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Cour d'appel fédérale

CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20091117

Dossier : A-589-08

Référence : 2009 CAF 330

 

CORAM :        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

                        LE JUGE RYER

 

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 27 octobre 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 novembre 2009.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :    LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

Y A SOUSCRIT :                    LE JUGE RYER

 

MOTIFS DISSIDENTS :         LA JUGE SHARLOW


Cour d'appel fédérale

CANADA

Federal Court of Appeal

 

Date : 20091117

Dossier : A-589-08

Référence : 2009 CAF 330

 

CORAM :        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

                        LE JUGE RYER

 

ENTRE :

HELMUT OBERLANDER

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LA JUGE LAYDEN‑STEVENSON

[1]               Le 17 mai 2007, le gouverneur en conseil (GC), par décret portant le numéro C.P. 2007‑801, a révoqué la citoyenneté de l'appelant, Helmut Oberlander, au motif qu'il l'avait obtenue en dissimulant intentionnellement des faits essentiels, à savoir qu'il avait été un auxiliaire du Einsatzkommando 10a (l'unité Ek 10a) pendant la Seconde Guerre mondiale. Monsieur Oberlander a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Un juge de la Cour fédérale a rejeté la demande. L'appel en l'espèce a été interjeté contre ce jugement.

 

[2]               Je conclus que l'appel devrait être accueilli en partie et l'affaire renvoyée au GC pour qu'il rende une décision sur la question de la contrainte.

 

Le contexte

[3]               La situation de M. Oberlander est amplement documentée dans des décisions rendues par la Cour fédérale et par notre Cour : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Oberlander, no T‑866‑95, 28 février 2000 (C.F. 1re inst.) (Oberlander no 1), Oberlander c. Canada (Procureur général), 2003 CF 944 (C.F.) (Oberlander no 2), Oberlander c. Canada (Procureur général), [2005] 1 R.C.F. 3 (C.A.F.) (Oberlander no 3), Oberlander c. Canada (Procureur général), 2008 CF 1200 (C.F.) (Oberlander no 4). Aux fins de l'espèce, il n'est pas nécessaire d'en faire un exposé détaillé.

 

[4]               Brièvement, durant la Seconde Guerre mondiale, l'unité Ek 10a opérait derrière le front de l'armée allemande dans les territoires occupés de l'Est. Cette unité faisait partie d'une force qui a été responsable de l'exécution de plus de deux millions de personnes, pour la plupart des civils et en grande partie des Juifs. Elle a été qualifiée d'escadron de la mort. De 1941 à 1943, M. Oberlander a servi dans l'unité Ek 10a à titre d'interprète et d'auxiliaire. En plus de ses fonctions d'interprète, il était chargé de trouver et de protéger la nourriture et de polir les bottes. Il vivait, mangeait, voyageait et travaillait à temps plein au sein de l'unité Ek 10a. De 1943 à 1944, il a servi comme soldat d'infanterie dans l'armée allemande.

 

[5]               En 1954, M. Oberlander et son épouse ont immigré au Canada. Ils ont eu deux filles, dont l'une souffre d'une maladie mentale. Monsieur Oberlander est devenu citoyen canadien en 1960. Il n'a pas divulgué son expérience de guerre aux autorités canadiennes lorsqu'il a présenté sa demande d'établissement au Canada, ni au moment de son entrée au Canada, ni lorsqu'il a demandé la citoyenneté canadienne.

 

[6]               En 1995, la procédure prévue aux articles 10 et 18 de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. (1985), ch. C‑29, a été engagée afin de révoquer la citoyenneté de M. Oberlander. Un renvoi à la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada (ainsi qu'elle était alors désignée) (le renvoi) a été entendu par le juge MacKay. Les conclusions de fait tirées lors du renvoi ont force obligatoire pour ce qui est de la suite de la procédure de révocation de la citoyenneté, y compris aux fins du présent appel. L'avant‑dernière conclusion portait que M. Oberlander avait fait une fausse déclaration quant à ses antécédents et qu'il avait intentionnellement dissimulé des faits essentiels, et qu'il avait obtenu la citoyenneté sur la foi de ces éléments.

 

[7]               Après avoir reçu communication des conclusions de fait que le juge MacKay avait tirées lors du renvoi, le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le ministre) a établi un rapport au GC dans lequel il recommandait la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander. La recommandation a été suivie et la citoyenneté, révoquée. Monsieur Oberlander a demandé le contrôle judiciaire de cette mesure, mais il a été débouté. L'appel interjeté par M. Oberlander devant notre Cour a été accueilli, et le ministre a reçu instruction de soumettre au GC un nouveau rapport traitant des préoccupations exprimées par la Cour. La Cour a précisé particulièrement que le rapport du ministre était déficient en ce que le ministre avait omis d'analyser la raison d'être de l'unité Ek 10a, de se prononcer sur les questions de la complicité et de la conscription et d'expliquer pourquoi le ministre concluait que M. Oberlander tombait sous le coup de la politique de l'État relative à l'« absence de havre ».

 

[8]               Le ministre a établi un nouveau rapport recommandant la révocation de la citoyenneté. Le GC a souscrit à la recommandation et a de nouveau révoqué la citoyenneté de M. Oberlander. Une seconde demande de contrôle judiciaire a été introduite et rejetée. Monsieur Oberlander fait appel de ce jugement.

 

La décision de la Cour fédérale

[9]               Au début de ses motifs, le juge de la Cour fédérale a dégagé deux questions principales : la première consistait à se demander si le GC avait commis une erreur dans ses conclusions sur la complicité de M. Oberlander à l'égard de crimes de guerre ou de crimes contre l'humanité et donc sur l'assujettissement de M. Oberlander à la politique canadienne d'« absence de havre »; la seconde visait à déterminer si le GC avait adéquatement tenu compte des intérêts personnels de M. Oberlander relativement à la révocation de sa citoyenneté.

 

[10]           Le juge de la Cour fédérale a statué que la norme de contrôle applicable à la décision portant révocation est celle de la décision raisonnable. Il a précisé que le rapport du ministre constitue les motifs de la décision du GC. Il a résumé les critères sur lesquels le GC s'est fondé pour conclure que l'unité Ek 10a était une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité, et il est parvenu à la même conclusion. En ce qui touche la complicité, il a conclu que les motifs du GC étaient suffisants et raisonnables. Sur la question de la pondération des intérêts personnels de M. Oberlander et de l'intérêt public, le juge de la Cour fédérale a conclu que malgré leur brièveté, les motifs justifiaient la révocation de la citoyenneté parce que l'intérêt public l'emportait sur les intérêts personnels de M. Oberlander.

 

La norme de contrôle

[11]           Lorsqu'elle entend un appel d'une décision statuant sur une demande de contrôle judiciaire, la question qu'une cour d'appel doit trancher est de savoir si la cour de révision a retenu la norme de contrôle appropriée et l'a appliquée correctement : Dr Q c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, [2003] 1 R.C.S. 226, Prairie Acid Rain Coalition c. Canada (Ministre des Pêches et des Océans), [2006] 3 R.C.F. 610 (C.A.F.), Agence du Revenu du Canada c. Telfer, 2009 CAF 23.

 

[12]           Les parties conviennent, et je suis aussi de cet avis, que le juge de la Cour fédérale a décidé avec raison que la norme de contrôle applicable à la décision sur la révocation était celle de la décision raisonnable.

 

Les dispositions légales

[13]           Les dispositions légales pertinentes sont les suivantes :

 

LOI SUR LA CITOYENNETÉ

 

PARTIE II

PERTE DE LA CITOYENNETÉ

 

Décret en cas de fraude

 

10. (1) Sous réserve du seul article 18, le gouverneur en conseil peut, lorsqu'il est convaincu, sur rapport du ministre, que l'acquisition, la conservation ou la répudiation de la citoyenneté, ou la réintégration dans celle-ci, est intervenue sous le régime de la présente loi par fraude ou au moyen d'une fausse déclaration ou de la dissimulation intentionnelle de faits essentiels, prendre un décret aux termes duquel l'intéressé, à compter de la date qui y est fixée :

 

a) soit perd sa citoyenneté;

 

b) soit est réputé ne pas avoir répudié sa citoyenneté.

 

CITIZENSHIP ACT

 

PART II

LOSS OF CITIZENSHIP

 

Order in cases of fraud

 

10. (1) Subject to section 18 but notwithstanding any other section of this Act, where the Governor in Council, on a report from the Minister, is satisfied that any person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship under this Act by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances,

 

(a) the person ceases to be a citizen, or

 

(b) the renunciation of citizenship by the person shall be deemed to have had no effect,

 

as of such date as may be fixed by order of the Governor in Council with respect thereto.

 

Présomption

 

(2) Est réputée avoir acquis la citoyenneté par fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels la personne qui l'a acquise à raison d'une admission légale au Canada à titre de résident permanent obtenue par l'un de ces trois moyens.

 

Presumption

 

(2) A person shall be deemed to have obtained citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances if the person was lawfully admitted to Canada for permanent residence by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances and, because of that admission, the person subsequently obtained citizenship.

 

PARTIE V

PROCÉDURE

 

Avis préalable à l'annulation

 

18. (1) Le ministre ne peut procéder à l'établissement du rapport mentionné à l'article 10 sans avoir auparavant avisé l'intéressé de son intention en ce sens et sans que l'une ou l'autre des conditions suivantes ne se soit réalisée :

 

a) l'intéressé n'a pas, dans les trente jours suivant la date d'expédition de l'avis, demandé le renvoi de l'affaire devant la Cour;

 

b) la Cour, saisie de l'affaire, a décidé qu'il y avait eu fraude, fausse déclaration ou dissimulation intentionnelle de faits essentiels.

 

PART V

PROCEDURE

 

Notice to person in respect of revocation

 

18. (1) The Minister shall not make a report under section 10 unless the Minister has given notice of his intention to do so to the person in respect of whom the report is to be made and

 

(a) that person does not, within thirty days after the day on which the notice is sent, request that the Minister refer the case to the Court; or

 

(b) that person does so request and the Court decides that the person has obtained, retained, renounced or resumed citizenship by false representation or fraud or by knowingly concealing material circumstances.

 

Nature de l'avis

 

(2) L'avis prévu au paragraphe (1) doit spécifier la faculté qu'a l'intéressé, dans les trente jours suivant sa date d'expédition, de demander au ministre le renvoi de l'affaire devant la Cour. La communication de l'avis peut se faire par courrier recommandé envoyé à la dernière adresse connue de l'intéressé.

Nature of notice

 

(2) The notice referred to in subsection (1) shall state that the person in respect of whom the report is to be made may, within thirty days after the day on which the notice is sent to him, request that the Minister refer the case to the Court, and such notice is sufficient if it is sent by registered mail to the person at his latest known address.

 

Caractère définitif de la décision

 

(3) La décision de la Cour visée au paragraphe (1) est définitive et, par dérogation à toute autre loi fédérale, non susceptible d'appel.

Decision final

 

(3) A decision of the Court made under subsection (1) is final and, notwithstanding any other Act of Parliament, no appeal lies therefrom.

 

La politique relative à l'« absence de havre »

[14]           Notre Cour a déjà décidé dans Oberlander no 3 que la politique applicable à la période pertinente est énoncée dans le rapport public intitulé Programme canadien sur les crimes de guerre. Rapport annuel 2000‑2001, dont voici les passages pertinents :

La politique du gouvernement canadien est claire : le Canada ne deviendra pas un refuge sûr pour les personnes qui ont commis un crime de guerre, un crime contre l'humanité ou tout autre acte répréhensible en temps de conflit.

 

Au cours des dernières années, le gouvernement du Canada a pris des mesures importantes, tant au pays qu'à l'étranger, pour s'assurer que les personnes soupçonnées d'avoir commis un crime de guerre, quel que soit le moment ou le lieu où le crime a été perpétré, soient poursuivies de façon appropriée. Ces mesures incluent la collaboration avec des tribunaux internationaux et des gouvernements étrangers, et l'engagement de poursuites par l'un des trois ministères ayant pour mandat d'exécuter le Programme canadien sur les crimes de guerre.

 

Le Canada soutient activement les tribunaux pénaux internationaux pour l'ex‑Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR) et a ratifié le Statut de la Cour pénale internationale (CPI) ainsi que le Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l'enfant concernant la participation d'enfants aux conflits armés. Le Canada a été le premier pays à adopter une législation exhaustive qui intègre les dispositions de Statut de la CPI à la loi interne. Cette loi, la Loi sur les crimes contre l'humanité et les crimes de guerre, est entrée en vigueur le 23 octobre 2000.

 

[...]

 

Cas de la Seconde Guerre mondiale

 

[...]

 

Le gouvernement n'engage des poursuites que dans les cas où il possède une preuve de complicité ou de participation directe à des crimes de guerre ou à des crimes contre l'humanité. On considère qu'une personne est complice si, tout en sachant que des crimes de guerre ou des crimes contre l'humanité ont été commis, elle a contribué directement ou indirectement à leur perpétration. Le fait d'être membre d'une organisation responsable d'atrocités peut, si l'organisation en question ne vise que la violence, comme un escadron de la mort, suffire pour que l'on considère qu'une personne est complice. [Souligné dans l'original]

 

La question en litige

[15]           Les parties ne contestent pas la conclusion selon laquelle l'unité Ek 10a était une organisation dont la seule raison d'être était de perpétrer des actes de brutalité. Le litige porte sur la question de savoir s'il est possible de conclure raisonnablement que M. Oberlander a été complice des crimes de guerre perpétrés par ce groupe et, pour le cas où la réponse serait oui, si la question de la contrainte se pose.

 

La position des parties

[16]           Monsieur Oberlander a plaidé devant le juge de la Cour fédérale et devant notre Cour que l'appartenance à une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité est insuffisante pour établir la complicité. Il soutient plus particulièrement que la mens rea doit comporter une intention commune ainsi que la connaissance et une participation significative. Quant à son argument, plus nuancé, concernant la contrainte, il ne l'a pas directement présenté au juge de la Cour fédérale.

 

[17]           Le procureur général affirme que l'analyse doit être axée sur l'organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité, parce que la norme juridique, dans ce contexte, requiert uniquement l'appartenance, la connaissance et la participation. S'il est satisfait à ces critères, la complicité est établie. Le procureur général reconnaît qu'il est possible d'invoquer la contrainte pour échapper à la culpabilité ou pour se disculper, mais il maintient que cet argument n'a pas été présenté au GC, ce à quoi M. Oberlander réplique que, si la contrainte n'a pas été explicitement plaidée, la question ressortait néanmoins manifestement du dossier.

 

Analyse

[18]           La jurisprudence enseigne que l'appartenance à une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité crée une présomption de complicité qui peut être réfutée par une preuve d'absence de mens rea (connaissance de l'objectif) ou d'actus reus (participation directe ou indirecte aux actes). Autrement dit, bien que l'appartenance en soi soit insuffisante pour prouver la complicité, elle crée une présomption de fait réfutable. Voir Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306 (C.A.F.), à la page 317, Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298 (C.A.F.), au paragraphe 45, Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433 (C.A.F.), aux pages 440 et 442, Bazargan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, no A‑400‑95, 18 septembre 1996 (C.A.F.), au paragraphe 10, Sumaida c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 3 C.F. 66 (C.A.F.), aux paragraphes 31 et 32, Harb c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CAF 39 (C.A.F.), au paragraphe 11, Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2004 CAF 89 (C.A.F.), au paragraphe 6, Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CAF 303 (C.A.F.), aux paragraphes 15 et 16.

 

[19]           Le Guide d'exécution de la loi ENF 18 de Citoyenneté et Immigration Canada, intitulé Crimes de guerre et crimes contre l'humanité (Ottawa, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), énonce des lignes directrices ministérielles concernant les facteurs à examiner pour l'évaluation des allégations relatives aux crimes de guerre (les lignes directrices ministérielles). Ces lignes directrices ministérielles sont conformes à la jurisprudence.

 

[20]           Normalement, il incombe au ministre de prouver les éléments nécessaires pour conclure à la complicité. Le fardeau de la preuve est supérieur au simple soupçon, mais moindre que la prépondérance des probabilités : voir Ramirez. Il peut aussi être décrit comme étant des « motifs raisonnables de penser » : Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100.

 

[21]           En l'espèce, les conclusions de fait obligatoires tirées lors du renvoi écartent tout argument relatif à l'absence de connaissance ou de participation. Le juge MacKay a tiré les conclusions suivantes :

a.                   M. Oberlander était membre de l'unité Ek 10a;

 

b.                  M. Oberlander ne pouvait pas ignorer le rôle de cette unité. Il a reconnu qu'à un moment donné, alors qu'il était au service de l'unité Ek 10a, il a pris conscience du fait que l'unité exécutait des civils;

 

c.                   M. Oberlander a servi comme auxiliaire dans l'unité; il a vécu et voyagé avec les hommes de l'unité. Il l'a aidée à atteindre ses objectifs.

 

 

[22]           Ces conclusions de fait étant obligatoires, les éléments requis de mens rea (connaissance) et d'actus reus (en l'espèce, la participation indirecte) sont réunis. Le juge de la Cour fédérale n'a pas commis d'erreur dans l'application de la norme de contrôle lorsqu'il a conclu que la décision relative à la complicité était raisonnable.

 

[23]           Quant à la question de la conscription, M. Oberlander a maintenu devant notre Cour qu'il avait été forcé à s'engager et que sa participation dans l'unité Ek 10a résulte de la contrainte, parce que le châtiment applicable à la désertion était l'exécution.

 

[24]           Il ressort tant de la jurisprudence que des lignes directrices ministérielles que la contrainte peut être invoquée pour excuser la complicité : Ramirez, Equizabal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 514 (C.A.F.) (Equizabal).

 

[25]           La jurisprudence enseigne que pour établir la contrainte, la personne visée doit démontrer qu'elle était exposée à un péril corporel imminent ne résultant pas de son fait délibéré, et que le tort causé n'excède pas celui auquel elle était exposée (Equizabal).

 

[26]           De même, les lignes directrices ministérielles exigent que trois conditions soient remplies. La contrainte peut être établie si :

a.                   la contrainte découle de menaces de mort imminente ou de sévices corporels graves imminents ou continus proférés contre la personne concernée ou un tiers;

b.                  la personne concernée accomplit les actes nécessaires et raisonnables pour se soustraire à cette menace;

c.                   la personne n'a pas l'intention de causer un préjudice plus grave que celui auquel elle essaie de se soustraire.

 

[27]           La contrainte n'invalide pas les conclusions relatives à la mens rea ou à l'actus reus. Elle sert plutôt à excuser la complicité de façon à disculper le complice.

 

[28]           Une certaine confusion a entouré la question de savoir dans quel cadre il convient d'examiner la conscription lorsque la seule raison d'être de l'organisation concernée est de perpétrer des actes de brutalité. La question a été étudiée principalement dans le contexte d'organisations qui ne répondent pas aux critères requis pour être qualifiées d'organisations dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité. Par conséquent, des éclaircissements s'imposent sur ce point.

 

[29]           À mon avis, il convient d'examiner la question de la conscription, dans le cas d'une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité, comme un facteur afférent à la justification. Le procureur général n'est pas en désaccord avec cet énoncé.

 

[30]           Chaque cas constitue essentiellement un cas d'espèce. Ce qui importe, c'est que lorsque la complicité est établie relativement à une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité, les faits peuvent néanmoins donner lieu à une justification fondée sur la contrainte.

 

[31]           Monsieur Oberlander reconnaît n'avoir pas [TRADUCTION] « explicitement plaidé » la contrainte. Il prétend toutefois avoir présenté les éléments de preuve nécessaires pour faire en sorte que la question doive être évaluée. Le procureur général répond que la preuve à cet égard [TRADUCTION] « n'était ni convaincante ni fiable [...] elle était équivoque ou non existante ». Du point de vue du procureur général, [TRADUCTION] « il est inapproprié d'avancer cette assertion pour la première fois en appel, alors que l'appelant n'a présenté aucune preuve à cet égard au GC, privant dès lors le ministre de la possibilité de répondre à cet argument devant le GC ».

 

[32]           Sur le sujet de la conscription, le GC a déclaré [TRADUCTION] : « Même à supposer que M. Oberlander ait été forcé à s'engager, cela ne signifie aucunement qu'il n'a pas été complice des actions brutales subséquentes de son unité ». Puis : [TRADUCTION] « La conscription n'est pas un obstacle à la complicité. Dans le cas contraire, aucun conscrit ne pourrait jamais être déclaré coupable de complicité relativement aux activités de son unité. Une telle position est insoutenable. »

 

[33]           Je ne suis pas en désaccord avec ces observations et, si je comprends bien l'argument, M. Oberlander ne les conteste pas non plus. Il est d'avis qu'elles sont incomplètes. Il convient que la seule conscription n'est pas en soi concluante. Il prétend cependant que le risque d'être exécuté en cas de désertion, combiné avec la conscription, peut être suffisant pour établir la contrainte. S'appuyant sur la remarque, faite dans Ramirez, selon laquelle « [l]a loi n'a pas habituellement pour effet d'ériger l'héroïsme en norme », M. Oberlander soutient que toute la preuve au dossier n'a pas été évaluée.

 

[34]           Les motifs du GC ne disent mot sur l'allégation de M. Oberlander voulant qu'il aurait été exécuté s'il avait déserté. La question qui se pose dès lors est de savoir si le dossier comportait suffisamment d'éléments d'information pour obliger le GC à examiner cette allégation, ainsi que la preuve concernant la conscription et toute autre preuve pertinente, afin de décider si la justification de la contrainte est établie, même si l'argumentation de M. Oberlander n'était pas fondée sur la contrainte. J'estime que la preuve au dossier était suffisante pour obliger le GC à traiter de cette question.

 

[35]           Le ministre était partie au renvoi. Or, dans le renvoi, M. Oberlander a soulevé des facteurs afférents à la contrainte. Le juge MacKay a fait état de la preuve de M. Oberlander portant que ce dernier a reçu l'ordre de travailler pour les Allemands, a cru qu'il n'avait pas le choix et aurait été soumis à de sévères punitions s'il n'avait pas obéi à l'ordre donné (paragraphe 20). Plus loin, le juge MacKay a mentionné la preuve de M. Oberlander selon laquelle les autorités locales lui avaient ordonné de se rapporter aux forces allemandes d'occupation pour servir à titre d'interprète, ce qu'il avait fait, selon son témoignage, non pas volontairement ou par libre choix, mais bien par peur de représailles s'il refusait (paragraphe 191). Bien que le juge MacKay n'ait pas tiré de conclusions sur ce point, le GC ne saurait prétendre qu'il n'est pas au courant de ces affirmations.

 

[36]           Dans les observations que M. Oberlander a présentées au GC, il a relaté qu'à l'âge de dix‑sept ans, il a été amené de force de la maison de sa mère et enrôlé comme interprète civil par la SD, la division policière des SS du régime nazi. Il a posé la question suivante : [TRADUCTION] « Comment quiconque peut‑il, à quelque titre que ce soit, être membre d'une organisation contre son gré? » Il a déclaré s'être trouvé dans la même situation que le témoin M. Siderenko, un prisonnier de guerre capturé et forcé de se battre pour les Allemands. Il dit avoir été forcé à faire partie d'une unité d'infanterie malgré le fait qu'il n'avait aucune formation militaire. Il a fait valoir que tous les témoins, y compris les témoins du gouvernement possédant une expérience personnelle, s'entendaient pour dire que la fuite était punissable de mort. Dans les observations qu'il a soumises en réponse, il a mentionné que le caractère volontaire était une question essentielle et a expressément souligné les déclarations des témoins Siderenko et Hübert, des témoins du gouvernement, qui ont attesté que toute tentative de fuite était punissable de mort.

 

[37]           Comme il a été mentionné, le GC a lié la question de la conscription à celle de l'appartenance à l'organisation. Toutefois, j'ai conclu que lorsqu'il s'agit d'une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité, il convient d'examiner la conscription à titre de moyen de justification de la contrainte. Les lignes directrices ministérielles traitent expressément de la contrainte et précisent les conditions qu'il est nécessaire d'analyser à cet égard. À mon avis, la preuve mentionnée ci‑dessus devrait faire l'objet d'une analyse même si aucun argument précis n'a été étiqueté « contrainte ». Que le procureur général ne trouve pas la preuve convaincante ou digne de foi présume de la réponse à la question. Il appartient au GC de statuer à cet égard. L'obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), no IMM‑596‑98, 6 octobre 1998 (C.F. 1re inst.).

 

[38]           Cela dit, les observations du GC quant à l'absence de preuve ou de conclusion établissant que M. Oberlander ait été maltraité après qu'il eut joint l'unité, ou qu'il trouvait ses activités abjectes ou ait tenté à quelque moment que ce soit d'être relevé de ses fonctions, sont également pertinentes.

 

[39]           Indubitablement, il revient au GC de se prononcer sur la révocation de la citoyenneté de M. Oberlander. Cependant, compte tenu des lourdes conséquences de cette décision, il est essentiel que toutes les questions pertinentes soient examinées et analysées. Non seulement le processus doit‑il être approprié et équitable, il doit aussi être perçu comme tel. Il est loisible au GC de rejeter la contrainte à titre de justification, mais il ne saurait en faire abstraction. La clarification du fait que la conscription doit être analysée par rapport au moyen de justification de la contrainte, dans le cas d'une organisation dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité, devrait faciliter l'analyse.

 

[40]           Quant à l'argument de M. Oberlander selon lequel ses intérêts personnels n'ont pas été suffisamment pris en considération, le juge de la Cour fédérale a fait observer avec justesse que les questions liées à la déportation sont sans pertinence parce que la déportation relève d'une procédure distincte. Se fondant sur le raisonnement exposé dans l'arrêt Lake c. Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, [2008] 1 R.C.S. 761, il a pris acte de la brièveté des motifs sur cette question et a statué que malgré leur brièveté, les motifs expliquent clairement pourquoi les intérêts personnels de M. Oberlander ne l'emportent pas sur l'intérêt public. Par conséquent, ces motifs sont raisonnables. Je ne suis pas convaincue que le juge de la Cour fédérale ait incorrectement appliqué la norme de contrôle relativement à cette question.

 

[41]           J'accueillerais l'appel en partie, je rendrais l'ordonnance qui aurait dû être rendue, et je renverrais l'affaire au GC pour qu'il examine la question de la contrainte. Vu le gain de cause partiel de l'appelant et le fait qu'il n'a pas plaidé la contrainte devant le GC ni soulevé la question devant le juge de la Cour fédérale, je n'adjugerais aucuns dépens.

 

« Carolyn Layden-Stevenson »

Juge

 

« Je souscris aux présents motifs.

            C. Michael Ryer, juge »

 


LA JUGE SHARLOW (motifs dissidents)

 

[42]           Avec égards, je ne puis souscrire à la conclusion proposée par mes collègues.

 

[43]           En l'espèce, le dossier est équivoque sur la question de la contrainte, et aucune explication raisonnable n'a été présentée pour justifier le défaut de M. Oberlander de plaider la contrainte dans ses observations au ministre ou à la Cour fédérale. Contrairement à mes collègues, je ne suis pas convaincue que le fait que la jurisprudence sur la contrainte n'est pas encore bien établie au regard des organisations dont la seule raison d'être est de perpétrer des actes de brutalité constitue une explication valable. Je ne vois aucun motif de conclure que le défaut de M. Oberlander de plaider la contrainte jusqu'à maintenant soit autre chose qu'une décision délibérée de sa part.

 

[44]           Dans les circonstances, il me semble que le GC n'a commis aucune erreur justifiant l'intervention de notre Cour du fait qu'il n'a pas traité de la question de la contrainte. Pour ce motif, je rejetterais l'appel.

« K. Sharlow »

Juge

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

 

Yves Bellefeuille, réviseur

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                              A-589-08

 

(APPEL DES MOTIFS DU JUGEMENT ET DU JUGEMENT RENDUS PAR MONSIEUR LE JUGE PHELAN LE 27 OCTOBRE 2008, DANS LE DOSSIER NO T‑1158-07)

 

INTITULÉ :                                                                             Helmut Oberlander c.

                                                                                                Le procureur général du Canada

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                                        Toronto (Ontario)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                                       Le 27 octobre 2009

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                    LA JUGE LAYDEN-STEVENSON

 

Y A SOUSCRIT :                                                                    LE JUGE RYER

 

MOTIFS DISSIDENTS :                                                         LA JUGE SHARLOW

 

DATE DES MOTIFS :                                                             Le 17 novembre 2009

 

COMPARUTIONS :

 

Barbara Jackman

Ronald Poulton

 

POUR L'APPELANT

 

John Provart

Catherine Vasilaros

Tessa Kroeker

POUR L'INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

 

POUR L'APPELANT

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

POUR L'INTIMÉ

 

 

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