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Date : 20050427

Dossier : A-428-04

Référence : 2005 CAF 148

En présence de Monsieur le juge Evans

ENTRE :

                                                          EMANUELE TESORO

                                                                                                                                              appelant

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                  intimé

                                       Audience tenue à Toronto (Ontario), le 6 avril 2005.

                                  Ordonnance rendue à Toronto (Ontario), le 27 avril 2005.

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :                                                                          LE JUGE EVANS


Date : 20050427

Dossier : A-428-04

Référence : 2005 CAF 148

En présence de Monsieur le juge Evans

ENTRE :

                                                          EMANUELE TESORO

                                                                                                                                              appelant

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                  intimé

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION


[1]                À l'âge de 14 ans, Emanuele Tesoro, en compagnie de sa famille, est arrivé au Canada en provenance d'Italie. Il a maintenant 52 ans. Son épouse, qu'il a rencontrée en 2002 et avec laquelle il s'est marié en 2004, ses parents, ses frères et soeurs, ses neveux et nièces sont tous au Canada. Il a une fille, née d'un premier mariage, qui est mariée et vit au Royaume-Uni. Bien qu'il soit résident permanent depuis 1967, il n'est jamais devenu citoyen canadien.

[2]                En décembre 2001, il a fait l'objet d'une ordonnance de renvoi, ayant été reconnu coupable au Canada de 33 chefs d'accusation de fraude, de contrefaçon et de parjure, infractions pour lesquelles il a été condamné à 38 mois d'emprisonnement. Le 10 mai 2005, il doit se présenter pour son renvoi en Italie, son pays de nationalité.

[3]                M. Tesoro a introduit une requête visant à surseoir à son renvoi en attendant l'issue de l'appel devant la Cour d'une décision du juge Gibson de la Cour fédérale (Tesoro c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration du Canada), 2004 CF 984). Dans cette décision, le juge Gibson a rejeté la demande de contrôle judiciaire du refus de la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (SIA) de réexaminer sa décision de rejeter l'appel formé contre la mesure d'expulsion.

[4]                Pour obtenir un sursis, M. Tesoro doit établir qu'il satisfait au critère en trois volets bien connu établi dans Toth c. Canada (Ministre de l'emploi et de l'immigration) (1988), 86 N.R. 302 (C.A.F.). La principale question sur laquelle je dois me pencher est de savoir si le renvoi de M. Tesoro, jusqu'à ce qu'il ait été statué sur son appel, causera un préjudice irréparable.


B. HISTORIQUE DE L'INSTANCE

[5]                Le 10 décembre 2001, M. Tesoro a déposé un appel à la SAI visant à obtenir un sursis à l'exécution de la mesure d'expulsion pour des motifs d' « equity » conformément à l'alinéa 70(1)b) de la loi applicable à cette époque, la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2. Cependant, avant que la SAI n'ait statué sur l'appel, la Loi sur l'immigration a été remplacée par la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR). Le paragraphe 64(1) de la LIPR a mis un terme aux appels interjetés devant la SAI sur des motifs d' « equity » par des personnes visées par des mesures de renvoi ayant été interdites de territoire pour « grande criminalité » . Comme M. Tesoro a été condamné au Canada à une peine d'emprisonnement d'au moins deux ans, ses condamnations étaient visées par la définition de « grande criminalité » au paragraphe 64(2).

[6]                Le 30 août 2002, la SAI a avisé M. Tesoro qu'il était mis fin à son appel en raison du paragraphe 64(1), lequel lui était applicable en vertu des dispositions transitoires de la LIPR, particulièrement de l'article 196.

[7]                Par lettre envoyée au nom de M. Tesoro le 21 novembre 2002, on a demandé à la SAI de réexaminer sa décision de rejeter l'appel parce qu'elle avait failli à son obligation d'équité procédurale en ne donnant pas à M. Tesoro l'occasion de formuler des observations sur l'interprétation des dispositions transitoires de la LIPR.


[8]                Le 7 mai 2003, la SAI a avisé M. Tesoro qu'elle ne réexaminerait pas la décision, faisant valoir qu'elle aurait dû entendre M. Tesoro avant de rejeter son appel, mais que l'article 196 mettait clairement un terme à l'instance. Ainsi, rien de ce qui aurait pu être dit à la SAI pour empêcher l'expulsion de M. Tesoro ne pouvait changer la conclusion.

[9]                Au moment où le juge Gibson a été saisi de la demande de contrôle judiciaire du refus de réexaminer la décision, la Cour avait rendu l'arrêt Medovarski c. Canada (Ministre de la citoyenneté et de l'immigration), [2004] 4 A.C.F. 48, 2004 CAF 85, lequel a, en quelque sorte, confirmé la position adoptée par la SAI. Autrement dit, selon l'article 196, l'article 64 de la LIPR s'applique rétroactivement aux appelants qui, au moment de l'entrée en vigueur de la LIPR, avaient interjeté appel à la SAI, mais n'avaient pas obtenu la suspension de l'exécution de la mesure d'expulsion prononcée contre eux, [traduction] « eu égard à l'ensemble des circonstances de l'affaire » .

[10]            S'estimant lié par l'arrêt Medovarski, le juge Gibson a rejeté la demande de contrôle judiciaire au motif que la réouverture de l'appel ne pouvait conduire à une décision différente. Cependant, puisqu'une autorisation de pourvoi avait été demandée à la Cour suprême du Canada dans l'affaire Medovarski, il a certifié, en vue de l'appel, la question de l'interprétation de l'article 196. Après que le juge Gibson eut rendu sa décision, la Cour suprême a accordé l'autorisation de pourvoi dans Medovarski. L'audition de ce pourvoi est prévue pour juin 2005.


C.         QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[11]            Il s'agit de décider si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour surseoir au renvoi de M. Tesoro jusqu'à ce qu'il ait été statué sur son appel. J'examinerai tour à tour chacun des éléments du critère établi dans Toth, tout en étant conscient des limites qu'il y a à s'appuyer indûment sur une méthode dite de « liste de contrôle » : voir Robert J. Sharpe, Injunctions and Specific Performance, feuilles mobiles (Aurora, Ont. : Canada Law Book Inc., dernière mise à jour : novembre 2004), p. ¶ 2.60-70.

(i) Question sérieuse

[12]            Il est acquis que, à la lumière de l'autorisation consentie par la Cour suprême dans Medovarski, l'appel de M. Tesoro soulève une question sérieuse, soit celle de savoir si le refus de la SAI de réexaminer sa décision de rejeter l'appel devrait être annulé. Si l'arrêt Medovarski est infirmé, le refus par la SAI de rouvrir l'affaire sera vraisemblablement annulé pour cause de manquement à l'obligation d'agir équitablement. Or, même si c'est le cas et que la SAI rouvre l'appel, l'issue de l'appel lui-même n'est pas inéluctable.

(ii) Préjudice irréparable

[13]            L'avocat de M. Tesoro, M. Poulton, avance trois arguments au soutien de sa prétention selon laquelle le renvoi de M. Tesoro causerait à celui-ci un préjudice irréparable que ne pourrait compenser l'octroi d'une indemnité pécuniaire si son appel à la Cour devait être accueilli.


(a) Compétence de la SAI

[14]            M. Poulton affirme qu'il ne servirait à rien à M. Tesoro, s'il était renvoyé, d'avoir gain de cause dans son appel de la décision du juge Gibson parce que la SAI n'aurait pas compétence pour rouvrir son appel. Il invoque l'article 71 de la LIPR à l'appui de la thèse voulant que la Commission perde compétence dès qu'un appelant quitte le Canada à la suite d'une mesure de renvoi.

71. L'étranger qui n'a pas quitté le Canada à la suite de la mesure de renvoi peut demander la réouverture de l'appel sur preuve de manquement à un principe de justice naturelle.

71. The Immigration Appeal Division, on application by a foreign national who has not left Canada under a removal order, may reopen an appeal if it is satisfied that it failed to observe a principle of natural justice.

[15]            M. Poulton concède que, en vertu de l'ancienne Loi sur l'immigration, la SAI a compétence pour rouvrir les appels, même après que le demandeur ait été renvoyé du Canada : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'immigration) c. Toledo, [2000] 3 C.F. 563 (C.A.). Cependant, il soutient qu'en édictant l'article 71 de la LIPR, le législateur est censé avoir voulu modifier la règle de droit en retirant à la SAI son pouvoir de statuer sur les appels formés par des résidents permanents ayant déjà quitté le Canada à la suite d'une mesure de renvoi et ce, affirme l'avocat, parce que la LIPR a supprimé les deux fondements juridiques sur lesquels repose l'arrêt Toledo.


[16]            Premièrement, sous le régime de l'ancienne loi, la compétence attribuée à la SAI pour rouvrir l'appel d'une mesure d'expulsion était de nature permanente : Grillas c. Canada (Le Ministre de la Main-d'Oeuvre et de l'Immigration), [1972] R.C.S. 577. Cependant, en vertu de l'article 71, cette compétence ne peut plus être exercée chaque fois qu'un demandeur présente une requête en réouverture, mais uniquement au motif que la décision de la SAI a porté atteinte aux règles de justice naturelle.

[17]            Deuxièmement, sous le régime de l'ancienne loi, la SAI pouvait autoriser la personne expulsée à revenir au Canada sans le consentement du ministre, mais seulement pour qu'elle assiste à l'audition de l'appel et, si l'appel était accueilli et que la Commission ordonnait de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi, pour qu'elle reste au Canada aux conditions fixées par la Commission :Loi sur l'immigration, paragraphes 56(1) et 74(2), et article 75. Dans Toledo, la Cour a inféré de ces dispositions que le législateur devait avoir voulu que la compétence de la SAI de rouvrir l'appel se poursuive après que l'intéressé eut quitté le Canada.

[18]            Cependant, sous le régime de la LIPR, la seule disposition traitant du retour d'une personne expulsée qui s'applique aux faits de l'espèce est le paragraphe 52(1). Il prévoit que l'exécution d'une mesure de renvoi emporte « interdiction de revenir au Canada, sauf autorisation de l'agent » . La SAI ne peut autoriser elle-même le retour au Canada d'une personne qui est partie à la suite d'une ordonnance de renvoi.

[19]            Bien que l'argument avancé par M. Poulton puisse sembler attrayant, j'estime que la SAI ne perd pas son pouvoir de statuer sur une demande de réouverture d'appel du fait que le demandeur, qui était au Canada au moment du dépôt de la demande, est parti à la suite d'une mesure de renvoi avant que la SAI n'ait statué sur la demande.


[20]            D'une part, il ressort à l'évidence de l'article 71 qu'il suffit que le demandeur ait été au Canada au moment du dépôt de la demande à la SAI. C'est cette interprétation de l'article 71 qui a été adoptée dans l'arrêt Townsend c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 247, par. 5. La version française de la décision est encore plus claire.

[21]            D'autre part, bien que la SAI n'ait plus le pouvoir d'autoriser le retour d'une personne qui est partie à la suite d'une mesure d'expulsion, ce pouvoir peut maintenant être exercé par un agent d'immigration. Ce changement n'affaiblit pas beaucoup la capacité de la SAI de contrôler ses propres procédures.

[22]            Les moyens de télécommunication modernes permettent généralement à la SAI de tenir ses audiences sans ordonner le retour des appelants pour qu'ils comparaissent en personne. Partant, le fait que la SAI ne soit pas habilitée à autoriser le retour d'un appelant pour qu'il assiste à une audition ne compromet pas réellement le contrôle qu'elle exerce sur sa propre procédure.


[23]            Le fait que la SAI n'ait pas le pouvoir général d'enjoindre au ministre d'autoriser les appelants ayant eu gain de cause à revenir au Canada ne rend pas non plus inopérante sa décision de surseoir à l'exécution de la mesure de renvoi lorsque l'appelant a déjà été expulsé. Selon l'avocat du ministre, sans la preuve de nouveaux motifs permettant d'exclure un appelant, le refus par un agent d'immigration d'exercer le pouvoir discrétionnaire que le paragraphe 52(1) lui confère pour autoriser le retour d'une personne interdite de territoire dont l'expulsion a été suspendue par la Commission équivaudrait à de la mauvaise foi. La décision Figurado c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 347 se distingue en ce que, dans cette affaire, aucune opinion ou engagement semblable n'a été offert pour le compte du ministre au sujet d'une personne expulsée avant que l'examen des risques avant renvoi n'ait été complété (voir par. 37).

(b) Menace pour l'affaire devant la SAI

[24]            Subsidiairement, M. Poulton dit que l'affaire de M. Tesoro devant la SAI dépend en grande partie des difficultés qui résulteront de la séparation d'avec son épouse et les autres membres de sa famille, laquelle est très unie, ainsi que de la perte de son emploi et de son incapacité à trouver du travail en Italie. De prétendre l'avocat, si M. Tesoro obtient gain de cause dans son appel et que la SAI instruit son appel au fond, sa requête en sursis d'exécution de la mesure d'expulsion fondée sur ces motifs, dont est saisie la SAI, sera affaiblie par son renvoi préalable. Il s'appuie sur Melo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 188 F.T.R. 39, et Owusu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 470.

[25]            Je ne suis pas d'accord. Dans Melo, la contestation de la décision de la SAI reposait sur le fait que celle-ci n'avait pas accordé suffisamment d'attention aux intérêts des enfants de M. Melo. La preuve démontrait que le renvoi, même temporaire, de M. Melo causerait un préjudice à ses enfants. Vu le lien étroit qui existe entre les motifs de contrôle et le préjudice résultant d'un renvoi, sa demande de contrôle judiciaire perdrait toute son efficacité comme réparation.


[26]            La décision Melo ne se fondait donc pas sur le fait que, si M. Melo était renvoyé, sa cause devant la SAI s'en trouverait affaiblie. Toutefois, c'est sur l'idée que l'affaiblissement de la cause d'une personne dans une procédure administrative subséquente puisse constituer un préjudice irréparable que reposait l'arrêt Owusu.

[27]            M. Owusu avait demandé l'autorisation de séjourner au Canada pour des raisons d'ordre humanitaire afin de pouvoir continuer à subvenir aux besoins de ses enfants au Ghana à même ses revenus d'emploi. Sa demande ayant été refusée, il a présenté une demande de contrôle judiciaire au motif que l'agente d'examen CH ne s'était pas suffisamment intéressée aux intérêts de ses enfants. Le juge Pelletier a sursis au renvoi de M. Owusu en attendant l'instruction de son appel parce que le renvoi de M. Owusu avant l'audition de l'appel aurait compromis le fondement de sa demande CH, à savoir qu'il soutient financièrement ses enfants.


[28]            À mon avis, Owusu se distingue quant aux faits. Il n'existe aucun lien entre les motifs fondant la contestation du refus de la SAI de rouvrir l'affaire et les préjudices que M. Tesoro craint voir résulter de son renvoi. En outre, les difficultés qu'invoque M. Tesoro pour qu'il soit sursis à l'exécution de la mesure de renvoi jusqu'à l'instruction de son appel ne diminueront vraisemblablement pas après son expulsion. Par exemple, la douleur engendrée par sa séparation d'avec ses parents, ses frères et soeurs et leurs enfants, ne prendra pas fin avec son renvoi. Le choix auquel fait face son épouse - vivre au Canada sans lui ou vivre dans un pays étranger avec lui, isolée de sa famille élargie - ne deviendra probablement pas plus facile s'il est renvoyé avant que la Cour n'ait statué sur son appel.

[29]            Par conséquent, j'estime qu'il est hypothétique d'affirmer que si M. Tesoro est expulsé du Canada, sa requête en sursis à l'exécution de la mesure de renvoi prise contre lui par la SAI sera grandement affaiblie dans le cas où son appel à la Cour est accueilli et que la SAI réexamine son appel. Je ne suis pas convaincu que son absence du Canada, entre le moment de son expulsion et la réouverture de son appel, affaiblira les fondements en equity de sa demande au point de le priver des avantages d'obtenir gain de cause dans l'appel qu'il a formé devant notre Cour.

(c) Séparation de la famille

[30]            Enfin, M. Poulton soutient que la pierre de touche du préjudice irréparable n'est pas sa gravité mais le fait qu'il ne peut être quantifié, du point de vue pécuniaire, ou compensé par l'octroi de dommages-intérêts. Si M. Tesoro gagne son appel et revient au Canada après une décision favorable sur le fond, il n'aura pas droit à une compensation financière pour les perturbations et la souffrance causées par son renvoi fondé sur une ordonnance valide prononcée avant l'issue de son appel. La douleur d'être séparé de sa famille ne peut se quantifier. Par conséquent, affirme l'avocat, le renvoi d'une personne cause des perturbations importantes dans les relations familiales, lesquelles constituent un préjudice irréparable pour l'application du critère établi dans Toth.


[31]            De façon générale, cette position est compatible avec le résumé suivant du droit applicable rédigé par Lorne Waldman, Immigration Law and Practice, feuilles mobiles (Markham, Ont. : LexisNexis Canada Inc., dernière mise à jour décembre 2004), au paragraphe § 11.221 :

[traduction] La jurisprudence traitant de la question de la séparation des membres d'une famille est loin d'être claire. Bien que dans certains cas, l'on ait conclu que la séparation des familles ne constitue pas un préjudice irréparable, les tribunaux ont, dans d'autres cas, adopté la position inverse. Il semblerait que la seule façon de concilier ces différentes décisions consiste à admettre qu'elles sont particulièrement liées aux faits. La jurisprudence ne donne pas à entendre qu'un simple inconvénient ne constituera pas un préjudice irréparable. Cependant, lorsqu'il ressort de la preuve crédible présentée à la cour que l'expulsion aura vraisemblablement des conséquences graves sur le bien-être affectif et psychologique, sur les perspectives d'études ou sur la santé du demandeur, de son époux ou épouse ou de ses enfants, alors un sursis sera accordé [Je souligne.].

[32]            Dans l'examen de cette question, je ferai deux remarques préliminaires. Premièrement, dans une requête en sursis de l'exécution d'une mesure de renvoi en attendant l'issue d'une demande de contrôle judiciaire ou d'un appel, l'accent est mis sur les conséquences que peut avoir l'absence temporaire de la personne expulsée du Canada jusqu'à l'issue de l'instance.

[33]            Deuxièmement, les décisions relatives à l'octroi d'un sursis tendent à être particulièrement liées aux faits. Les requêtes peuvent être entendues à bref délai et les décisions sont souvent rendues dans des délais très serrés. Il n'est donc pas surprenant de constater que la jurisprudence comporte certaines incohérences. J'estime néanmoins que, dans un tel contexte, le préjudice irréparable peut s'entendre de la séparation des familles et ne se limite pas aux menaces pesant sur la vie ou l'intégrité physique de la personne expulsée. Il est plus difficile de déterminer dans quelles circonstances la séparation de la famille et la perturbation des liens familiaux et autres liens importants constituent un préjudice irréparable.


[34]            Dans Selliah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 261, par. 13, j'ai adopté le critère formulé dans Melo (par. 21), où le juge Pelletier (maintenant juge de notre Cour) a statué que, pour que la séparation de la famille constitue un préjudice irréparable, les difficultés qu'entraîne un renvoi doivent échapper aux « conséquences normales d'une expulsion » . En ce sens, Melo et Selliah ont été suivies par le juge en chef Richard dans Atwal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 427, par. 16-17.

[35]            La question est donc de savoir, au vu de la preuve dont je suis saisi, si, en raison de la séparation, les conséquences du renvoi sur M. Tesoro et sa famille échapperont aux « conséquences normales d'une expulsion » . Ce critère semble être plus difficile à satisfaire pour M. Tesoro que celui relatif aux conséquences suffisamment graves sur les liens familiaux pour constituer plus qu'un « simple inconvénient » . Toutefois, lorsque les faits et le pouvoir discrétionnaire sont tous importants, la portée des différences d'ordre définitionnel dans le critère juridique applicable peut se révéler plus apparent que réel.

[36]            D'une part, lorsqu'il s'agit de décisions judiciaires qui concernent l'exercice du pouvoir discrétionnaire fondé sur des faits particuliers, les déclarations sur ce que peut constituer un préjudice irréparable doivent être examinées dans le contexte des faits et des arguments dans lequel elles ont été faites.


[37]            En outre, dans la mesure où le critère des « conséquences graves » sur les liens familiaux est moins exigeant que celui des conséquences qui vont « plus loin que les conséquences normales d'une expulsion » , il est possible que les préjudices qualifiés d'irréparables selon le premier critère, mais non le dernier, ne permettent pas de justifier une suspension, parce que selon la prépondérance des inconvénients, celle-ci doit céder le pas devant l'intérêt du public dans l'application régulière de la loi.

[38]            Quant aux faits invoqués par M. Tesoro, je remarque en premier lieu ce qu'il n'allègue pas. M. Tesoro n'a aucun enfant au Canada. Dans de nombreuses affaires où le préjudice irréparable a été établi, y compris Melo et Owusu, on a tenu compte des conséquences du renvoi sur les enfants de la personne expulsée. M. Tesoro n'est pas seul à subvenir aux besoins de ses parents, mais partage cette responsabilité avec ses frères et soeurs. Et l'épouse de M. Tesoro ne dépend pas non plus financièrement de lui.

[39]            Par ailleurs, l'épouse de M. Tesoro, qui ne parle pas italien, ne prévoit pas le rejoindre en Italie avant 2007, alors qu'elle aura droit à une pension de la fonction publique provinciale. Dans l'intervalle, elle pourrait toutefois lui rendre visite pendant ses vacances avant que l'affaire soit définitivement tranchée.

[40]            M. Poulton a mentionné le fait que le ministre a reconnu que la séparation conjugale est contraire à l'ordre publique en permettant qu'une demande de statut de résident canadien soit traitée au Canada si le demandeur est marié à une citoyenne canadienne ou à une résidente permanente. Cependant, puisque cette directive exclut les demandeurs visés par une mesure de renvoi, elle n'est pas très utile pour l'argument de M. Poulton.


[41]            En ce qui concerne la séparation de M. Tesoro d'avec ses parents, il convient de signaler que ces derniers sont âgés : sa mère est à l'aube de ses 70 ans, et son père a quelques années de plus. Sa mère a des problèmes cardiaques et il se peut qu'elle ne puisse pas se rendre en Italie, bien que la preuve médicale versée au dossier à cet effet soit peu abondante. À mesure que les gens vieillissent et que leur santé va en déclinant, il devient plus difficile de réparer le préjudice qu'une séparation peut leur causer :Belkin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 1159.

[42]            Malgré l'évidente affection que portent à M. Tesoro ses frères et soeurs et leurs enfants, et la place importante que celui-ci occupe au sein de la famille, le préjudice que leur cause la séparation n'est pas inhabituel dans le contexte d'une expulsion, même si deux des soeurs ont des ennuis de santé.

[43]            S'agissant du tort appréhendé touchant M. Tesoro lui-même du fait de devoir vivre en Italie, je reconnais le préjudice inévitable que subit un homme de 52 ans qui doit quitter le pays où il vit depuis l'âge de 14 ans. Son renvoi signifie la perte de son emploi et il n'est pas certain qu'il puisse se trouver un nouvel emploi, bien qu'aucune preuve n'ait été présentée au soutien de cette simple assertion selon laquelle il ne serait pas capable de trouver du travail en Italie.


[44]            D'un autre côté, bien qu'il puisse avoir de bonnes raisons de rester au Canada, M. Tesoro a déclaré que ses activités de jeux de hasard en Italie l'ont amené à voyager fréquemment entre le Canada et l'Italie où, à deux reprises au cours des dix dernières années, il a passé beaucoup de temps. M. Tesoro a des oncles, des tantes et des cousins en Italie et, son dossier étant muet à cet égard, j'en déduis qu'il parle italien. L'Italie est en outre un pays où la qualité de vie est en général comparable à celle qui existe au Canada. L'agent d'examen des risques avant renvoi a rejeté la prétention de M. Tesoro selon laquelle son renvoi là-bas l'exposerait au risque que représente pour lui le crime organisé. Sa présence en Italie peut aussi faciliter ses rapports avec sa fille qui est au Royaume-Uni.

[45]            Compte tenu de tout ce qui précède, je ne suis pas convaincu que le renvoi de M. Tesoro, jusqu'à ce qu'il ait été statué sur son appel, perturberait ses relations familiales et causerait un désarroi au point de constituer une conséquence inhabituelle de l'expulsion.

(iii) Prépondérance des inconvénients

[46]            L'avocat de M. Tesoro a concédé que, s'il n'arrivait pas à faire la preuve d'un préjudice irréparable, il ne pourrait pas obtenir un sursis fondé sur la prépondérance des inconvénients. Je n'ai donc rien à ajouter à ce sujet.


[47]            Cependant, si j'avais décidé que le renvoi de M. Tesoro causerait un préjudice irréparable, parce que les effets de la séparation familiale étaient plus que de simples inconvénients, j'aurais situé ce préjudice au bas de l'échelle de gravité et j'aurais conclu que, selon la prépondérance des inconvénients, il devait céder le pas devant l'intérêt du public dans le renvoi rapide du Canada de ceux jugés interdits de territoire pour cause de grande criminalité. Si l'on veut que l'administration du droit de l'immigration soit crédible, il faut que le renvoi des personnes visées par une mesure d'expulsion soit la règle, et que l'octroi d'un sursis en attendant l'issue d'une instance judiciaire, l'exception.

[48]            M. Tesoro a été condamné à une lourde peine d'emprisonnement après avoir été déclaré coupable d'infractions graves contre la propriété, consistant en la fabrication de titres le désignant comme le propriétaire de cinq immeubles résidentiels, libres de toute hypothèque. Ces faux documents ont servi à frauder des prêteurs qui lui ont consenti des prêts totalisant 1,5 millions de dollars, somme qu'il a transférée par l'intermédiaire de banques internationales et dont on a maintenant perdu la trace.

[49]            Après avoir découvert le pot aux roses, les propriétaires ont dû assumer les frais liés à la correction des titres et il ne fait aucun doute qu'ils ont ressenti une grande anxiété à l'idée de perdre leur maison. En outre, les prêteurs spoliés ont perdu leurs fonds. Les autorités chargées de l'application de la loi doutent des prétentions de M. Tesoro, qui est partiellement illettré, voulant qu'il ait commis ces infractions seul et qu'il ait utilisé cet argent pour le jeu et d'autres dépenses à l'appui desquelles il n'existe aucun document et qui sont irrécupérables.

D.        CONCLUSIONS

[50]            Pour ces motifs, la requête présentée par l'appelant pour obtenir un sursis sera rejetée.


                                                                                                           

                « John M. Evans »                            

                                                                                                                Juge                          

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

                                                                       

                             COUR D'APPEL FÉDÉRALE                 

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :                                                     A-428-04

INTITULÉ :                                                    Emanuele Tesoro c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 6 avril 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :               Le juge Evans

DATE :                                                            Le 27 avril 2005

COMPARUTIONS :

Ron Poulton                                                      POUR L'APPELANT

Marianne Zoric                                      POUR L'INTIMÉ

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :      

Ron Poulton

Toronto (Ontario)                                              POUR L'APPELANT

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada                    POUR L'INTIMÉ


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