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Date : 19990723


Dossiers : A-415-99

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Robertson

ENTRE :

MANICKAVASAGAM SURESH

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE ROBERTSON

[1]  Il s’agit d’une requête accélérée visant à obtenir une ordonnance sursoyant au renvoi de l’appelant (M. Suresh) du Canada jusqu’à la décision de l’appel qu’il a formé contre la décision en date du 28 juin 1999 par laquelle le juge McKeown a rejeté la demande de contrôle judiciaire de M. Suresh. Cette demande de contrôle judiciaire a été présentée après que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration eut délivré, en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi sur l’immigration, une lettre d’opinion portant que M. Suresh constitue un danger pour la sécurité du Canada.

[2]  Le nombre de demandes de sursis jusqu’à la décision d’un appel formé devant la Cour contre le rejet d’une demande de contrôle judiciaire qui fait l’objet de questions certifiées de portée générale suivant le paragraphe 83(1) de la Loi est en hausse. Ces demandes soulèvent une question intéressante quant au type de préjudice irréparable qui satisfait au deuxième élément du critère à trois volets qui est exposé dans la jurisprudence. Dans les motifs qui suivent, je conviens avec la Cour suprême de l’Ontario que le défaut d’accorder la réparation demandée dans la présente espèce et dans des affaires similaires aurait effectivement pour effet de rendre l’audition de l’appel sur le fond « sans objet » ou « futile ». Je commence mon analyse par la relation des faits qui sont à l’origine de la présente demande de sursis.

LES FAITS ET LE LITIGE

[3]  M. Suresh est un Tamoul originaire du Sri Lanka. Il est arrivé au Canada le 5 octobre 1990 et a été reconnu comme un réfugié au sens de la Convention le 1er avril 1991. Le 11 septembre 1995, M. Suresh a fait l’objet d’une attestation de sécurité délivrée en vertu de l’article 40.1  de la Loi au motif qu’il n’était pas admissible au Canada en vertu de la disposition 19(1)e)(iv)(C), du sous-alinéa 19(1)f)(iii)(B) et de la disposition 19(1)f)(iii)(B) de la Loi. Cette attestation est basée sur des rapports secrets en matière de sécurité et a été signée par le solliciteur général et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration le 11 septembre 1995. La disposition 19(1)e)(iv)(C), le sous-alinéa 19(1)f)(ii) et la disposition 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sont ainsi libellées :

19. (1) [...]

e) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles:

. . . . .

(iv) soit sont membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle

(C) soit commettra des actes de terrorisme;

f) celles dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elles:

. . . . .

(ii) se sont livrées à des actes de terrorisme,

(iii) soit sont ou ont été membres d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée

. . . . .

(B) soit à des actes de terrorisme.

[Non souligné dans l’original.]

[4]  M. Suresh a été mis en détention le 18 octobre 1995 et a été avisé des mesures prises contre lui en vertu de l’article 40.1, à savoir qu’une attestation avait été délivrée en vertu de l’article 40.1 et qu’il pouvait faire l’objet d’une mesure d’expulsion.

[5]  Le 29 août 1997, après plus de 50 jours d’audience, le juge Teitelbaum a statué que l’attestation délivrée par le solliciteur général du Canada et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration en vertu de l’article 40.1 de la Loi était valide. Le juge Teitelbaum a conclu qu’il avait été saisi d’éléments de preuve suffisants pour conclure que l’attestation délivrée par la Couronne était raisonnable. Il a fait remarquer qu’il n’était pas nécessaire qu’il décide si M. Suresh avait été ou était encore un membre des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE), mais qu’il lui suffisait de décider s’il existait des éléments de preuve en fonction desquels la Couronne pouvait valablement conclure que M. Suresh avait été ou était encore un membre des LTTE. Le juge Teitelbaum a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Suresh avait été et était encore un membre des LTTE, compte tenu de ses activités antérieures et du fait qu’il s’était rendu dans différents pays pour y diriger le World Tamil Movement qui, selon la conclusion du juge Teitelbaum, fait vraisemblablement partie de l’organisation des LTTE ou, du moins, appuie vigoureusement cette organisation. Le juge Teitelbaum s’est également référé aux contacts continuels que M. Suresh a eus avec les dirigeants des LTTE, au fait que M. Suresh a consacré une bonne partie de son temps aux LTTE et au fait que M. Suresh recueillait des fonds pour cette organisation. Le juge Teitelbaum a conclu que M. Suresh n’avait « absolument aucune crédibilité » et que, dans ses observations écrites visant à obtenir le statut de réfugié, M. Suresh « n’a pas écrit grand-chose de vrai ». Pour ce qui est du sens du terme « terrorisme » tel qu’il est employé dans la Loi, le juge Teitelbaum a conclu qu’il devrait recevoir « une interprétation large et non restrictive pour l’application de l’article 40.1 ». Se référant à une annexe contenant 140 incidents impliquant les LTTE et rejetant les déclarations des témoins cités par M. Suresh selon lesquelles ces incidents sont justifiés dans la lutte pour l’indépendance politique, le juge Teitelbaum a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de conclure que les LTTE avaient commis des actes de terrorisme, quelle que soit la façon dont le terme « terrorisme » est défini. Par conséquent, le juge Teitelbaum a statué que l’attestation délivrée en vertu de l’article 40.1 de la Loi était valide. Aux termes du paragraphe 40.1(7) de la Loi, la décision du juge Teitelbaum ne peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire ou d’un appel. Cette disposition est ainsi libellée :

40.1 [...]

(7) Toute attestation qui n’est pas annulée en application de l’alinéa (4)d) établit de façon concluante le fait que la personne qui y est nommée appartient à l’une des catégories visées au sous-alinéa 19(1)c.1)(ii), aux alinéas 19(1)c.2), d), e), f), g), j), k) ou l) ou au sous-alinéa 19(2)a.1)(ii) [...]

[6]  Après que le juge Teitelbaum eut rendu sa décision, mais avant qu’il ne prononce ses motifs, un arbitre a ordonné que M. Suresh soit renvoyé du Canada au motif qu’il est une personne visée aux dispositions 19(1)e)(iv)(C) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi. L’arbitre n’a pas mentionné le sous-alinéa 19(1)f)(ii), vraisemblablement parce qu’il ne souscrivait pas à la décision du juge Teitelbaum, qui n’avait pas encore été motivée. Si je comprends bien les faits, la Couronne a interjeté appel de cette partie de la décision de l’arbitre devant la section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Cet appel n’a pas encore été entendu. Le 17 septembre 1997, M. Suresh a été avisé que le ministre songeait à exprimer, en application de l’alinéa 53(1)b), l’opinion que M. Suresh constituait un danger pour la sécurité du Canada. Si je comprends bien le système législatif, l’opinion exprimée en vertu de l’alinéa 53(1)b) a notamment pour effet de supprimer tout droit d’appel devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour des raisons d’ordre humanitaire. L’avocat de M. Suresh a soumis des observations au ministre le 1er octobre 1997, mais a demandé au ministre de s’abstenir de prendre une décision fondée sur l’alinéa 53(1)b) jusqu’au prononcé des motifs du juge Teitelbaum entérinant l’attestation de sécurité. Le juge Teitelbaum a prononcé ses motifs le 14 novembre 1997. Le 6 janvier 1998, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a pris une décision en application de l’alinéa 53(1)b), à savoir que M. Suresh constitue un danger pour la sécurité du Canada. M. Suresh a déposé une demande d’autorisation et demande de contrôle judiciaire de cette décision. Il a également demandé l’octroi d’une injonction interlocutoire pour empêcher son renvoi du Canada jusqu’à la décision de sa demande d’autorisation. Le 16 janvier 1998, Mme le juge Tremblay‑Lamer a refusé l’injonction au motif que M. Suresh ne subirait pas un préjudice irréparable et que la prépondérance des inconvénients penchait en faveur du ministre. Par conséquent, le 19 janvier 1998, M. Suresh a présenté un avis de demande à la Cour de l’Ontario (Division générale) afin d’obtenir une injonction empêchant son expulsion. Le juge Lane a rejeté la contestation juridictionnelle du pouvoir du tribunal ontarien et a accordé l’injonction interlocutoire, mais il a suspendu l’avis de demande sous-jacent. Le 23 mars 1998, le juge Teitelbaum a autorisé la mise en liberté de M. Suresh aux conditions prévues au paragraphe 40.1(9) de la Loi. Le 8 janvier 1999, la Cour divisionnaire de l’Ontario a rejeté les appels formés par la Couronne contre les deux ordonnances rendues par le juge Lane.

[7]  Le 28 juin 1999, le juge McKeown a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la décision du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de déclarer que M. Suresh constitue un danger pour la sécurité du Canada en vertu de l’alinéa 53(1)b) de la Loi. Pour ce faire, il a examiné un certain nombre de questions relevant du droit administratif et constitutionnel, notamment la compétence de la Cour pour se prononcer sur la constitutionnalité des alinéas 19(1)e), 19(1)f) et 53(1)b) de la Loi, et les questions de savoir s’il y a eu violation des articles 2, 7 et 12 de la Charte, si la décision du ministre était injuste sur le plan de la procédure et si M. Suresh avait obtenu un avis suffisant de tous les éléments de preuve pris en considération par le ministre. Je fais remarquer en passant qu’un certain nombre de questions similaires ont été examinées dans la décision Moumdjian c. Canada (Comité de surveillance des activités du renseignement de sécurité) (A-1065-88, C.A.F. 19 juillet 1999) que la Cour vient de déposer.

[8]  En ce qui concerne la question juridictionnelle, le juge McKeown a confirmé que la Cour fédérale a le pouvoir de déclarer que des dispositions législatives sont inopérantes dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. En ce qui concerne la décision discrétionnaire prise par le ministre en vertu de l’article 53 de la Loi, le juge McKeown était d’avis que la décision du ministre était raisonnable puisque le ministre a mis en balance le risque qu’entraîne le renvoi d’un réfugié au sens de la Convention au Sri Lanka et le danger que M. Suresh constitue pour la sécurité du Canada. Le juge McKeown a également statué que les exigences de l’équité procédurale avaient été respectées puisque M. Suresh avait été suffisamment renseigné sur les éléments de preuve soumis au ministre et que le ministre pouvait raisonnablement prendre la décision qui a été prise, compte tenu de la preuve. En ce qui concerne les moyens que M. Suresh a tirés de la Charte, le juge McKeown a conclu que la pondération effectuée par le ministre pour prendre une décision en application de l’alinéa 53(1)b) ne portait pas atteinte aux principes de justice fondamentale et ne contrevenait pas à l’article 3 de la Convention contre la torture. Le juge McKeown a également fait remarquer que M. Suresh n’avait pas satisfait aux exigences élevées en matière de preuve qui sont prévues à l’article 3 de la Convention contre la torture (qui n’a pas force exécutoire en droit canadien) et dans la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (à laquelle la Loi sur l’immigration donne effet) parce qu’il avait omis de fournir au ministre une déclaration personnelle exposant les raisons pour lesquelles il serait exposé à un risque s’il retournait au Sri Lanka. Selon le juge McKeown, les alinéas 19(1)e), 19(1)f) et 53(1)b) de la Loi ne portent pas atteinte à l’exercice de la liberté d’expression et de la liberté d’association de M. Suresh, et ils ne constituent pas un traitement ou une peine cruel et inusité. Enfin, le juge McKeown a statué que l’expression « danger pour la sécurité du Canada » n’était pas inconstitutionnellement vague. En rejetant la demande de contrôle judiciaire de M. Suresh, le juge McKeown a certifié les trois questions de portée générale suivantes en application du paragraphe 83(1) de la Loi :

[traduction]

1. Les dispositions 19(1)e)(iv)(C), 19(1)f)(ii) et 19(1)f)(iii)(B) de la Loi sur l’immigration portent-elles atteinte aux libertés garanties par les alinéas 2b) et 2d) de la Charte et, dans l’affirmative, s’agit-il de limites dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte?

2.(A) L’alinéa 53(1)h) de la Loi sur l’immigration contrevient-il à l’article 7 de la Charte et, dans l’affirmative, s’agit-il d’une limite dont la justification peut se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique suivant l’article premier de la Charte?

(B) L’actuelle procédure administrative par laquelle le ministre décide, en application du paragraphe 53(1) de la Loi sur l’immigration, si, selon lui, une personne constitue un danger pour la sécurité du Canada respecte-t-elle les principes d’équité reconnus par la common law et les principes de justice fondamentale prévus à l’article 7 de la Charte, compte tenu du fait que la Cour a introduit dans cette disposition la détermination par le ministre du risque de torture auquel une personne peut être exposée si elle est renvoyée dans un pays donné?

3. Est-il contraire à la Charte de renvoyer dans son pays d’origine un réfugié au sens de la Convention qui fait l’objet d’une attestation de sécurité prévue à l’article 40.1 et dont le caractère raisonnable a été confirmé, qui est une personne visée aux alinéas 19(1)e) et f) de la Loi sur l’immigration et qui a été reconnu par le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, en application de l’alinéa 53(1)b) de la Loi, comme une personne qui constitue un danger pour la sécurité du Canada?

[9]  J’en viens maintenant au fond de la demande de sursis.

ANALYSE

[10]  En ce qui concerne le critère à trois volets applicable à l’octroi d’un sursis, il est reconnu que les questions certifiées soulèvent des questions sérieuses et, partant, la première condition du critère est remplie. À mon avis, l’aspect plus délicat de la présente espèce se rapporte à la deuxième condition du critère, soit la question du préjudice irréparable.

[11]  Selon la preuve qui m’a été soumise, si M. Suresh est expulsé, il sera renvoyé au Sri Lanka étant donné qu’aucun autre pays n’est disposé à l’accueillir. Dans ce contexte, l’effet général du moyen invoqué par M. Suresh est que s’il est renvoyé au Sri Lanka, il sera probablement détenu par les autorités sri-lankaises à son arrivée et torturé. En réponse, le ministre a fait remarquer que des représentants du gouvernement sri-lankais ont donné au gouvernement du Canada des assurances écrites selon lesquelles même si M. Suresh peut être détenu à son arrivée, [traduction] « il ne serait pas torturé et ne ferait pas l’objet d’un traitement dégradant ». L’avocat de M. Suresh a répliqué que de telles assurances sont de vaines promesses compte tenu des antécédents documentés de violations des droits de la personne commises par la police sri-lankaise contre des personnes soupçonnées d’appartenir aux LTTE. La question est de savoir si le gouvernement sri-lankais est capable d’exercer une influence suffisante sur les responsables de l’application des lois de ce pays.

[12]  Compte tenu de la preuve documentaire, je ne doute pas que M. Suresh sera détenu par les autorités à son arrivée au Sri Lanka. Non seulement on a beaucoup parlé du cas de M. Suresh au Canada, mais son cas a également attiré l’attention des autorités sri-lankaises au Canada et au Sri Lanka. Malheureusement, je ne suis pas aussi sûr que les droits humains fondamentaux de M. Suresh seront respectés pendant sa détention. Je ne veux pas dire que la norme appropriée pour évaluer le risque de préjudice irréparable est la certitude absolue. La jurisprudence indique nettement le contraire. Toutefois, il est difficile de présumer le sort qui peut attendre une personne devant être renvoyée dans un pays dont les antécédents en matière de respect des droits de la personne tombent au-dessous des normes canadiennes ou internationales. Il m’a toujours paru difficile de reconnaître que lorsque la Chambre des lords a formulé le critère à trois volets dans l’arrêt de principe American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396, elle a tenu compte de son applicabilité dans le contexte des droits de la personne. C’est uniquement dans un contexte commercial semblable à celui de l’arrêt American Cyanamid qu’un tribunal parlerait de préjudice irréparable du point de vue d’un préjudice qui ne peut être réparé par l’octroi d’une somme d’argent. Aucune violation d’un droit humain fondamental ne peut être mesurée avec précision ou réparé par l’octroi d’une somme d’argent. C’est particulièrement vrai dans des affaires en matière d’immigration comportant le renvoi dans un pays qui ne respecte pas les normes internationales en matière de droits de la personne. Quoi qu’il en soit, il est également vrai que le droit absolu de demeurer au Canada n’existe pas, en particulier dans le cas des personnes dont le ministre a des motifs raisonnables de croire qu’elles sont des terroristes ou de fervents partisans du terrorisme. En dernière analyse, la prépondérance des inconvénients peut devoir privilégier l’intérêt public plutôt que les intérêts d’une personne qui doit être renvoyée dans un pays dans lequel les droits de la personne ne sont pas respectés. Toutefois, il est inutile à ce stade-ci de s’appesantir sur le sort qui peut attendre M. Suresh s’il est renvoyé au Sri Lanka, car il existe un autre motif en fonction duquel on peut conclure qu’il subira un préjudice irréparable si sa demande de sursis n’est pas accueillie.

[13]  À l’évidence, il est possible de répondre à la question du préjudice irréparable de deux façons. La première consiste à évaluer le risque de préjudice personnel en cas de renvoi dans un pays donné. La seconde consiste à évaluer l’effet du rejet d’une demande de sursis sur le droit d’une personne d’obtenir une décision sur le fond de sa cause et de profiter des avantages rattachés à une décision positive.

[14]   L’autre moyen invoqué par l’avocat de M. Suresh est que l’appel en instance deviendra « sans objet » ou « futile » si M. Suresh est expulsé avant l’audition de son appel. En supposant que M. Suresh soit déporté et détenu au Sri Lanka avant l’audition de son appel, et en supposant que son appel soit accueilli, une décision favorable à M. Suresh quant à la contestation constitutionnelle serait une fausse victoire puisqu’il est peu probable que les autorités sri-lankaises le mettraient en liberté et, partant, il ne serait pas en mesure de profiter des fruits de sa victoire, c’est-à-dire, fort probablement, le droit de demeurer au Canada jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur son cas en conformité avec la Charte. S’il devait demeurer au Canada et avoir gain de cause en appel, je présume que le ministre ne serait pas en mesure de donner suite à la mesure d’expulsion.

[15]  Il ressort clairement de la jurisprudence que les tribunaux ontariens ont été saisis de requêtes qui les invitaient notamment à accorder une injonction pour ce motif précis, même si pareille réparation avait déjà été refusée par la Cour fédérale et que des procédures étaient en cours. À cet égard, il est inutile que j’aille plus loin que la présente espèce. Ainsi que je viens de le mentionner, la Section de première instance de la Cour fédérale a refusé de surseoir à l’expulsion de M. Suresh jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire dont le juge McKeown a été saisi. M. Suresh a donc présenté une demande devant la Cour de l’Ontario (Division générale) afin d’obtenir un jugement déclaratoire portant que la mesure d’expulsion et les dispositions législatives sur lesquelles cette mesure repose étaient inconstitutionnelles, et une ordonnance empêchant le ministre de le renvoyer du Canada jusqu’au jugement sur cette demande. La Cour de l’Ontario a suspendu l’élément déclaratoire de la demande de M. Suresh, mais a accordé l’injonction visant à empêcher le ministre de le renvoyer du Canada dans les 10 jours suivant le jugement de la Cour fédérale sur sa demande de contrôle judiciaire. Depuis l’expiration de l’injonction accordée par la Cour de l’Ontario contre l’expulsion, M. Suresh s’est adressé à la Cour fédérale dans le but d’obtenir la même réparation jusqu’à l’issue de l’appel qu’il a formé contre cette demande de contrôle judiciaire.

[16]  À l’évidence, l’exercice d’une compétence concurrente par deux cours supérieures d’archives en ce qui a trait aux mêmes contestations de la constitutionnalité d’une loi fédérale, comme la Loi sur l’immigration, est très douteux. Il ne s’agit pas de savoir si deux cours supérieures ont une compétence concurrente à l’égard de la constitutionnalité d’une loi fédérale, mais bien de savoir si des poursuites concurrentes peuvent être intentées simultanément par la même partie devant deux cours supérieures. Il est également douteux qu’une cour supérieure accorde une injonction après qu’une autre cour supérieure a déjà refusé de le faire. L’interdiction visant les contestations parallèles d’ordonnances rendues par une cour supérieure est bien consacrée par la jurisprudence de la Cour suprême : voir Wilson c. R., [1983] 2 R.C.S. 594. Par ailleurs, permettre l’introduction de poursuites concurrentes donne l’impression qu’une cour supérieure exerce un pouvoir de surveillance sur une autre cour. Seule la Cour suprême du Canada est investie de cette mission de surveillance. Il faut convenir que les cours de l’Ontario connaissent le rôle joué par la Cour fédérale en matière d’immigration et sont peu disposées à assumer une compétence sauf s’il existe des raisons impérieuses de le faire. Selon mon interprétation de la jurisprudence, la seule raison pour laquelle les cours de l’Ontario ont été disposées à connaître des poursuites concurrentes réside dans le fait que le refus d’une injonction rendrait la poursuite devant la Cour fédérale sans objet. À cet égard, je souscris aux remarques suivantes que le juge Southey a faites dans l’affaire Suresh v. R. (1999), 42 O.R. (3d) 797 (Cour divisionnaire), confirmant (1998), 38 O.R. (3d) 267 (Division générale) :

[TRADUCTION]

Il nous semble que, sans l’intervention du juge Lane, l’ordonnance rendue par la Cour fédérale du Canada le 16 janvier 1998 comportait le risque injustifiable de rendre pratiquement futile toute réparation qui peut être accordée dans l’instance en contrôle judiciaire encore pendante devant la Cour fédérale.

Nous remarquons que la décision rendue par le juge Lane le 19 janvier 1998, et le 28 janvier 1998 [...] perturbe aussi peu que possible le rôle de la Cour fédérale ou le système législatif créé par le législateur. Elle reflète la retenue judiciaire qui devrait normalement régir ces affaires. [Non souligné dans l’original.]

[17]  Sous réserve du facteur de la prépondérance des inconvénients, il me semble que des appelants comme M. Suresh ont le droit d’être entendus avant d’être expulsés. Si des juges de la Section de première instance sont disposés à certifier des questions de portée générale en tant que condition préalable à l’audition d’un appel sans restriction sur le fond par la Cour d’appel (sur ce dernier point, voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.S nº 39), il n’est pas déraisonnable de reporter l’exécution d’une mesure d’expulsion ou de renvoi dans des circonstances dans lesquelles il peut finalement être conclu que des personnes comme M. Suresh n’ont pas été traitées de la manière prescrite par la loi. On peut appliquer un raisonnement similaire aux affaires dans lesquelles l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été accordée. Ces affaires soulèvent, dans l’optique de la Charte, des questions graves concernant un mécanisme complexe pour renvoyer des personnes du Canada et la possibilité qu’elles fassent l’objet d’un traitement inhumain à leur arrivée dans leur ancienne patrie. Jusqu’à ce que ces questions soient décidées, il n’est que juste que des appelants comme M. Suresh soient autorisés à demeurer au Canada. Il peut y avoir des cas où une personne peut revenir au Canada après avoir été expulsée et avoir obtenu gain de cause en appel, mais ce n’est pas le cas en l’espèce.

[18]  Il ne reste plus qu’à décider si, selon la prépondérance des inconvénients, le sursis devrait être accordé. Le troisième élément du critère m’oblige à mettre en balance l’intérêt personnel de M. Suresh et l’intérêt public. À mon avis, le premier l’emporte sur le second.

[19]  J’accepte la décision du ministre de déclarer que M. Suresh constitue un danger pour la sécurité du Canada, puisqu’il existe des motifs raisonnables de croire que M. Suresh constitue une menace pour la sécurité du Canada. Toutefois, on ne sait pas très bien si M. Suresh a été personnellement mêlé à des actes de terrorisme. Dans ses motifs, le juge Teitelbaum indique qu’il l’a été, mais l’arbitre n’a pas inclus ce fait dans la mesure d’expulsion. Ce qui est clair, c’est que M. Suresh n’a pas commis d’actes de violence au Canada. On veut l’expulser principalement parce qu’il dirige une organisation canadienne qui réunit des fonds destinés à une organisation terroriste, soit les LTTE. Bref, il n’y a pas d’éléments de preuve permettant d’appuyer une crainte valable quant au fait que la présence de M. Suresh au Canada constitue une menace pour la sécurité personnelle des Canadiens. S’il est renvoyé au Sri Lanka, toutefois, il serait presque certainement détenu et il est possible qu’il fasse l’objet d’un traitement inhumain. Enfin, je prends note du fait que M. Suresh a été incarcéré du 18 octobre 1995 au 23 mars 1998, et que les conditions auxquelles sa mise en liberté sous caution a été subordonnée étaient rigoureuses. La constitutionnalité de ces conditions a été contestée, mais M. Suresh a été débouté. Rien ne permet de conclure que M. Suresh a violé les conditions de la liberté sous caution qui lui ont été imposées.

[20]  Je conclus que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’intérêt personnel, mais je ne désire pas que les présents motifs soient interprétés comme une atteinte aux efforts légitimes déployés par le ministre pour expulser les personnes qui appuient activement des organisations terroristes et leurs objectifs violents. Le Canada ne peut pas et ne devrait pas être considéré comme un refuge sûr où des groupes terroristes comme les LTTE peuvent exercer des activités de financement. Il suffit de parcourir la multitude de revendications du statut de réfugié dans lesquelles la section du statut a reconnu qu’un revendicateur a été torturé par les LTTE pour se rendre compte que les LTTE sont une organisation terroriste. Néanmoins, je ne suis pas d’avis que la réputation du Canada sur la scène internationale en ce qui concerne la lutte au terrorisme sera affectée par la décision de permettre à M. Suresh de demeurer au Canada jusqu’à ce que son appel ait été entendu. Cette décision montre simplement que le Canada prend au sérieux ses obligations contre le refoulement de personnes vers des pays qui continuent de violer les droits de la personne, du moins jusqu’à ce qu’un renvoi soit effectué en conformité avec la Charte.

[21]  En résumé, il existe des questions sérieuses touchant la Charte à trancher relativement à l’appel de M. Suresh. Celui-ci subirait un préjudice irréparable s’il devait être expulsé avant l’audition de son appel, puisque son appel deviendrait pratiquement sans objet. La prépondérance des inconvénients penche également nettement en faveur de M. Suresh. De toute évidence, l’intérêt public ne sera pas sérieusement touché si M. Suresh demeure au Canada quelques mois de plus; il vit déjà au Canada depuis bientôt neuf ans.

[22]  Pendant la téléconférence, l’avocat de M. Suresh a indiqué que si la Cour était disposée à accorder un sursis, son client et lui seraient disposés à poursuivre l’appel de façon accélérée et, en fait, prennent actuellement des mesures en ce sens. Pour les motifs qui précèdent, j’accorderai le sursis demandé et j’ordonnerai à M. Suresh d’obtenir de l’administrateur judiciaire une date en vue de l’audition de l’appel interjeté dans le dossier A‑415‑99 au plus tard le vendredi 6 août 1999. Cette date doit être la plus rapprochée possible.

 

« Joseph Robertson »

j.c.a

 


COUR FÉDÉRALE DU CANADA (SECTION D’APPEL)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-415-99

 

INTITULÉ :

Manickavasagam Suresh c. le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration et le Procureur général du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par téléconférence entre Ottawa et Toronto

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 juillet 1999

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

Le juge Robertson

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 juillet 1999

 

COMPARUTIONS :

Ronald P. Poulton
Barbara Jackman

 

pour L’APPELANT

 

 

Cheryl D. Mitchell
Neeta Logsetty

 

pour Les INTIMéS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

 

pour l’appelant

 

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour leS INTIMÉS

 

 

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