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Date : 20060112

Dossier : A-170-05

Référence : 2006 CAF 14

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

KAILESHAN THANABALASINGHAM

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 11 janvier 2006.

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le 12 janvier 2006.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                    LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                            LE JUGE DÉCARY

LE JUGE SEXTON


Date : 20060112

Dossier : A-170-05

Référence : 2006 CAF 14

CORAM :       LE JUGE DÉCARY

                        LE JUGE SEXTON

                        LE JUGE EVANS

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

appelant

et

KAILESHAN THANABALASINGHAM

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

[1]                Kaileshan Thanabalasingham, de nationalité sri-lankaise, est arrivé au Canada et a été reconnu comme réfugié en 1991, au motif que, au Sri Lanka, il craignait avec raison d'être persécuté du fait de ses origines tamoules.

[2]                Il a été arrêté en octobre 2001 dans le cadre de mesures d'exécution prises par le Service de police de Toronto et par Citoyenneté et Immigration Canada à l'encontre des membres de bandes organisées tamoules sévissant à Toronto. En février 2002, une mesure d'expulsion fut prononcée contre lui parce qu'il avait été déclaré coupable en 1998 de complot en vue de commettre une agression, infraction pour laquelle il avait été condamné à une peine d'emprisonnement d'un peu moins de six mois. M. Thanabalasingham a fait appel à la Section d'appel de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la SAI) à l'encontre de la mesure de renvoi, en invoquant le pouvoir discrétionnaire de la SAI de surseoir à l'exécution de la mesure pour des raisons d'ordre humanitaire, et notamment en raison du risque de torture auquel il serait exposé s'il était renvoyé au Sri Lanka.

[3]                Comme M. Thanabalasingham est une personne protégée, en raison de son statut de réfugié, le ministre a pensé que, même si l'appel à la SAI était rejeté, le paragraphe 115(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés ferait obstacle à son refoulement au Sri Lanka, à moins que le ministre décide, selon le paragraphe 115(2), que M. Thanabalasingham représente un danger pour le public au Canada. Le 14 mars 2003, la représentante du ministre émettait un avis en ce sens, après avoir conclu que le danger que posait M. Thanabalasingham pour le public s'il était autorisé à rester au Canada l'emportait sur le risque pour lui d'être torturé en cas de renvoi au Sri Lanka.

[4]                Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration fait ici appel de la décision d'un juge de la Cour fédérale qui a fait droit à une demande de contrôle judiciaire déposée par M. Thanabalasingham pour faire annuler l'avis de dangerosité émis par la représentante du ministre : Thanabalasingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 172.

[5]                Le juge a fait droit à la demande au motif que la représentante du ministre avait évalué le risque en se fondant uniquement sur le constat des conditions ayant cours au Sri Lanka et n'avait pas tenu compte du risque résultant des circonstances personnelles de M. Thanabalasingham. Selon le juge, les motifs de la représentante du ministre n'expliquaient pas non plus suffisamment pourquoi elle avait accepté les documents soumis par le ministre et rejeté ceux qui étaient favorables à M. Thanabalasingham.

[6]                L'avocat du ministre dit que la raison principale pour laquelle le ministre fait appel est la décision du juge d'instruire et d'accorder la demande de contrôle judiciaire en dépit du fait que M. Thanabalasingham avait avoué, devant la SAI, qu'il avait sciemment fait de fausses déclarations dans la procédure antérieure d'examen de sa détention à la suite de son arrestation en 2001. Ces fausses déclarations, qui minimisent la gravité de ses activités criminelles et démentent son association avec les membres d'une bande organisée tamoule à Toronto (le VVT), figuraient également dans les documents qui avaient été communiqués à la représentante quand elle avait émis l'avis de dangerosité, et au juge de la Cour fédérale qui a permis que soit entendue la demande de contrôle judiciaire présentée par M. Thanabalasingham.

[7]                Le juge a rejeté l'argument du ministre selon lequel la demande de contrôle judiciaire devait être sommairement rejetée en raison des mensonges de M. Thanabalasingham, au motif qu'il avait probablement établi à première vue un risque de torture en cas de renvoi au Sri Lanka. Exerçant son pouvoir discrétionnaire d'examiner la demande au fond, le juge a dit qu'il prenait en compte les graves conséquences qui en résulteraient pour M. Thanabalasingham si l'avis de dangerosité était jugé valide, et aussi le fait que la Cour suprême du Canada avait jugé, dans l'arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3, que le renvoi d'une personne vers un pays où elle risquait la torture serait généralement contraire à l'article 7 de la Charte.

[8]                Le juge a certifié la question suivante, en vue d'un appel :

[traduction] Quand un demandeur présente à la Cour une demande de contrôle judiciaire, sans avoir les mains nettes, la Cour devrait-elle, lorsqu'elle s'interroge sur l'opportunité ou non d'examiner la demande au fond, tenir compte des conséquences que risque de subir le demandeur si sa demande n'est pas examinée au fond?

[9]                À mon avis, la jurisprudence invoquée par le ministre n'appuie pas l'affirmation qui se trouve dans le paragraphe 23 de l'exposé des faits et du droit présenté par son avocat, et selon laquelle [traduction] « lorsqu'il semble qu'un demandeur ne s'est pas présenté devant la Cour les mains nettes, la Cour doit d'abord s'interroger quant à savoir si le demandeur a effectivement les mains nettes et, en cas de conclusion négative, la Cour doit refuser de juger la demande au fond ou de l'accorder » . La jurisprudence donne plutôt à entendre que, si la juridiction de contrôle est d'avis qu'un demandeur a menti, ou qu'il est d'une autre manière coupable d'inconduite, elle peut rejeter la demande sans la juger au fond ou, même ayant conclu à l'existence d'une erreur sujette à révision, elle peut refuser d'accorder la réparation sollicitée.

[10]            Dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s'efforcer de mettre en balance d'une part l'impératif de préserver l'intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d'empêcher les abus de procédure, et d'autre part l'intérêt public dans la légalité des actes de l'administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l'inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d'une dissuasion à l'égard d'une conduite semblable, la nature de l'acte prétendument illégal de l'administration et la solidité apparente du dossier, l'importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l'acte administratif contesté est confirmée.

[11]            Ces facteurs ne prétendent pas être limitatifs, et tous ne sont pas nécessairement applicables dans chaque cas. Ce pouvoir discrétionnaire doit être exercé avec discernement, mais une juridiction d'appel ne devrait pas intervenir à la légère dans la manière dont le juge de première instance a exercé le large pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré dans les procédures et recours de droit public. Néanmoins, je suis arrivé à la conclusion ici que le juge a erré dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, parce qu'il n'a pas tenu compte du recours offert à M. Thanabalasingham de par son droit d'interjeter appel à la SAI de la mesure de renvoi le concernant, ni n'a tenu compte de l'à-propos de cet appel pour une évaluation des conséquences en cas de maintien de l'avis ministériel de dangerosité.

[12]            Dans l'appel de M. Thanabalasingham à la SAI, une instance autonome qui rend ses décisions à la suite d'une procédure contradictoire en règle, M. Thanabalasingham pouvait faire valoir, et il a effectivement fait valoir, que, entre autres choses, le danger qu'il représentait pour le public au Canada, de par son casier judiciaire et sa prétendue association avec le VVT, avait moins de poids que le risque de torture qu'il courait en cas de renvoi au Sri Lanka. Autrement dit, même si l'avis de la représentante du ministre n'était pas annulé, M. Thanabalasingham demeurait à même de persuader la SAI qu'il ne devait pas être renvoyé, et de contester à nouveau les points mêmes qui avaient fondé l'avis de la représentante du ministre.

[13]            L'appel interjeté à la SAI était un recours subsidiaire adéquat apte à protéger M. Thanabalasingham contre une expulsion vers un pays où il risquait de subir la torture. Puisqu'il ne pouvait être renvoyé qu'autant que la SAI rejetterait son appel au motif que, entre autres choses, il n'était pas exposé à un risque de torture, alors les conséquences de l'avis de dangerosité émis par la représentante n'étaient pas aussi graves que le juge a semblé le penser.

[14]            Ayant constaté une erreur de droit dans la manière dont le juge a exercé son pouvoir discrétionnaire (le fait de ne pas avoir pris en compte le recours subsidiaire et de s'être mépris sur la gravité des conséquences de l'avis de dangerosité), la Cour peut substituer son pouvoir discrétionnaire à celui qu'a exercé le juge.

[15]            Sur ce point, il convient de noter que, par une décision en date du 6 janvier 2006, et communiquée aux avocats le 10 janvier, la veille de l'audition du présent appel, la SAI a rejeté l'appel de M. Thanabalasingham, après une audience de neuf jours qui avait débuté le 6 avril 2004. La SAI a tiré des conclusions défavorables à M. Thanabalasingham, au vu de son casier judiciaire et de ses activités au sein d'une bande organisée, et elle n'a pas été persuadée qu'il serait exposé à un risque appréciable de torture en cas de renvoi au Sri Lanka.

[16]            Les vices allégués par M. Thanabalasingham à propos de l'avis de dangerosité émis par la représentante du ministre ne justifient pas, vu l'ensemble des circonstances de l'affaire, y compris les mensonges de l'intimé, l'annulation de l'avis et son renvoi au ministre, avec les nouveaux contrôles judiciaires et les nouveaux délais qui pourraient en résulter. Il s'est déjà écoulé quatre ans depuis que la mesure d'expulsion a été prononcée contre lui. Justice a été rendue parce que M. Thanabalasingham a pu présenter ses arguments à la SAI, dont à n'en pas douter il demandera à la Cour fédérale de réformer la décision. S'il échoue dans sa tentative de faire annuler la décision de la SAI, il pourra encore soumettre au ministre tout fait nouveau important et demander une évaluation du risque avant renvoi.

[17]            Pour ces motifs, j'accueillerais l'appel du ministre, j'annulerais la décision de la Cour fédérale, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire et je rétablirais l'avis de la représentante du ministre en date du 14 mars 2003. Je répondrais à la question certifiée en disant qu'il relève du pouvoir discrétionnaire général du juge, en ce qui a trait à l'audition de la demande de contrôle judiciaire et à l'octroi de la réparation, de considérer les conséquences d'une absence de décision au fond sur la demande.

« John M. Evans »

Juge

« Je souscris aux présents motifs

            Robert Décary, juge »

« Je souscris aux présents motifs

            J. Edgar Sexton, juge »

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         A-170-05

INTITULÉ :                                        LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                            c.

                                                            KAILESHAN THANABALASINGHAM

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 11 JANVIER 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :                         LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                         LE JUGE DÉCARY

                                                            LE JUGE SEXTON

DATE DES MOTIFS :                       LE 12 JANVIER 2006

COMPARUTIONS :

Greg George

Vanita Goela                                         pour l'appelant

Barbara Jackman                                   pour l'intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)                                 pour l'appelant

Jackman et Associés

Toronto (Ontario)                                  pour l'intimé

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