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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.A.) [2002] 4 C.F. 358

Date : 20020328

Dossier : A-255-01

Référence neutre : 2002 CAF 125

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NOËL

ENTRE :

                                               LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                           ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                                    ALEXANDER HENRI LEGAULT

                                                                                   

                                                                                                                                                            intimé

                                      Audience tenue à Montréal (Québec), le 18 mars 2002.

                                       Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 28 mars 2002.

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :                                                                              LE JUGE DÉCARY

Y ONT SOUSCRIT:                                                                               LE JUGE EN CHEF RICHARD

                                                                                                                                            LE JUGE NOËL


Date : 20020328

Dossier : A-255-01

Référence neutre : 2002 CAF 125

CORAM :       LE JUGE EN CHEF RICHARD

LE JUGE DÉCARY

LE JUGE NOËL

ENTRE :

                                               LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                           ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                       appelante

                                                                                   et

                                                    ALEXANDER HENRI LEGAULT

                                                                                   

                                                                                                                                                            intimé

                                                           MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DÉCARY

[1]                 Monsieur le juge Nadon, qui siégeait alors en première instance, a certifié, conformément à l'article 83 de la Loi sur l'immigration, les sept questions suivantes ([2001] 3 C.F. 277, 308) :

1.    Les conclusions de l'agente Nappi étaient-elles manifestement déraisonnables et incompatibles avec l'arrêt Baker c. Canada (M.C.I.), [1999] 2 R.C.S. 817, et en particulier :

i. Mme Nappi a-t-elle minimisé l'intérêt des enfants et a-t-elle omis d'appliquer la norme libérale prescrite par la Cour suprême?

ii. Lui était-il loisible de douter que le mariage dont les enfants étaient issus ait été contracté de bonne foi?


iii. Lui était-il loisible de conclure qu'un associé commercial pouvait garantir la continuation de l'entreprise et celle du revenu familial du demandeur sans aucune preuve en ce sens ni aucun examen de cet aspect?

iv. Lui était-il loisible de s'en remettre au fait que, lorsqu'il a engendré les enfants, le demandeur était au courant des accusations qui pesaient contre lui?

2.    La simple mention des enfants suffit-elle pour le respect des exigences de l'arrêt Baker, supra?

3.    L'arrêt Baker, supra, entraîne-t-il une présomption prima facie selon laquelle l'intérêt supérieur des enfants devrait prévaloir, sous réserve seulement des raisons contraires les plus graves?

4.    L'omission de considérer les troubles émotifs de deux des enfants s'accorde-t-elle avec le traitement sérieux et respectueux de l'intérêt des enfants selon ce que le requiert l'arrêt Baker, supra?

5.    Lorsque la Cour procède au contrôle judiciaire d'une décision prise en vertu du paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration, devrait-elle non seulement vérifier si le décideur a considéré les effets d'un refus sur les enfants du demandeur, mais encore se demander si la décision contestée est correcte?

6.    À la lumière de l'arrêt de la Cour suprême dans l'affaire Baker, supra, que faut-il entendre par une prise en considération adéquate de l'intérêt des enfants? Que signifie, dans les faits, être réceptif, attentif et sensible à l'intérêt des enfants?

7.    Le fait pour un demandeur invoquant le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration de devoir répondre à un acte d'accusation portant sur des infractions graves commises dans un pays étranger est-il l'une des « autres considérations » ou « autres raisons » mentionnées au paragraphe 75 de l'arrêt Baker, supra, et pouvant l'emporter sur l'intérêt supérieur des enfants?

[2]                 Il s'est lui-même dit d'avis que seules les questions 2 et 3 répondaient aux critères de certification établis par cette Cour dans Liyanagamage c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 176 N.R. 4 (C.A.F.). Il aurait pu, je pense, ajouter la question 7. Je répondrai donc aux questions 2, 3 et 7 (voir Sadeghi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 4 C.F. 337 (C.A.)).


[3]                 Ces questions ont été certifiées dans le cadre d'un contrôle judiciaire visant le refus, par une agente d'immigration, d'une demande présentée en application du paragraphe 114(2) de la Loi. Par cette demande, l'intimé Legault cherchait à être dispensé, pour des raisons d'ordre humanitaire, de la règle énoncée au paragraphe 9(1) de la Loi l'obligeant à présenter sa demande de résidence permanente depuis l'étranger. Les paragraphes 9(1) et 114(2) se lisent comme suit:

9.    (1) Sous réserve du paragraphe (1.1), sauf cas prévus par règlement, les immigrants et visiteurs doivent demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d'entrée.

9.    (1) Except in such cases as are prescribed, and subject to subsection (1.1), every immigrant and visitor shall make an application for and obtain a visa before that person appears at a port of entry.

114.    (2) Le gouverneur en conseil peut, par règlement, autoriser le ministre à accorder, pour des raisons d'ordre humanitaire, une dispense d'application d'un règlement pris aux termes du paragraphe (1) ou faciliter l'admission de toute autre manière.

114.    (2) The Governor in Council may, by regulation, authorize the Minister to exempt any person from any regulation made under subsection (1) or otherwise facilitate the admission of any person where the Minister is satisfied that the person should be exempted from that regulation or that the person's admission should be facilitated owing to the existence of compassionate or humanitarian considerations.

[4]                 Le juge Nadon aurait rejeté la demande de contrôle judiciaire, n'eût été du fait qu'il se sentait lié par l'arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Je reproduis les paragraphes 67 et 68 de ses motifs, qui expliquent bien la conclusion à laquelle le menait sa lecture de l'arrêt Baker :

[67]      En conclusion, je suis d'avis que l'arrêt rendu par la Cour suprême dans l'affaire Baker appelle un certain résultat, et ce résultat est que, sauf les cas exceptionnels, l'intérêt supérieur des enfants doit prévaloir. Selon mon interprétation de l'arrêt Baker, si le décideur est d'avis que l'intérêt supérieur des enfants commande qu'ils demeurent au Canada avec leur père ou leur mère ou les deux, alors ce décideur doit exercer son pouvoir discrétionnaire en faveur des parents qui sollicitent la dispense. À mon avis, rares seront les cas où l'agent d'immigration sera fondé à conclure que l'intérêt supérieur des enfants n'exige pas que la demande de dispense présentée par leurs parents soit accordée.


[68]      Comme je l'ai indiqué clairement, je ne partage pas l'avis exprimé par la Cour suprême dans l'arrêt Baker. Toutefois, je suis lié par cet arrêt et, par conséquent, je suis arrivé à la conclusion que la décision rendue par l'agente Nappi le 16 septembre 1999 doit être annulée. Vu cet arrêt Baker de la Cour suprême, force m'est de conclure que la décision de l'agente Nappi est déraisonnable. Elle a pris en compte l'intérêt supérieur des enfants pour arriver à une décision, mais l'on ne peut dire qu'elle a accordé à cet intérêt le « poids considérable » commandé par l'arrêt Baker.

[5]                 En certifiant les questions en litige, le juge Nadon invite cette Cour à trancher une controverse suscitée par l'arrêt Baker, controverse qu'il décrit ainsi :

[55]      Ce que révèlent ces décisions, ce sont des approches contradictoires en ce qui a trait au sens et à la portée de l'arrêt rendu par la Cour suprême dans l'affaire Baker. Les juges de la Cour fédérale semblent adopter deux positions. La première, que je qualifierais d'approche procédurale, est celle qui est adoptée dans les espèces Young, Mayburov et Russell. L'autre approche, que je qualifierais d'approche fondamentale, est l'approche adoptée dans les autres espèces. Selon l'approche procédurale, la Cour se demandera si l'agent d'immigration a pris en compte les effets que le départ des parents du Canada pourrait avoir sur les enfants. Si l'agent d'immigration a pris en compte ces effets, la Cour n'interviendra pas, même si la décision rendue est défavorable au demandeur. En revanche, dans l'approche fondamentale, non seulement la Cour vérifiera si l'agent a considéré les effets d'un refus de la demande des parents selon le paragraphe 114(2), mais elle ira plus loin et se demandera si la décision ultime est la décision correcte.

[6]                 Il a expliqué comme suit la difficulté à laquelle étaient désormais confrontés, selon lui, les agents d'immigration :

[62]      À mon humble avis, la difficulté à laquelle sont confrontés maintenant les agents d'immigration s'explique en partie par le fait que la Cour suprême n'a pas-- conséquence de sa conclusion selon laquelle il y avait une crainte raisonnable de partialité et de sa conclusion selon laquelle l'agent n'avait pas tenu compte de l'intérêt supérieur des enfants--abordé la véritable question dans l'affaire Baker. Cette question était la suivante : le fait que Mme Baker constituerait un fardeau pour les contribuables était-il un facteur qui pouvait l'emporter sur l'intérêt supérieur des enfants3? Dans l'affaire Baker, l'agent pouvait-il par exemple accorder de l'importance au fait que Mme Baker était demeurée illégalement au Canada pendant plus de dix ans?


[63]      Le paragraphe 114(2) de la Loi ne permet pas de douter que les raisons d'ordre humanitaire qui doivent être considérées par un agent d'immigration sont celles qui se rapportent à la personne qui tente de se prévaloir de ce paragraphe. À mon avis, l'intérêt des enfants, qu'il s'agisse d'enfants canadiens ou étrangers, n'est que l'un des aspects dont devrait tenir compte un agent d'immigration. Il y a évidemment maints autres facteurs qui peuvent être pris en compte, notamment les objectifs de la politique canadienne d'immigration énoncés à l'article 3 [mod. par L.R.C. (1985) (4e suppl.), ch. 28, art. 2] de la Loi. Je suis également d'avis que la manière dont un demandeur est entré et est demeuré au Canada est un facteur pertinent. Les objectifs de la politique canadienne d'immigration ne sauraient constituer une invitation faite aux étrangers d'entrer illégalement au Canada et d'y demeurer illégalement pour ainsi augmenter leurs chances d'obtenir la résidence permanente.

[64]     Toutefois, l'arrêt Baker, précité, oblige l'agent d'immigration non seulement à tenir compte de l'intérêt des enfants, mais encore à donner à cet intérêt un poids considérable...

                                                                                                                                  [Renvoi omis]

[7]                 Cette lecture de l'arrêt Baker peut paraître excessive, dans la mesure où la Cour suprême ne dit nulle part, de manière expresse, que la décision de l'agent d'immigration doit être dictée par l'intérêt des enfants. Cette lecture, cependant, s'appuie sur certains propos du juge L'Heureux-Dubé que plusieurs, dont le juge Nadon, ont compris comme étant une invitation à faire prévaloir l'intérêt des enfants sauf en cas exceptionnels.

[8]                 Dès la publication de l'arrêt Baker, cette Cour, par la voix du juge Robertson, avait d'ailleurs exprimé quelques inquiétudes quant à sa portée (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 2 C.F. 592 (C.A.), au paragraphe 141) :

[141]      ... Ce qu'établit l'arrêt Baker, précité, c'est que la décision doit être infirmée si un poids « insuffisant » a été attribué à un facteur pertinent. Comme l'intérêt des enfants avait été « minimisé » , l'exercice par le ministre de son pouvoir discrétionnaire a été jugé « déraisonnable » . On peut se demander comment un tribunal ou un agent administratif obéit à une directive d'attribuer plus de poids à un facteur. Comment une personne peut-elle déterminer si un poids suffisant a été attribué à un facteur sans préjuger ni dicter l'issue d'une décision? La perception élargie de la norme de contrôle de la « décision raisonnable » entre-t-elle en conflit avec le paragraphe 18.1(4) [édicté par L.C. 1990, ch. 8, art. 5] de la Loi sur la Cour fédérale [L.R.C. (1985), ch. F-7] qui énumère les motifs légaux d'annulation d'une décision administrative? La norme de la décision raisonnable appliquée dans l'arrêt Baker entre-t-elle en conflit avec celle énoncée dans l'arrêt Southam, précité?


[9]                 La Cour suprême a dissipé l'ambiguïté que laissait planer Baker dans l'arrêt Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CSC 1 qu'elle a rendu récemment. C'est ainsi, à tout le moins, que je comprends les passages suivants de Suresh :

[34]      Il s'ensuit que la pondération des facteurs pertinents ne ressortit pas au tribunal appelé à contrôler l'exercice du pouvoir discrétionnaire ministériel (voir, par exemple, Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendant of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 577, à la p. 607, où le juge Iacobucci a expliqué que le tribunal de révision doit s'abstenir de modifier une décision rendue dans l'exercice d'un « vaste pouvoir discrétionnaire » , sauf si l'auteur de cette décision « a commis une erreur de principe dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire ou [s'il] l'a exercé d'une façon arbitraire ou vexatoire » ).

[35]      Dans le récent arrêt Baker, précité, notre Cour n'a pas dérogé à cette opinion. Elle a plutôt confirmé l'application de la démarche pragmatique et fonctionnelle à tous les types de décisions administratives, reconnaissant qu'il est préférable de recourir à une démarche uniforme aux fins de détermination de la norme de contrôle applicable et qu'il peut se présenter des situations particulières où il vaut mieux, même à l'égard de décisions discrétionnaires au sens traditionnel, appliquer une autre norme que la norme caractérisée par la retenue qui était appliquée de manière systématique antérieurement à toutes les décisions ministérielles (voir Dagg c. Canada (Ministre des Finances), [1997] 2 R.C.S. 403).

[36]      Dans l'arrêt Baker, précité, notre Cour a précisé qu'il était nécessaire de recourir à une démarche nuancée pour déterminer la norme de contrôle applicable, vu la difficulté que crée le fait de classifier rigidement les décisions discrétionnaires et non discrétionnaires (par. 54 et 55). Dans cette affaire, notre Cour a également indiqué que son analyse « ne devrait pas être considérée comme une diminution du niveau de retenue accordé aux décisions de nature hautement discrétionnaire » (par. 56) et, qui plus est, que l'obligation du ministre de tenir compte de certains facteurs « ne donne au demandeur aucun droit à un résultat précis ou à l'application d'un critère juridique particulier » (par. 74). Dans la mesure où notre Cour a contrôlé l'exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre dans cette affaire, sa décision se fondait sur l'omission du délégataire du ministre de se conformer à des lignes directrices établies par le ministère lui-même, telles qu'elles se dégageaient des objectifs de la Loi ainsi que des obligations découlant de conventions internationales et, surtout, des directives destinées aux agents d'immigration.

[37]      C'est dans ce contexte qu'il faut interpréter les passages de Baker où il est question de l' « importance accordée » à certains facteurs (par. 68 et 73 à 75). Il n'incombait à personne d'autre qu'au ministre d'accorder l'importance voulue aux facteurs pertinents. Cet arrêt n'a pas pour effet d'autoriser les tribunaux siégeant en révision de décisions de nature discrétionnaire à utiliser un nouveau processus d'évaluation, mais il repose plutôt sur une jurisprudence établie concernant l'omission d'un délégataire du ministre de prendre en considération et d'évaluer des restrictions tacites ou des facteurs manifestement pertinents : voir Anisminic Ltd. c. Foreign Compensation Commission, [1969] 2 A.C. 147 (Ch. des lords); Sheehan c. Ontario (Criminal Injuries Compensation Board) (1974), 52 D.L.R. (3d) 728 (C.A. Ont.); Maple Lodge Farms Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2; Dagg, précité, aux par. 111 et 112, le juge La Forest (dissident pour d'autres motifs).


[38]      Cette norme tient dûment compte des diverses obligations du Parlement, du ministre et du tribunal de révision. Le Parlement a pour tâche d'établir, conformément aux limites fixées par la Constitution, les critères et procédures applicables en matière d'expulsion. Le ministre doit rendre une décision conforme à la fois à la Constitution et aux critères et procédures établis par le Parlement. Enfin, le rôle du tribunal appelé à contrôler la décision du ministre consiste à déterminer si celui-ci a exercé son pouvoir discrétionnaire conformément aux limites imposées par les lois du Parlement et la Constitution. Si le ministre a tenu compte des facteurs pertinents et respecté ces limites, le tribunal doit confirmer sa décision. Il ne peut l'annuler, même s'il aurait évalué les facteurs différemment et serait arrivé à une autre conclusion.

                                                                                                                [Souligné dans l'original.]

[10]            De même, dans Chieu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration), 2002 CSC 3, la Cour suprême me semble avoir décrit avec justesse la portée réelle de Baker en le qualifiant d' « exemple d'un cas où la décision du ministre souffrait de lacunes sur le plan procédural » (para. 70). Le juge Iacobucci, qui exprimait l'opinion de la Cour, ajoutait qu'

Il est revenu à notre Cour de préciser que les principes de la justice naturelle garantissent certains droits aux individus qui font une demande en vertu du par. 114(2), notamment le droit de présenter une argumentation écrite au délégué du ministre qui prend la décision, le droit de recevoir de brefs motifs de décision ainsi que le droit à un décideur impartial.

[11]            La Cour suprême, dans Suresh, nous indique donc clairement que Baker n'a pas dérogé à la tradition qui veut que la pondération des facteurs pertinents demeure l'apanage du ministre ou de son délégué. Il est certain, avec Baker, que l'intérêt des enfants est un facteur que l'agent d'immigration doit examiner avec beaucoup d'attention. Il est tout aussi certain, avec Suresh, qu'il appartient à cet agent d'attribuer à ce facteur le poids approprié dans les circonstances de l'espèce. Ce n'est pas le rôle des tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par les agents.


[12]            Bref, l'agent d'immigration doit se montrer « réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker, para. 75), mais une fois qu'il l'a bien identifié et défini, il lui appartient de lui accorder le poids qu'à son avis il mérite dans les circonstances de l'espèce. La présence d'enfants, contrairement à ce qu'a conclu le juge Nadon, n'appelle pas un certain résultat. Ce n'est pas parce que l'intérêt des enfants voudra qu'un parent qui se trouve illégalement au Canada puisse demeurer au Canada (ce qui, comme le constate à juste titre le juge Nadon, sera généralement le cas), que le ministre devra exercer sa discrétion en faveur de ce parent. Le Parlement n'a pas voulu, à ce jour, que la présence d'enfants au Canada constitue en elle-même un empêchement à toute mesure de refoulement d'un parent se trouvant illégalement au pays (voir Langner c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1995), 184 N.R. 230 (C.A.F.), permission d'appeler refusée, CSC 24740, 17 août 1995).

[13]            Il est dès lors facile de répondre aux deux questions 2 et 3 :

Question 2

La simple mention des enfants suffit-elle pour le respect des exigences de l'arrêt Baker, supra?

Réponse : Non. La simple mention des enfants ne suffit pas. L'intérêt des enfants est un facteur qui doit être examiné avec soin et soupesé avec d'autres facteurs. Mentionner n'est pas examiner et soupeser.

Question 3


L'arrêt Baker, supra, entraîne-t-il une présomption prima facie selon laquelle l'intérêt supérieur des enfants devrait prévaloir, sous réserve seulement des raisons contraires les plus graves?

Réponse : Non. L'arrêt Baker n'entraîne pas une présomption prima facie selon laquelle l'intérêt des enfants devrait prévaloir, sous réserve seulement de raisons contraires les plus graves. Dans sa question, le juge Nadon a référé à l' « intérêt supérieur des enfants » . Cette expression se rencontre à quelques reprises dans Baker, mais dans la mesure où elle laisse entendre que l'intérêt des enfants est supérieur à d'autres intérêts, elle peut mener le décideur à croire que ce facteur est au départ plus important qu'un autre, ce qui, à la lumière de Suresh, et en l'absence de prescriptions législatives ou réglementaires, ne doit pas être. Il est plus sage de se contenter de l'expression « intérêt des enfants » .

[14]            Reste la question 7.

[15]            Le paragraphe 114(2) est une mesure d'exception, discrétionnaire par surcroît. Ainsi que le note le juge Iacobucci dans Chieu, para. 64 :

... la demande faite au ministre en vertu du par. 114(2) est essentiellement un plaidoyer auprès de l'exécutif en vue d'obtenir un traitement spécial qui n'est même pas explicitement envisagé par la Loi.


[16]            Cette mesure d'exception s'inscrit dans un régime légal en vertu duquel « [l]es non-citoyens n'ont pas de droit d'entrer ou de s'établir au Canada » , où « [e]n règle générale, l'immigration est un privilège, et non un droit » (Chieu, para. 57) et dans lequel « la Loi traite les citoyens différemment des résidents permanents, qui à leur tour sont traités différemment des réfugiés au sens de la Convention, lesquels sont traités différemment des détenteurs de visas et des résidents illégaux. C'est un aspect important du régime législatif que différentes catégories de personnes soient traitées différemment, avec les adaptations voulues selon les différents droits et les différentes situations des personnes faisant partie de ces groupes » (Chieu, para. 59).

[17]            Le Parlement a choisi, au paragraphe 114(2), de restreindre l'exercice de la discrétion aux seuls cas où il existe des raisons d'ordre humanitaire. Une fois ces raisons établies, le ministre peut accorder la dispense, mais il peut aussi ne pas l'accorder. C'est l'essence même de sa discrétion, laquelle s'exerce dans le contexte général des lois et politiques canadiennes d'immigration. Le ministre peut ne pas accorder la dispense quand il est d'avis que des considérations d'intérêt public l'emportent sur les raisons d'ordre humanitaire.   


[18]            Le gouvernement canadien encourage l'immigration, tel qu'il appert des objectifs énoncés à l'alinéa 3a) de la Loi (réalisation d'objectifs démographiques) et 3b) (enrichissement et renforcement du tissu culturel et social du Canada). Le paragraphe 5(2) de la Loi prévoit qu'ont droit de s'établir au Canada les immigrants « qui remplissent les conditions prévues à la présente loi et à ses règlements » . Aux termes du paragraphe 6(1), un immigrant peut obtenir le droit d'établissement au Canada « si l'agent d'immigration est convaincu que l'immigrant satisfait aux normes réglementaires de sélection » . Chaque année, le ministre, après consultation des provinces, dépose au Parlement « le plan d'immigration pour l'année civile suivante » (para. 7(1)). Il incombe à l'immigrant de prouver qu'il a le droit d' « entrer au Canada » ou « que le fait d'y être admis ne contreviendrait pas à la présente loi ni à ses règlements » (para. 8(1)). Enfin, un immigrant doit en principe « demander et obtenir un visa avant de se présenter à un point d'entrée » (para. 9(1)) et « répondre franchement aux questions de l'agent des visas... » (para. 9(3)).

[19]            Bref, la Loi sur l'immigration et la politique canadienne en matière d'immigration sont fondées sur la prémisse que quiconque vient au Canada avec l'intention de s'y établir doit être de bonne foi et respecter à la lettre les exigences de fond et de forme qui sont prescrites. Quiconque entre illégalement au Canada contribue à fausser le plan et la politique d'immigration et se donne une priorité sur tous ceux qui, eux, respectent les exigences. Le ministre, qui est responsable de l'application de la politique et de la Loi, est très certainement autorisé à refuser la dispense que demande une personne qui a établi l'existence de raisons d'ordre humanitaire, s'il est d'avis, par exemple, que les circonstances de l'entrée ou du séjour au Canada de cette personne la discréditent ou créent un précédent susceptible d'encourager l'entrée illégale au Canada. En ce sens, il est loisible au ministre de prendre en considération le fait que les raisons d'ordre humanitaire dont une personne se réclame soient le fruit de ses propres agissements.


[20]            Ces considérations d'intérêt public n'avaient pas, je pense, à être couchées sur papier puisqu'elles sont nécessairement associées au rôle et aux responsabilités du ministre de l'Immigration. Elles n'en ont pas moins été esquissées dans le Guide de l'immigration : (IP) Traitement des demandes au Canada, publié en 1993 par le ministre et dont le chapitre IP 5, mis à jour en octobre 2001, concerne les Demandes d'établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH). Ces lignes directrices ministérielles ne lient pas, bien sûr, le ministre ou ses agents (voir Maple Lodge Farms Limited c. Gouvenement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2), mais elles sont accessibles au public et la Cour suprême, dans Baker, au paragraphe 72, les a qualifiées de « très utiles » à la Cour.

[21]            Le paragraphe 1.4 du chapitre IP 5 explique en ces termes la raison d'être des exceptions :

La Loi et le Règlement énoncent les conditions à remplir pour obtenir la résidence permanente. Ces conditions découlent des objectifs de la Loi; cependant, elles ne règlent pas toutes les situations. Le pouvoir discrétionnaire pour les demandes CH donne aux agents la latitude nécessaire pour approuver, dans les cas dignes d'intérêt, les demandes qui ne répondent pas à toutes les exigences de la Loi. Il ne faut donc pas voir ce pouvoir comme étant contraire à d'autres dispositions de la Loi ou du Règlement, mais plutôt comme une disposition complémentaire contribuant à la réalisation des objectifs de la Loi.

[22]            Le paragraphe 1.7.1 explique que « l'agent examine les observations faites par le demandeur, en tenant compte de tous les renseignements que possède le ministère sur le demandeur » .

[23]            Le paragraphe 6.1 définit ce qu'on entend par « considérations humanitaires » :

En présentant une demande R2.1, le demandeur cherche à faciliter son admission au Canada en raison de l'existence de CH. Les dispositions CH permettent d'autoriser des personnes, dont le cas est digne d'intérêt et n'est pas prévu par la Loi, à présenter leur demande au Canada.

Il incombe au demandeur de convaincre l'agent que, vu sa situation, l'obligation, dont il demande d'être dispensé, d'obtenir un visa hors du Canada lui causerait des difficultés (i) inhabituelles et injustifiées ou (ii) excessives. Le demandeur peut présenter tout fait qu'il juge pertinent pour l'obtention de cette dispense.


Les définitions suivantes ne constituent pas des règles strictes. Plutôt, elles ont pour but d'aider à exercer le pouvoir discrétionnaire de déterminer s'il existe des CH justifiant la dispense demandée du L9(1).

Difficultés inhabituelles et injustifiées

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, être inhabituelles. Il s'agit, en d'autres termes, de difficultés qui ne sont pas prévues dans la Loi ou le Règlement et

Les difficultés que subirait le demandeur (s'il devait présenter sa demande hors du Canada) doivent, dans la plupart des cas, découler de circonstances indépendantes de sa volonté.

Difficultés excessives

Dans certains cas où le demandeur ne subirait de difficultés ni inhabituelles ni injustifiées (s'il devait présenter sa demande de visa hors du Canada), il est possible de conclure à l'existence de CH en raison de difficultés considérées comme excessives pour le demandeur compte tenu de ses circonstances personnelles.

                                                                                                 [Mis en surbrillance dans le texte]

[24]            Le paragraphe 6.5 rappelle qu'il ne s'agit pas, à ce stade, de déterminer l'admissibilité ou la non-admissibilité, mais souligne néanmoins que

·              Il faut tenir compte de l'ensemble de la situation personnelle du demandeur, telle que présentée par le demandeur et connue par le ministère, au moment de déterminer si une dispense CH est justifiée. Les faits liés à la non-admissibilité connue ou soupçonnée peuvent avoir une incidence sur la décision CH.

Par exemple, vous disposez de renseignements indiquant une condamnation au criminel. À cette étape, ne cherchez pas à savoir si cette condamnation rend le demandeur admissible ou non. Cependant, pour décider s'il faut accorder une dispense de visa, vous pouvez tenir compte des actions du demandeur, notamment celles qui ont donné lieu à la condamnation et celles qui l'ont suivie, pour déterminer si elles ont une incidence sur l'existence de CH. Vous pouvez étudier

·              la nature de l'infraction

·              s'il s'agit d'un incident isolé ou d'une récidive

·              la période écoulée depuis la date de la condamnation

·              la sentence imposée

·              toute information concernant les circonstances du crime.

                                                                                                 [Mis en surbrillance dans le texte]

[25]            L'article 8 précise que les lignes directrices « sont simplement un outil pour aider l'agent » et « ne doivent pas non plus être vues comme une restriction » .


[26]            Au paragraphe 8.5 qui traite des cas de séparation des parents et enfants, on indique qu'il faut « tenir compte des intérêts différents et importants qui sont en jeu » :

-              l'intérêt du Canada (à la lumière de l'objectif de la loi de maintenir et de garantir la santé, la sécurité et l'ordre public au Canada);

-              les intérêts de la famille (à la lumière de l'objectif de la loi de faciliter la réunion de la famille);

-              les circonstances de tous les membres de la famille, en accordant une attention particulière aux intérêts et à la situation des enfants de l'individu sans statut.

[27]            Le paragraphe 8.7 traite de l' « incapacité prolongée de quitter le Canada ayant entraîné l'établissement » . Il y est dit que

Une décision favorable peut être justifiée lorsque le demandeur est demeuré au Canada pendant une longue période du fait de circonstances indépendantes de sa volonté.

                                                                                                 [Mis en surbrillance dans le texte]


[28]            Mes collègues de la section de première instance n'ont d'ailleurs jamais hésité à tenir compte de ces considérations d'intérêt public dans leur examen de décisions rendues par des agents d'immigration. Voir, par exemple, les décisions suivantes que nous ont citées les procureurs des parties : Zand-Vakili c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 154 F.T.R. 222 (j. Reed); Kessler et al c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 153 F.T.R. 240 (j. Reed); Agbonkpolor c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration (1994), 85 F.T.R. 39 (j. McKeown); Wekpe c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1996), 33 Imm. L.R. (2d) 274 (j. McKeown); Martin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1517 (j. Blais); Chau c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 107 (j. Rouleau); Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 10 Imm. L.R. (3d) 206 (j. Pelletier); Mayburov et al c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 183 F.T.R. 280 (j. Lemieux); Tartchinska c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 185 F.T.R. 161 (j. Nadon); Quan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 15 Imm. L.R. (3d) 114 (j. Lemieux); Russell c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 187 F.T.R. 97 (j. Tremblay-Lamer); Chan v. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1994), 87 F.T.R. 62 (j. Reed); Drame c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 82 F.T.R. 177 (j. Nadon).

[29]            À la question 7,

Le fait pour un demandeur invoquant le paragraphe 114(2) de la Loi sur l'immigration de devoir répondre à un acte d'accusation portant sur des infractions graves commises dans un pays étranger est-il l'une des « autres considérations » ou « autres raisons    » mentionnées au paragraphe 75 de l'arrêt Baker c. Canada (M.C.I.), [1999] 2 R.C.S. 817 et pouvant l'emporter sur l'intérêt supérieur des enfants?

je répondrais que le ministre peut tenir compte des agissements passés et actuels de la personne qui demande la dispense.

[30]            Qu'en est-il de la décision de l'agent d'immigration en l'espèce? Le juge Nadon, eût-il interprété Baker comme je l'ai fait plus haut, aurait été d'avis que la décision de l'agent d'immigration était raisonnable et il aurait rejeté la demande de contrôle judiciaire.


[31]            Autorisé, de par le paragraphe 52b)(i) de la Loi sur la Cour fédérale, à rendre le jugement que la Section de première instance aurait dû rendre, je suis d'avis que l'agent d'immigration a examiné avec beaucoup d'attention le facteur de l'intérêt des enfants, l'a soupesé en fonction des autres facteurs reliés, notamment, à la conduite passée de monsieur Legault, et en est arrivée à une décision qui me paraît raisonnable dans les circonstances.

[32]            L'appel devrait donc être accueilli, la décision du juge de première instance infirmée, la demande de contrôle judiciaire rejetée et la décision de l'agent d'immigration rétablie.

                                                                                        "Robert Décary"                              

                                                                                                             j.c.a.

"Je suis d'accord.

     John Richard, j.c."

"Je suis d'accord.

     Marc Noël, j.c.a."


                          COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                       SECTION D'APPEL

NOMS DES AVOCATS ET DES AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

                                                                                                                   

DOSSIER :                       A-255-01

INTITULÉ :                      LA MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION

-c-

     ALEXANDER HENRI LEGAULT.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                             Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                                           le 18 mars 2002

MOTIFS DE

JUGEMENT PAR :       le Juge Décary

Y SOUSCRIT PAR :                                        le Juge en Chef Richard

le Juge Noël

EN DATE DU :                 25 mars 2002          

COMPARUTIONS:

Me Normand Lemyre         Pour l'appelante

Me Daniel Latulippe

Me Julius H. Grey              Pour l'intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:                                             

M. Morris A. Rosenberg                                     Pour l'appelante

Sous-Procureur généraldu Canada                     

Ottawa (Ontario)

Grey Casgrain


Montréal (Québec)             Pour l'intimé

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