Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20170907


Dossier : A-285-16

Référence : 2017 CAF 180

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

ENTRE :

RÉGENT BOILY

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

Audience tenue à Montréal (Québec), le 4 mai 2017.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2017.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE NADON

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 


Date : 20170907


Dossier : A-285-16

Référence : 2017 CAF 180

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE NADON

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

 

ENTRE :

RÉGENT BOILY

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NADON

I.                    Introduction

[1]               Le présent pourvoi en appel porte sur l’administration de la justice et la collecte d’éléments de preuve hors Cour à l’étranger en vue d’un procès. La Couronne a demandé l’autorisation à la Cour fédérale d’obtenir une ordonnance pour la nomination d’un commissaire au Mexique afin de recueillir les dépositions écrites de deux gardiens de prison mexicains accusés d’avoir torturé M. Régent Boily, un citoyen canadien. Le protonotaire Morneau a rejeté la demande de la Couronne, mais la Cour fédérale a infirmé sa décision et a ordonné la commission rogatoire demandée par la Couronne.

[2]               M. Boily se pourvoit maintenant en appel devant la présente Cour pour demander le rétablissement de l’ordonnance du protonotaire.

[3]               Pour les motifs qui suivent, j’accueillerais le pourvoi.

II.                 Faits

[4]               Régent Boily, l’appelant, est un citoyen canadien. En 1998, il a été condamné à une peine d’emprisonnement de 14 ans au Mexique pour avoir transporté 580 kg de marijuana dans son autocaravane. Au début de 1999, il s’est évadé de la prison de Zacatecas et, pendant son évasion, un gardien de prison a été tué. Il est retourné vivre au Canada jusqu’en 2007, moment où il a été extradé au Mexique pour finir de purger sa peine et faire face à de nouveaux chefs d’accusation liés à son évasion. Le gouvernement canadien a reçu des assurances diplomatiques du gouvernement du Mexique que M. Boily ne serait pas maltraité en prison. Il a été incarcéré à la prison de Zacatecas, où il prétend avoir été torturé en août 2007. Maintenant âgé de 73 ans, M. Boily demeure incarcéré au Mexique, la date prévue pour sa libération étant en 2021.

[5]               Je devrais ajouter que, pendant la tenue de l’audience, nous avons été informés par le procureur de M. Boily que ce dernier reviendrait sous peu au Canada pour finir de purger sa peine.

[6]               M. Boily a intenté une action à l’encontre de la Couronne en 2010 aux termes de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, en vue d’obtenir des dommages-intérêts de la Couronne pour avoir autorisé son extradition vers le Mexique. C’est dans le cadre de cette mesure que la Couronne a présenté une requête à la Cour fédérale pour obtenir la délivrance d’une commission rogatoire et de lettres rogatoires afin d’obtenir le témoignage écrit de deux des gardiens de prison mexicains qui, selon les allégations, ont torturé M. Boily, à savoir MM. Isidro Delgato Martinez et Juan Carlos Abraham Osorio. La Couronne a également demandé la délivrance d’une lettre demandant l’aide des autorités judiciaires mexicaines en vue de convoquer les gardiens pour qu’ils comparaissent devant le commissaire. Plus particulièrement, la Couronne a demandé la nomination de M. Javier Navarro Velasco, un procureur mexicain de la ville de Mexico, en qualité de commissaire, dans le but de recueillir les dépositions écrites des deux gardiens de prison.

[7]               Le 11 mars 2016, le protonotaire a rejeté la requête de la Couronne au motif que le Couronne aurait pu et aurait dû enquêter sur les allégations de M. Boily dès 2007 et, par conséquent, elle aurait dû demander à obtenir les dépositions des deux gardiens beaucoup plus tôt. Il a également conclu que les déclarations des témoins auraient peu de valeur probante.

[8]               Conformément à la Règle 51(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), la Couronne a interjeté appel de la décision du protonotaire à la Cour fédérale et, le 5 août 2016, le juge Gascon (le juge) a accueilli le pourvoi en appel (2016 CF 899). En raison de la norme de contrôle énoncée par cette Cour dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425, 1993 CanLII 2939 (CAF) [Aqua-Gem], le juge est arrivé à la conclusion que le protonotaire avait fondé sa décision à la fois sur une mauvaise compréhension des faits (en ce qui concerne le délai et la valeur probante de la preuve) et sur un mauvais principe (en ce qui concerne la valeur probante). Par conséquent, le juge a examiné la question dont il était saisi de novo et a conclu que l’ordonnance demandée par la Couronne était justifiée.

[9]               Le juge a ordonné à l’administrateur de la Cour de délivrer des lettres rogatoires rédigées en anglais à M. Velasco de façon à lui permettre de retracer les deux témoins pour prendre leurs dépositions écrites conformément aux modalités d’un « Draft Commission » annexé à son ordonnance. Le « Draft Commission », dans sa partie pertinente, dispose ce qui suit :

[TRADUCTION]

VOUS ÊTES NOMMÉ COMMISSAIRE chargé de recueillir des témoignages relativement à une instance devant cette Cour, en vertu d’une ordonnance rendue par celle-ci, dont une copie est jointe.

VOUS AVEZ PLEINS POUVOIRS de prendre les mesures nécessaires pour recueillir les témoignages dont il est fait mention dans l’ordonnance autorisant la présente commission rogatoire. Vous devez faire parvenir à la Cour la transcription des témoignages, accompagnée de la présente commission rogatoire, sans délai après que les réponses écrites à l’interrogatoire auront été fournies et assermentées. Pour l’exécution de la présente commission rogatoire, vous devez suivre les directives énoncées dans l’ordonnance de même que les instructions qui suivent.

[10]           Le « Draft Commission » énumère cinq questions (en anglais et en espagnol) auxquelles les témoins doivent répondre. Voici la liste des questions (traduites en français) :

A.        Travaillez-vous en ce moment? Dans l’affirmative, qui est votre employeur, où travaillez-vous et quel type de travail effectuez-vous?

B.         Travailliez-vous en 2007? Dans l’affirmative, qui était votre employeur à ce moment, où travailliez-vous et quel type de travail effectuiez-vous?

C.        Connaissez-vous personnellement le prisonnier Régent Boily ou tout autre prisonnier canadien détenu à la prison de l’État de Zacatecas en août 2007 portant un nom similaire (ci-après « M. Boily »)?

D.        Savez-vous qu’il a été allégué que M. Boily avait été torturé à la prison de l’État de Zacatecas en août 2007?

E.         Avez-vous déjà eu recours à la force physique contre M. Boily ou avez-vous déjà menacé de le tuer, lui ou des membres de sa famille, en août 2007? Dans la négative, savez-vous si une telle torture s’est produite? Dans l’affirmative, veuillez fournir tous les renseignements à cet égard dont vous avez une connaissance personnelle, de même que tous éléments de preuve dont vous pourriez disposer sur le sujet.

[11]           Les « Instructions au commissaire » communiquées par le juge exigeaient de M. Velasco qu’il devait « annexer à la présente commission les réponses écrites aux questions écrites […] ».

[12]           Le juge a également ordonné à l’administrateur de la Cour d’émettre en anglais une « lettre de demande » aux autorités judiciaires mexicaines dans le but d’obtenir leur aide en vue d’obtenir la comparution des témoins devant le commissaire.

[13]           Je devrais signaler que la requête de la Couronne a été présentée en vertu des Règles 99, 271 et 272.

[14]           Avant de me pencher sur les questions en litige, je devrais mentionner qu’au cours de l’audience, nous avons également été informés par le procureur de l’intimée que le commissaire avait déjà exécuté sa commission rogatoire. Plus particulièrement, on nous a informés que M. Velasco avait réussi à trouver un des témoins, à savoir M. Martinez, et qu’il avait recueilli les dépositions du témoin. Je devrais préciser qu’avant d’en être informée par le procureur de l’intimée, la formation ignorait que le commissaire avait achevé sa tâche, quoique partiellement, en raison de l’indisponibilité de M. Osorio.

[15]           Par souci d’être saisi d’un dossier complet, nous avons pris l’initiative d’obtenir auprès du registre de la Cour fédérale une copie de la lettre de M. Velasco du 29 novembre 2016, conformément à laquelle il a produit le rapport de sa commission rogatoire et une copie de la lettre de la Couronne à l’intention de l’administrateur de la Cour datée du 27 janvier 2017, à laquelle est annexée une copie de la transcription des dépositions présentées par M. Martinez.

[16]           Dans son rapport daté du 29 novembre 2016, à l’intention de la Cour fédérale, M. Velasco indique que, même s’il a été nommé pour recueillir les dépositions de MM. Martinez et Osorio, il a été en mesure de retrouver uniquement M. Martinez et, par conséquent, il n’a pas été en mesure de recueillir les dépositions de M. Osorio, ajoutant qu’il avait pris un certain nombre de mesures, dont l’embauche d’un détective privé, pour retrouver M. Osorio. Au paragraphe 9 de son rapport, il indique ce qui suit :

[TRADUCTION]

En résumé, l’État mexicain n’a aucun registre de la naissance de M. Abraham Osorio et n’a aucun registre de ses antécédents d’emploi. Même la prison de Zacatecas ne dispose d’aucun dossier indiquant qu’il y ait même travaillé et n’a aucune dernière adresse connue pour cette personne.

[17]           Pour ce qui est de la lettre de la Couronne datée du 27 janvier 2017 et la transcription des dépositions qui y est annexée, il convient de noter que le commissaire a mené un interrogatoire de vive voix de M. Martinez, en dépit du fait que la requête demandait une ordonnance autorisant M. Velasco à recueillir les dépositions écrites des témoins. En d’autres termes, la Couronne ne demandait pas et le juge n’a pas ordonné au commissaire de mener un interrogatoire oral des témoins.

[18]           Par conséquent, il ne semble pas que la preuve déposée par la Couronne soit conforme à la Règle 99 qui établit la façon dont les interrogatoires écrits doivent être recueillis. Je reviendrai plus tard sur cette question dans les présents motifs.

[19]           Il y a un autre point que je souhaite aborder avant de me pencher sur ces questions. Le 26 juin 2017, une directive a été envoyée aux parties par laquelle on leur demandait de fournir leurs commentaires concernant le caractère théorique du pourvoi en appel à la lumière du fait que la commission rogatoire avait été exécutée au moment où le pourvoi en appel a été entendu. Dans des lettres datées du 12 juillet 2017 et du 19 juillet 2017, les parties ont présenté leurs points de vue respectifs sur la question. En résumé, pour des motifs différents, les parties adoptent la position selon laquelle le pourvoi en appel n’est pas théorique et que, de toute façon, même si nous devions conclure qu’il est théorique, nous devrions trancher le pourvoi en appel. Entre autres choses, la Couronne affirme que nous devrions trancher le pourvoi en appel, car celui-ci déterminerait si les dépositions recueillies par le commissaire sont admissibles.

[20]           Je conviens que nous devrions trancher le pourvoi en appel, indépendamment du fait que la commission rogatoire a déjà été exécutée. À mon avis, la question de savoir si la preuve de la commission rogatoire peut être assimilée à une preuve écrite qui, dans sa forme actuelle, ne ferait pas l’objet d’un contre-interrogatoire par l’appelant est une question qui mérite que l’on s’y arrête, compte tenu notamment du manque de jurisprudence à l’égard de cette question.

[21]           Par conséquent, je me penche maintenant sur les questions en litige soulevées par le pourvoi en appel.

III.               Les questions en litige

[22]           Le présent pourvoi en appel soulève les cinq questions suivantes :

(1)   Quelle norme de contrôle la Cour devrait-elle appliquer à l’ordonnance du juge?

(2)   Quelle norme de contrôle le juge aurait-il dû appliquer à la décision du protonotaire?

(3)   Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le protonotaire avait commis une erreur de fait?

(4)   Le juge a-t-il commis une erreur en concluant que le protonotaire avait commis une erreur de droit?

(5)   Le juge a-t-il commis une erreur en concluant, de novo, que la demande de la Couronne portant sur un interrogatoire écrit des témoins devrait être accueillie?

IV.              Analyse

A.                 Norme de contrôle

[23]           Dans la décision Corporation de soins de la santé Hospira c Kennedy Institute of Rheumatology, 2016 CAF 215, 402 D.R.L. (4e) 497 [Hospira], notre Cour a modifié les normes de contrôle en vertu desquelles les décisions discrétionnaires des protonotaires devraient faire l’objet d’un contrôle. Dans cette affaire, nous avons conclu que les normes de contrôle énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] R.C.S. 235 [Housen] correspondaient aux normes de contrôle qui devraient être appliquées aux décisions discrétionnaires des protonotaires. En conséquence, les erreurs de fait doivent faire l’objet d’un contrôle en fonction de la norme de l’erreur manifeste et dominante, et les erreurs de droit doivent faire l’objet d’un contrôle en fonction de la norme de la décision correcte. Comme nous l’avons aussi indiqué dans la décision Hospira, les décisions discrétionnaires des juges de la Cour fédérale devraient également faire l’objet d’un contrôle en fonction des normes énoncées dans l’arrêt Housen.

[24]           La décision du juge d’appliquer les normes établies dans la décision Aqua-Gem et non celles de l’arrêt Housen, ne constitue pas, en soi, une erreur justifiant notre intervention. Comme nous l’avons indiqué clairement dans la décision Hospira, et comme le concède l’appelant, les anciennes et les nouvelles normes ont recours à un libellé différent pour, effectivement, exprimer des concepts similaires. Par conséquent, l’application des anciennes normes à la décision du protonotaire n’invalide pas la décision du juge. Comme il est expliqué plus loin, je conclus que la « fausse appréciation des faits » du juge équivaut à une erreur de fait manifeste et dominante et que son utilisation d’un « mauvais principe » équivaut à une erreur de droit.

B.                 Le protonotaire a commis une erreur de fait en ce qui concerne le délai

[25]           En raison de son avis selon lequel la Couronne a été informée des noms des deux gardiens de prison en 2007, et une fois de plus en 2009 (motifs du protonotaire au paragraphe 4), le protonotaire a conclu que la Couronne aurait pu interroger les gardiens de prison dès la fin de 2007 (idem au paragraphe 6). Donc, de l’avis du protonotaire, le délai qui s’est écoulé entre 2007 et la date à laquelle la Couronne a présenté sa requête était imputable à la Couronne. Le protonotaire est arrivé à la conclusion que d’accorder la requête de la Couronne constituerait une récompense envers cette dernière pour son inaction durant les huit dernières années (idem au paragraphe 9). En outre, le protonotaire a conclu que la Couronne n’avait présenté aucune preuve concernant le délai supplémentaire qui découlerait du fait de recueillir les interrogatoires écrits des témoins au Mexique. Le protonotaire a terminé en indiquant que l’affaire dont il était saisi avait été paralysée par des requêtes interlocutoires qui étaient grandement imputables à la Couronne.

[26]           Comme le juge l’a signalé dans ses motifs, la Couronne n’avait aucune raison de recueillir le témoignage écrit des gardiens de prison avant que M. Boily entame ses procédures en avril 2010 (motifs du juge au paragraphe 37). Je suppose qu’en l’absence de procédures judiciaires, toute enquête aurait été du ressort d’Affaires mondiales Canada et de l’ambassade du Canada au Mexique. Cependant, M. Boily a demandé au représentant diplomatique, qui lui a rendu visite en août 2007, de ne pas divulguer ses accusations aux autorités carcérales (interrogatoire préalable écrit de M. Boily, dossier d’appel, onglet 8, à la page 61, Q22).

[27]           Le juge avait également raison de signaler qu’on avait accordé un arrêt des procédures sine die à M. Boily en août 2013, qui était demeuré en vigueur jusqu’à début de 2014. À l’époque, l’avocat de M. Boily s’était retiré du dossier, en raison de la difficulté d’obtenir son témoignage pendant qu’il était incarcéré au Mexique, ce qui a poussé M. Boily à changer d’avocat.

[28]           De plus, la déclaration modifiée de M. Boily fournit des renseignements insuffisants concernant l’identité des gardiens qui l’ont maltraité. Plus particulièrement, au paragraphe 26 de sa déclaration modifiée, M. Boily mentionne que les gardiens sont David, Isidro et J. Carlos Abraham Osorio. Son interrogatoire préalable par la Couronne a été effectué par écrit et n’a été reçu au Canada qu’en novembre 2015, avec plusieurs mois de retard sur l’échéancier convenu par les parties le 26 juin 2015. Dans ses réponses à l’interrogatoire préalable écrit de la Couronne datées du 25 avril 2015, M. Boily a indiqué pour la première fois à la Couronne le nom complet des gardiens, à savoir MM. Juan Carlos Abraham Osorio et Isidro Delgato Martinez. Le nom complet du troisième gardien demeure inconnu et la Couronne n’a pas cherché à l’interroger.

[29]           Le juge a également observé que les parties avaient convenu d’un horaire en juin 2015 pour achever les interrogatoires écrits (même si le juge ne l’a pas dit expressément, il doit se reporter aux interrogatoires préalables écrits). Même si M. Boily a donné son consentement à un interrogatoire préalable par écrit, il n’avait clairement pas consenti à ce qu’un interrogatoire écrit des gardiens de prison serve de témoignages au procès.

[30]           En fin de compte, après avoir examiné attentivement la preuve, le juge a conclu que l’ensemble du délai entre 2007 et 2016 n’était pas imputable à la Couronne. Il a conclu que le protonotaire, en citant le délai comme le motif principal de son refus d’accueillir la requête de la Couronne, avait fondé sa décision sur une « fausse appréciation des faits ».

[31]           À mon avis, le juge n’a commis aucune erreur en tirant cette conclusion.

C.                 Le protonotaire a commis une erreur de droit en ce qui concerne la valeur probante

[32]           Dans ses motifs, le protonotaire a indiqué qu’il ne croyait pas que le témoignage des gardiens de prison serait utile, car ils nieraient tout simplement avoir torturé M. Boily. Il a également endossé une déclaration de l’appelant selon laquelle le témoignage des gardiens n’a aucune valeur probante.

[33]           Comme le juge le mentionne, à juste titre, il n’incombait pas au protonotaire de juger de la valeur probante de la preuve; il s’agit du rôle du juge de première instance. De l’avis du juge, les dépositions des gardiens pourraient très bien révéler des renseignements qui étaient utiles à l’affaire, même s’ils niaient les allégations de M. Boily à leur encontre. Le juge a ajouté qu’il incombait au juge de première instance d’apprécier leur crédibilité et leur valeur probante, et que cet exercice ne pouvait être mené au préalable (motifs du juge au paragraphe 52). Le juge avait également raison de dire que la valeur probante des dépositions n’était pas un des critères établis par la jurisprudence pour déterminer si une commission rogatoire et des lettres rogatoires devaient être délivrées (idem au paragraphe 51).

[34]           Par conséquent, le juge a émis l’opinion que le protonotaire avait fondé sa décision sur un « mauvais principe » ainsi que sur une « fausse appréciation des faits » (motifs du juge aux paragraphes 53 et 54). Je suis d’accord avec le juge pour dire qu’en incluant un facteur qui n’était pas pertinent pour décider si des lettres rogatoires devaient être délivrées, le protonotaire a commis une erreur de droit. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de déterminer si cette erreur constitue également une erreur de fait manifeste et dominante.

D.                 Le juge a-t-il commis une erreur dans son contrôle de novo de l’affaire?

[35]           Le juge a accordé l’ordonnance demandée par la Couronne. Comme je l’ai indiqué plus tôt, un « Draft Commission » nommant M. Velasco à titre de commissaire pour recueillir les dépositions de MM. Martinez et Osorio et un « Draft Letter of Request », adressé aux autorités judiciaires mexicaines dans lequel on demandait leur aide pour convoquer les deux gardiens à comparaître devant le commissaire étaient annexés à son jugement. En rendant sa décision, le juge semble avoir supposé que, parce que la Couronne a cherché à recueillir les dépositions écrites des deux témoins, il devait accueillir la requête si les critères établis à la Règle 271 étaient respectés. En conséquence, le juge ne s’est pas penché sur la question de savoir si l’interrogatoire devait plutôt être mené au moyen de questions et de réponses de vive voix assujetties à des objections et à un contre-interrogatoire.

[36]           En toute déférence, j’estime que le juge a commis une erreur de droit en omettant de déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, des questions et réponses de vive voix assujetties à un contre-interrogatoire seraient préférables. À mon avis, s’il s’était penché sur cette question, il aurait sans doute conclu que le fait de rendre l’ordonnance demandée par la Couronne n’était pas approprié dans les circonstances.

[37]           Je commence par une discussion sur les Règles applicables au présent pourvoi en appel. Les Règles 271 et 272 sont au cœur même de ce pourvoi en appel. Cependant, elles doivent être interprétées en fonction des Règles 87 à 100.

[38]           La Règle 271 porte sur les dépositions prises hors Cour et la Règle 272 s’applique aux situations où les dépositions doivent être recueillies dans un pays autre que le Canada. Il s’agit des règles que le protonotaire et le juge ont examinées en rendant leurs décisions respectives.

[39]           La Règle 271(2) établit une liste non exhaustive des facteurs que la Cour peut prendre en considération en rendant une ordonnance. Elle est libellée comme suit :

271(2) In making an order under subsection (1), the Court may consider

271(2) La Cour peut tenir compte des facteurs suivants lorsqu’elle rend l’ordonnance visée au paragraphe (1) :

(a) the expected absence of the person at the time of trial;

a) l’absence prévue de la personne au moment de l’instruction;

(b) the age or any infirmity of the person;

b) l’âge ou l’infirmité de la personne;

(c) the distance the person resides from the place of trial; and

c) la distance qui sépare la résidence de la personne du lieu de l’instruction;

(d) the expense of having the person attend at trial.

d) les frais qu’occasionnerait la présence de celle-ci à l’instruction.

[40]           Aux termes de la Règle 271(3), en rendant l’ordonnance demandée, « la Cour peut donner des directives au sujet des dates, heure, lieu et frais de l’interrogatoire, de la façon de procéder [...] » [Mon soulignement].

[41]           En vertu de la Règle 272(1), la Cour peut ordonner, lorsque les dépositions doivent se faire à l’étranger, la délivrance d’une commission rogatoire, de lettres rogatoires, d’une lettre de demande et de tout autre document nécessaire pour l’interrogatoire selon les formules prescrites par les Règles.

[42]           La décision d’accorder ou non la collecte de dépositions sur commission rogatoire est une décision discrétionnaire à l’égard de laquelle la jurisprudence a énoncé un certain nombre de facteurs qui doivent être pris en considération en rendant une ordonnance. Notamment, les quatre facteurs suivants méritent d’être examinés : la demande doit être présentée de bonne foi; la question pour laquelle le témoignage est demandé est pertinente aux procédures devant la Cour; les témoins que l’on demande à interroger peuvent fournir des dépositions qui sont d’une grande importance pour la question en litige; et enfin, il existe des motifs valables expliquant que les témoins ne peuvent pas prendre part au procès (voir Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ) v. Fast, [2001] A.C.F. no 1016 (QL), 2001 FCT 594 [Fast] ; Canada (ministre du Revenu National-M.N.R.) v. Javelin Foundries & Machine Works Ltd., [1978] C.T.C. 597 (TD), [1978] A.C.F. no 612 (QL). Il va sans dire que ces facteurs ne sont pas exhaustifs. Il incombe au juge saisi d’une demande en vue de recueillir des dépositions par voie de commission rogatoire d’examiner toutes les circonstances pertinentes qui pourraient justifier ou non l’octroi d’une ordonnance.

[43]           Je me penche maintenant sur les Règles 87 à 100. La Règle 87 explique ce que signifie un « interrogatoire » dans le contexte des interrogatoires hors Cour. Elle définit « interrogatoire » comme suit :

87 In rules 88 to 100, examination means

87 Dans les règles 88 à 100, interrogatoire s’entend, selon le cas :

(a) an examination for discovery;

a) d’un interrogatoire préalable;

(b) the taking of evidence out of court for use at trial;

b) des dépositions recueillies hors cour pour être utilisées à l’instruction;

(c) a cross-examination on an affidavit; or

c) du contre-interrogatoire concernant un affidavit;

(d) an examination in aid of execution.

d) de l’interrogatoire à l’appui d’une exécution forcée.

[my emphasis]

[mon soulignement]

[44]           La Règle 88(1) indique que « [s] ous réserve des règles 234 et 296, l’interrogatoire se fait soit de vive voix soit par écrit ».

[45]           Les Règles 89 à 98 établissent la façon dont tous les interrogatoires doivent être menés. En ce qui concerne la Règle 99, elle présente la procédure pour les interrogatoires écrits. Plus particulièrement, la Règle 99(1) indique qu’une partie qui a l’intention de procéder à un tel interrogatoire doit dresser une liste de questions selon la formule 99A auxquelles la personne devra répondre. La Règle 99(3) prévoit que la personne interrogée est tenue de répondre aux questions « par affidavit » et que celui-ci doit être établi selon la formule 99B et être signifié aux autres parties à l’instance. Il est important de signaler que la Règle 99 ne prévoit pas la possibilité d’un contre-interrogatoire.

[46]           Enfin, la Règle 100 précise que les Règles 94, 95, 97 et 98 s’appliquent, mutatis mutandis, aux interrogatoires écrits.

[47]           En rendant leurs décisions respectives, ni le protonotaire ni le juge n’ont mentionné les Règles 87 à 100. Un examen adéquat des Règles applicables mène à la conclusion que la Cour peut, en vertu des Règles 271 et 272, ordonner qu’une personne soit interrogée par écrit à l’étranger. À mon avis, un tel interrogatoire est assujetti à la Règle 99.

[48]           Comme je l’ai indiqué plus tôt, il ne semble pas que l’interrogatoire de M. Martinez ait été mené conformément à la Règle 99. Il semble plutôt qu’il a été interrogé de vive voix par le commissaire en l’absence des avocats des parties. Aucun affidavit selon la formule prescrite par la Règle 99, à savoir la formule 99B, ne figure au dossier. Ce que nous avons devant nous est une transcription de l’interrogatoire mené par le commissaire le 17 novembre 2016, dans lequel il pose, de vive voix, les questions établies dans la liste de questions fournies par la Couronne.

[49]           Parce que je conclus que le juge a commis une erreur susceptible de contrôle en rendant l’ordonnance demandée par la Couronne, je n’ai pas à trancher si le défaut du commissaire de respecter la Règle 99 est fatal.

[50]           Je me penche maintenant sur la requête datée du 11 janvier 2016, présentée par la Couronne à l’égard de laquelle le protonotaire et le juge ont rendu leurs décisions. Pour appuyer sa requête, la Couronne a produit l’affidavit de Me Stephanie Lauriault, souscrit le 12 janvier 2016. Aux fins du présent pourvoi en appel, seul le paragraphe 18 de l’affidavit de Me Lauriault est pertinent, paragraphe dans lequel elle affirme que le demandeur avait, lorsqu’il a fait l’objet d’un interrogatoire préalable par la Couronne, identifié MM. Osorio et Martinez, résidents du Mexique, comme deux des trois gardiens qui l’avaient présumément torturé. Me Lauriault déclare également qu’en raison de contraintes linguistiques, géographiques et diplomatiques, la Couronne n’avait aucunement tenté d’établir un contact avec les gardiens.

[51]           Par conséquent, au moment de formuler sa requête, la Couronne n’avait aucune information en ce qui concerne MM. Osorio et Martinez. Autrement dit, la Couronne ignorait si les témoins éventuels étaient vivants, s’ils travaillaient toujours pour le système carcéral mexicain ou s’ils résidaient toujours au Mexique. Il est inutile d’ajouter que la Couronne, n’ayant pas communiqué avec les témoins, ignorait si les témoins seraient prêts à venir au Canada pour témoigner au procès. Il semble que la Couronne a tout simplement supposé qu’ils refuseraient de s’y présenter.

[52]           En conséquence, ni le protonotaire ni le juge n’avaient d’éléments de preuve pertinents en ce qui a trait aux témoins. Il s’est avéré que le commissaire n’a pas été en mesure de retracer ou d’obtenir des renseignements quelconques à propos de M. Osorio.

[53]           Comme je l’ai indiqué plus tôt, la Règle 271 établit un certain nombre de facteurs que la Cour peut prendre en considération pour rendre une ordonnance aux fins de recueillir des dépositions hors Cour. Ces facteurs sont, pour les répéter : a) l’absence prévue de la personne au moment de l’instruction; b) l’âge ou l’infirmité de la personne; c) la distance qui sépare la résidence de la personne du lieu de l’instruction; et d) les frais qu’occasionnerait la présence de celle-ci à l’instruction.

[54]           Il ne fait aucun doute que les troisième et quatrième facteurs semblent être satisfaits. Pour ce qui est des premier et deuxième facteurs, il n’y avait aucun élément de preuve à ce propos. Autrement dit, l’état de santé des témoins était inconnu et il n’y a aucun élément de preuve en ce qui concerne leur volonté de venir au Canada pour témoigner au procès. Dans leurs décisions, le protonotaire et le juge ne se sont pas penchés sur ces facteurs. Ils semblent avoir supposé que les facteurs étaient satisfaits.

[55]           Je ne trancherai pas le pourvoi en appel pour ce motif, mais il me semble que le protonotaire aurait eu le loisir de rejeter la requête de la Couronne en raison de son défaut de produire, effectivement, tout renseignement sur la question de savoir si les témoins étaient vivants, s’ils résidaient au Mexique ou s’ils acceptaient de venir au Canada pour témoigner au procès. La Cour ne devrait pas, comme le juge l’a fait, rendre une ordonnance autorisant le commissaire à retracer les témoins. Ce n’est pas le rôle de la Cour. C’est celui de la partie qui cherche à recueillir les dépositions des témoins. La Couronne aurait dû prendre les mesures nécessaires pour trouver les témoins et, après l’avoir fait, elle aurait dû approcher les témoins pour découvrir s’ils étaient prêts à venir au Canada pour témoigner. Ce n’est qu’à ce moment-là que la Couronne aurait dû présenter sa requête à la Cour.

[56]           Pour trancher le présent pourvoi en appel, il sera utile d’établir brièvement les raisons pour lesquelles l’appelant s’oppose à la décision du juge. Cela permettra d’établir le contexte dans lequel la question a été débattue devant le juge et devant nous lors du pourvoi en appel. En fin de compte, j’estime que le protonotaire avait raison de rejeter la requête de la Couronne, bien qu’il se soit fondé sur des motifs erronés.

[57]           Sans surprise, l’appelant affirme que le juge avait tort d’intervenir et, par conséquent, il n’aurait pas dû infirmer la décision du protonotaire. Pour les motifs que j’ai déjà expliqués, je conclus que le juge avait raison d’intervenir. Cependant, après être intervenu, il aurait dû parvenir à la même conclusion que le protonotaire.

[58]           L’appelant formule un certain nombre d’arguments qui sont pertinents pour l’issue du pourvoi en appel. D’abord, l’appelant fait valoir que l’ordonnance demandée par la Couronne, c’est-à-dire la collecte des dépositions écrites des témoins conformément à la Règle 99, le privait de la possibilité de contre‑interroger les témoins. En outre, elle privait la Cour de la possibilité d’observer les témoins.

[59]           Deuxièmement, l’appelant a indiqué que le juge, en rendant son ordonnance, n’a pas vraiment examiné le fait que les dépositions seraient limitées à des questions et à des réponses écrites. Troisièmement, l’appelant a également indiqué que le fait de limiter les dépositions à des questions et réponses écrites constitue une violation du principe fondamental de l’administration de la justice, à savoir que les parties ont le droit de contre-interroger les parties adverses.

[60]           Quatrièmement, l’appelant indique que la requête de la Couronne pour la collecte de dépositions écrites, sans avoir la preuve que celles-ci étaient nécessaires pour poursuivre la procédure dans les circonstances, crée un précédent dangereux que la Cour ne devrait pas tolérer.

[61]           Le paragraphe 56 du mémoire des faits et du droit de l’appelant expose bien le point de vue de ce dernier sur la question. Le paragraphe est ainsi rédigé :

56. Cependant, dans l’intérêt premier de l’administration de la justice, et avant de faire droit à une dérogation claire aux règles procédurales et aux principes de justice applicables, la Cour doit au minimum, se satisfaire que la situation le justifie. Ceci nécessite, au minimum, que la partie démontre : (i) qu’elle a localisé les témoins en question; (ii) que ceux-ci refusent de témoigner au procès, même à distance, par exemple par vidéoconférence; et (iii) qu’une commission en bonne et due forme – viva voce, présidé [sic] par un juge, et avec contre-interrogatoire - n’est pas praticable.

[62]           À mon humble avis, l’approche que l’appelant suggère dans le paragraphe ci-dessus est l’approche appropriée. Je suis de cet avis pour les motifs suivants.

[63]           Comme je l’ai indiqué plus tôt, la Règle 271(3) donne à la Cour fédérale un pouvoir discrétionnaire à l’égard de la « façon de procéder » selon laquelle l’interrogatoire demandé devrait être recueilli. En d’autres termes, il incombe au juge de décider à la lumière de toutes les circonstances pertinentes si l’interrogatoire doit procéder au moyen de questions et de réponses de vive voix ou s’il doit être écrit. À ma lecture des motifs du juge, je n’ai aucun doute qu’il ne s’est pas penché sur cette question. Il a simplement accueilli la requête, car il était convaincu que la Couronne avait le droit de recueillir les dépositions des témoins hors Cour. Même si je suis prêt à accepter, sous réserve de mes commentaires précédents concernant le manque d’éléments de preuve à l’égard des premier et deuxième facteurs visés à la Règle 271(2), le fait que la Couronne avait le droit de recueillir les dépositions des témoins hors Cour ne règle aucunement la façon de procéder pour recueillir les dépositions.

[64]           Pour commencer, il est indéniable que la façon de procéder habituelle pour recueillir la preuve dans le cadre d’un procès est par des interrogatoires de vive voix des témoins, assujettis à des contre-interrogatoires. Il va sans dire, sous réserve des Règles 271 et 272, que les témoins cités au procès devraient être entendus dans la salle d’audience devant un juge de première instance. Lorsqu’une partie est en mesure d’établir qu’une telle preuve devrait être recueillie hors Cour, la Cour devrait veiller, dans la mesure du possible, à ce que cette preuve soit recueillie de la façon de procéder habituelle. C’est pourquoi la preuve recueillie par commission rogatoire aux termes de la Règle 272 est souvent reçue de vive voix devant le juge de première instance qui, dans de telles circonstances, est nommé comme commissaire. Lorsque les parties conviennent qu’une personne autre qu’un juge devrait être nommée commissaire, la preuve est néanmoins recueillie par le commissaire au moyen de questions et réponses de vive voix assujetties à un contre-interrogatoire et, dans une telle situation, les objections doivent être réglées par le juge de première instance au moment du procès.

[65]           Toutefois, cela ne veut pas dire qu’il ne peut pas être approprié dans certaines circonstances de permettre la collecte de dépositions hors Cour d’une façon autre qu’au moyen de questions et réponses écrites, comme le propose la Couronne en l’espèce. Cependant, procéder de la façon suggérée par la Couronne doit, à mon humble avis, constituer l’exception à la règle. En conséquence, pour obtenir une ordonnance comme celle qui est demandée par la Couronne dans la présente instance, la partie requérante doit démontrer à la satisfaction de la Cour que, dans toutes les circonstances, une telle ordonnance est celle qu’il convient de rendre. À mon avis, cette preuve n’a pas été faite en l’espèce.

[66]           Même si les parties n’ont pas été en mesure de présenter de jurisprudence pertinente à la question dont nous sommes saisis, j’ai été en mesure de trouver une affaire qui est pertinente. Dans l’arrêt Leo v. Puget Sound Iron Co., [1954] B.C.J. No. 55, 13 W.W.R. (N.S.) 95 [Puget Sound], le juge Wilson de la Cour suprême de la Colombie-Britannique devait décider de quelle façon le témoignage du président de la société défenderesse devait être recueilli. Le juge Wilson a indiqué que le témoin était [TRADUCTION] « très âgé, très malade et très faible » et que le fait de l’interroger selon la façon de procéder habituelle au moyen d’un interrogatoire de vive voix susceptible de faire l’objet d’un contre-interrogatoire [TRADUCTION] « pourrait le tuer » (arrêt Puget Sound, au paragraphe 1). Par conséquent, le juge Wilson a conclu que le témoin ne devrait pas être assujetti à la façon de procéder habituelle.

[67]           Dans l’arrêt Puget Sound, étant donné que le témoin était le témoin principal pour la défense et la seule personne qui pouvait réfuter les allégations du plaignant, il était nécessaire d’autoriser son interrogatoire hors Cour. Après avoir fait valoir que la [TRADUCTION] « pratique moderne », était que les examens devraient se dérouler en présence des parties et de leur avocat, et que les témoins devraient être contre-interrogés et réinterrogés, le juge Wilson a ordonné que les dépositions soient recueillies au moyen d’interrogatoires écrits et de contre-interrogatoires écrits, en ajoutant que [TRADUCTION] « si, à un moment quelconque, il est prouvé que le témoin peut résister et survivre au processus de loin préférable d’un contre‑interrogatoire de vive voix, celui-ci sera ordonné » (arrêt Puget Sound aux paragraphes 2 et 5).

[68]           En toute déférence, la décision rendue par le juge Wilson dans l’arrêt Puget Sound appuie mon point de vue selon lequel la présentation, à l’instruction, de dépositions écrites recueillies hors Cour doit demeurer une exception à la règle. La Règle 290 appuie également ma position. Elle est ainsi libellée :

290 The Court may permit a party to use all or part of an examination for discovery of a person, other than a person examined under rule 238, as evidence at trial if

290 La Cour peut, à l’instruction, autoriser une partie à présenter en preuve tout ou partie d’une déposition recueillie à l’interrogatoire préalable, à l’exception de celle d’une personne interrogée aux termes de la règle 238, si les conditions suivantes sont réunies :

(a) the person is unable to testify at the trial because of his or her illness, infirmity or death or because the person cannot be compelled to attend; and

a) l’auteur de la déposition n’est pas en mesure de témoigner à l’instruction en raison d’une maladie, d’une infirmité ou de son décès, ou il ne peut être contraint à comparaître;

(b) his or her evidence cannot be obtained on commission.

b) sa déposition ne peut être recueillie par voie de commission rogatoire.

 

[69]           Autrement dit, une partie peut être autorisée à présenter en preuve tout ou partie d’une déposition recueillie à l’interrogatoire préalable (dans ce contexte, l’avocat de la personne faisant l’objet d’un interrogatoire préalable n’a aucun droit d’interroger ou de réinterroger le témoin), à l’exception de l’interrogatoire préalable de tiers (Règle 238(1)), lorsque la personne n’est pas en mesure de témoigner en raison, inter alia, de son état de santé et que la déposition de cette personne ne peut pas être obtenue dans le cadre d’une commission rogatoire. À mon avis, l’hypothèse qui sous-tend la Règle 290 est qu’avant que la Cour accepte l’interrogatoire préalable d’une personne, elle doit s’assurer qu’il n’existe aucune possibilité réelle que cette personne puisse être interrogée selon la façon de procéder habituelle, à savoir au moyen de questions et des réponses de vive voix assujetties à un contre‑interrogatoire. Par conséquent, les Règles appuient manifestement le point de vue selon lequel le témoignage au procès devrait, de préférence, être présenté au moyen de questions et de réponses de vive voix susceptibles de faire l’objet d’un contre-interrogatoire. Les dépositions écrites devraient uniquement être admises en preuve lorsqu’il n’est pas possible de procéder de la façon habituelle.

[70]           Également à l’appui de cette opinion, la décision non publiée du juge Collier de la Cour fédérale rendue dans Marubeni Corporation c. Le navire Star Taranger et Westfal-Larsen & Co. A/S et Star Shipping Co. A/S (25 juillet 1977) Doc. T -2991-74 [Marubeni] (citée par le juge McKeown J. au paragraphe 8 de ses motifs dans la décision Fast), dans laquelle le juge Collier a expliqué pourquoi il était préférable dans de nombreux cas de nommer le juge de première instance comme commissaire pour recueillir les dépositions des témoins hors Cour. À la page 4 de ses motifs dans Marubeni, le juge Collier a formulé l’opinion suivante :

On pourrait envisager le cas d’une action dans laquelle tous les principaux témoins sont à l’étranger, dans laquelle les faits ou les opinions donnés en témoignage vont manifestement se contredire, dans laquelle la question de la crédibilité, et de son évaluation, serait de première importance. La Cour pourrait, dans un tel cas, conclure qu’il existe des raisons impératives, tant au point de vue pratique qu’au point de vue de l’intérêt de la justice, de commettre un juge. Quoiqu’on puisse, dans ces circonstances, considérer théoriquement le juge commis comme un simple mandataire, il faut regarder les choses d’une manière plus réaliste. Au fond, ce juge siégera au nom du tribunal, tranchera sur place les questions relatives à la preuve ainsi que d’autres questions de droit, et évaluera temporairement ou même définitivement la crédibilité de l’intéressé, le tout dans le ressort d’une juridiction étrangère.

[71]           En d’autres termes, il est préférable de nommer le juge de première instance comme commissaire lorsque des questions de crédibilité, par exemple, devront, en fin de compte, être tranchées par la Cour. Une fois de plus, l’hypothèse est que les questions et réponses de vive voix assujetties à un contre-interrogatoire constituent la façon de procéder préférable.

[72]           Il est manifeste en l’espèce que la Couronne n’a présenté aucun élément de preuve qui justifierait de s’écarter de la façon de procéder habituelle de recueillir les dépositions, même si cela se fait hors Cour. Non seulement la Couronne a omis de présenter un élément de preuve quelconque concernant les témoins qu’elle souhaitait interroger, mais elle n’a présenté aucune preuve quant à la raison pour laquelle il était approprié ou préférable de procéder au moyen de questions et de réponses écrites. À l’audience, en réponse à une question du tribunal à savoir pourquoi elle souhaitait procéder au moyen de questions écrites seulement, la réponse de l’avocat de la Couronne était que la Couronne procédait ainsi parce qu’elle pouvait le faire. À mon humble avis, la réponse n’était pas très convaincante dans les circonstances.

[73]           Il me semble que, comme dans l’arrêt Puget Sound, des raisons médicales peuvent justifier pourquoi un témoin n’a pas été assujetti à des questions et des réponses de vive voix susceptibles de faire l’objet d’un contre-interrogatoire. Il me semble également que, selon la nature et l’importance de la preuve à présenter, un juge peut, dans certaines circonstances, autoriser que les dépositions recueillies par voie de commission rogatoire soient recueillies par dépositions écrites ou par tout autre moyen approprié, par exemple, par vidéoconférence. En présentant ces exemples, on ne doit en aucune façon interpréter mes propos comme limitant les circonstances qui pourraient donner lieu à une ordonnance selon laquelle les dépositions par voie de commission rogatoire sont recueillies par écrit uniquement. Dans tous les cas, il incombera au juge saisi de la requête d’exercer son pouvoir discrétionnaire à la lumière de toutes les circonstances pertinentes. Je souhaite simplement préciser que, lorsqu’on lui demande de rendre une ordonnance portant sur des dépositions par voie de commission rogatoire, il est impératif que le juge se penche sur la façon de procéder pour recueillir le témoignage, notamment lorsqu’une des parties au litige, comme en l’espèce, s’y oppose.

[74]           Quant aux faits de l’affaire dont nous sommes saisis, il ne fait aucun doute que les dépositions des gardiens de prison sont hautement pertinentes aux questions soulevées par l’action intentée par l’appelant contre la Couronne. En particulier, leurs témoignages contrediront probablement celui de M. Boily en ce qui concerne le traitement de ce dernier dans la prison mexicaine. Par conséquent, le juge devra trancher une question sérieuse de crédibilité. Ces dépositions, je n’en ai aucun doute, devraient être recueillies par voie de questions et réponses de vive voix susceptibles de faire l’objet d’un contre-interrogatoire. Comme je l’ai indiqué plus tôt, la Cour n’est saisie d’aucune preuve permettant que l’on fasse exception à la règle habituelle.

[75]           Je conclus que, en omettant de se pencher sur la façon de procéder de la Couronne pour recueillir les dépositions des gardiens de prison, le juge a commis une erreur justifiant notre intervention. À mon avis, s’il s’était penché sur cette question, il aurait sans doute refusé de rendre l’ordonnance demandée par la Couronne, car il n’était saisi d’aucun élément de preuve qui pouvait justifier une telle ordonnance.

V.                 Conclusion

[76]           Pour ces motifs, j’accueillerais le pourvoi en appel avec dépens, j’infirmerais le jugement de la Cour fédérale et je rétablirais l’ordonnance du protonotaire rejetant la requête de la Couronne.

« M. Nadon »

j.c.a.

«Je suis d’accord.

Johanne Gauthier j.c.a.»

«Je suis d’accord.

Johanne Trudel j.c.a.»


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-285-16

 

INTITULÉ :

RÉGENT BOILY c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2017

 

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :

LE JUGE NADON

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GAUTHIER

LA JUGE TRUDEL

 

DATE :

LE 7 SEPTEMBRE 2017

 

COMPARUTIONS :

Audrey Boctor

Michel Swanston

 

Pour l’appelant

RÉGENT BOILY

 

Vincent Veilleux

 

Pour l’intimée

SA MAJESTÉ LA REINE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

IRVING MITCHELL KALICHMAN

Montréal (Québec)

Pour l’appelant

CHARLEBOIS SWANSTON GAGNON

Gatineau (Québec)

 

Pour l’appelant

 

CHRISTIAN DESLAURIERS INC.

Ottawa (Ontario)

 

Pour l’appelant

 

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

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