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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20100208

                                                                      Dossier : A-625-08

Référence : 2010 CAF 40

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE PELLETIER                 

                        LA JUGE TRUDEL

 

 

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 14 octobre 2009.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 février 2010.

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                              LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE TRUDEL


Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20100208

Dossier : A-625-08

Référence : 2010 CAF 40

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE PELLETIER                 

                        LA JUGE TRUDEL

 

ENTRE :

ELIZABETH BERNARD

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               Elizabeth Bernard a été une fonctionnaire fédérale depuis 1991 et, durant toute cette période, elle a refusé de faire partie du syndicat représentant les membres de son unité de négociation. Dans le jargon des relations de travail, elle est une employée assujettie à la formule Rand, soit une personne qui paye des cotisations syndicales et qui, sans faire partie du syndicat, bénéficie en retour d’une représentation syndicale. La présente demande de contrôle judiciaire découle de la décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) ordonnant à son employeur de communiquer ses adresse et numéro de téléphone résidentiels au syndicat représentant son unité de négociation (le syndicat). Madame Bernard soutient qu’il s’agit d’une violation des ses droits à la vie privée ainsi qu’à son droit constitutionnel à la liberté d’association qui comprend la liberté de ne pas s’associer tel que l’a souligné la Cour suprême du Canada dans Lavigne c. Syndicat des employés de la fonction publique de l'Ontario, [1991] 2 R.C.S. 211.

 

[2]               Le présent litige se limite à déterminer le genre de renseignements que l’employeur est tenu de transmettre au syndicat. La Commission a décidé que l’employeur doit transmettre certaines coordonnées de l’employé dans une décision datée du 21 février 2008 qui n’a pas été contestée par Mme Bernard, laquelle se représente elle-même. Le genre de renseignements devant être fournis a été tranché dans une décision de la Commission du 18 juillet 2008. Il s’agit de cette décision qui est visée par le présent contrôle.

 

LES FAITS

[3]               Madame Bernard s’est jointe à Revenu Canada Impôt au mois d’août 1991. On lui a alors remis une carte d’adhésion syndicale afin qu’elle la remplisse, ce qu’elle a refusé de faire, à bon droit. 

 

[4]               En janvier 1992, Mme Bernard a reçu une lettre du syndicat à la maison. Lorsqu’elle a demandé comment il se faisait que le syndicat disposait de son adresse résidentielle, elle a été informée du fait que l’employeur avait fourni au syndicat les adresses résidentielles et les numéros d’assurance sociale de tous les employés, qu’ils soient membres du syndicat ou pas. En février 1992, Mme Bernard a déposé une plainte auprès du Commissariat à la protection de la vie privée du Canada alléguant que l’employeur avait transmis sans son consentement des renseignements personnels la concernant à une tierce partie. Après enquête, le Commissaire à la protection de la vie privée a conclu que l’employeur avait porté atteinte aux droits à la vie privée de Mme Bernard. À la suite de cette intervention du Commissaire à la vie privée, l’employeur a laissé tomber sa politique de transmission de renseignements personnels au syndicat.

 

[5]               En 1995, Mme Bernard a accepté d’occuper un poste différent auprès du même employeur (maintenant l’Agence du revenu du Canada). Elle est devenue de ce fait membre d’une unité de négociation différente, représentée par un syndicat différent. Elle a de nouveau été invitée à faire partie du syndicat et elle a encore une fois refusé.

 

[6]               Au mois d’août 2007, à l’insu de Mme Bernard, son « nouveau » syndicat a demandé à l’employeur de lui transmettre le nom de chaque employé, son poste, titre, numéro de téléphone et de télécopieur à la maison et au travail, ainsi que leurs adresses résidentielles et de courriel, tant à la maison qu’au travail. Le syndicat a fait cette demande dans le cadre de sa préparation de la négociation du renouvellement de la convention collective de l’unité de négociation de Mme Bernard. Sans toutefois refuser cette demande, l’employeur a répondu qu’il avait reçu plusieurs demandes de la même nature et qu’il répondrait simultanément à toutes les demandes de coordonnées émanant des syndicats.

 

[7]               Le syndicat a réagi en déposant des plaintes auprès de la Commission alléguant que l’Agence de revenu du Canada (l’employeur) n’avait pas négocié de bonne foi et qu’il s’était livré à des pratiques déloyales, en contravention des alinéas 190 (1)b) et g)de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22, art. 2 (la Loi). Le Conseil du Trésor était également désigné comme défendeur dans la plainte. Les prétendues pratiques déloyales des employeurs (l’Agence du revenu du Canada et le Conseil du Trésor) auraient été de porter atteinte à l’obligation de juste représentation du syndicat et de nuire à l’administration du syndicat dans le cadre de sa représentation des membres de l’unité de négociation en ne transmettant pas les coordonnées demandées.

 

[8]               Étant donné que la décision de la Commission portant sur ces plaintes a ouvert la voie à l’ordonnance que Mme Bernard conteste maintenant, je suggère d’examiner en détail cette décision

 

[9]               La Commission a décidé de traiter les plaintes au moyen d’observations écrites. Les employeurs et le syndicat ont été respectivement invités à formuler leurs observations. Les employeurs ont présenté des observations conjointes. Aucun des employés assujettis à la formule Rand n’a été avisé de la demande, et aucune chance ne leur a été donnée d’intervenir dans le débat.

 

[10]           Dans leurs observations écrites, les employeurs ont mentionné qu’ils avaient demandé l’avis du Commissariat à la protection de la vie privée au Canada (CPVP). La Commission a résumé en ces termes la réponse du CPVP (comme le révèlent les observations écrites des employeurs) :

[traduction]

[…] le  CPVP a soulevé de sérieux doutes quant à la disponibilité et à l’exactitude des renseignements demandés par l’agent de négociation. Le CPVP examine également la jurisprudence favorisant la transmission de ces renseignements et appuie l’argument selon lequel il existe une différence marquée entre d’une part, le fait que l’employeur puisse ne pas disposer de l’information demandée et d’autre part, le fait que l’exactitude de l’information qu’il possède effectivement est mise en doute.

 

Enfin, le CPVP n’a pas vu comment la divulgation des renseignements demandés en l’espèce peut être considérée comme un usage compatible au sens de la Loi sur la protection des renseignements personnels, étant donné que l’exactitude de ces renseignements est mise en doute [...]

 

Dossier du défendeur, p. 48.

 

[11]           Les employeurs n’ont fait aucune référence à l’enquête précédente du CPVP, tenue à la suite de la plainte de Mme Bernard, ni à la décision de l’employeur de mettre un terme à sa pratique antérieure sur la foi de la réponse du CPVP à cette plainte

 

[12]           Dans sa décision, publiée à 2008 CRTFP 13, la Commission a rejeté la plainte du syndicat selon laquelle le refus de l’employeur de lui transmettre les coordonnées des employés constituait un manquement à son obligation de négocier de bonne foi. La Commission a conclu que le syndicat n’avait pas démontré que le défaut de transmettre les renseignements demandés ne portait pas atteinte à sa capacité d’assumer ses responsabilités en matière de négociation collective. La Commission a également rejeté l’argument du syndicat selon lequel le défaut de transmettre les renseignements demandés constituait une violation de son devoir de représentation juste

 

[13]           La Commission a ensuite examiné la question de la nuisance dans l’administration du syndicat. En premier lieu, elle souligne que tout en repoussant l’allégation selon laquelle ils contrevenaient de quelque façon que ce soit à la Loi, les employeurs ont reconnu que le syndicat devrait recevoir les coordonnées des employés. La Commission a cité l’extrait suivant des observations des employeurs :

[traduction]

[…] Les défendeurs conviennent que la jurisprudence appuie la divulgation de renseignements personnels pour les fins légitimes du plaignant [...] les défendeurs sont disposés à transmettre les renseignements demandés qu’ils ont actuellement en leur possession.

 

Dossier du défendeur, p. 55.

 

 

[14]           C’est ce qui a amené la Commission à indiquer que la réelle question en litige entre les parties n’en était pas une de principe, mais plutôt de mise en œuvre de ce principe. La Commission a cependant éprouvé de la difficulté à préciser le fondement légal de ce principe. Après un examen de la jurisprudence, la Commission a conclu que le défaut pour un employeur de transmettre les coordonnées d’employés à un agent négociateur constituait une forme d’ingérence dans la représentation des employés par le syndicat. Vu cette conclusion, la Commission a formulé la question précise dont elle était saisie de la façon suivante : 

[traduction]

Dans le cadre des présentes plaintes, il n’est pas contesté que l’agent négociateur a demandé des renseignements et que les employeurs ne les lui ont pas fournis. À mon avis, la principale question de « preuve » à trancher est de savoir s’il est possible d’associer les renseignements demandés par l’agent négociateur dans sa plainte (« les noms, postes, titres, numéros de téléphone et adresses électroniques à la maison et au travail de tous les employés de l’unité de négociation » aux fins légitimes de représentation prévues par la loi.

 

Dossier du défendeur, p. 62.

 

[15]           La Commission a ensuite formulé l’observation suivante qui, comme nous le constaterons, n’est pas sans importance quant à l’issue du présent appel :

[traduction]

La question de savoir exactement quelles coordonnées sont demandées et à quel moment, à l’égard de chacune des fins de représentation citées par le plaignant, est une question qui  peut être débattue. Dans le cadre de ma décision intérimaire à ce stade, il n’est cependant pas nécessaire que j’examine chacune de ces fins en détail ni que je précise avec exactitude le genre de coordonnées demandées à l’égard d’une activité donnée. J’estime que la pertinence du dernier élément s’imposera davantage dans le cadre de l’analyse portant sur les mesures de redressement.

[Je souligne.]

Dossier du défendeur, p. 63.

 

[16]           La Commission a ensuite examiné la décision rendue par la Commission des relations de travail de l’Ontario dans Ottawa Carleton District School Board, 2001 CanLII 11073 (C.R.T.O.) et a adhéré au principe voulant que le syndicat doive être en mesure de communiquer, hors du lieu de travail, avec les employés, y compris ceux qui ne sont pas membres. La Commission a ensuite ajouté que :

[traduction]

 Laissant de côté pour l’instant la question de savoir si les coordonnées à la maison sont essentielles [...] le défaut des employeurs de transmettre au plaignant les coordonnées nécessaires à cette fin [celle de donner à tous les employés l’occasion raisonnable de prendre part au vote de grève] constituerait une atteinte à la représentation des employés par le plaignant […]

[Je souligne]

            Dossier du défendeur, pp. 63-64.

 

[17]           En conséquence, la Commission a ensuite conclu que le défaut pour les employeurs « de transmettre au plaignant au moins quelques-unes des coordonnées demandées » (je souligne) s’inscrivait dans le cadre d’une ingérence de la représentation des employés par le syndicat. La Commission a réitéré cette conclusion à l’égard des dispositions prévoyant la présentation aux employés des offres finales des employeurs, en ajoutant que le défaut pour les employeurs de transmettre au syndicat « au moins quelques-une des coordonnées demandées » (je souligne) constituait de l’ingérence dans les activités du syndicat.

 

[18]           La Commission s’est ensuite penchée sur la question des mesures de redressement et a accueilli la demande des parties quant à la tenue d’une audience séparée sur cette question. La Commission a énoncé un certain nombre de points au sujet desquels elle souhaitait recevoir des observations additionnelles :

[traduction]

En pratique, quelles sont exactement les coordonnées des employés dont les employeurs disposent ou peuvent disposer du genre de celles demandées par le plaignant? Comment ces renseignements sont-ils conservés de façon à en assurer l’exactitude et le dépôt dans les délais impartis? Quels sont les genres de renseignements exactement requis par le plaignant pour répondre à ses obligations de représentation, et, parmi ces genres, quels sont ceux qui devraient être fournis par les défendeurs? Quand les défendeurs devraient-ils communiquer des renseignements au plaignant? Quelles sont les exigences de nature récurrente, le cas échéant,  quant à la mise à jour de ces renseignements? Existe-t-il des méthodes au moyen desquelles les employeurs seraient en mesure de respecter leur obligation de communiquer des renseignements d’une façon qui réponde raisonnablement à d’éventuelles préoccupations en matière de respect de la vie privée sous le régime de la Loi sur la protection des renseignements personnels? Plus particulièrement, quelles sont ces préoccupations? Une fois que les employeurs ont fourni des renseignements, leur utilisation par le plaignant ne devrait-elle pas faire l’objet de conditions?

 

Je suis persuadé que je ne dispose pas actuellement d’un fondement valable pour l’examen de telles questions. Il sera nécessaire de présenter des arguments additionnels – et peut-être même des éléments de preuve additionnels.

 

Dossier du défendeur, p. 66.

 

[19]           Cela étant dit, la Commission a déclaré avoir la « ferme conviction » qu’il était préférable de laisser aux parties le soin de convenir d’une action corrective et elle les a invitées à se réunir et à discuter des mesures correctives nécessaires.

 

[20]           Même si cette décision a des répercussions considérables sur la position prise par Mme Bernard, elle ne l’a pas contestée en présentant une demande de contrôle judiciaire étant donné qu’elle n’en avait pas connaissance à l’époque. Bien qu’elle ait pu demander une prorogation de délai pour présenter une telle demande, elle ne l’a pas fait.

 

[21]           Les parties ont pris en considération les exhortations de la Commission et à la reprise des audiences, environ cinq mois plus tard, elles lui ont présenté leur entente que la Commission a intégrée, sans plus, dans une ordonnance en date du 18 juillet 2008. Cette ordonnance fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

[22]           L’ordonnance enjoint aux employeurs de transmettre trimestriellement au syndicat les adresses postales résidentielles ainsi que les numéros de téléphone à la maison de tous les employés de l’unité de négociation dont l’employeur dispose dans ses systèmes d’information sur les ressources humaines.

 

[23]           Absente du travail en raison d’un congé, Mme Bernard a été mise au courant de l’ordonnance pour la première fois le 20 octobre 2008 et elle a rapidement présenté une requête qui lui a permis d’obtenir une prorogation de délai pour introduire entretemps une demande de contrôle judiciaire

 

 

 

LES QUESTIONS EN LITIGE

[24]           Madame Bernard conteste la décision de la Commission au motif qu’elle oblige les employeurs à enfreindre les dispositions de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21, étant donné qu’elle n’a pas consenti à la communication de ses renseignements personnels au syndicat. Elle soutient également que la Commission doit s’en remettre au Commissariat à la protection de la vie privée quant aux questions touchant à la protection de la vie privée, en particulier depuis que ce Commissariat a enquêté à ce sujet et qu’il s’est prononcé sur le bien-fondé pour l’employeur de transmettre des renseignements personnels aux syndicats sans le consentement des personnes concernées. Madame Bernard est très critique à l’égard du fait que les employeurs n’ont pas soumis à l’attention de la Commission sa plainte de 1992 et la réponse du Commissaire à la protection de la vie privée. Madame Bernard soutient qu’en qualité de partie intéressée à l’issue de l’affaire, on aurait dû l’aviser de l’instance et lui donner l’occasion de s’y participer. Enfin, Mme Bernard soutient que la décision de la Commission porte atteinte à son droit de ne pas s’associer au syndicat, un droit qu’elle revendique en vertu de la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Lavigne.

 

[25]           Il est évident que, dans une certaine mesure, les arguments de Mme Bernard sont trop larges. La Commission a décidé que certaines coordonnées doivent être transmises et cette décision ne fait pas l’objet d’un contrôle. La question en litige porte sur la nature des renseignements devant être fournis et sur les circonstances en vertu desquelles ils doivent l’être.

 

[26]            Le procureur général soutient que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable et que la décision tombe parmi les issues possibles acceptables, un des attributs du caractère raisonnable d’une décision, tel que défini par la Cour suprême, au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190.

 

[27]           Le procureur général reprend en grande partie les arguments qui ont été présentés à la Commission pour justifier la décision rendue en date du 21 février 2008, selon laquelle certaines coordonnées demandées par le syndicat devraient être transmises par l’employeur. Le procureur général n’analyse pas le raisonnement à l’appui de la décision de la Commission ordonnant la communication des adresses résidentielles et des numéros de téléphone à la maison des employés, par opposition aux divers renseignements d’autre nature que le syndicat avait initialement demandés, comme le nom de chacun des employés, leur poste, titre, numéro de téléphone et de télécopieur à la maison et au travail, de même que leur adresse postale habituelle et leur adresse électronique à la maison et au travail.    

 

[28]           Quant à l’argument de Mme Bernard selon lequel il avait été porté atteinte à sa liberté (garantie par la Charte) de ne pas s’associer au syndicat, le procureur général soutient que la constitutionnalité de la formule Rand avait été confirmée dans Lavigne. Le procureur général passe sous silence la question précise de savoir si la communication de renseignements personnels au syndicat sans le consentement de Mme Bernard est une atteinte, en soi, à sa liberté de ne pas être forcée de s’associer au syndicat.  

 

[29]           Le procureur général répond à l’argument de Mme Bernard, selon lequel elle avait le droit d’être avisée de l’audience devant la Commission parce qu’elle était une personne directement concernée par la décision de la Commission, en déclarant que Mme Bernard exerçait son droit de participation par le biais de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

QUESTIONS EN LITIGE                               

[30]           Comme je l’ai mentionné au début des présents motifs, la seule question à trancher devant nous est celle de déterminer le genre de renseignements que l’employeur doit communiquer au syndicat. La décision de la Commission selon laquelle le défaut de communiquer de tels renseignements constitue une ingérence dans l’administration du syndicat n’a pas été contestée.

 

ANALYSE

[31]           Tout au long de ses motifs concernant la décision du 21 février 2008, la Commission a bien pris soin de traiter la question de la communication des renseignements en termes généraux et a laissé la question du genre de renseignements qui devaient être communiqués à un examen plus approfondi. Les extraits de la décision de la Commission que j’ai cités et, plus particulièrement les parties de ces extraits que j’ai soulignées, illustrent clairement que la Commission savait qu’elle devait examiner les questions de vie privée soulevées par la plainte dont elle était saisie.   

 

[32]           La Commission est allée plus loin et a clairement énoncé les questions sur lesquelles devaient porter les observations subséquentes. Ces questions n’ont été ni soulevées ni examinées par la Commission au  moment de son acceptation de l’entente négociée entre le syndicat et les employées. J’estime qu’en procédant de la sorte la Commission n’a pas exercé sa compétence en ce qui concerne une matière dont elle devait tenir en compte.

 

[33]           La Commission est protégée par une clause privative formelle qui prévoit ce qui suit :

51. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les ordonnances et les décisions de la Commission sont définitives et ne sont susceptibles de contestation ou de révision par voie judiciaire qu’en conformité avec la Loi sur les Cours fédérales et pour les motifs visés aux alinéas 18.1(4) a), b) ou e) de cette loi.

 

51.(1) Subject to this Part, every order or decision of the Board is final and may not be questioned or reviewed in any court, except in accordance with the Federal Courts Act on the grounds referred to in paragraph 18.1(4)(a), (b) or (e) of that Act.

 

 

 

[34]           En vertu de l’alinéa 18.1 (4)a) de la Loi sur les Cours fédérales, S.R.C. 1985, ch. F-7, la Cour peut prendre des mesures lorsqu’un tribunal « a agi sans compétence, outrepassé celle-ci ou refusé de l'exercer ». Cette clause permet à la Cour d’intervenir si la Commission a refusé d’exercer sa compétence, comme c’est le cas en l’espèce. Étant donné que la question de savoir si le tribunal a refusé ou pas d’exercer sa juridiction est une question de compétence, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Voir Khosa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe  42, Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, au paragraphe 59.

 

[35]           Il a été établi que la Loi sur la protection de la vie privée est une loi quasi-constitutionnelle : voir Cie H.J. Heinz du Canada Ltée c. Canada (Procureur général), 2006 CSC 13, [2006] 1 R.C.S. 441, au paragraphe 28. L’objet de ces dispositions législatives est la « protection des renseignements personnels relevant des institutions fédérales (art, 2) » : Cie H.J. Heinz du Canada Ltée, au paragraphe 28.

 

[36]           Rappelons que la demande de renseignements initiale du syndicat enjoignait l’employeur de lui fournir le nom de chacun des employés, leur poste, titre, numéro de téléphone et de télécopieur à la maison et au travail, de même que leur adresse postale habituelle et leur adresse électronique à la maison et au travail.

 

[37]           La Loi sur la protection des renseignements personnels définit ainsi les renseignements personnels :

« renseignements personnels » Les renseignements, quels que soient leur forme et leur support, concernant un individu identifiable, notamment :

 

[…]

 

toutefois, il demeure entendu que, pour l’application des articles 7, 8 et 26, et de l’article 19 de la Loi sur l’accès à l’information, les renseignements personnels ne comprennent pas les renseignements concernant :

 

j) un cadre ou employé, actuel ou ancien, d’une institution fédérale et portant sur son poste ou ses fonctions, notamment :

 

 

(i) le fait même qu’il est ou a été employé par l’institution,

 

 

(ii) son titre et les adresse et numéro de téléphone de son lieu de travail,

 

(iii) la classification, l’éventail des salaires et les attributions de son poste,

 

(iv) son nom lorsque celui-ci figure sur un document qu’il a établi au cours de son emploi,

[…]

“personal information” means information about an identifiable individual that is recorded in any form including, without restricting the generality of the foregoing,

 

but, for the purposes of sections 7, 8 and 26 and section 19 of the Access to Information Act, does not include

 

 

 

 

 

(j) information about an individual who is or was an officer or employee of a government institution that relates to the position or functions of the individual including,

 

(i)  the fact that the individual is or was an officer or employee of the government institution,

 

(ii) the title, business address and telephone number of the individual,

 

(iii) the classification, salary range and responsibilities of the position held by the individual,

 

(iv) the name of the individual on a document prepared by the individual in the course of employment,

 

 

[38]           Les renseignements demandés par le syndicat font largement partie de la catégorie de renseignements personnels à laquelle moins de protection est accordée. Je dis qu’une moins grande protection est accordée à certains renseignements parce que, bien qu’ils concernent manifestement un individu identifiable, ils ne sont pas considérés à certains égards comme des renseignements personnels au sens de la Loi sur l'accès à l'information, L.R.C. 1985, ch. A-1. Cette catégorie de renseignements comprend le nom d’un employé du gouvernement, ses fonctions, son titre, son adresse au travail et son numéro de téléphone. Le statut de certains des renseignements demandés est incertain, comme celui de leur adresse électronique et numéro de télécopieur au bureau, alors que les autres constituent clairement des renseignements personnels protégés, comme leur adresse résidentielle, leur numéro de téléphone et leur adresse électronique à la maison.  

 

[39]           Compte tenu des genres de renseignements que le syndicat avait demandés, la Commission avait le choix du genre de renseignements dont elle ordonnerait la communication. La Commission avait soigneusement évité de confondre la question de l’obligation de communiquer avec celle du genre de renseignements à communiquer, et elle avait bien établi que la demande du syndicat soulevait des questions importantes quant à la vie privée. La Commission a demandé aux parties des observations concernant la question de savoir si :

[traduction]

[…] il y avait des méthodes permettant aux employeurs de respecter leur obligation de communiquer des renseignements d’une façon qui réponde raisonnablement à d’éventuelles préoccupations en matière de vie privée sous le régime de la Loi sur la protection de la vie privée? […]

            Dossier du défendeur, p. 66.

 

[40]           De l’aveu même de la Commission, il s’agissait là de questions nécessitant d’autres observations et, peut-être, des éléments de preuves supplémentaires. Compte tenu de toutes ces indications, la Commission a commis une erreur en se limitant à accepter, sans analyse, l’entente entre les employeurs et le syndicat, entente en vertu de laquelle le syndicat ne devait recevoir, à tous les trois mois, parmi tous ceux demandés, que les renseignements dont la protection était pleinement assurée en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Même s’il y avait lieu d’appliquer une norme de contrôle commandant une plus grande déférence, la présente décision ne pourrait être confirmée.  

 

[41]           La Commission a été saisie des questions qu’elle avait soulevées parce que celles-ci allaient au-delà des seuls intérêts des employeurs et du syndicat, et qu’elles mettaient en jeu les intérêts de personnes qui n’étaient pas présentes devant la Commission. Cette dernière était bien consciente de la protection en matière du respect de la vie privée que la loi offrait à ces personnes. La Commission était tenue de tenir en compte de ces droits et de justifier d’y avoir porté atteinte de la façon dont elle l’a fait. Elle ne pouvait pas se dégager de cette responsabilité en incorporant tout simplement l’entente des parties dans une ordonnance.

 

[42]           En conséquence, l’affaire est retournée à la Commission pour qu’elle statue à nouveau sur l’affaire et rende une décision motivée quant aux renseignements que l’employeur doit communiquer au syndicat de telle sorte qu’il soit permis à ce dernier de s’acquitter des obligations légales lui incombant. Cependant, compte tenu de la position adoptée par les employeurs devant la Commission, il est difficile de voir comment on peut se fier à ces derniers pour établir le bien-fondé de la communication limitée que Mme Bernard recherche. Sans l’ajout d’une autre voix au débat, l’audience devant la Commission risque de se limiter à entendre les employeurs et le syndicat défendre leur entente.

 

[43]           Madame Bernard soutient qu’elle a le droit de participer au présent débat. Ayant soumis la présente demande, que notre Cour estime fondée, Mme Bernard devrait être entendue lorsque la Commission réexaminera la question en cause. Mais je ne suis pas certain que Mme Bernard, qui défend sa cause elle-même, soit en mesure d’examiner de manière exhaustive les questions relatives au respect de la vie privée soulevées dans le cadre de la décision de la Commission datée du 21 février 2008. L’organisme qui serait le mieux en mesure de produire l’analyse sophistiquée susceptible d’aider la Commission est le Commissariat à la protection de la vie privée dont l’opinion a été soumise à la Commission, de seconde main, par les employeurs. Le Commissariat à la protection de la vie privée est déjà intervenu dans d’autres affaires où des questions relatives au respect de la vie privée ont été soulevées : voir Lavigne c. Canada (Commissariat aux langues officielles), 2002 CSC 53, [2002] 2 R.C.S. 773,  Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 270, [2003] 1 C.F. 219, (C.A.F.), Canada (Commissaire à l'information) c. Canada (Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada), 2003 CSC 8, [2003] 1 R.C.S. 66, Gordon c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CF 258, [2008] A.C.F.  No 331, Englander c. Telus Communications Inc., 2004 CAF 387,  [2005] 2 F.C.R. 572.

 

[44]           L’article 14 du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique, DORS/2005-79 (le Règlement) prévoit qu’une personne qui a un intérêt substantiel dans une affaire dont la Commission est saisie peut demander à celle-ci d’y être ajoutée à titre de partie ou d’intervenant. Je suis donc d’avis d’ordonner à la Commission d’informer le Commissariat à la protection de la vie privée de la procédure de réexamen, en y joignant copie des présents motifs, et de porter à l’attention du Commissariat l’article 14 du Règlement, étant entendu que, si la demande vise le statut d’intervenant, elle sera accueillie avec pleins droits de participation conformément aux pratiques habituelles de la Commission dans les cas de contestation.     

 

[45]           Compte tenu de notre décision au sujet de la présente demande, il serait prématuré d’examiner les questions concernant l’atteinte aux droits à la liberté d’association de Mme Bernard. Il n’est pas non plus nécessaire de décider si Mme Bernard avait le droit d’être avisée de l’instance tenue devant la Commission.

 

CONCLUSION

[46]           À mon avis, la Commission a commis une erreur dans son ordonnance du 18 juillet 2008 lorsqu’elle a refusé d’exercer sa compétence en ne prenant pas en compte les questions relatives au respect de la vie privée soulevées dans le cadre de sa décision du 21 février 2008. Ces questions mettaient en cause les droits au respect de la vie privée de personnes dont les intérêts n’étaient manifestement pas défendus par les parties. Par conséquent, j’annulerais l’ordonnance de la Commission datée du 18 juillet 2008 et renverrais l’affaire devant la Commission pour réexamen. J’ordonnerais à la Commission d’informer le Commissariat à la protection de la vie privée de la procédure de réexamen, en y joignant copie des présents motifs, et de porter à l’attention du Commissariat l’article 14 du Règlement, étant entendu que, si une demande visant le statut d’intervenant est présentée, elle sera accueillie avec pleins droits de participation conformément aux pratiques habituelles de la Commission dans les cas de contestation. La demanderesse, Mme Bernard, devrait également être informée de la procédure et être invitée à y participer.

 

 

 

[47]           Madame Bernard a droit à ses débours.

 

 

 « J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

     Pierre Blais, juge en chef »

 

« Je suis d’accord.

     Johanne Trudel, j.c.a. »

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-Jacques Goulet, LL.L.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-625-08

 

INTITULÉ :                                                                          Elizabeth Bernard et Procureur général du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 14 octobre 2009

 

MOTIS DU JUGEMENT :                                                 Le juge Pelletier

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           Le juge en chef Blais

                                                                                                La juge Trudel

 

DATE :                                                                                  Le 8 février 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Elizabeth Bernard

Pour la demanderesse, pour son propre compte

 

Caroline Engmann

Pour le défendeur

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Elizabeth Bernard

Ottawa (Ontario)

 

Pour la demanderesse, pour son propre compte

 

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 

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