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Date : 20070622

Dossier : A‑546‑03

Référence : 2007 CAF 243

 

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

 

et

 

BAYER AG et BAYER INC.

 

intimées

(demanderesses)

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

(défendeur)

 

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 15 mai 2007

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 22 juin 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                             LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                           LE JUGE SEXTON

                                                                                                                            LE JUGE MALONE


Date : 20070622

Dossier : A‑546‑03

Référence : 2007 CAF 243

CORAM :      LE JUGE SEXTON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LE JUGE MALONE

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

(défenderesse)

 

et

 

BAYER AG et BAYER INC.

 

intimées

(demanderesses)

 

et

 

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

intimé

(défendeur)

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               Apotex Inc. fait appel d’un jugement rendu le 17 octobre 2003, dans lequel la Cour fédérale a accueilli la demande d’ordonnance de Bayer AG et Bayer Inc. (collectivement : « Bayer ») en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 (le « Règlement MBAC »), qui interdit au ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Apotex pour les comprimés de chlorhydrate de ciprofloxacine avant l’expiration du brevet canadien no 1 218 067 (le « brevet 067 »).

 

[2]               Le plus gros du dossier en l’espèce a été présenté sous la forme de documents faisant l’objet d’une ordonnance de protection rendue en vertu de l’article 151 des Règles des cours fédérales. À l’audition de l’appel, les avocats des deux parties se sont entendus pour ne plus considérer aucun renseignement du dossier comme confidentiel.

 

[3]               Le brevet 067 a été délivré le 17 février 1987 et a expiré le 17 février 2004. Un avis de conformité a été délivré avant l’audition de l’appel, ce qui a rendu celui‑ci nul et non avenu. Mais l’appelante a reçu l’autorisation de donner suite parce que l’issue de l’appel pouvait remettre en cause les droits d’Apotex en vertu de l’article 8 du Règlement MBAC: voir Bayer AG c. Apotex Inc., 2004 CAF 242, autorisation de faire appel rejetée [2004] S.C.C.A. no 408 (QL).

 

Le brevet 067

[4]               Le brevet 067 a trait à un certain nombre de composés chimiques décrits par l’expression suivante : « acides 1-cyclopropyl-6-fluoro-1,4-dihydro-4-oxo-7-(1-pipérazinyl)-3-quinoléine-carboxyliques », qui seraient des agents antibactériens. La ciprofloxacine est l’un des composés ainsi décrits. 

 

[5]               Les revendications 8 et 14 du brevet 067 sont des « revendications de produit‑par‑procédé » concernant « l’acide 1-cyclopropyl-6-fluoro-1,4-dihydro-4-oxo-7-pipérazino-quinoléine-3-carboxylique » fabriqué selon certaines méthodes. La description employée comprend quatre composés spécifiques, dont l’un des constituants peut être un hydrogène, un méthyle, un éthyle ou un acide β-hydroxyéthyle. Si le constituant est un hydrogène, le composé est de la ciprofloxacine, de sorte que les revendications 8 et 14 comportent des revendications concernant la ciprofloxacine. Seules les revendications concernant la ciprofloxacine dans les revendications 8 et 14 sont en cause en l’espèce. 

 

[6]               La différence entre la revendication 8 et la revendication 14 tient au procédé de fabrication du composé. Dans la revendication 8, le composé désigné est un produit « [traduction] présentant la formule I, défini dans la revendication 1, ou un sel ou un hydrate de celui‑ci acceptable du point de vue pharmaceutique, préparé grâce à un procédé conforme au procédé décrit dans la revendication 1, ou un équivalent chimique manifeste de celui‑ci ». Dans la revendication 14, le composé désigné est un produit préparé« [traduction] selon un procédé conforme au procédé décrit dans la revendication 10, 11 ou 12, ou un équivalent chimique manifeste de celui‑ci ». Par conséquent, la revendication 8 et la revendication 14, prises littéralement, renvoient à la ciprofloxacine fabriquée selon un certain procédé.

 

[7]               La demande d’interdiction contestée dans le présent appel était une réponse à un avis d’allégation daté du 4 octobre 2001. Le juge a déclaré, au paragraphe 3 de ses motifs, que l’avis d’allégation indique que les revendications 8 et 14 du brevet 067, pour ce qui est de la ciprofloxacine, ne sont pas valides sur le plan de l’évidence et que le procédé décrit dans les revendications 10, 11 et 12 est également non valide sur le plan de l’évidence. La description de l’avis d’allégation selon le juge n’est pas contestée. Heureusement, car l’exemplaire de l’avis d’allégation versé au dossier (cahier d’appel, vol. VII, pages 1918 à 1927) ne contient que les pages impaires du document original. Le juge a conclu que l’allégation de non‑validité n’était pas justifiée et accueilli la demande d’ordonnance d’interdiction.

 

Interprétation des revendications 8 et 14

[8]               Apotex estime que le juge a commis une erreur en n’interprétant pas les revendications. Selon Bayer, Apotex ne peut pas invoquer cet argument parce qu’il n’apparaît pas dans son avis d’appel et que, quoi qu’il en soit, il n’était pas nécessaire que le juge interprète les revendications étant donné qu’il n’y avait pas de litige entre les parties quant à leur interprétation.

 

[9]               En l’espèce, rien ne nous a été présenté par l’une ou l’autre partie qui ait directement trait à l’interprétation des revendications. Le dossier est composé de dix‑sept volumes de documents, dont 13 affidavits et la transcription du contre‑interrogatoire relatif à chaque affidavit, mais aucun témoin n’a directement parlé de l’interprétation des revendications. Par ailleurs, à ce que je sache, aucune question n’a été soulevée à cet égard dans les plaidoyers devant la Cour fédérale. Bayer est fondée à faire valoir qu’Apotex ne devrait pas avoir le droit de discuter de l’interprétation des revendications pour la première fois en appel.

 

[10]           Il est cependant établi dans la jurisprudence que, à chaque fois que la validité ou la violation d’une revendication est en jeu, son interprétation est un point de départ essentiel : Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, par. 43. En principe, l’interprétation d’une revendication suppose que le juge analyse des témoignages d’expert sur la façon dont une personne compétente interpréterait le libellé des revendications et spécifications. L’examen en appel d’une décision sur la validité ou la violation d’une revendication est difficile, voire impossible, à moins qu’on ne puisse discerner le point de départ de l’analyse.

 

[11]           Je rappelle que cette affaire renvoie à une procédure relevant du Règlement MBAC, qui ne suppose pas et ne peut pas supposer une décision définitive sur la validité du brevet en question. Le fait que l’on n’ait rien dit de définitif sur l’interprétation correcte des revendications 8 et 14 du brevet 067 n’a pas d’importance en dehors de l’espèce. Par ailleurs, cet appel est entendu bien qu’il soit nul et non avenu pour la seule raison qu’Apotex a la possibilité de demander des dommages‑intérêts s’il est accueilli. Dans ce cas, il me semble préférable d’aborder la question de l’interprétation des revendications du mieux que je pourrai en fonction du dossier d’appel, plutôt que de renvoyer l’affaire à la Cour fédérale pour qu’elle l’examine à nouveau à la lumière de l’interprétation des revendications.

 

[12]           Comment convient‑il d’aborder la question de l’interprétation, qui est une étape essentielle de l’analyse d’une allégation d’invalidité en raison de l’évidence, si le dossier ne contient aucun témoignage direct à cet égard? Heureusement, il n’y a pas de dilemme.

 

[13]           Il est évident pour moi que les arguments des deux parties devant la Cour fédérale s’appuyaient sur l’idée première que, en l’espèce, les revendications 8 et 14, pour ce qui est de la ciprofloxacine, doivent être interprétées littéralement, de sorte qu’il s’agit simplement de revendications concernant la ciprofloxacine proprement dite, fabriquée selon un certain procédé parmi d’autres. L’utilité de la ciprofloxacine tiendrait à ses qualités antimicrobiennes, mais les inventeurs ne revendiquent pas de qualité ou d’usage particulier de la ciprofloxacine. Aucune des parties ne prétend qu’une qualité ou un effet particulier de la ciprofloxacine fait partie de la revendication 8 ou 14, non plus qu’un usage particulier du produit.

 

[14]           Je dois donc supposer, pour les besoins de l’appel, que les revendications 8 et 14 doivent être interprétées en fonction de la prémisse commune apparente des parties. À cet égard, Apotex a laissé entendre dans son argumentation que certaines remarques formulées par le juge pourraient donner à penser qu’il a implicitement adopté une interprétation différente des revendications. Je n’entends pas ainsi les remarques citées. Selon moi, elles ont trait à des faits incontestés (par exemple le succès commercial de la ciprofloxacine) ou faisaient partie de l’analyse des facteurs relatifs à la question de l’évidence. À lire les motifs du juge dans leur intégralité, il me semble raisonnable de supposer qu’il a adopté implicitement la même interprétation que les parties.

 

[15]           En abordant la question de l’interprétation du brevet de la sorte, j’ai évité d’avoir besoin de déterminer si l’absence de témoignage d’expert ayant directement trait à l’interprétation est ou devrait être fatale pour la demande d’ordonnance d’interdiction présentée par Bayer en vertu du Règlement MBAC, ou s’il incombait à Apotex d’aborder la question de l’interprétation dans son avis d’allégation dans le cadre des allégations relatives à la non‑validité. Ces questions restent ouvertes. Peut‑être vaut‑il mieux pour les deux parties régler la question de l’interprétation des revendications dans les éléments de preuve et les plaidoyers, même si elles s’entendent sur ce qu’elle devrait être. 

 

L’évidence

[16]           La politique énoncée dans la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P‑4, consiste à récompenser un inventeur par un monopole sur le droit d’exploiter l’invention, pourvu que l’invention revendiquée soit correctement divulguée et remplisse les exigences législatives en matière de nouveauté, d’utilité et d’ingéniosité : voir Whirlpool (précité) et Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024. L’ingéniosité est une notion implicite dans la définition du terme « invention » selon la Loi sur les brevets :

«invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

“invention” means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter.

 

[17]           Si la condition de l’ingéniosité n’est pas suffisamment remplie pour justifier un monopole, l’invention revendiquée est dite « évidente », et aucun brevet ne sera délivré; ou, si un brevet a été délivré, il peut être invalidé, ou le détenteur du brevet ne sera pas en mesure d’obtenir gain de cause en cas de contrefaçon. 

 

[18]           Pour savoir si une invention revendiquée est évidente, il faut essentiellement s’astreindre à une analyse factuelle soutenue par la politique énoncée dans la Loi sur les brevets (voir le résumé ci‑dessus). Le juge Hugessen a formulé le critère juridique de l’évidence dans Beloit Canada Ltd. et al. c. Valmet OY (1986), 8 C.P.R. (3d) 289 (CAF), page 294 :

La pierre de touche classique de l’évidence de l’invention est le technicien versé dans son art mais qui ne possède aucune étincelle d’esprit inventif ou d’imagination; un parangon de déduction et de dextérité complètement dépourvu d’intuition; un triomphe de l’hémisphère gauche sur le droit. Il s’agit de se demander si, compte tenu de l’état de la technique et des connaissances générales courantes qui existaient au moment où l’invention aurait été faite, cette créature mythique (monsieur tout‑le‑monde du domaine des brevets) serait directement et facilement arrivée à la solution que préconise le brevet. C’est un critère auquel il est très difficile de satisfaire.

 

 

[19]           L’enquête que suppose le critère énoncé dans Beloit doit être guidée par un témoignage d’expert sur les compétences que devrait posséder une hypothétique personne moyennement versée dans son art à l’époque en question. Le témoignage d’expert doit être soigneusement évalué par le juge des faits du point de vue de la crédibilité et de la fiabilité. Il n’y a pas de question unique ou de série unique de questions pour trancher une revendication d’évidence.

 

[20]           Il est incontesté, en l’espèce, et pour l’établissement de l’évidence, que la personne versée dans son art est un scientifique très qualifié et de grande expérience et que l’état des connaissances est celui qui prévaut à la date du dépôt du brevet 067, soit le 29 octobre 1981.  

 

[21]           La principale allégation d’Apotex est que les revendications 8 et 14, pour ce qui concerne la ciprofloxacine, sont évidentes, puisque la ciprofloxacine aurait été évidente à l’époque pour une personne moyennement versée dans son art. Si l’argument tient, les revendications 8 et 14 ne sont pas valides en raison de leur évidence, quel que soit le procédé de fabrication de la ciprofloxacine. Je traiterai donc tout d’abord des revendications concernant la ciprofloxacine proprement dite, en laissant pour le moment de côté la question de la fabrication. 

 

[22]           Il n’y a guère de controverse sur ce que constitue l’état des connaissance antérieur. L’argument d’Apotex ne fait que détailler chronologiquement l’état des connaissances antérieur pour démontrer qu’une personne moyennement versée dans son art aurait pu découvrir – et l’aurait fait – qu’une substance ayant la structure chimique de la ciprofloxacine serait un meilleur agent antimicrobien que la substance antérieure, dite norfloxacine, et synthétiser la ciprofloxacine à partir de la norfloxacine. L’argument d’Apotex à cet égard est étayé par un témoignage d’expert produit par Apotex et contredit par un témoignage d’expert produit par Bayer.

 

[23]           Chacun des témoins experts ayant exprimé une opinion sur la question de l’évidence est très qualifié. Le juge n’a pas contesté la crédibilité ou la fiabilité de l’un ou de l’autre quant à la question de l’évidence de la ciprofloxacine.

 

[24]           Le juge a fait remarquer au paragraphe 90 de ses motifs « qu’on pouvait qualifier d’“analyse rétrospective” la plupart des témoignages d’experts présentés pour le compte d’Apotex ». Je suis d’accord avec cette évaluation, mais je ne la considère pas nécessairement comme fatale pour la position d’Apotex. On trouve l’avertissement traditionnel concernant la rétrospectivité dans Beloit (page 295, selon le juge Hugessen) :

Une fois qu’elles ont été faites, toutes les inventions paraissent évidentes, et spécialement pour un expert du domaine. Lorsque cet expert a été engagé pour témoigner, l’infaillibilité de sa sagesse rétrospective est encore plus suspecte. Il est si facile de dire, une fois que la solution préconisée par le brevet est connue : « J’aurais pu faire cela »; avant d’accorder un poids quelconque à cette affirmation, il faut obtenir une réponse satisfaisante à la question : « Pourquoi ne l’avez‑vous pas fait? »

 

[25]           Cela ne signifie pas que le juge des faits est tenu, en droit, de rejeter une analyse d’expert rétrospective. Après tout, la preuve d’une partie alléguant la non‑validité pour cause d’évidence s’appuie nécessairement dans une certaine mesure sur une analyse rétrospective, puisqu’elle répond à une question hypothétique au sujet d’un moment dans le passé. Cela dit, il est entendu qu’une allégation peut être affaiblie si la preuve n’explique pas, directement ou implicitement, pourquoi l’invention n’a pas été faite par d’autres.

 

[26]           À cet égard, je fais remarquer que, en l’espèce, il existe des preuves que, à l’époque, des sociétés fort connues dans le monde travaillaient à la synthèse des composés de type quinolone, naphtyridine et pyridopyrimidine, mais pas la ciprofloxacine (affidavit no 1 de Paul Actor, cahier d’appel, vol. III, par. 27, pages 640 et 641). J’estime que cet élément de preuve affaiblit, sans nécessairement l’annuler, l’argument voulant que la ciprofloxacine fût évidente.

 

[27]           Voyons maintenant les affirmations d’Apotex concernant ce que l’état des connaissances antérieur aurait enseigné à une personne moyennement versée dans son art à l’époque sur la ciprofloxacine. Je résume :

 

a.                   Le terme « quinolone » peut être employé au sens large et inclure tout composé bicyclique fusionné contenant un azote en position N1 dans le noyau droit et 0, 1 ou 2 azotes dans le noyau gauche.

b.                  Le terme « quinolone » peut également être employé au sens étroit pour désigner un composé bicyclique fusionné contenant un azote en position N1 dans le noyau droit et aucun azote dans le noyau gauche.

c.                   La « naphtyridone » contient un azote en position N1 dans le noyau droit et un azote dans le noyau gauche. 

d.                  La « pyridopyrimidone » contient un azote en position N1 dans le noyau droit et 2 azotes dans le noyau gauche.

e.                   Dans une quinolone (au sens large du terme), l’utilisation d’un substituant pipérazine en position C7 dans le noyau gauche est souhaitable si l’on veut obtenir une bonne activité antibactérienne.

f.                    L’optimisation de la position N1 pour l’activité antibactérienne ne dépend pas d’autres groupes de substituants dans les noyaux.

g.                   La substitution par un fluor en position C6 dans le noyau gauche améliore l’activité antibactérienne.

h.                   La norfloxacine, une quinolone (au sens étroit du terme) et un composé antibactérien éprouvé, a été inventée en 1978. La norfloxacine était différente des autres quinolones connues en raison de l’introduction d’un fluor en position C6 ainsi que d’un groupe pipérazine en position C7.

i.                     La substitution de l’éthyle par un cyclopropyle en position N1 dans le noyau droit d’une quinolone (au sens large du terme) améliore l’activité antibactérienne chez une large gamme de bactéries.

j.                    La seule différence entre la norfloxacine et la ciprofloxacine est que la première contient un éthyle en position N1 tandis que la seconde contient un cyclopropyle en position N1. On obtient de la ciprofloxacine en remplaçant tout simplement l’éthyle par un cyclopropyle en position N1. (Pour les besoins de cette partie de l’analyse, on suppose que la méthode de substitution était connue.)

[28]           S’appuyant sur ce raisonnement, Apotex estime que, le 29 octobre 1981, il aurait été évident pour une personne moyennement versée dans son art que la fabrication d’un composé antimicrobien meilleur que la norfloxacine passerait par le remplacement, dans cette dernière, de l’éthyle par un cyclopropyle en position N1 dans le noyau droit. Apotex ne peut obtenir gain de cause que si cet argument est valable. C’est donc une question fondamentale.

 

[29]           Le juge ne s’est pas expressément posé cette question, préférant aborder aussitôt certains des facteurs traditionnellement examinés dans le cadre d’une allégation d’évidence. Compte tenu des autres conclusions tirées par le juge, il me semble probable qu’il aurait répondu à cette question en faveur de Bayer. Cependant, comme il ne l’a pas abordée directement, je l’examinerai en fonction de ma propre analyse des éléments de preuve dont je dispose.

 

[30]           Je le fais avec énormément de circonspection, car les affidavits sont très longs, détaillés et techniques, et je dois en prendre connaissance avec l’aide limitée que m’offrent les observations des avocats en appel, qui sont nécessairement brèves et de nature générale.  Je n’ai pas l’avantage, comme le juge l’avait, de bénéficier de plusieurs journées d’explications orales. Par conséquent, mon examen sera de nature générale, et je m’attarderai sur ce que je crois nécessaire, c’est‑à‑dire certains faits au sujet desquels j’ai pu discerner un clivage net entre les experts et que je peux évaluer en fonction de leurs explications respectives.

 

[31]           La question de l’évidence concernant le remplacement de l’éthyle par un cyclopropyle dans la norfloxacine a été abordée différemment par les experts des deux parties, qui ont, bien entendu formulé des conclusions opposées. Les éléments de preuve sont détaillés et bien souvent répétitifs. On ne voit vraiment pas pourquoi les parties ont jugé nécessaires de présenter autant d’affidavits affirmant généralement les mêmes choses. Néanmoins, ayant attentivement examiné le tout, je crois que les éléments les plus probants à cet égard (y compris de nombreux, mais pas tous inutiles, documents en double) se trouvent dans les documents énumérés ci‑dessous. Pour plus de commodité, je les ai présentés en ordre chronologiques, suivis de mes observations sur ce qui me semble être les points les plus importants.

 

1.                  Affidavit no 1 de Paul Actor (Bayer), assermenté le 27 décembre 2001 (cahier d’appel, vol. III, onglet 7)

Paul Actor, professeur de microbiologie et d’immunologie, a pris connaissance de l’allégation déposée par Apotex ainsi que des références sur l’état des connaissances antérieur sur lesquelles Apotex s’est appuyée, puis a abordé la question de l’évidence soulevée par Apotex. Selon lui, à l’époque, on estimait généralement que, dans le cas des quinolones, le substituant chimique optimal en position 1 pour l’activité antimicrobienne était l’éthyle, et non le cyclopropyle. L’inventeur de la norfloxacine lui‑même a écrit à l’époque que l’éthyle était le meilleur substituant en position 1.

M. Actor a également estimé que rien dans l’état des connaissances antérieur évoqué par Apotex ne permet de penser qu’une personne moyennement versée dans son art n’aurait songé à autre chose qu’à l’éthyle dans cette position, et notamment que rien n’indique que quelqu’un ait étudié la possibilité d’y substituer du cyclopropyle pour en voir les effets. Il fait remarquer qu’on parlait alors de la supériorité du cyclopropyle pour les pyridopyrimidones et les naphtyridones, mais qu’on ne disposait d’aucune donnée à cet égard. Selon lui, une personne moyennement versée dans son art n’aurait pas tenu compte de ces énoncés sans données justificatives et notamment sans analyse d’un composé qui n’est ni de la norfloxacine ni une autre quinolone (au sens étroit du terme).

M. Actor a abordé chaque élément de l’état des connaissances antérieur évoqué par Apotex et fourni une explication complète des raisons pour lesquelles, selon lui, il n’aurait pas incité une personne moyennement versée dans son art à substituer le cyclopropyle à l’éthyle dans la norfloxacine.

Invité par l’avocat de Bayer à répondre à l’allégation d’évidence en disant pourquoi personne n’y avait songé à une telle substitution, M. Actor a déclaré (au par. 25 de son affidavit) que « [traduction] un certain nombre d’autres sociétés et entreprises pharmaceutiques de recherche‑développement travaillaient activement à synthétiser des composés de type quinolone, naphtyridone et pyridopyrimidone (p. ex. : Warner Lambert, Sterling Drug, Kyorin Pharmaceutical Co., Dainippon Pharmaceutical Co.) dans les années soixante‑dix et au début des années quatre‑vingts et qu’aucune d’entre elles, quoique dotées de chimistes et de microbiologistes très qualifiés, n’avait synthétisé la ciprofloxacine ». 

2.                  Affidavit no 1 de Robin D.G. Cooper (Bayer), assermenté le 27 décembre 2001 (cahier d’appel, vol. V, onglet 11)

Robin Cooper, chimiste organique, a été chargé d’une tâche semblable à celle de M. Actor et il a rendu à peu près les mêmes conclusions que celui‑ci. Selon lui, l’état des connaissances à l’époque était tel qu’une personne moyennement versée dans son art aurait pensé qu’un substituant en position 1 aurait eu des résultats délétères sur l’activité antibactérienne. Comme le cyclopropyle est plus volumineux que l’éthyle, elle n’aurait pas songé à le substituer à ce dernier dans cette position.

M. Cooper, comme M. Actor, a fait une analyse détaillée de l’état des connaissances antérieur proposé par Apotex. Son analyse, qui est généralement semblable à celle de M. Actor, étaye sa conclusion que rien dans ces références n’aurait permis de remettre en cause les notions admises voulant que l’éthyle, et non le cyclopropyle, soit un substituant optimal. 

M. Cooper a plus précisément renvoyé à la demande de brevet allemand 2808070 (brevet 070), qui est un élément important de la position d’Apotex, et estimé qu’il n’était pas scientifiquement possible de prévoir, d’après ce travail, l’effet du cyclopropyle sur une molécule de quinolone, « [traduction] compte tenu des milliers de molécules révélées dans la publication et des différences importantes dans la structure fondamentale et les groupes de substituants envisagés ».

3.                  Affidavit no 1 de George A. Olah (Apotex), assermenté le 1er février 2002 (cahier d’appel, vol. XI, onglet 24)

George Olah, détenteur du Prix Nobel de chimie de 1994 et de nombreuses autres récompenses, s’est rangé du côté d’Apotex. On lui a remis l’avis d’allégation et les références sur l’état des connaissances antérieurs, mais pas les affidavits de MM. Actor et Cooper. Selon lui, une personne moyennement versée dans son art, à la recherche d’un analogue plus efficace de la norfloxacine, aurait remplacé l’éthyle par le cyclopropyle. Il a présenté une explication détaillée et convaincante à l’appui de son opinion.

4.                  Affidavit no 1 de Robert M. Williams (Apotex), assermenté le 1er février 2002 (cahier d’appel, vol. XI, onglet 29)

M. Williams, professeur de chimie, a pris connaissance de l’avis d’allégation, des références relatives à l’état des connaissances antérieur et des affidavits de MM. Actor et Cooper. Son avis étaye l’analyse et la conclusion d’Apotex et comprend une explication détaillée à l’appui de son opinion, à savoir qu’une personne moyennement versée dans son art aurait découvert directement et sans difficulté la ciprofloxacine à l’époque. Je ne reproduirai pas sa savante analyse, mais je citerai le résumé très clair du paragraphe 48 de l’affidavit :

[traduction]

(…) Il ne fait aucun doute que les ouvrages spécialisés faisaient état d’une amélioration de l’activité antibactérienne lorsqu’on remplaçait le groupe éthyle en N1 par un groupe cyclopropyle dans la structure de l’acide nalidixique. Elle était également améliorée lorsqu’on remplaçait le groupe éthyle en N1 par un groupe cyclopropyle dans la structure de l’acide pipémidique. Le technicien sans imagination qui aurait eu connaissance de la structure de la norfloxacine n’aurait pas eu besoin d’inventer ou de dépenser de l’énergie créatrice pour faire le même remplacement dans la structure de la norfloxacine. Peut‑on imaginer panneaux de signalisation plus clairs en direction de ce même remplacement dans la structure de la norfloxacine et de son effet évident sur l’amélioration de l’activité antibactérienne? La logique et les enseignements des ouvrages spécialisés d’avant le 29 octobre 1981 pointent explicitement et sans ambiguïté vers la production de ciprofloxacine à partir de la norfloxacine.

 

5.                  Affidavit no 1 de Robert A. McClelland (Apotex), assermenté le 5 février 2002 (cahier d’appel, vol. XI, onglet 22)

Robert A. McClelland, professeur de chimie, a lui aussi pris connaissance de l’avis d’allégation, des références relatives à l’état des connaissances antérieur et des affidavits de MM. Actor et Cooper. Comme M. Williams, M. McClelland se range, point par point, du côté de l’analyse d’Apotex. Son affidavit contient des explications précises et détaillées sur les raisons pour lesquelles il estime qu’une personne moyennement versée dans son art aurait découvert la ciprofloxacine compte tenu de l’état des connaissances à l’époque.

M. McClelland répond à la remarque de M. Actor sur la question de savoir pourquoi personne n’avait encore découvert la ciprofloxacine. Il fait remarquer que d’autres sociétés pharmaceutiques étaient, en fait, en train de faire un travail semblable et que certaines ont découvert des composés utiles, de sorte que leur attention était ailleurs. Il estime par ailleurs que, étant donné qu’une personne moyennement versée dans son art aurait compris que la divulgation de la demande 070 comprenait la ciprofloxacine dans ses aspects les plus généraux, les sociétés pharmaceutiques auraient évité de synthétiser la ciprofloxacine « [traduction] pour des raisons de brevetage, et non pour des raisons scientifiques. On n’aurait pas voulu réinventer la roue. » (J’analyse cet argument après le résumé des témoignages, à la rubrique « Observation no 1 ».) 

6.                  Affidavit no 2 de Paul Actor (Bayer), assermenté le 12 décembre 2002 (cahier d’appel, vol. IV, onglet 8)

Le deuxième affidavit de M. Actor répond aux affidavits de MM. Olah, Williams et McClelland. Il y a fait une remarque importante : selon lui, l’état des connaissances antérieur sur la naphtyridone et la pyridopyrimidone n’aurait pas permis d’anticiper leur application directe à la norfloxacine, qui est une quinolone (au sens étroit du terme). Selon lui, rien dans l’état des connaissances antérieur d’après les références citées ne permet de penser qu’une personne moyennement versée dans son art aurait pu conclure que l’activité antibactérienne du cyclopropyle dans la naphtyridone ou la pyridopyrimidone aurait été améliorée grâce à l’utilisation d’un cyclopropyle comme substituant dans une quinolone. Il est également d’avis que, compte tenu de l’état des connaissances, une personne moyennement versée dans son art qui aurait voulu justifier l’utilisation du cyclopropyle comme substituant aurait cherché du côté d’une molécule de type naphtyridone comme l’énoxacine, et non pas la norfloxacine.

7.                  Affidavit no 2 de Robin D.G. Cooper (Bayer), assermenté le 2 janvier 2003 (cahier d’appel, vol. VI, onglet 12)

Le deuxième affidavit de M. Cooper est également une réponse aux affidavits de MM. McClelland, Williams et Olah. Son argument principal est que leur position se fonde sur la prémisse que c’était la norfloxacine qui était visée et qui représentait le point de départ d’un meilleur agent antibactérien. Il estime que cette idée est simpliste et irréaliste. Selon lui, la norfloxacine n’aurait pas été un point de départ évident pour une personne moyennement versée dans son art. Celle‑ci aurait plutôt commencé par trouver une structure fondamentale utile, puis envisagé d’apporter des changements systématiques plus ou moins importants aux substituants chimiques. Cela aurait supposé l’élaboration d’une liste de nombreux composés possibles et le choix successif des « possibilités les plus proches » et les plus faciles, soit un processus long et fastidieux, bien éloigné du processus hypothétique suggéré par Apotex, selon qui il aurait été facile de produire de la ciprofloxacine à partir de la norfloxacine.

M. Cooper fait également remarquer que, si le remplacement de l’éthyle par du cyclopropyle dans la structure fondamentale d’une quinolone avait été évident en 1981, on se serait attendu à des demandes de brevet à cet égard après la publication de la demande de brevet 070 en 1979 et la publication de la ciprofloxacine en 1982, mais cela n’a pas été le cas. 

M. Cooper formule un certain nombre d’autres critiques des éléments de preuve produits par les experts d’Apotex, que je ne résumerai pas. Qu’il me suffise de dire qu’il s’agit d’une attaque convaincante et détaillée des bases de leur analyse. 

8.                  Affidavit no 2 de George A. Olah (Apotex), assermenté le 15 janvier 2003 (cahier d’appel, vol. XI, onglet 25)

Le deuxième affidavit de M. Olah comprend une réponse au deuxième affidavit de M.M. Actor et Cooper. En particulier, il y a formule son désaccord avec M. Cooper concernant la notion de « possibilités les plus proches » pour décrire comment une personne moyennement versée dans son art aborderait la question, mais il ne fait que répéter ce qu’il a dit dans son premier affidavit. La conclusion que je tire de cet échange est que M. Olah attribue à la personne moyennement versée dans son art plus de qualités que ne le fait M. Cooper. (J’analyse cet argument après le résumé des témoignages, sous la rubrique « Observation no 2.)

 

9.                  Affidavit no 2 de Robert A. McClelland (Apotex), assermenté le 19 janvier 2003 (cahier d’appel, vol. XI, onglet 23)

Le deuxième affidavit de M. McClelland comprend une réponse au deuxième affidavit de MM. Actor et Cooper. Il s’agit essentiellement de l’expression de son désaccord avec ces messieurs. Cependant, M. McClelland étaye quelque peu son désaccord avec l’idée de M. Cooper concernant le fait qu’une personne moyennement versée dans son art aurait choisi l’énoxacine comme point de départ plutôt que la norfloxacine. Il rappelle que c’était un renseignement accessible au public sur la norfloxacine qui a incité les inventeurs de la  ciprofloxacine à poursuivre leur travail. (J’analyse cet argument après le résumé des témoignages, sous la rubrique « Observation no 3 ».) 

10.              Affidavit no 2 de Robert M. Williams, assermenté le 21 janvier 2003 (cahier d’appel, vol. XII, onglet 30)

Le deuxième affidavit de M. Williams comprend également une réponse aux affidavits de MM. Actor et Cooper. Une bonne partie de l’affidavit consiste en une défense de ses titres de compétences et de son expérience en réponse à une attaque à cet égard par les déposants de Bayer. L’attaque comme la défense sont inutiles et sans objet, puisque tous les experts sont censés donner leur avis sur ce qu’une personne moyennement versée dans son art aurait su ou aurait fait et non pas sur ce que les experts eux‑mêmes auraient su ou auraient fait.

Les déposants sont également en désaccord sur un autre point important, à savoir si une personne moyennement versée dans son part serait partie de l’énoxacine ou de la  norfloxacine. M. Williams appuie cette réfutation de l’avis de M. Cooper à cet égard en renvoyant largement à des documents de 1979 indiquant que l’activité antibactérienne de l’énoxacine n’aurait pas été considérée comme un point de départ valable, comparativement à la norfloxacine, dont l’activité antibactérienne était connue. (J’analyse cet argument sous la rubrique « Observation no 3 ».) 

 

[32]           J’ai également examiné les transcriptions des contre‑interrogatoires des experts, en m’intéressant notamment aux références fournies dans les mémoires de fait et de droit des parties. J’estime que rien dans les contre‑interrogatoires ne vient ajouter substantiellement aux éléments de preuve résumés ci‑dessus.

 

[33]           Le dossier comprend de nombreux affidavits en plus de ceux que je viens d’énumérer. Je ne les ai pas écartés. Si je n’y renvoie pas, c’est que, selon moi, ils n’ajoutent pas grand-chose au débat sur la question fondamentale, à savoir si, à l’époque, une personne moyennement versée dans son art aurait été incitée directement et sans difficulté à synthétiser la ciprofloxacine à partir de la norfloxacine.

 

Observation n1 : La demande 070 révèle‑t‑elle effectivement la ciprofloxacine

[34]           Selon M. McClelland, étant donné qu’une personne moyennement versée dans son art aurait compris que la demande 070 comprenait la ciprofloxacine dans ses aspects les plus larges, elle n’aurait pas synthétisé la ciprofloxacine pour éviter de « réinventer la roue ». Cette remarque appelle un examen plus attentif de la demande 070, qui ne peut être comprise sans l’aide d’un témoignage d’expert. La demande 070 aurait‑elle incité une personne moyennement versée dans son art à s’intéresser à la structure de la ciprofloxacine?

 

[35]           Les experts de Bayer sont d’avis qu’une personne moyennement versée dans son art n’aurait pas compris que la demande 070 révélait la structure de la ciprofloxacine. M. Actor ne nie pas expressément que la structure de la ciprofloxacine est révélée dans les énoncés généraux de la demande 070, mais il dit que rien dans cette demande n’indique qu’un composé ayant la structure de la ciprofloxacine aurait des propriétés antimicrobiennes supérieures (affidavit no 1 de M. Actor, par. 26, 29 et 30).  M. Cooper est d’avis que rien dans la demande 070 n’aurait modifié la notion admise selon laquelle l’éthyle, et non le cyclopropyle, était le substituant optimal. Il tire cette conclusion du fait qu’aucun des exemples fournis dans la demande 070 n’est une quinolone (au sens étroit du terme) et que les énoncés relatifs aux propriétés des composés de type cyclopropyle sont généraux et non étayés par des données (affidavit no 1 de M. Cooper, par. 23 et 25).

 

[36]           Les experts d’Apotex sont d’avis qu’une personne moyennement versée dans son art aurait compris que la demande 070 révélait la structure de la ciprofloxacine. Il me semble qu’ils tirent cette conclusion non pas du fait que la structure de la ciprofloxacine est expressément révélée dans la demande 070, mais que la personne moyennement versée dans son art aurait déduit l’existence de la ciprofloxacine à partir de certains énoncés généraux contenus dans la demande 070. Premièrement, M. Olah cite les similitudes entre la structure de la ciprofloxacine et celle des composés auxquels renvoie la demande 070 (affidavit no 2 de M. Olah, par. 6). Deuxièmement, M. McClelland s’appuie sur le membre de phrase « [traduction] atome de carbone substitué facultativement », qui, selon lui, renvoie à un atome de carbone-pipérazinyle (affidavit no 2 de M. McClelland, par. 18). Troisièmement, M. Williams est d’avis que la demande 070 couvre « [traduction] la plupart des sous‑familles » de quinolones, y compris les quinolones (au sens étroit du terme), bien qu’il dise également que les exemples fournis dans le brevet 070 ne comprennent pas de quinolones (affidavit no 1 de M. Williams, par. 34 et 35). M. Williams répond également aux arguments de MM. Cooper et Actor selon lesquels l’état des connaissances antérieur (y compris la demande 070) sur la supériorité du cyclopropyle par rapport à l’éthyle était « vague ». Cette réponse me semble assez peu à propos, car ce que MM. Cooper et Actor ont dit est que cet état des connaissances n’était pas étayé par des données, ce que M. Williams ne réfute pas.

 

[37]           Ayant soigneusement examiné ce qui me semblait être les éléments de preuve les plus utiles à ce sujet, je crois que c’est l’argumentation de Bayer qui l’emporte. Les experts de Bayer jettent un doute important sur la proposition voulant que la structure de la ciprofloxacine soit suffisamment révélée dans la demande 070 pour qu’une personne moyennement versée dans son art puisse y reconnaître un composé qu’il faille synthétiser pour ses propriétés antibactériennes supérieures probables. Cela affaiblit la proposition de M. McClelland concernant la raison pour laquelle la ciprofloxacine n’a pas été découverte par d’autres que ses inventeurs, désignés dans le brevet 067, et cela ne donne pas de réponse convaincante à la question posée par Beloit : si l’invention de la ciprofloxacine était si évidente, pourquoi quelqu’un d’autre ne l’a-t-il pas trouvée?

 

Observation n2 : remarques de M. Olah concernant la notion de « possibilités les plus proches » proposée par M. Cooper

[38]           Le fait que M. Olah conteste l’idée des « possibilités les plus proches » avancée par M. Cooper donne à penser qu’il accorde plus de qualités que celui‑ci à une personne moyennement versée dans son art. À cet égard, il est malheureux que M. Olah ne s’étende pas plus, dans son affidavit, sur les compétences que posséderait selon lui une personne moyennement versée dans son art. Cela donne à penser qu’il n’a peut‑être pas fait de différence entre une telle personne et quelqu’un comme lui‑même, dont les compétences sont extraordinaires à tous égards.

 

[39]           Il me semble improbable que M. Cooper ait fait la même erreur. Au paragraphe 6 de son premier affidavit, il définit cette personne fictive comme quelqu’un qui détiendrait « [traduction] un doctorat en chimie ou en microbiologie ou un diplôme en médecine avec une formation et une expérience professionnelle de plusieurs années dans le secteur pharmaceutique et un intérêt pour la production de médicaments et l’évaluation de nouveaux composés antibactériens ». La conclusion incontestée du juge est que, pour les besoins de l’espèce, la personne en question est un scientifique doté d’une solide formation et d’une grande expérience, description qui s’accorde assez bien avec  celle de M. Cooper.

 

[40]           Je conclus que M.  Cooper a probablement donné une idée plus juste des compétences qu’aurait une personne moyennement versée dans son art. Cette conclusion affaiblit la position de M. Olah et, par conséquent, celle d’Apotex, et elle consolide celle de M. Cooper et, par conséquent, celle de Bayer.

 

Observation n3 : les renseignements disponibles sur la norfloxacine

[41]           M. McClelland, en désaccord avec M. Cooper, est d’avis qu’une personne moyennement versée dans son art n’aurait pas retenu l’énoxacine comme point de départ au lieu de la norfloxacine parce qu’il existait des renseignements accessibles au public invitant les inventeurs de la ciprofloxacine à poursuivre leurs travaux. Voilà qui, à mon avis, n’est pas une réfutation très solide de l’argument de M. Cooper comme quoi l’énoxacine aurait été le point de départ le plus logique pour une personne moyennement versée dans son art. Les inventeurs désignés de la ciprofloxacine sont des gens reconnus et d’expérience. Les décisions qu’ils ont prises en fonction de renseignements accessibles au public au sujet de la norfloxacine ne permettent pas de conclure qu’une personne inventive moyennement versée dans son art aurait pu faire la même chose avec les mêmes renseignements. Je suis d’avis que la réfutation par M. McClelland de l’opinion de M. Cooper à ce sujet est faible. Par ailleurs, la réfutation par M. Williams de l’opinion de M. Cooper à ce sujet s’appuie sur des documents de 1979 indiquant de façon convaincante que l’activité antibactérienne de l’énoxacine n’aurait pas été un point de départ suffisant, comparativement à la norfloxacine. Je suis d’avis que l’opinion de M. Williams à ce sujet est solide. Cependant, l’argument est limité (choix de l’énoxacine plutôt que de la norfloxacine comme point de départ) et il ne suffit pas en soi à consolider la position d’Apotex selon laquelle l’invention de la ciprofloxacine était évidente.

 

Analyse

[42]           Je fais remarquer incidemment que le débat en l’espèce indique qu’il existe une certaine mesure d’incompréhension en raison des deux sens du terme « quinolone ». Comme nous l’avons vu, il peut être employé dans un sens étroit pour désigner un composé bicyclique fusionné contenant un azote en position N1 dans le noyau droit et aucun azote dans le noyau gauche. Il peut aussi être employé dans un sens plus large pour désigner tout composé bicyclique fusionné contenant un azote en position N1 dans le noyau droit et 0, 1 ou 2 azotes dans le noyau gauche. Dans ce sens plus large, le terme « quinolone » peut inclure une « naphtyridone » (un azote en position N1 dans le noyau droit et un azote dans le noyau gauche) et une « pyridopyrimidone » (un azote en position N1 dans le noyau droit et 2 azotes dans le noyau gauche). Mon intention n’est pas de critiquer l’une ou l’autre partie lorsque je fais remarquer que l’usage du terme « quinolone » dans son sens plus large, ainsi qu’Apotex l’a fait dans la plupart de ses arguments, a tendance à réduire les distinctions entre les quinolones (au sens étroit du terme), les naphtyridones et les pyridopyrimidones, alors que son usage au sens étroit, ainsi que Bayer l’a fait dans ses arguments, a tendance à mettre l’accent sur ces distinctions. Le premier affidavit de M. Williams explique (au paragraphe 20) que le sens plus large du terme « quinolone » est devenu courant après que la norfloxacine et la ciprofloxacine sont devenues connues (probablement après 1981). Si tel est le cas, il faut penser que l’usage du terme « quinolone », avant 1981, donnait lieu à une interprétation étroite, d’autant plus qu’une grande partie de l’état des connaissances antérieur avait trait aux naphtyridones et aux pyridopyrimidones. En dernière analyse, ce double usage du terme « quinolone » ne consolide ni n’affaiblit sensiblement la cause de l’une ou l’autre partie, mais il rend les éléments de preuve et les arguments plus difficiles à comprendre. Je dois dire que M. Williams est le seul expert qui ait expressément formulé et expliqué cette distinction.

 

[43]           Compte tenu de ces éléments de preuve et de mes observations sur les points forts et les points faibles des arguments avancés par les experts, je conclus que, au 29 octobre 1981, la ciprofloxacine n’était pas une évidence pour une personne moyennement versée dans son art. L’examen des éléments de preuve atteste l’existence d’un paysage scientifique à l’époque très complexe et en transformation rapide. En fait, l’état des connaissances antérieur ne couvrait que quatre ans, et la durée écoulée entre la publication du dernier élément de connaissances antérieures cité par Apotex et le 29 octobre 1981 n’est que de 2,5 mois. Tout au long de la période en question, beaucoup de sociétés pharmaceutiques employant des scientifiques compétents et expérimentés cherchaient activement des agents antimicrobiens plus efficaces parmi les plusieurs milliers de composés de type quinolone, naphtyridone et pyridopyrimidone possibles. On estime généralement que la ciprofloxacine est le produit de ces recherches, et aucune explication convaincante ne m’a été fournie sur les raisons pour lesquelles la ciprofloxacine n’a été découverte que par ses inventeurs et non par tout autre scientifique engagé dans les mêmes types de travaux de recherche. Les deux parties ont présenté des experts très qualifiés, qui ont fourni des explications exhaustives et convaincantes sur les raisons pour lesquelles ils pensaient qu’une personne moyennement versée dans son art aurait pu ou non passer directement et sans difficulté de la norfloxacine à la ciprofloxacine. Cependant, à un certain nombre d’égards importants sur le plan factuel, les témoignages des experts de Bayer ont été plus convaincants. Le poids des éléments de preuve me contraint à rejeter les arguments d’Apotex au sujet de cette question fondamentale. Cela suffit à conclure que Bayer s’est acquittée du fardeau de la preuve, c’est‑à‑dire de l’obligation de prouver que les allégations de non‑validité en raison de l’évidence n’étaient pas fondées. 

 

[44]           Le juge a conclu dans le même sens à partir d’une analyse différente. Il s’est intéressé, concernant les revendications relatives à la ciprofloxacine proprement dite (plutôt qu’à son mode de fabrication), à certains facteurs traditionnels attachés à la notion d’évidence : « Absence de motivation à combiner les éléments », « L’éloignement de l’état de la technique », « Propriétés améliorées inattendues », « Considérations secondaires » et « Analyse rétrospective ». 

 

[45]           Concernant les remarques du juge sous la rubrique « Absence de motivation à combiner les éléments », Apotex a fait valoir que le juge avait mal interprété et par conséquent mal appliqué certains énoncés tirés de Wellcome Foundation Ltd. et al c. Apotex Inc. (1991), 39 C.P.R. (3d) 289 (C.F.P.I.). Elle estime notamment que le juge a commis une erreur en concluant que « l’utilité inattendue » de la ciprofloxacine était une réponse à la question de l’évidence. Elle estime également que le juge a commis une erreur en ne précisant pas pourquoi il préférait le témoignage de l’expert de Bayer à celui de l’expert d’Apotex à ce sujet, notamment les parties citées. J’admets que Wellcome n’est pas une affaire particulièrement utile à l’espèce et que le juge aurait dû formuler de meilleurs motifs pour son évaluation de la preuve. Cependant, compte tenu de mon analyse des éléments de preuve, je suis d’accord avec le juge pour dire que les éléments qu’il a tirés des témoignages des experts de Bayer réfutent de façon efficace les éléments tirés des témoignages des experts d’Apotex.

 

[46]           Pour ce qui est des remarques du juge sous la rubrique « L’éloignement de l’état de la technique », Apotex estime que le juge n’a pas fourni de motifs suffisants expliquant sa préférence pour les éléments de preuve fournis par Bayer. J’admets que le juge aurait dû fournir une meilleure explication, d’autant plus qu’il semble avoir mal interprété certaines remarques de M. Williams dans son contre‑interrogatoire. Cela dit, compte tenu des conclusions auxquelles je suis arrivée après avoir examiné les éléments de preuve, je ne peux considérer cette question comme corrélative.

 

[47]           Apotex estime par ailleurs que le juge a accordé trop d’importance à la question de l’utilité inattendue et du succès commercial de la ciprofloxacine. J’aurais tendance à être d’accord avec Apotex à cet égard. L’utilité de la ciprofloxacine n’était pas en questions et n’a pas grand-chose à voir avec la question de l’évidence. Le succès commercial qui s’en est suivi ne dit pas grand-chose, s’il en est, du degré d’ingéniosité et d’inventivité nécessaire à son invention, d’autant plus que personne n’a contesté qu’il y ait eu un réel besoin d’agents antibactériens sur le marché. Là encore, compte tenu des circonstances, je ne peux pas considérer cette question comme corrélative.

 

Conclusion

[48]           Je conclus que rien ne permet de contredire la conclusion du juge, à savoir que les allégations d’évidence concernant la ciprofloxacine dans les revendications 8 et 14 du brevet 067 ne sont pas justifiées. Je suis d’accord avec le juge pour dire que, compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’examiner la question de l’évidence des méthodes stipulées. Il s’ensuit que le juge était fondé à délivrer une ordonnance d’interdiction.

 

[49]           Il est également inutile d’aborder les autres motifs d’appel.

 

[50]           Je suis d’avis de rejeter l’appel avec dépens.

                                                                                                            « K. Sharlow »

                    j.c.a.

 

« Je souscris aux présents motifs.

            J. Edgar Sexton, j.c.a. »

 

« Je souscris aux présents motifs.

            B. Malone, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Michèle Ledecq, B. trad.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A‑546‑03

 

(APPEL DE L’ORDONNANCE RENDUE PAR MONSIEUR LE JUGE GIBSON EN DATE DU 17 OCTOBRE 2003, COUR FÉDÉRALE, NUMÉRO DE GREFFE T‑2052‑01)

 

INTITULÉ :                                                                           APOTEX INC.

                                                                                                c.

                                                                                                BAYER AG et BAYE Inc. et

                                                                                                LE MINISTRE DE LA SANTÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   LE 15 MAI 2007

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             LE JUGE SEXTON

                                                                                                LE JUGE MALONE

 

DATE :                                                                                   LE 22 JUIN 2007

 

 

COMPARUTIONS :

 

H.B. Radomski

N. Deluca

R. Tuzi

 

N. Belmore

L. Neidrauer

N. Rizkalla-Kamel

POUR L’APPELANTE

APOTEX INC.

 

 

POUR LES INTIMÉES

BAYER AG et BAYER INC.

 

 

E. Peterson

 

POUR L’INTIMÉ

MINISTRE DE LA SANTÉ

 


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Goodmans

Toronto (Ontario)

 

Gowlings Lafleur Henderson

Toronto (Ontario)

 

 

POUR L’APPELLANTE

APOTEX INC.

 

POUR LES INTIMÉES

BAYER AG et BAYER INC.

 

 

John H. Sims, c.r.

Sous‑procureur général du

Ottawa (Ontario)

POUR L’INTIMÉ

MINISTRE DE LA SANTÉ

 

 

 

 

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