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Date : 20000302

Dossier : A-495-98

CORAM :        LE JUGE DÉCARY

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

ENTRE :

                                       LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             appelant

                                                                          - et -

CLAUDE RANSON MILLARD

intimé

Audience tenue à Toronto (Ontario), le jeudi 2 mars 2000

Jugement rendu à Toronto (Ontario), le jeudi 2 mars 2000

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :                                                                       LE JUGE EVANS


Date : 20000302

Dossier : A-495-98

CORAM :        LE JUGE DÉCARY

LE JUGE SEXTON

LE JUGE EVANS

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             appelant

                                                                                                                                                           

                                                                          - et -

                                                   CLAUDE RANSON MILLARD

                                                                                                                                                  intimé

                                                                                                                                                           

                                                                             

MOTIFS DU JUGEMENT

                               (prononcés à l'audience tenue à Toronto (Ontario),

                                                           le jeudi 2 mars 2000)

LE JUGE EVANS


[1]         Claude Ranson Millard était caporal dans la Gendarmerie royale du Canada. En 1994, il a donné avis à la GRC de son intention de déménager en prévision de sa retraite et s'est renseigné sur les avantages financiers de réinstallation qu'il pourrait recevoir en vertu de la Directive de la GRC sur la réinstallation.

[2]         Outre le remboursement de la commission immobilière et des frais juridiques, il s'intéressait également à l'indemnité qu'il pouvait réclamer en vertu de la Directive quant à la perte découlant de la vente d'une maison à Toronto qui appartenait à une certaine Mme Baker et qu'elle occupait, avec qui il avait cohabité dans une union libre depuis le 1er janvier 1993. Mme Baker avait acheté la maison en 1988 pour plus de 2,58 millions de dollars; en août 1994, elle l'a vendue pour la somme de 1,35 million de dollars. Il a réclamé une perte de 207 000 $ comme représentant la fraction admissible de la baisse de la valeur de la maison entre le 1er janvier 1993 et la date de sa vente en août 1994.

[3]         Se fondant sur les conclusions et les motifs de Mme F. Jennifer Lynch, c.r., présidente suppléante du Comité externe d'examen, qu'il a fait siens, le commissaire a rejeté cette demande. Selon l'interprétation donnée par Mme Lynch aux dispositions pertinentes de la Directive, la date d'acquisition réputée de la maison de Mme Baker était le 17 mai 1994, date à laquelle le caporal Millard avait cessé de considérer la maison qu'il possédait à Victoria, lieu de sa dernière affectation, comme sa résidence principale.


[4]         Le caporal Millard s'est pourvu en contrôle judiciaire devant la Section de première instance de notre Cour. Il demandait l'annulation de la décision du commissaire comme mal fondée en droit parce qu'elle prenait appui sur une interprétation erronée de la Directive. Dans une décision du 15 juin 1998[1], le juge des requêtes a accueilli la demande, annulé la décision et renvoyé l'affaire pour qu'elle soit entendue de nouveau sur la base des motifs de son ordonnance; l'ordonnance comportait également des directives prescrivant au commissaire de décider deux autres questions qu'il n'avait pas tranchées. Le procureur général a interjeté appel à notre Cour de cette ordonnance du juge des requêtes.

[5]         Le juge des requêtes a statué que la reconnaissance par Mme Lynch dans ses motifs de situations factuelles auxquelles son interprétation de la Directive ne s'appliquerait pas indiquait bien que sa « conclusion centrale » était « fondamentalement viciée » . Il a ensuite procédé à une analyse approfondie des dispositions de la Directive pour conclure que les dispositions pertinentes, bien interprétées, permettaient à un membre de réclamer une baisse dans la valeur survenue lorsqu'une autre maison était considérée comme résidence principale du membre.


[6]         Toutefois, avec égards, l'analyse du juge des requêtes était elle-même « fondamentalement viciée » parce qu'elle supposait que l'interprétation de la Directive donnée par Mme Lynch pouvait faire l'objet d'un contrôle judiciaire selon le critère de la décision correcte. Étant parvenu à une interprétation différente de celle de Mme Lynch, il a conclu que la décision du commissaire était par conséquent erronée en droit. Au contraire, le juge des requêtes aurait dû, comme point de départ, examiner la question de savoir si la décision en cause pouvait faire l'objet de la retenue judiciaire et, le cas échéant, dans quelle mesure.

[7]         Les éléments de l'analyse pragmatique ou fonctionnelle aujourd'hui familière qui permettent de déterminer la norme appropriée de contrôle judiciaire de décisions administratives doivent par conséquent être examinés.

[8]         En premier lieu, la disposition que prévoit le paragraphe 32(1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada[2] laisse entendre qu'il doit y avoir retenue judiciaire en ce sens que « sa décision [celle du commissaire] est définitive et exécutoire et, sous réserve du contrôle judiciaire prévu par la Loi sur la Cour fédérale, n'est pas susceptible d'appel ou de révision en justice. »


[9]         En deuxième lieu, la nature du système décisionnel relatif aux griefs indique également que la retenue judiciaire s'impose. En particulier, avant que le commissaire ne rende une décision portant sur un grief, celui-ci doit avoir atteint à l'interne le « niveau 1 » de l'arbitrage des griefs et, en l'absence d'une renonciation par le membre, avoir fait l'objet d'un rapport par le Comité externe d'examen établi en vertu de l'article 25 de la Loi. La cour qui siège en contrôle judiciaire ne peut intervenir dans les décisions rendues par une série de tribunaux qui ont été expressément affectés à cette tâche que dans des circonstances inhabituelles. Tout comme le cas des conflits qui surviennent dans d'autres milieux de travail, les griefs présentés par les membres de la GRC devraient normalement être tranchés dans le cadre du système décisionnel établi par la loi le plus rapidement possible et avec le moins d'intervention externe possible.

[10]       En troisième lieu, puisque le commissaire a confirmé les conclusions du Comité externe d'examen, il convent d'examiner les caractéristiques institutionnelles du Comité, lequel est expressément habilité à examiner l'interprétation de la Directive par l'alinéa 36d) du Règlement[3]. La prescription du paragraphe 25(3) de la Loi selon laquelle les membres du Comité sont nommés, à titre inamovible, pour un mandat renouvelable de cinq ans au maximum, sous réserve de révocation par le gouverneur en conseil uniquement pour motif valable montre bien que le Comité jouit d'un certain degré d'indépendance par rapport à la GRC. En outre, la présidente du Comité qui a écrit le rapport en l'espèce, est membre à plein temps du Comité, alors que les autres membres, jusqu concurrence de quatre, peuvent être nommés à temps plein ou à temps partiel : paragraphe 25(2). À titre d'organisme permanent plutôt que d'organisme ad hoc, on peut s'attendre à ce que le Comité acquière une expérience considérable dans l'interprétation et l'application de la Directive, aussi a-t-il droit à une certaine retenue judiciaire.


[11]       En quatrième lieu, les questions en litige en l'espèce relèvent nettement de la compétence du Comité : elles ont trait à l'interprétation de certaines dispositions de la Directive, que l'on ne peut, même par un effort d'imagination, considérer comme des « règles générales de droit » . Il faut également ajouter que l'organisation et la rédaction des parties de la Directive qui nous intéressent en l'espèce n'en facilitent pas la lecture. Il n'est pas surprenant que des opinions très divergentes à propos de leur interprétation aient été exprimées par le commissaire et le juge des requêtes.

[12]       En cinquième lieu, la Directive elle-même est une annexe dans un Manuel d'administration, une espèce de quasi-loi administrative régissant divers aspects de la conduite des membres de la GRC, leurs avantages et leurs conditions de service, plutôt qu'une loi subordonnée promulguée en vertu d'un pouvoir particulier d'origine législative ou d'un document contractuel formel. Ses dispositions comprennent non seulement les critères d'admissibilité aux avantages qu'elle mentionne, mais également des conseils et des indications pratiques à l'intention des agents sur le choix approprié d'un quartier et d'une nouvelle maison. L'objet de la partie pertinente en l'espèce de la Directive est, dit-on, le remboursement aux membres des frais de réinstallation, réels, raisonnables et légitimes, et de réinstaller les membres à un coût minime pour le public.


[13]       Sur la base de cette analyse, il semblerait clair qu'une décision du commissaire qui se fonde sur les conclusions raisonnées et détaillées du Comité externe d'examen interprétant la Directive ne devrait faire l'objet que d'une intervention judiciaire minimale. En fait, la décision ne devrait être annulée que si elle est manifestement déraisonnable. L'application d'une norme semblable à celle qui s'applique au contrôle judiciaire de l'interprétation des conventions collectives par les arbitres en matière de relations de travail semblerait indiquée en l'espèce. La question qui se pose alors est de savoir si l'interprétation qu'a donnée Mme Lynch à la Directive et sur laquelle le commissaire a fondé sa décision est une interprétation qui pouvait être raisonnablement donnée à la Directive.

[14]       Dans son analyse minutieuse des dispositions de la Directive, Mme Lynch a reconnu qu'il était possible de les interpréter d'au moins deux façons. Selon l'argument du caporal Millard, la date à laquelle un membre avait choisi qu'une maison retenue à un poste précédent ne devait plus être considérée comme une résidence principale était sans importance quant à la date à laquelle commençaient la propriété et l'occupation de la maison au poste actuel du membre, aux fins du calcul de la baisse de sa valeur au moment de sa vente. Cependant, selon le point de vue adopté tant par l'arbitre du « niveau 1 » que par Mme Lynch, les dispositions régissant le choix relatif à la maison du membre au poste précédent devraient être lues en conjonction avec les dispositions de la Directive relatives au Plan de garantie de remboursement des pertes immobilières afin d'empêcher les membres de profiter, aux dépens du Trésor, d'opérations immobilières spéculatives.


[15]       Compte tenu de la rédaction et de l'organisation bizarres des dispositions de la Directive ainsi que de leurs objectifs apparents, l'un ou l'autre point de vue se justifierait. Il ntait donc pas manifestement déraisonnable pour le commissaire d'adopter l'interprétation de la Directive adoptée par Mme Lynch. Ainsi que les avocats l'ont reconnu à l'audience, les faits inhabituels de la présente espèce n'ont pas été envisagés par les rédacteurs de la Directive : ils passent tout simplement à côté. Le fait que Mme Lynch a reconnu que son interprétation pouvait exiger une modification à la lumière de faits différents n'indique pas que cette interprétation était manifestement déraisonnable. Il indique plutôt que Mme Lynch était consciente à juste titre des considérations de politique générale et des considérations contextuelles qui peuvent légitimement être prises en compte dans l'interprétation d'un document.

[16]       Dans les circonstances, la décision du commissaire satisfaisait à la norme minimale de rationalité quvoque l'expression « manifestement déraisonnable » .

[17]       Compte tenu de cette conclusion, il est inutile d'examiner les autres aspects de l'affaire, en particulier la question de savoir si Mme Baker pouvait être considérée comme la conjointe de fait du caporal Millard au sens de la Directive avant la dissolution du mariage du caporal Millard.

[18]       Pour ces motifs, l'appel sera accueilli et la décision du commissaire sera rétablie. Il n'y aura pas d'ordonnance quant aux dépens.

                                                                                                                             « John M. Evans »               

J.C.A.F.

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes


                                                COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                           Noms des avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                                     A-495-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :               LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                                           

- et -

CLAUDE RANSON MILLARD

DATE DE L'AUDIENCE :                             LE JEUDI 2 MARS 2000

LIEU DE L'AUDIENCE :                               TORONTO (ONTARIO)

MOTIFS DU JUGEMENT PAR :                  LE JUGE EVANS

PRONONCÉS À TORONTO (ONTARIO) LE JEUDI 2 MARS 2000

COMPARUTIONS :                          Sadian G. Campbell

pour l'appelant,

Thomas E. Cole

                                                                        pour l'intimé.

AVOCATS COMMIS AU DOSSIER :        Morris Rosenberg

Sous procureur général du Canada

pour l'appelant

Thomas E. Cole

Avocat

8, rue Bridge

C.P. 658

Lakefield (Ontario)

K0L 2H0

pour l'intimé


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

Date : 20000302

Dossier : A-495-98

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                             appelant

                                                                                                                                                           

                                                                          - et -

CLAUDE RANSON MILLARD

                                                                                                                                                  intimé

                                                           

MOTIFS DU JUGEMENT

                                                           



     [1]       (1998), 149 F.T.R. 200.

     [2]       L.R.C. (1985), ch. R-10.

     [3]       Règlement sur la GRC, 1988, DORS/88-361.


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