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Date : 20041213

Dossier : A-582-03

Référence : 2004 CAF 420

CORAM :       LE JUGE LINDEN

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE MALONE

ENTRE :

                                                         DIANNE MARIE KENT

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                            Audience tenue à Halifax (Nouvelle-Écosse), le 9 novembre 2004.

                                  Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 13 décembre 2004.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                              LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                             LE JUGE LINDEN

                                                                                                                            LE JUGE MALONE


Date : 20041213

Dossier : A-582-03

Référence : 2004 CAF 420

CORAM :       LE JUGE LINDEN

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE MALONE

ENTRE :

                                                         DIANNE MARIE KENT

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                       MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]                La demanderesse, Dianne Marie Kent, dit qu'elle a cessé de travailler le 10 octobre 1994 pour cause de maladie. Depuis cette date, elle essaie, jusqu'à maintenant sans résultat, de faire reconnaître son droit à une pension d'invalidité selon le Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8. La Cour est saisie d'une demande de contrôle judiciaire de la décision la plus récente rendue par la Commission d'appel des pensions le 28 octobre 2003, qui lui refusait une pension d'invalidité.


[2]                Le droit à une pension d'invalidité est régi par l'alinéa 44(1)b) du Régime de pensions du Canada. Les conditions sont les suivantes : (1) le requérant doit être un cotisant qui n'a pas atteint l'âge de soixante-cinq ans et à qui aucune pension de retraite n'est payable, (2) le requérant doit être invalide, et (3) le requérant doit avoir versé des cotisations pendant un certain nombre d'années avant la date considérée comme le début de l'invalidité.

[3]                Il n'est pas contesté que Mme Kent répond à la première condition et qu'elle répondra à la troisième condition si elle est en mesure d'établir qu'elle était invalide (au sens du Régime de pensions du Canada) à n'importe quelle date à compter du 10 octobre 1994, jour où elle a quitté son emploi, et avant le 31 décembre 1997. Le point principal dans le cas de Mme Kent, comme on le verra plus en détail ci-après, est celui de savoir si elle avait une « invalidité » remplissant les conditions de l'alinéa 42(2)a) du Régime de pensions du Canada, dont voici le texte :

42 (2) Pour l'application de la présente loi :

42 (2) For the purposes of this Act,

a) une personne n'est considérée comme invalide que si elle est déclarée, de la manière prescrite, atteinte d'une invalidité physique ou mentale grave et prolongée, et pour l'application du présent alinéa :

(a) a person shall be considered to be disabled only if he is determined in prescribed manner to have a severe and prolonged mental or physical disability, and for the purposes of this paragraph,

(i)            une invalidité n'est grave que si elle rend la personne à laquelle se rapporte la déclaration régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice,

(i)            a disability is severe only if by reason thereof the person in respect of whom the determination is made is incapable regularly of pursuing any substantially gainful occupation, and



(ii)           une invalidité n'est prolongée que si elle est déclarée, de la manière prescrite, devoir vraisemblablement durer pendant une période longue, continue et indéfinie ou devoir entraîner vraisemblablement le décès.

(ii)           a disability is prolonged only if it is determined in prescribed manner that the disability is likely to be long continued and of indefinite duration or is likely to result in death.

[4]                La définition législative de l'invalidité a été examinée dans de nombreux jugements de la Cour. Souvent la difficulté est de savoir si la prétendue invalidité est suffisamment grave pour répondre au critère du sous-alinéa 42(2)a)(i). C'est au requérant de la pension d'invalidité qu'il appartient de prouver que le critère de la gravité est rempli.

[5]                Je passe maintenant aux circonstances de cette affaire. Mme Kent a travaillé comme infirmière au Victoria General Hospital de Halifax à partir d'août 1987 et jusqu'au 10 octobre 1994, date à laquelle elle a démissionné pour cause de maladie. Assez rapidement elle en est venue à croire que son état l'empêcherait d'exécuter une tâche quelconque. Elle n'a pas cherché à travailler comme infirmière ou à un autre titre après 1994. Elle dit qu'elle en était incapable. Elle a demandé une pension d'invalidité le 21 août 1995. À cette date, elle décrivait ainsi son état : « faiblesse, fatigue, douleur de poitrine, souffle court » .

[6]                C'est au ministre des Ressources humaines qu'il appartient au premier chef, en vertu du paragraphe 60(7) du Régime de pensions du Canada, de dire si un requérant a droit à une pension d'invalidité. En l'espèce, le ministre a estimé qu'aucune pension d'invalidité n'était payable à Mme Kent. Les raisons de sa décision sont exposées dans une lettre datée du 25 septembre 1995. La portion principale de la lettre est ainsi formulée :


[traduction] Les renseignements versés dans votre dossier montrent que, lorsque vous avez demandé des prestations, vous étiez en mesure d'exécuter régulièrement des travaux légers, adaptés à votre état et à vos contraintes. Nous ne pouvons donc dire que votre invalidité est grave et prolongée, au sens des dispositions du Régime de pensions du Canada, et vous n'êtes pas admissible à des prestations.

[7]                Si je comprends bien sa lettre, le ministre a rejeté la demande de Mme Kent parce qu'il est arrivé à la conclusion que Mme Kent ne présentait pas une invalidité qui remplissait le critère de gravité énoncé au sous-alinéa 44(2)a)(i) du Régime de pensions du Canada.

[8]                Mme Kent a écrit une lettre dans laquelle elle demandait le réexamen de cette décision, comme c'était son droit selon l'alinéa 81(1)b) du Régime de pensions du Canada. Dans cette lettre, elle niait avoir la capacité d'exécuter régulièrement des travaux légers. Le ministre a réexaminé la décision en application du paragraphe 81(2) du Régime de pensions du Canada. Le réexamen n'a pas modifié sa décision de rejeter la demande de Mme Kent. La lettre qui en donne les raisons est datée du 17 juin 1997 et renferme notamment ce qui suit :

[traduction] Dans votre cas, vous n'êtes sans doute pas en mesure d'exécuter vos tâches habituelles. Cependant, les renseignements versés dans votre dossier montrent que vous êtes encore en mesure d'exécuter régulièrement d'autres travaux adaptés à votre état. Puisque vous êtes en mesure d'exécuter d'autres travaux, il nous est impossible de considérer que vous êtes invalide au sens du Régime de pensions du Canada.

[9]                Cette décision, comme la première, fait intervenir le critère de gravité énoncé au sous-alinéa 42(2)a)(i) du Régime de pensions du Canada.


[10]            Mme Kent avait le droit, selon le paragraphe 82(1) du Régime de pensions du Canada, de faire appel au tribunal de révision de la décision rendue par le ministre après réexamen selon le paragraphe 81(2). C'est ce qu'elle a fait, par une lettre datée du 6 août 1997. L'appel a été instruit par le tribunal de révision le 14 janvier 1999. Le tribunal a rejeté l'appel par décision datée du 22 mars 1999. La conclusion du tribunal de révision est résumée dans cet extrait de ses motifs :

[traduction] Après examen attentif de la pièce A-01, le tribunal n'a pas l'impression d'avoir devant lui une personne qui est régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice.

Après examen du dossier, le tribunal est d'avis que la preuve médicale est insuffisante et ne permet pas de dire que l'appelante est régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice. L'appelante a une fibromyalgie. Elle a des sensations de douleur. Elle n'est pas capable d'exécuter des travaux physiquement exigeants, par exemple le travail d'une infirmière d'hôpital affectée à un quart de 12 heures. Elle n'est pas en mesure de faire la navette chaque jour durant une heure pour se rendre au travail. Cependant, l'appelante est instruite et pourrait employer ses compétences à d'autres occupations. C'est à l'appelante qu'il appartient de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu'elle est régulièrement incapable de détenir une occupation véritablement rémunératrice. Il n'est pas établi qu'elle a tenté depuis octobre 1994 d'exécuter des travaux moins exigeants physiquement, à un endroit plus près de son domicile. Comme la preuve ne permet pas de conclure à une invalidité grave, au sens des dispositions du RPC, l'appel est rejeté.

[11]            Selon le paragraphe 84(1) du Régime de pensions du Canada, la décision du tribunal de révision du 22 mars 1999 est définitive et obligatoire pour l'application du Régime de pensions du Canada, l'exception étant que le tribunal de révision peut, en se fondant sur des faits nouveaux, annuler ou modifier sa décision en application du paragraphe 84(2) du Régime de pensions du Canada, ou que la Commission d'appel des pensions peut faire droit à un appel en application de l'article 83 du Régime de pensions du Canada.


[12]            Un appel à la Commission d'appel des pensions requiert une autorisation d'appel en application de l'article 83 du Régime. Mme Kent a demandé l'autorisation de faire appel, mais l'autorisation lui a été refusée. Elle a été informée de cette décision par lettre datée du 28 juillet 1999. Mme Kent affirme avoir dit à un fonctionnaire qu'elle n'acceptait pas la décision qui lui refusait l'autorisation de faire appel, mais on ne lui a pas dit qu'elle aurait pu introduire devant la Cour fédérale une procédure de contrôle judiciaire de cette décision. Dans l'hypothèse où son souvenir sur ce point est exact, je suis arrivée à la conclusion que Mme Kent n'a pas été lésée par le fait qu'elle n'était pas informée de cette possibilité. Un examen du dossier montre que, si Mme Kent avait présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision qui lui refusait le droit de faire appel, la demande aurait été rejetée parce que la décision du tribunal de révision du 22 mars 1999 ne révèle aucune erreur de droit et parce que, d'après le dossier qu'il avait devant lui, le tribunal de révision pouvait raisonnablement rendre une telle décision.

[13]            Mme Kent avait une autre possibilité, en ce sens qu'elle pouvait tenter d'obtenir le réexamen de la décision du tribunal de révision, en application du paragraphe 84(2) du Régime de pensions du Canada, ainsi rédigé :

84 (2) Indépendamment du paragraphe (1), le ministre, un tribunal de révision ou la Commission d'appel des pensions peut, en se fondant sur des faits nouveaux, annuler ou modifier une décision qu'il a lui-même rendue ou qu'elle a elle-même rendue conformément à la présente loi.

84 (2) The Minister, a Review Tribunal or the Pension Appeals Board may, notwithstanding subsection (1), on new facts, rescind or amend a decision under this Act given by him, the Tribunal or the Board, as the case may be.


[14]            Il semble que Mme Kent n'a pas été informée de cette voie de recours lorsqu'elle a demandé conseil durant l'été 1999. On l'a plutôt informée à l'époque qu'elle pouvait présenter une nouvelle demande au ministre. C'est ce qu'elle a fait le 31 mai 2000. La deuxième demande a été rejetée par le ministre deux fois, une première fois le 2 octobre 2000, puis, après réexamen, le 12 janvier 2001. Mme Kent a présenté une lettre d'appel au tribunal de révision.

[15]            Quelque temps avant l'instruction de son deuxième appel devant le tribunal de révision, Mme Kent était informée par un fonctionnaire qu'elle pouvait, en application du paragraphe 84(2) du Régime de pensions du Canada, demander au tribunal de révision de réexaminer, en se fondant sur des faits nouveaux, sa décision du 22 mars 1999. Mme Kent a présenté le 23 mai 2002 une demande en ce sens, fondée sur des faits nouveaux.

[16]            La deuxième audience du tribunal de révision dans le dossier de Mme Kent a eu lieu le 3 juillet 2002, et le tribunal de révision a décidé le 22 août 2002 que Mme Kent était invalide et que son invalidité avait débuté en octobre 1994. Le dossier ne dit pas que le ministre s'est opposé à ce que le tribunal de révision se considère saisi à la fois de l'appel de Mme Kent contre le rejet de sa seconde demande au ministre, et de la demande de Mme Kent du 23 mai 2002 fondée sur des faits nouveaux.


[17]            Les motifs de la décision du tribunal de révision datée du 22 août 2002 renferment un examen détaillé de la preuve. Aux fins du présent appel, il suffit de s'en tenir aux portions suivantes de ce sommaire (non souligné dans l'original) :

[traduction] L'appelante a dit au tribunal que, selon elle, ses principaux états invalidants sont la fatigue chronique dont elle souffre, puis la dépression.

Dans le rapport médical RPC du Dr Wells daté du 31 août 2000, qui se trouve à la page 50 du dossier de cette affaire, le médecin relève que l'appelante souffre de fibromyalgie, de fatigue chronique, du syndrome de la traversée thoracobrachiale, du syndrome du côlon irritable, de crises d'agoraphobie, de dépression majeure et d'hypertension artérielle.

Il dit, à la page 53 de son rapport, que l'appelante a un mauvais pronostic et qu'il est très improbable que sa fibromyalgie s'améliore après huit ans. Il dit que le syndrome de fatigue chronique dont souffre l'appelante constitue son état le plus invalidant, et qu'elle est incapable d'exercer une quelconque activité rémunératrice. Il dit qu'il croit que l'appelante est frappée d'une incapacité permanente en raison d'une forme grave de fatigue chronique, et que les probabilités d'une guérison sont nulles.

Dans le rapport du Dr Sapp daté du 19 septembre 2000, le médecin écrit, à la page 61 :

                                                                                   [...]

Elle est émotivement très déprimée et je lui recommanderais de consulter un psychiatre qui saura l'examiner davantage et lui venir en aide. Elle est certainement dans l'incapacité de retourner au travail, en raison de sa fibromyalgie et de son état psychiatrique...

                                                                                   [...]

Le rapport du Dr Wells, médecin de famille de l'appelante, en date du 14 juin 2001, est versé dans le dossier sous la cote A-01. Dans ce rapport, il écrit :

J'ai affirmé et je continue d'affirmer que Dianne Kent est inapte à une quelconque activité professionnelle, en raison de son état physique et psychologique.


[18]            Le tribunal de révision est arrivé à la conclusion que les rapports du Dr Wells, du Dr Sapp et de Mme Donahoe susmentionnés remplissaient le critère des faits nouveaux. Prenant ces rapports en considération, et acceptant le témoignage de Mme Kent, qu'il a jugé crédible, le tribunal de révision a conclu que Mme Kent souffrait de dépression depuis plusieurs années avant 1997, même si elle a attendu 2001 pour obtenir une aide professionnelle, et cela parce qu'elle ne reconnaissait pas son état. Quant à savoir si elle avait une invalidité qui répondait au critère fixé par le Régime, le tribunal de révision est arrivé à la conclusion suivante (à la page 7 de la décision du 22 août 2002) :

[traduction] Le tribunal juge que l'état médical de l'appelante a donné lieu à une grave invalidité, en ce sens qu'elle souffre d'une invalidité telle qu'aucun employeur raisonnable, connaissant les contraintes fonctionnelles de l'appelante, l'impossibilité pour elle d'être fiable ou de se présenter régulièrement au travail, pour cause de fatigue chronique, de fibromyalgie et de dépression, ne pourrait lui offrir une occupation véritablement rémunératrice. L'état de l'appelante ne s'est pas non plus amélioré depuis le jour où elle a quitté son travail en octobre 1994, et il est improbable qu'il s'améliore, en dépit de traitements réguliers.

Le tribunal juge que l'invalidité de l'appelante est à la fois grave et prolongée, selon les définitions données pour ces qualificatifs dans le RPC.

[19]            Cette conclusion reflète l'analyse « réaliste » du critère de l'invalidité grave, une analyse exposée dans l'arrêt de principe en la matière, Villani c. Canada (Procureur général) (C.A.), [2002] 1 C.F. 130, et en particulier au paragraphe 33 de cet arrêt, qui cite en les approuvant des propos influents tirés d'une décision de 1988 de la Commission d'appel des pensions :


[33] L'analyse « réaliste » a d'abord été adoptée par la Commission dans la décision Leduc, Edward c. Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social (1988), C.E.B. & P.G.R. 8546 (C.A.P.). Dans cette décision, la Commission avait tranché en faveur du requérant en s'appuyant sur les motifs suivants [à la page 6022] :

[traduction] Les autorités médicales ont informé la Commission, que, malgré les handicaps dont souffre l'appelant, il pourrait y avoir une possibilité qu'il puisse continuer à exercer une certaine forme, non précisée, d'emploi véritablement rémunérateur. Dans un sens abstrait et théorique, cela pourrait être vrai. Toutefois, l'appelant ne vit pas dans un monde abstrait et théorique. Il vit dans un monde réel, peuplé d'employeurs réels qui sont tenus de faire face aux réalités d'une entreprise commerciale. La question est donc de savoir s'il est réaliste de présumer que, compte tenu de toutes les difficultés bien documentées de l'appelant, un employeur pourrait même envisager la possibilité d'engager l'appelant. La Commission ne peut penser à une situation dans laquelle cela pourrait être le cas. De l'avis de la Commission, l'appelant, Edward Leduc, est, à toutes fins pratiques, inemployable.

[20]            Le ministre n'a pas accepté cette deuxième décision du tribunal de révision et a demandé l'autorisation d'en appeler à la Commission d'appel des pensions. Le pouvoir de la Commission d'appel des pensions est indiqué au paragraphe 83(1) du Régime de pensions du Canada, dont voici le texte :

83. (1) La personne qui se croit lésée par une décision du tribunal de révision rendue en application de l'article 82 - [...] - ou du paragraphe 84(2), ou [...] de même que le ministre, peuvent présenter, soit dans les quatre-vingt-dix jours suivant le jour où la décision du tribunal de révision est transmise à la personne ou au ministre, soit dans tel délai plus long qu'autorise le président ou le vice-président de la Commission d'appel des pensions avant ou après l'expiration de ces quatre-vingt-dix jours, une demande écrite au président ou au vice-président de la Commission d'appel des pensions, afin d'obtenir la permission d'interjeter un appel de la décision du tribunal de révision auprès de la Commission.

83. (1) A party [...]or the Minister, if dissatisfied with a decision of a Review Tribunal made under section 82 [...] or under subsection 84(2), may, within ninety days after the day on which that decision was communicated to the party or Minister, or within such longer period as the Chairman or Vice-Chairman of the Pension Appeals Board may either before or after the expiration of those ninety days allow, apply in writing to the Chairman or Vice-Chairman for leave to appeal that decision to the Pension Appeals Board.


[21]            Invoquant une diversité de moyens, le ministre a obtenu l'autorisation de faire appel de la deuxième décision du tribunal de révision. Il a fait valoir notamment que le tribunal de révision avait commis une erreur en concluant à l'existence de faits nouveaux et, subsidiairement, que le tribunal de révision avait commis une erreur en disant que Mme Kent était frappée d'une invalidité qui répondait au critère prévu par le Régime. Il est bien établi que, une fois qu'est accordée l'autorisation de faire appel de la décision d'un tribunal de révision, la Commission d'appel des pensions doit instruire la demande depuis le début (paragraphe 49 de l'arrêt Villani, précité).

[22]            La Commission d'appel des pensions a instruit l'appel du ministre le 1er octobre 2003. Dans une décision datée du 28 octobre 2003, la Commission a fait droit à l'appel du ministre et annulé la deuxième décision du tribunal de révision. Elle n'a pas ce faisant examiné le fond de la réclamation de Mme Kent. Elle a plutôt fait droit à l'appel du ministre en disant simplement que le tribunal de révision avait conclu erronément à l'existence de faits nouveaux.

[23]            Mme Kent, qui se représentait elle-même, a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission d'appel des pensions. Elle fait valoir essentiellement que la deuxième décision du tribunal de révision est correcte a tous égards et qu'elle n'aurait pas dû être infirmée.

[24]            Je suis d'avis, pour les motifs suivants, que la Commission d'appel des pensions aurait dû étudier au fond la réclamation de Mme Kent et n'aurait pas dû admettre l'argument du ministre selon lequel il n'y avait pas de faits nouveaux.

[25]            Par commodité, je reproduis ici le paragraphe 84(2) du Régime de pensions du Canada :


84 (2) Indépendamment du paragraphe (1), le ministre, un tribunal de révision ou la Commission d'appel des pensions peut, en se fondant sur des faits nouveaux, annuler ou modifier une décision qu'il a lui-même rendue ou qu'elle a elle-même rendue conformément à la présente loi.

84 (2) The Minister, a Review Tribunal or the Pension Appeals Board may, notwithstanding subsection (1), on new facts, rescind or amend a decision under this Act given by him, the Tribunal or the Board, as the case may be.

[26]            Cette disposition est une exception au paragraphe 84(1), qui prévoit que la décision du ministre, du tribunal de révision ou de la Commission d'appel des pensions est définitive et obligatoire ou, selon la terminologie juridique, qu'elle est « chose jugée » . Le paragraphe 84(2) doit être considéré comme une disposition qui renferme trois exceptions autonomes, chacune correspondant à l'une des trois instances établies par le Régime de pensions du Canada pour le paiement de prestations (c'est-à-dire le ministre, le tribunal de révision et la Commission d'appel des pensions). Le ministre doit donc se demander si des faits nouveaux existent, qui justifieraient le réexamen d'une décision antérieure qu'il a rendue. Le tribunal de révision doit se demander si des faits nouveaux existent, qui justifieraient le réexamen d'une décision antérieure qu'il a rendue. La Commission d'appel des pensions doit se demander si des faits nouveaux existent, qui justifieraient le réexamen d'une décision antérieure qu'elle a rendue.


[27]            La décision de réexaminer une décision antérieure en raison de l'existence de faits nouveaux requiert d'abord de dire s'il existe des faits nouveaux. Si le décideur estime qu'il n'y a pas de faits nouveaux, alors la décision antérieure de ce décideur subsiste. Si le décideur estime qu'il y a des faits nouveaux, alors la deuxième décision, celle qui concerne le droit à pension, doit être rendue au fond, compte tenu des faits nouveaux et du dossier existant. Sur le plan conceptuel, les deux décisions sont distinctes.

[28]            Il y a débat sur la procédure à suivre pour contester une décision du tribunal de révision portant sur l'existence ou non de faits nouveaux. La Cour a jugé que la Commission d'appel des pensions ne peut pas se saisir d'un appel interjeté contre une décision du tribunal de révision selon laquelle il n'y a pas de faits nouveaux. Si je comprends bien, la raison en est que la compétence de la Commission d'appel des pensions se limite aux appels interjetés contre les décisions au fond rendues par le tribunal de révision, soit en première instance soit après réexamen selon le paragraphe 84(2). Par défaut, l'unique moyen de contester une décision selon laquelle il n'y a pas de faits nouveaux est une procédure de contrôle judiciaire introduite devant la Cour fédérale : Oliveira c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), 2004 CAF 136, Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Fleming, 2004 CAF 288, Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Richard, 2004 CAF 378; voir aussi la décision Peplinski c. Canada (1re inst.), [1993] 1 C.F. 222, qui traite du cas parallèle où le ministre arrive à la conclusion qu'il n'y a pas de faits nouveaux.


[29]            Il me semble que, par le même raisonnement, la Commission d'appel des pensions n'a pas le pouvoir d'annuler la décision d'un tribunal de révision au seul motif que le tribunal de révision a eu tort de conclure que des faits nouveaux lui avaient été soumis. L'unique pouvoir décisionnel que détient la Commission d'appel des pensions une fois qu'est accordée l'autorisation de faire appel d'une décision du tribunal de révision est le pouvoir d'examiner depuis le début le fond de la réclamation du requérant.

[30]            Théoriquement, le ministre aurait pu introduire une instance distincte, une demande de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, pour contester la décision du tribunal de révision selon laquelle il y avait des faits nouveaux. Cependant, comme le tribunal de révision a ensuite statué au fond sur la réclamation de Mme Kent, la Cour fédérale se serait fort probablement déclarée incompétente parce que le droit du ministre de demander l'autorisation de faire appel de la décision au fond devant la Commission d'appel des pensions eût alors constitué un autre recours adéquat : Fast c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2001), 288 N.R. 8, (2001) 41 Admin. L.R. (3d) 200 (C.A.F.); Canadien Pacifique Limitée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3. Si le tribunal de révision a eu tort de conclure que Mme Kent a droit à une pension d'invalidité, il n'importe pas qu'il ait conclu de la sorte sur la foi de faits nouveaux. Mais si le tribunal de révision a eu raison de conclure que Mme Kent a droit à une pension d'invalidité, il semblerait déraisonnable de priver Mme Kent de ce droit sur l'argument technique plutôt étroit d'après lequel le tribunal de révision n'aurait pas dû admettre les faits nouveaux qui finalement établissaient son droit.


[31]            Il existe un fondement suffisant pour statuer ici en faveur de Mme Kent. Cependant, vu la confusion procédurale qui entoure la présente affaire depuis le début, je crois opportun de donner mon avis sur le point de savoir si le tribunal de révision avait devant lui des faits nouveaux qui justifiaient le réexamen de la décision antérieure du tribunal de révision. Selon moi, le tribunal de révision a eu raison de dire qu'il y avait des faits nouveaux.

[32]            Au risque d'une simplification excessive, il est manifeste que, en l'espèce, le « fait nouveau » le plus important en ce qui a trait à la demande de pension d'invalidité présentée par Mme Kent est un avis médical rendu le 19 septembre 2000, avis qui, pour la première fois, énonce un diagnostic formel de dépression (une maladie mentale). Cet avis médical précise aussi que la dépression était sans doute présente en 1994, mais qu'elle n'avait pas été diagnostiquée à l'époque, pour diverses raisons (notamment le fait que les médecins faisaient porter leur attention sur d'autres affections de Mme Kent). L'avis médical donne même à entendre que c'est peut-être la dépression qui a empêché Mme Kent de se remettre de ses autres affections.

[33]            La jurisprudence de la Cour a établi un double critère pour la question de savoir s'il y a ou non des faits nouveaux. D'abord, il faut que les faits nouveaux avancés n'aient pu être découverts, malgré une diligence raisonnable, avant la première audience. Deuxièmement, les faits nouveaux proposés doivent être « substantiels » : Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c. Macdonald, 2002 CAF 48.


[34]            La question de savoir si un fait pouvait être découvert moyennant une diligence raisonnable est une question de fait. La question du caractère substantiel est une question mixte de droit et de fait, en ce sens qu'elle requiert une évaluation provisoire de l'importance des présumés faits nouveaux pour le fond de la demande de pension d'invalidité. La décision rendue par la Commission d'appel des pensions dans l'affaire Suvajac c. Ministre du Développement des ressources humaines (appel CP 20069, 17 juin 2002) adopte le critère exposé dans l'arrêt Dormuth c. Untereiner, [1964] R.C.S. 122. Selon ce critère, les preuves nouvelles doivent être pour ainsi dire déterminantes. Ce critère n'est pas aussi rigoureux qu'il peut le paraître. Les preuves nouvelles sont considérées comme des preuves pour ainsi dire déterminantes si l'on peut raisonnablement croire qu'elles auraient modifié l'issue de la procédure antérieure : BC Tel c. Bande indienne de Seabird Island (C.A.), [2003] 1 C.F. 475. Ainsi, pour l'application du paragraphe 84(2) du Régime de pensions du Canada, les faits nouveaux qui sont avancés sont substantiels si l'on peut raisonnablement croire qu'ils auraient conduit à une décision autre.


[35]            Dans une demande de réexamen d'une décision se rapportant au droit à des prestations selon le Régime de pensions du Canada, le critère permettant de dire s'il y a ou non des faits nouveaux devrait être appliqué d'une manière qui soit suffisamment souple pour mettre en équilibre d'une part l'intérêt légitime du ministre dans le caractère définitif des décisions et la nécessité d'encourager les requérants à mettre toutes leurs cartes sur la table dès que cela leur est raisonnablement possible et, d'autre part, l'intérêt légitime des requérants, qui sont en général autoreprésentés, à ce que leurs réclamations soient évaluées au fond, et d'une manière équitable. Selon moi, ces considérations requièrent en général une approche libérale et généreuse lorsqu'on se demande s'il y a eu diligence raisonnable et si les faits nouveaux sont de nature substantielle. C'est ce qu'écrivait le juge en chef Isaac, au paragraphe 27 de l'arrêt Villani (susmentionné) :

[27] Au Canada, les tribunaux ont été particulièrement soucieux de donner une interprétation libérale à ces prétendues « lois sociales » . Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 36, la Cour suprême a insisté sur le fait que les lois conférant des avantages doivent être interprétées de façon libérale et généreuse et que tout doute découlant de l'ambiguïté des textes doit se résoudre en faveur du demandeur.

[36]            Pour la plupart des états invalidants, il est raisonnable d'espérer que le requérant présentera un portrait complet de son invalidité dès la première demande, ou dès un premier appel au tribunal de révision ou à la Commission d'appel des pensions. Cependant, il est des cas d'invalidité, par exemple ceux qui résultent d'affections physiques et mentales, qui ne sont pas bien compris des médecins, et qui doivent être évalués à la faveur d'une compréhension progressive de l'état du patient, des traitements appliqués et du pronostic émis. Il est particulièrement important, dans ces cas, de s'assurer que la règle des faits nouveaux n'est pas appliquée d'une manière indûment rigide, qui priverait un requérant du droit à ce que sa réclamation soit évaluée au fond, d'une manière équitable.


[37]            Je ferais droit à cette demande de contrôle judiciaire, j'annulerais la décision de la Commission d'appel des pensions datée du 28 octobre 2003 et je renverrais cette affaire à un nouveau comité de la Commission d'appel des pensions, pour nouvelle audience, comité qui devra réexaminer au fond la demande de pension d'invalidité de Mme Kent, en s'appuyant sur toute la preuve existante, y compris les faits nouveaux.

                                                                                                                                     _ K. Sharlow _               

                                                                                                                                                     Juge                       

« Je souscris aux présents motifs

A.M. Linden »

« Je souscris aux présents motifs

B. Malone »

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                     COUR D'APPEL FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                             A-582-03

INTITULÉ :                                                                            DIANNE MARIE KENT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                      HALIFAX (NOUVELLE-ÉCOSSE)

DATE DE L'AUDIENCE :                                                    LE 9 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                 LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                              LE JUGE LINDEN

LE JUGE MALONE

DATE DES MOTIFS :                                                           LE 13 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

DIANNE MARIE KENT

POUR LA DEMANDERESSE, EN SON PROPRE NOM

FLORENCE CLANCY

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

DIANNE MARIE KENT

TRURO (NOUVELLE-ÉCOSSE)

POUR LA DEMANDERESSE, EN SON PROPRE NOM

MORRIS ROSENBERG,

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

POUR LE DÉFENDEUR

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