriminatoire de la conduite de l’employeur, faisant remarquer que l’employeur « ne [permettait] aucune évaluation individuelle, sans égard aux motifs des absences » (motifs, paragraphe 161). Cependant, ces faits n’avaient rien à voir avec le calcul de la moyenne du groupe ou le nombre d’absences d’un employé sous le régime de la PNGP.

[15]  Après avoir décidé que les défendeurs avaient établi une preuve prima facie de discrimination, la Commission a conclu que l’employeur ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombe de justifier la situation, puisqu’il n’avait produit aucune preuve pour établir un moyen de défense fondé sur une exigence professionnelle justifiée (motifs, paragraphe 157). La Commission a aussi conclu qu’il était justifié pour l’employeur d’imposer à Mme Ebelher l’obligation de fournir des certificats médicaux visant une période de trois mois, afin de justifier ses absences pour cause de maladie, compte tenu de son défaut de collaborer au processus relatif aux mesures d’adaptation (motifs, paragraphes 155 et 156).

III.  Les questions en litige

[16]  Les parties soulèvent trois questions en litige.

[17]  Premièrement, les parties ne s’entendent pas sur la norme de contrôle à appliquer. Le demandeur affirme que la norme de la décision correcte s’applique au contrôle des conclusions de droit tirées par la CRTEFP concernant l’exigence d’une preuve prima facie de discrimination et que la norme de la décision raisonnable ne s’applique qu’au contrôle des conclusions de fait ou mixtes de fait et de droit tirées par la CRTEFP. Les défendeurs, par contre, soutiennent que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de la décision dans son ensemble.

[18]  Deuxièmement, les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si la Commission a commis une erreur susceptible de révision en concluant à une preuve prima facie de discrimination du simple fait d’avoir inclus certaines catégories d’absences dans les calculs effectués en application de la PNGP. Selon le demandeur, la Commission a ainsi fait erreur, puisque l’une des conditions nécessaires à une preuve prima facie est l’existence d’un traitement préjudiciable quelconque de la part de l’employeur. Le demandeur fait valoir que ce n’était pas le cas en l’espèce, puisqu’il n’y avait rien de préjudiciable dans la façon de calculer la moyenne du groupe pour l’application de la PNGP ou dans le fait d’inclure des absences liées à une déficience ou à des obligations familiales dans le taux d’absence des défendeurs pour voir si ce dernier dépassait la moyenne. Le demandeur affirme par conséquent qu’il était déraisonnable pour la Commission de conclure à une preuve prima facie de discrimination en l’absence de préjudice pour les employés. Les défendeurs, par contre, soutiennent que les conclusions de la Commission étaient raisonnables, particulièrement compte tenu du fait que le coordonnateur de la PNGP avait décidé de rencontrer tous les défendeurs et de consigner ses notes au sujet de leur situation, même si, dans bien des cas, leurs superviseurs avaient conclu qu’aucune autre mesure ne se révélait nécessaire.

[19]  En dernier lieu, le demandeur affirme que la CRTEFP a commis une erreur en assimilant le congé pour obligations familiales prévu à la convention collective au genre de congé qu’un employé peut être en droit d’exiger sous le régime de la LCDP, en raison de responsabilités liées à la situation de famille. Le demandeur précise à cet égard que, dans les décisions Canada (Procureur général) c. Johnstone, 2014 CAF 110, [2015] 2 R.C.F. 595 [Johnstone], Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Seeley, 2014 CAF 111 [Seeley] et Flatt c. Canada (Procureur général), 2015 CAF 250, autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada refusée, [2016] C.S.C.R. n8 [Flatt], la Cour a conclu que, pour établir une preuve prima facie de discrimination fondée sur les obligations liées à la situation de famille, un plaignant doit démontrer les quatre éléments suivants : 1) il assume le soin et la surveillance d’un membre de la famille; 2) les obligations familiales en cause font jouer sa responsabilité légale envers le membre de la famille et il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; 3) il a fait des efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations familiales en trouvant une autre solution et aucune ne peut remplacer le congé demandé; 4) la règle du milieu de travail en cause entrave d’une manière plus que négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations familiales (mémoire des faits et du droit du demandeur, paragraphe 17). Le demandeur affirme que bon nombre des situations envisagées à l’article 43 de la convention collective ne répondent pas à ces critères et que, par conséquent, il était erroné de conclure que la prise en compte de tous ces congés pour l’application de la PNGP donne lieu à une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille.

[20]  Les défendeurs ne contestent pas qu’il existe une différence entre un congé pour obligations familiales prévu par la convention collective et un congé qu’un employé peut être en droit d’exiger vu l’obligation de l’employeur, prévue par la LCDP, de répondre aux besoins liés à la situation de famille. Or, ils soutiennent que rien dans la présente affaire ne dépend de cette distinction, puisque la CRTEFP y était sensible et que, quoi qu’il en soit, ils avaient droit aux congés pour obligations familiales qu’ils ont pris, conformément à la LCDP ainsi qu’à la convention collective.

IV.  Discussion

A.  Quelles sont les normes de contrôle qui s’appliquent?

[21]  S’agissant d’abord de la question de la norme de contrôle, les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada viennent de confirmer dans l’arrêt Stewart c. Elk Valley Coal Corp., 2017 CSC 30, aux paragraphes 19 à 22, [2017] 1 R.C.S. 591 [Elk Valley Coal], que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique à l’évaluation effectuée par un tribunal des droits de la personne afin de savoir si une preuve prima facie de discrimination est établie dans un cas où, au moment de l’évaluation, le tribunal applique le critère bien établi de la preuve prima facie. Au paragraphe 24 de l’arrêt Elk Valley Coal, la Cour suprême précise que ce critère exige trois éléments :  les plaignants doivent démontrer, premièrement, qu’ils possèdent une caractéristique protégée contre la discrimination par la loi sur les droits de la personne applicable; deuxièmement, qu’ils ont subi un effet préjudiciable; en dernier lieu, que « la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable ». À mon avis, ces principes s’appliquent également lorsqu’un arbitre en droit du travail examine des questions liées aux droits de la personne.

[22]  Compte tenu de ce qui précède et des arrêts de la Cour dans les affaires Johnstone et Seeley, où la Cour a appliqué la norme de la décision correcte au contrôle de la définition de la discrimination fondée sur la situation de famille sous le régime de la LCDP, je souscris à l’avis du demandeur selon lequel la norme de la décision correcte s’applique aux parties de la décision de la Commission qui établissent le critère de ce qui constitue une preuve prima facie de discrimination, tandis que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle du reste de la décision. Par conséquent, la norme de la décision raisonnable s’applique à la deuxième question, alors que celle de la décision correcte s’applique à la troisième.

[23]  Plus précisément, la deuxième question, qui concerne la conclusion de la Commission quant à l’existence d’une preuve prima facie de discrimination, emporte l’application de la norme de la décision raisonnable, parce que le demandeur conteste la manière dont la CRTEFP a appliqué le critère de la preuve prima facie aux faits dont elle était saisie. Dans l’affaire Elk Valley Coal, l’employeur attaquait le raisonnement du tribunal de la même façon, et les juges majoritaires de la Cour suprême du Canada ont décidé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait.

[24]  Inversement, à l’égard de la troisième question, le demandeur soutient que la CRTEFP a appliqué le mauvais critère juridique pour décider s’il y avait une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille. Selon lui, la CRTEFP a fait abstraction du critère applicable établi dans les arrêts Johnstone, Seeley et Flatt et a plutôt conclu que toute absence régie par l’article 43 de la convention collective, indépendamment du motif de l’absence, pouvait donner lieu à une preuve prima facie de discrimination. Le demandeur affirme que la CRTEFP a ainsi étendu à tort, au-delà du cadre établi par la Cour, la protection accordée à la situation de famille par la législation en matière de droits de la personne. Par conséquent, la troisième question demande à la Cour de vérifier, à la lumière de la norme de la décision correcte, si la CRTEFP a appliqué le bon critère juridique pour décider s’il y a eu discrimination fondée sur la situation de famille.

B.  La conclusion de la Commission concernant la preuve prima facie de discrimination était‑elle raisonnable?

[25]  Ayant cerné les normes de contrôle à appliquer, j’aborde la deuxième question, à savoir si la conclusion de la Commission ‑ selon laquelle les défendeurs avaient établi une preuve prima facie de discrimination ‑ était raisonnable. Dans mon analyse, je garde à l’esprit la mise en garde exprimée par les juges majoritaires de la Cour suprême dans l’arrêt Elk Valley Coal, selon laquelle les cours de révision doivent faire preuve de déférence à l’endroit des conclusions des tribunaux spécialisés concernant une preuve prima facie de discrimination. En rédigeant l’opinion de la majorité, la juge en chef précise ce qui suit à cet égard, au paragraphe 27 de l’arrêt Elk Valley Coal :

[…] La déférence suppose une attention respectueuse au raisonnement du Tribunal. La cour de révision doit veiller à ne pas se contenter de mentionner le contrôle empreint de déférence tout en imposant ses propres vues : Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, par. 48. Si la décision appartient aux « issues possibles acceptables » pouvant se justifier au regard de la preuve et du droit, elle est raisonnable : Dunsmuir, par. 47; voir aussi Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 16.

[26]  Même en faisant preuve de déférence, j’estime que la décision de la CRTEFP doit néanmoins être annulée, parce qu’elle a fait abstraction de l’une des conditions essentielles à l’établissement d’une preuve prima facie de discrimination, à savoir la preuve de l’effet préjudiciable subi par un demandeur, et a conclu de façon déraisonnable que les défendeurs avaient établi une preuve prima facie de discrimination en l’absence de tout élément de preuve de l’effet préjudiciable.

[27]  Plus précisément, comme je l’indique précédemment, la Commission a conclu que le simple fait d’inclure les absences attribuables à une déficience ou liées à un congé pour obligations familiales dans le calcul de la moyenne du groupe pour l’application de la PNGP et dans le calcul du nombre total d’absences d’un employé était a priori discriminatoire. C’est cette conclusion qui a permis à la Commission de déclarer que la PNGP violait l’article 19 de la convention collective.

[28]  Cependant, aucun effet préjudiciable ne découlait de l’inclusion de ces absences dans le calcul de la moyenne du groupe pour l’application de la PNGP, puisqu’il s’agit simplement du nombre auquel les statistiques compilées pour chaque employé étaient comparées. En soi, il n’est aucunement discriminatoire de compter ce genre d’absences dans la moyenne d’un groupe pour l’application d’un plan de gestion de l’assiduité, et ce genre de calcul a été approuvé dans d’autres affaires où pareil plan prévoyait expressément que l’employeur prendrait des mesures d’adaptation à l’égard des absences occasionnées par une déficience tant qu’il n’en subissait pas de contrainte excessive; voir, par exemple, Coast Mountain Bus Company Ltd. c. National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers of Canada (CAW-Canada), Local 111, 2010 BCCA 447 aux paragraphes 67 à 69, 298 B.C.A.C. 1 [Coast Mountain Bus]; York University c. York University Staff Association, 2012 CanLII 41233 (Ont. Labour Arbitration) aux paragraphes 20 à 39 [York University]; Spartech Color (Stratford) and IAM & AM, Local 103 (Attendance), Re, [2008] O.L.A.A. No. 381 aux paragraphes 51 et 52, 94 C.L.A.S. 168 [Spartech]; Ottawa (City) c. Ottawa Carleton Public Employees Union, CUPE Local 503, [2008] O.L.A.A. No. 207 aux paragraphes 78, 79 et 87 (Q.L.); Oshawa (City) c. C.U.P.E., Local 250, [1996] O.L.A.A. No. 31 aux paragraphes 15, 28 et 31 à 38, 44 C.L.A.S. 138 [City of Oshawa].

[29]  À vrai dire, il est difficile d’imaginer comment un plan de gestion de l’assiduité comme la PNGP pourrait tenir la route si l’employeur devait soustraire toutes les absences attribuables à une déficience de la moyenne d’un groupe. En effet, les motifs d’une absence ne sont pas toujours évidents à première vue, et le trouble médical d’un employé peut évoluer et empirer, une maladie passagère pouvant devenir une déficience. Il est donc difficile de concevoir comment on pourrait distinguer, à un moment donné, les absences attribuables à une déficience de celles qui découlent d’autres motifs aux fins du calcul du taux d’absences moyen d’un groupe sur une période de douze mois.

[30]  Par conséquent, étant donné qu’aucun effet préjudiciable ne découlait de l’inclusion des absences attribuables à une déficience ou liées à un congé pour obligations familiales à la moyenne du groupe servant à établir le seuil pour l’application de la PNGP, la décision de la CRTEFP était déraisonnable, puisque l’existence d’un effet préjudiciable constitue un élément essentiel de la preuve prima facie de discrimination.

[31]  De même, sous le régime de la PNGP, aucun effet préjudiciable ne découle de l’inclusion des absences attribuables à une déficience ou liées à un congé pour obligations familiales au total des absences d’un employé pour décider simplement si celui‑ci a dépassé la moyenne de son groupe. Aux termes de la PNGP (à tout le moins suivant son libellé), la seule chose qui doit arriver dans un cas où le seuil est dépassé, c’est que le superviseur doit vérifier la légitimité des absences et relever, dans la mesure du possible, les situations où des mesures d’adaptation s’imposent, notamment si les absences sont occasionnées par une déficience ou si l’employé a droit à un congé pour s’acquitter des obligations familiales auxquelles une protection est accordée par la LCDP. Si des mesures d’adaptation sont nécessaires, le régime de la PNGP ne s’applique plus à l’employé. Je le répète, au moins à ce stade initial de discussion avec le superviseur, il n’y a aucun effet préjudiciable. Selon la jurisprudence, le simple fait de déterminer les employés dépassant le seuil moyen du groupe et les premières discussions avec ces derniers sont permissibles (voir, par exemple, Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39 au paragraphe 67, [2008] 2 R.C.S. 362; Coast Mountain Bus aux paragraphes 67 à 69; Vancouver Public Library and CUPE, Local 391 (Bardos), Re, [2015] B.C.C.A.A.A. No. 88 au paragraphe 107, 124 C.L.A.S. 160; York University aux paragraphes 37 et 38; Spartech au paragraphe 51; City of Oshawa aux paragraphes 31 à 38).

[32]  Je précise aussi, comme en ont convenu les deux parties, qu’un employeur a le droit de surveiller les absences des employés et d’en assurer la légitimité. Dans le cas des congés de maladie, ce droit est effectivement reconnu à l’article 35 de la convention collective, selon lequel l’acceptation des congés de maladie est subordonnée à la démonstration par l’employé, à la satisfaction de l’employeur, qu’il est bel et bien malade, notamment par la production d’un certificat médical sur demande. Par conséquent, il n’est pas déplacé de charger les superviseurs de voir à la légitimité des absences des employés.

[33]  Ainsi, aucun effet préjudiciable ne découlait de l’inclusion des absences attribuables à une déficience ou liées à un congé pour obligations familiales au total des absences afin d’établir simplement si un employé avait dépassé le seuil pertinent du groupe pour l’application de la PNGP. En concluant comme elle l’a fait malgré tout, la CRTEFP a pris une décision déraisonnable, l’existence de l’effet préjudiciable étant un élément essentiel de la preuve prima facie de discrimination.

[34]  Cela dit, j’aimerais signaler qu’il ne faut pas en conclure que les décisions prises en application de la PNGP ne permettront jamais de conclure à une preuve prima facie de discrimination. Dès que le SCC prend une mesure préjudiciable, et s’il la prend sur le fondement de l’absence d’un employé attribuable à une déficience ou à une obligation familiale protégée par la LCDP, l’employé est alors susceptible d’établir une preuve prima facie de discrimination. Apparemment, certains pourraient faire valoir que de pareilles mesures ont été prises en l’espèce vu la façon dont la PNGP a été appliquée. En effet, la coordonnatrice de la PNGP a insisté pour rencontrer tous les défendeurs et a pris des notes au sujet de leur situation, même si leurs superviseurs avaient conclu que leurs absences étaient justifiées par des motifs légitimes. Cependant, au lieu de se demander si ces mesures avaient entraîné un effet préjudiciable et constituaient une preuve prima facie de discrimination, la Commission a plutôt conclu que la façon dont ces absences avaient été comptabilisées sous le régime de la PNGP emportait une preuve prima facie de discrimination. Comme je le souligne plus haut, il s’agit d’une erreur susceptible de révision.

C.  La Commission a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la discrimination fondée sur la situation de famille?

[35]  Bien que je puisse faire droit à la présente demande sur le seul fondement de ce qui précède, il est utile de se pencher brièvement sur la troisième question, afin que le tribunal nouvellement constitué de la Commission, à qui l’affaire sera déférée, profite des opinions de la Cour dans le cadre de son nouvel examen.

[36]  Pour ce qui est de la discrimination fondée sur la situation de famille, je conviens avec le demandeur qu’il y a une distinction entre le congé pour obligations familiales prévu par la convention collective et le congé reposant sur la situation de famille qui donne le droit à l’employé d’obtenir des mesures d’adaptation sous le régime de la LCDP. Le premier est considérablement plus large que le second et, dans la décision qui fait l’objet du contrôle, la CRTEFP a commis une erreur susceptible de révision en confondant les deux.

[37]  Comme il est souligné dans les arrêts Johnstone, Seeley et Flatt, la protection accordée à la situation de famille par la LCDP et l’obligation corrélative de l’employeur d’accorder un congé sont circonscrites par les quatre critères énoncés ci‑dessus, dans le cas du congé accordé pour le soin d’enfants d’âge mineur ou handicapés. Il se peut qu’il faille nuancer quelque peu ces critères dans le cas des obligations liées aux soins des aînés, puisque dans la pratique et du point de vue moral, il peut être nécessaire de fournir des soins pressants à un parent handicapé ou de le conduire à un rendez‑vous chez le médecin, ce qui diffère de l’obligation juridique de fournir des soins qui existerait dans le cas d’un enfant. Dans l’un et l’autre cas, cependant, la portée des droits qui jouissent d’une protection sous le régime de la LCDP est passablement plus restreinte que dans les situations visées à l’article 43 de la convention collective. Par conséquent, pour déterminer s’il y avait eu discrimination, la Commission n’aurait dû tenir compte que des cas où l’employé était en droit de demander un congé en vertu de la LCDP sur le fondement de ses obligations liées à la situation de famille.

V.  Disposition proposée

[38]  Il s’ensuit par conséquent que j’accueillerais la présente demande de contrôle judiciaire avec dépens. Étant donné que les erreurs relevées émaillent la décision dans son ensemble et qu’il est peu probable qu’une nouvelle audience soit longue, compte tenu de la brièveté de la première audience, je crois que le dispositif le plus sage et le plus équitable est d’annuler intégralement la décision et de déférer les griefs des défendeurs à un tribunal nouvellement constitué de la CRTEFP, afin qu’une nouvelle décision soit rendue conformément aux présents motifs.

« Mary J.L. Gleason »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Johanne Trudel j.c.a. »

« Je suis d’accord.

A. F. Scott j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-298-16

 

 

INTITULÉ :

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. RANDI BODNAR ET AL.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE GLEASON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE TRUDEL

LE JUGE SCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AOÛT 2017

 

COMPARUTIONS :

Me Sean F. Kelly

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Me David Yazbeck

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Raven, Cameron Ballantyne & Yazbeck LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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