Décisions de la Cour d'appel fédérale

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Date : 20080131

Dossier : A-37-08

Référence : 2008 CAF 40

 

Présent : Le Juge en chef Richard

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS,

LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES,

AMNISTIE INTERNATIONALE et

M. UNTEL

 

intimés

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2008.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 31 janvier 2008.

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                                         LE JUGE EN CHEF RICHARD

 


 

Date : 20080131

Dossier : A-37-08

Référence : 2008 CAF 40

 

Présent : Le Juge en chef Richard

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS,

LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES,

AMNISTIE INTERNATIONALE et

M. UNTEL

 

intimés

 

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

[1]               L’appelante, qui était défenderesse en Cour fédérale, demande à la Cour de surseoir à l’exécution du jugement rendu le 17 janvier 2008 par le juge Phelan, qui a accueilli la demande des intimés pour obtenir une déclaration invalidant l’Accord entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique pour la coopération en matière d’examen des demandes de statut de réfugié présentées par des ressortissants de pays tiers, également connu sous le nom d’Entente sur les tiers pays sûrs (l’Entente), conclu entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique (les États-Unis) (Conseil canadien pour les réfugiés c. Canada, [2007] A.C.F. no 1583, 2007 CF 1262).

 

[2]               L’Entente sur les tiers pays sûrs est un accord conclu en vertu du paragraphe 102(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR), en vue de partager avec d’autres pays la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. Le principe essentiel de l’Entente est énoncé au paragraphe 4(1), qui prévoit que « [l]a partie du dernier pays de séjour examine, conformément aux règles de son régime de détermination du statut de réfugié, la demande de ce statut de toute personne arrivée à un point d’entrée d’une frontière terrestre […] qui fait cette demande ». Des ententes semblables existent entre des États membres de l’Union européenne (UE) depuis de nombreuses années.

 

[3]               Le juge Phelan a conclu que le gouverneur en conseil a outrepassé sa compétence lorsqu’il a adopté le règlement désignant les États-Unis comme tiers pays sûr et donnant effet à l’Entente, parce qu’à son avis, les États-Unis ne se conformaient pas à l’interdiction de refoulement prévue à l’article 33 de la Convention relative au statut des réfugiés, 189 R.T.N.U. 150 (22 avril 1954) (ou Convention sur les réfugiés) et à l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 26 juin 1987 (Convention contre la torture). Il a également conclu que le fait de renvoyer un demandeur d’asile du Canada pour qu’une décision sur son statut de réfugié soit prise dans le cadre du régime d’asile et de protection des réfugiés des États-Unis violerait les articles 7 et 15 de la Charte des droits et libertés (la Charte) en raison de l’inobservation apparente des obligations des États-Unis en matière de non‑refoulement.

 

[4]               Le jugement du juge Phelan prendra effet le 1er février 2008, date à laquelle l’Entente, en vigueur depuis décembre 2004, cessera d’avoir effet au Canada. 

 

[5]               L’appelante sollicite une ordonnance qui sursoit au jugement du juge Phelan jusqu’à ce que la Cour d’appel fédérale ait eu la possibilité d’examiner le jugement et de rendre décision.

 

[6]               L’appelante fait valoir que les conditions requises pour l’octroi d’un sursis sont réunies : il y a des questions sérieuses à trancher, l’appelante subira un préjudice irréparable, et la prépondérance des inconvénients favorise cette dernière. Elle demande aussi que l’instruction de l’instance soit accélérée. 

 

[7]               L’affidavit souscrit par Bruce A. Scoffield le 19 septembre 2006 et déposé dans la procédure devant le juge Phelan, présente un bref historique de l’Entente entre le Canada et les États‑Unis et de sa mise en œuvre au Canada. M. Scoffield occupe le poste de directeur, Coordination des opérations, Région internationale, à Citoyenneté et Immigration Canada.

[traduction]

 

Le Canada et les États-Unis collaborent depuis longtemps en ce qui touche le mouvement migratoire des deux côtés de leur frontière commune. En 1995, par l’adoption de l’Accord sur la frontière commune, ils ont pris un engagement conjoint officiel consacrant le partage bilatéral des responsabilités. En décembre 1995, un projet préliminaire d’entente portant sur le partage des responsabilités, fondé sur le principe du tiers pays sûr, a été rendu public […] (paragraphe 16)

 

[…]

 

Cet engagement conjoint a été réitéré le 12 décembre 2001, quand le ministre des Affaires étrangères d’alors, l’honorable John Manley, et le directeur du U.S. Office of Homeland Security, le gouverneur Tom Ridge, ont annoncé la « Déclaration sur la frontière intelligente » et le plan d’action connexe. Aux termes de la Déclaration et du plan d’action, les deux gouvernements s’engageaient à unir leurs efforts pour accroître la sécurité de notre frontière commune tout en facilitant la circulation légitime des personnes et des biens. L’un des trente-deux engagements particuliers auxquels ont souscrit les gouvernements dans le plan d’action était la négociation d’une entente bilatérale sur les tiers pays sûrs. (paragraphe 19)

 

[…]

 

Le Canada et les États-Unis ont signé l'accord le 5 décembre 2002. Dans le préambule, les deux gouvernements exposent leurs objectifs en matière de coopération internationale et de partage des tâches et des responsabilités. Les deux gouvernements reconnaissent que le partage des responsabilités touchant la protection des réfugiés doit inclure l’accès à un processus complet et équitable de détermination du statut de réfugié afin de garantir la mise en œuvre efficace de la Convention sur les réfugiés et de la Convention contre la torture […] (paragraphe 24)

 

L’accord s’applique aux situations où une demande d’asile est présentée à une partie par un demandeur du statut de réfugié qui arrive à un poste frontalier terrestre directement depuis le territoire de l’autre partie. Dans de tels cas, l’Accord attribue normalement au « dernier pays de séjour » la responsabilité de statuer sur les demandes d’asile […] À l’heure actuelle, le champ d’application de l’Accord est limité aux demandes d’asile présentées à des points d’entrée dans les situations où un mouvement de demandeurs d’asile à la frontière peut facilement être observé et le dernier pays de séjour peut être identifié sans difficulté […] (paragraphe 25)

 

Après un cycle final de négociation sur l’Accord, à l’automne de 2002, une demande a été présentée, en vertu de l’alinéa 102(1)a) de la LIPR, pour que soit autorisée la désignation des États-Unis comme pays se conformant à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture, et pour que l’Accord soit approuvé et sa signature, autorisée. En vertu du paragraphe 102(2) de la LIPR, le gouverneur en conseil devait tenir compte de quatre facteurs dans l’examen de la désignation d’un pays sûr : 1) le fait que ce pays est partie à la Convention sur les réfugiés et à la Convention contre la torture; 2) ses politiques et usages en ce qui touche la revendication du statut de réfugié au sens de la Convention sur les réfugiés et les obligations découlant de la Convention contre la torture; 3) ses antécédents en matière de respect des droits de la personne; 4) le fait qu’il est ou non partie à un accord avec le Canada concernant le partage de la responsabilité de l’examen des demandes d’asile. (paragraphe 26)

 

[…]

 

Le projet de règlement d’application a fait l’objet d’une publication préalable dans la Partie I de la Gazette du Canada Gazette, le 26 octobre 2002. Pendant la période réservée aux observations du public, le gouvernement a reçu des commentaires d’universitaires, de membres de la communauté juridique et d’ONG. Le HCNUR a aussi fait des observations sur le projet de règlement […] En novembre 2002, le Comité permanent de la Chambre des communes sur la citoyenneté et l’immigration a tenu des audiences sur le projet de règlement, puis il a publié un rapport recommandant certains amendements. La réponse du gouvernement à ce rapport, présentée à la Chambre des communes le 1er mai 2003, indiquait que le gouvernement acceptait, en tout ou en partie, douze des dix‑sept recommandations formulées par le Comité […] (paragraphe 28)

 

[…]

 

Le règlement définitif a été publié dans la Partie II de la Gazette du Canada le 3 novembre 2004 […] (paragraphe 31)

 

Avant la mise en œuvre de l’Accord, le gouvernement a procédé à deux autres séries de consultations, axées principalement sur l’élaboration des instructions et manuels en matière de procédure […] (paragraphe 32)

 

[…]

 

Les deux gouvernements se sont entendus conjointement sur un plan de surveillance destiné au personnel du HCNUR tant au Canada qu’aux États-Unis. Le mandat du HCNUR, aux termes de ce plan, est d’évaluer si la mise en œuvre de l’Accord est conforme aux  conditions et aux principes qui y sont énoncés ainsi qu’aux principes du droit international des réfugiés […] (paragraphe 34)

 

[…]

 

Le HCNUR procède actuellement, avec les deux gouvernements, à un examen de la première année d’application de l’Accord, qui s’intéresse notamment à certaines observations et recommandations précises formulées par le HCNUR à la suite de ses activités de surveillance. Bien que cet examen ne soit pas encore finalisé, le représentant du HCNUR a présenté au Comité permanent sur la citoyenneté et l’immigration, devant lequel il a comparu comme témoin le 29 mai 2006, une synthèse de l’évaluation du HCR quant à la première année de l’Accord. Dans ses remarques, M. Asadi a indiqué que dans l’ensemble, les conclusions du HCNUR étaient favorables. (paragraphe 36)

 

[…]

 

En réponse à une question d’un membre du Comité, M. Asadi a en outre déclaré : [traduction] « Nous estimons que les États-Unis sont un pays sûr. Si ce n’était pas le cas, nous n’aurions pas accepté cette mission de surveillance et nous l’aurions dit dès le début […] » (paragraphe 38)

 

[…]

 

Indépendamment du contrôle et de la surveillance de la mise en œuvre de l’Accord même, le gouvernement examine de façon continue les facteurs applicables à la désignation des États‑Unis comme tiers pays sûr. Avant la signature de l’Accord et depuis sa mise en œuvre, le gouvernement a continué de surveiller les développements qui, dans le droit et les politiques des États-Unis, sont susceptibles d’influer sur l’intégrité de l’Accord, ainsi que le prescrit le décret de novembre 2004 sur les directives visant à assurer un suivi permanent des facteurs énumérés au paragraphe 102(3) de la LIPR à l’égard des pays désignés en vertu de l’alinéa 102(1)a) de la LIPR. Pour les fins de cet exercice, le gouvernement a recours à de nombreuses sources d’information, notamment les observations d’universitaires et d’ONG, les comptes rendus diplomatiques de missions canadiennes aux États-Unis, notre dialogue continu avec le HCNUR et les échanges réguliers avec des responsables du gouvernement américain […] (paragraphe 42)

 

 

[8]               En résumé, le Canada et les États-Unis ont conclu une entente visant le partage de la responsabilité de statuer sur les demandes d’asile. La raison d’être de cette entente est de veiller à ce que les demandeurs d’asile aient accès à une procédure unique, complète et équitable, de détermination du statut de réfugié et que les demandes d’asile soient traitées de manière ordonnée et efficace.

 

[9]               Le gouverneur en conseil a édicté des règlements au titre des paragraphes 102(1) et 5(1) de la LIPR pour la mise en œuvre de l’Entente. Sous réserve d’exceptions expresses, l’Entente exige que les demandeurs d’asile réclament la protection du premier des deux pays où ils arrivent.

 

[10]           Les intimés dans le présent appel, trois organismes de défense et un particulier qui étaient les demandeurs dans l’instance devant le juge Phelan, ont contesté la validité de la désignation des États-Unis, par le gouverneur en conseil, comme tiers pays sûr. 

 

[11]           Le juge Phelan a déclaré que le règlement constitue un excès de pouvoir et est contraire aux articles 7 et 15 de la Charte, au motif que les États-Unis ne sont pas un tiers pays sûr qui se conforme à l’interdiction de refoulement prévue à l’article 33 de la Convention sur les réfugiés et à l’article 3 de la Convention contre la torture.

 

[12]           L’effet de la déclaration d’invalidité des articles 159.1 à 159.7 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés est de mettre fin à l’application de l’Entente au Canada.

 

[13]           En accueillant la demande, le juge Phelan a certifié les questions suivantes :

1.      Les articles 159.1 à 159.7 (inclusivement) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés et l’Entente sur les tiers pays sûrs entre le Canada et les États-Unis d’Amérique sont-ils invalides et annulés?

 

2.      Quelle est la norme de révision appropriée en ce qui a trait à la décision de la gouverneure en conseil de désigner les États-Unis d’Amérique à titre de « tiers pays sûr » en vertu de l’article 102 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

 

3.      À elle seule, ou combinée à la disposition sur l’irrecevabilité énoncée à l’alinéa 101(1)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, la désignation des États-Unis d’Amérique à titre de « tiers pays sûr » transgresse-t-elle les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés et cette transgression est-elle justifiée en vertu de l’article 1?

 

 

[14]           L’appelante a interjeté appel du jugement au moyen d’un avis d’appel en date du 18 janvier 2008. Dans la présente requête, présentée en vertu de l’alinéa 398(1)b) des Règles sur les Cours fédérales, elle demande un sursis du jugement contesté jusqu’à ce que la décision sur l’appel soit rendue, et elle demande aussi une ordonnance prescrivant l’instruction accélérée de l’appel.

 

[15]           La Cour a compétence pour accorder un sursis pendant la durée de l’appel dont elle est saisie, et elle peut notamment surseoir à une ordonnance déclarant qu’une disposition législative est invalide ou qu’elle porte atteinte à la Charte, jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue sur les questions en cause.

 

[16]           L’alinéa 398(1)b) des Règles sur les Cours fédérales, DORS/98-106, modifié, permet à la Cour d’appel fédérale de surseoir à une ordonnance de la Cour fédérale :

398.(1) Sur requête d’une personne contre laquelle une ordonnance a été rendue :

a) dans le cas où l’ordonnance n’a pas été portée en appel, la cour qui a rendu l’ordonnance peut surseoir à l’ordonnance;

b) dans le cas où un avis d’appel a été délivré, seul un juge de la cour saisie de l’appel peut surseoir à l’ordonnance.

398.(1) On the motion of a person against whom an order has been made,

(a) where the order has not been appealed, the court that made the order may order that it be stayed; or

(b) where a notice of appeal of the order has been issued, a judge of the court that is to hear the appeal may order that it be stayed.

 

 

[17]           Pour octroyer un sursis en attendant l’issue d’un appel, la Cour se fonde sur les mêmes critères que pour les injonctions interlocutoires.

 

[18]           Les demandes d’injonction interlocutoire et les demandes de sursis sont tranchées, tant en droit privé que dans les affaires relevant de la Charte, suivant un critère en trois étapes. En premier lieu, le requérant doit établir l’existence d’une question sérieuse à juger. La preuve requise pour satisfaire à cette première étape est peu exigeante. À la deuxième étape, le requérant doit démontrer que le demandeur subira un préjudice irréparable si la demande est rejetée. À la troisième étape, enfin, il faut évaluer la prépondérance des inconvénients, facteur souvent déterminant dans le cas de demandes mettant en cause des droits protégés par la Charte. Les mêmes principes s’appliquent lorsque le requérant est un organisme gouvernemental. Cependant, la question de l’intérêt public est prise en compte tant à la deuxième étape, comme un aspect du préjudice irréparable aux intérêts du gouvernement, qu’à la troisième, dans l’examen de la prépondérance des inconvénients (RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311).

 

Question sérieuse

[19]           Le juge Phelan a certifié trois questions graves de portée générale, reproduites au paragraphe 13 des présents motifs.

 

[20]           Outre les questions certifiées, la requérante du sursis soulève d’autres questions touchant les conclusions de fait tirées par le juge.

 

[21]           Les intimés ne contestent pas que les questions certifiées par le juge Phelan soulèvent en l’espèce des questions sérieuses. Toutefois, ils n’acceptent pas les autres questions mises en avant par l’appelante.

 

[22]           Les questions soulevées en appel ne sont ni futiles ni vexatoires. En conséquence, la requérante a satisfait à la première étape du critère en trois volets applicable aux sursis.

 

Préjudice irréparable

[23]           Le préjudice irréparable se rapporte à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue.

 

[24]           La question de l’intérêt public, en tant qu’aspect du préjudice irréparable causé aux intérêts du gouvernement, doit être examinée à la deuxième étape et de nouveau à la troisième étape (RJR‑MacDonald, précité, au paragraphe 81).

 

[25]           La Cour suprême du Canada a statué que l’intérêt public doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte :

71. À notre avis, le concept d’inconvénient doit recevoir une interprétation large dans les cas relevant de la Charte. Dans le cas d’un organisme public, le fardeau d’établir le préjudice irréparable à l’intérêt public est moins exigeant que pour un particulier en raison, en partie, de la nature même de l’organisme public et, en partie, de l’action qu’on veut faire interdire. On pourra presque toujours satisfaire au critère en établissant simplement que l’organisme a le devoir de favoriser ou de protéger l’intérêt public et en indiquant que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situent le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés. Si l’on a satisfait à ces exigences minimales, le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public.

 

72. En règle générale, un tribunal ne devrait pas tenter de déterminer si l’action demandée entraînerait un préjudice réel. Le faire amènerait en réalité le tribunal à examiner si le gouvernement gouverne bien, puisque l’on se trouverait implicitement à laisser entendre que l’action gouvernementale n’a pas pour effet de favoriser l’intérêt public et que l’interdiction ne causerait donc aucun préjudice à l’intérêt public. La Charte autorise les tribunaux non pas à évaluer l’efficacité des mesures prises par le gouvernement, mais seulement à empêcher celui-ci d’empiéter sur les garanties fondamentales (non souligné dans l’original) (RJR‑MacDonald, paragraphe 73).

 

[26]           Comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR-MacDonald, précité, les considérations d’intérêt public ont davantage de poids dans un cas de suspension que dans un cas d’exemption, l’intérêt public risquant davantage de subir des effets préjudiciables. Étant donné que l’ordonnance du juge en l’espèce aurait pour effet de suspendre l’application de l’Entente, il s’agit manifestement d’un cas de suspension. 

 

[27]           La requérante du sursis soutient que l’appelante subira un préjudice irréparable à d’autres égards, que l’on peut résumer comme la probabilité de l’arrivée massive au Canada de réfugiés en provenance des États-Unis et les répercussions négatives correspondantes sur les services frontaliers. Cette allégation trouve appui dans l’affidavit souscrit par George Bowles le 17 décembre 2007.

 

[28]           Les intimés font valoir qu’un préjudice irréparable ne découle pas de la seule incidence d’inconvénients ou dépenses de nature administrative.

 

[29]           Les intimés soutiennent que l’appelante ne subira pas de préjudice irréparable si la Cour autorise l’entrée en vigueur de la déclaration du juge Phelan. Subsidiairement, ils prétendent que chaque partie subira un préjudice irréparable, mais que le préjudice causé aux intimés est plus important que tout préjudice allégué par l’appelante. Toutefois, la Cour, dans cette deuxième étape du critère, doit examiner le préjudice que subira la partie requérante si le sursis n’est pas accordé.

 

[30]           Je suis convaincu que la requérante a satisfait au second volet du critère en trois étapes pour l’obtention d’un sursis.

 

Prépondérance des inconvénients

[31]           La requérante étant une institution gouvernementale, la Cour doit examiner les inconvénients que subirait la requérante ainsi que ceux que subiraient les intimés.

 

[32]           Dès lors que des éléments de preuve indiquent que le texte législatif, le règlement ou l’activité contestés relèvent du devoir du gouvernement de favoriser l’intérêt public, le régime législatif contesté est réputé servir l’intérêt public; RJR-MacDonald, précité, aux paragraphes 71 à 80.

 

[33]           Ces principes ont été réitérés dans l’arrêt Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764, au paragraphe 9 :

Il s’ensuit qu’en évaluant la prépondérance des inconvénients le juge saisi de la requête doit tenir pour acquis que la mesure législative – en l’espèce, le plafond des dépenses imposé par l’art. 350 de la Loi – a été adoptée pour le bien du public et qu’elle sert un objectif d’intérêt général valable. Cela s’applique aux violations du droit à la liberté d’expression garanti par l’al. 2b); d’ailleurs, il était question d’une violation de l’al. 2b) dans l’arrêt RJR – MacDonald. La présomption que l’intérêt public demande l’application de la loi joue un grand rôle. Les tribunaux n’ordonneront pas à la légère que les lois que le Parlement ou une législature a dûment adoptées pour le bien du public soient inopérantes avant d’avoir fait l’objet d’un examen constitutionnel complet qui se révèle toujours complexe et difficile. Il s’ensuit que les injonctions interlocutoires interdisant l’application d’une mesure législative dont on conteste la constitutionnalité ne seront délivrées que dans les cas manifestes (non souligné dans l’original).

 

 

[34]           Je n’accepte pas la prétention des intimés, qui allèguent que le jugement de la Cour fédérale a déplacé la présomption selon laquelle le règlement de mise en œuvre de l’Entente a été adopté dans l’intérêt du public. Ce jugement a été porté en appel, et la présomption d’intérêt public est maintenue jusqu’à ce que l’examen constitutionnel complet soit terminé.

 

[35]           Les groupes de défense de l’intérêt public, qui sont les intimés dans le cadre de la demande de sursis, ne subiront aucun préjudice personnel. L’intimé M. Untel vit aux États-Unis depuis 2000, et sa demande d’asile est encore en instance. 

 

[36]           Toutefois, l’« intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables (RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 66).

 

[37]           Lorsqu’un particulier soutient dans une demande qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé (RJR-MacDonald, précité, au paragraphe 68).

 

[38]           Les intimés s’appuient sur trois affidavits (l’affidavit Moreno, l’affidavit Giantonio et l’affidavit Benatta) pour établir l’élément d’intérêt public de leur position.

 

[39]           Dans son affidavit, Mme Moreno déclare qu’on lui a reconnu le statut de réfugié au Canada, mais qu’on n’a pas reconnu ce statut à son conjoint de fait, qui a été renvoyé aux États-Unis et détenu. Il a ensuite été expulsé, envoyé au Honduras et, trois mois plus tard, a été tué. Aucun élément de preuve n’indique qu’il a présenté une demande d’asile aux États-Unis ni ne fournit de précisions sur les circonstances ayant entouré son expulsion.

 

[40]           Patrick Giantonio est le directeur exécutif du Vermont Refugee Assistance. Il cite trois exemples de personnes dont la demande d’asile au Canada a été jugée irrecevable en raison de l’Entente et qui ont été renvoyées en Colombie par les États-Unis. Toutefois, il ne fournit aucune information relativement à la procédure suivie aux États-Unis. 

 

[41]           L’affidavit Benatta établit que, le jour même de décembre 2001 où la demande d’asile de M. Benatta aux États-Unis a été rejetée, celui-ci a été accusé de possession de faux documents. Les accusations ont subséquemment été retirées par un juge, qui les a qualifiées de [traduction] « honteuses ». Néanmoins, M. Benetta est demeuré en détention jusqu’en 2006, alors qu’on lui a permis de retourner au Canada pour reprendre sa demande de reconnaissance du statut de réfugié.

 

[42]           Il ressort d’un autre affidavit déposé par la requérante du sursis (l’affidavit Soskin) que M. Benatta a bien obtenu, à deux occasions, une audience portant sur sa demande d’asile aux États‑Unis. Par déclaration en date du 16 juillet 2007 déposée en Cour supérieure de justice de l’Ontario, M. Benatta a intenté, contre la Reine aux droits du Canada et divers organismes gouvernementaux, une action dans laquelle il réclame des dommages-intérêts résultant de son transfert, qu’il prétend illégal, aux autorités des États-Unis. On n’a pas encore statué sur cette demande. 

 

[43]           M. David Martin, un professeur de droit à la University of Virginia qui possède plus de 27 ans d’expérience dans l’étude et la pratique du droit américain de l’immigration et des réfugiés, a souscrit, le 31 juillet 2006, pour le compte de la requérante du sursis, un affidavit dans lequel il déclare :

 

[traduction]

229. Par conséquent, bien que certaines mesures malheureuses et mal inspirées aient été prises par le gouvernement des États-Unis ou certains employés du gouvernement relativement au traitement de prisonniers sous la garde du gouvernement, le régime juridique américain a finalement réagi et a désormais établi des lois et des décisions explicites interdisant les traitements cruels, inhumains ou dégradants et prescrivant que les détenus sont protégés, à tout le moins, par l’article 3 des dispositions générales des Conventions de Genève.

 

 

[44]           Les trois affidavits présentés par les intimés ne prouvent pas un préjudice causé à l’intérêt public, suivant la norme établie par la Cour suprême du Canada.

 

[45]           Dans les motifs de son jugement, le juge Phelan a fait état de trois questions qui, individuellement et collectivement, minent le caractère raisonnable de la conclusion du gouverneur en conseil quant à la conformité des États-Unis : 1) l’application rigide du délai de prescription d’un an aux demandes d’asile; 2) les dispositions régissant les questions de sécurité et de terrorisme qui sont fondées sur une norme moins exigeante, ce qui permet d’englober un plus grand nombre de personnes soupçonnées de menace à la sécurité ou de terrorisme, et l’absence de moyen de défense fondé sur la contrainte ou la coercition; 3) le manque d’uniformité de la loi américaine, qui expose les femmes, en particulier celles qui sont victimes de violence conjugale, à un danger véritable si elles retournent dans leur pays d’origine (motifs du jugement, au paragraphe 239).

 

[46]           Les intimés font valoir que cette décision, au moins jusqu’à nouvel ordre, représente l’état du droit. Toutefois, c’est cette même décision qui a été portée en appel et qui fait l’objet d’un examen constitutionnel en l’espèce.

 

[47]           À l’audience, l’avocat des intimés a proposé, comme alternative à un sursis de l’ordonnance du juge Phelan, que la Cour examine la possibilité d’accorder un sursis exemptant de l’application de l’Entente les groupes précisés par le juge Phelan au paragraphe 239 de ses motifs.

 

[48]           L’avocat de la requérante du sursis s’est dit d’avis que l’application de cette proposition aurait le même effet que la suspension du Règlement.

 

[49]           L’avocat de la requérante du sursis a aussi fait remarquer que l’Entente est maintenant en vigueur depuis plus de trois ans (du 29 décembre 2004 au 18 janvier 2008).

 

[50]           En appliquant les principes exposés dans les arrêts de la Cour suprême du Canada et sans présumer de l’issue de tout appel, je suis convaincu que l’intérêt public de maintenir en vigueur le Règlement édicté conformément à un pouvoir prévu dans la loi, jusqu’à ce que l’examen constitutionnel soit terminé, l’emporte sur tout préjudice. 

 

[51]           J’estime que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un sursis pendant l’appel du jugement de la Cour fédérale.

 

Décision

[52]           Je conclus que les questions soulevées dans le présent appel méritent un examen complet au fond avant que soit ordonnée une suspension de l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, et que la demande de sursis devrait être accordée.

 

[53]           En conséquence, il sera sursis au jugement du juge Phelan en date du 17 janvier 2008 (motifs de jugement portant la référence 2007 CF 1262, 29 novembre 2007) qui invalide le Règlement mettant en œuvre l’Entente sur les tiers pays sûrs conclue entre le gouvernement du Canada et le gouvernement des États-Unis d’Amérique, jusqu’à ce que la Cour ait entendu et tranché l’appel.

 

[54]           Les intimés conviennent d’un commun accord avec l’appelante que l’instruction accélérée de l’appel servirait l’intérêt de la justice, et la Cour ordonne la tenue accélérée de l’instance. En conséquence, les avocats des parties à l’appel devront remettre à la Cour un échéancier permettant de procéder dans un délai opportun aux diverses étapes de l’appel, et une demande d’audience.

 

 

 

« J. Richard »

Juge en chef

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL. L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A-37-08

 

(APPEL D’UN JUGEMENT DU JUGE PHELAN EN DATE DU 17 JANVIER 2008)

 

INTITULÉ :                                                   SA MAJESTÉ LA REINE c.

                                                                        LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES, AMNISTIE INTERNATIONALE et M. UNTEL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           Le 30 janvier 2008

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :              Le juge en chef Richard

 

DATE DES MOTIFS :                                  Le 31 janvier 2008

 

COMPARUTIONS :

 

Greg G. George

Matina Karvellas

 

POUR L’APPELANTE

 

Barbara Jackman

Andrew Brouwer

Leigh Salsberg

POUR LES INTIMÉS

(LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES et M. UNTEL)

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANTE

 

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LES INTIMÉS

(LE CONSEIL CANADIEN POUR LES RÉFUGIÉS, LE CONSEIL CANADIEN DES ÉGLISES et M. UNTEL)

 

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