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Cour d’appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20100330

 

Dossier : A-156-09

 

Référence : 2010 CAF 65

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

 

 

 

Audience tenue à Montréal (Québec) le 2 février 2010.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 25 février 2010.

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :                                                              LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LE JUGE NADON

                                                                                                                       LE JUGE STRATAS

 

 


Cour d’appel fédérale

Federal Court of Appeal

Date : 20100330

Dossier : A-156-09

Référence : 2010 CAF 65

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LE JUGE EVANS

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

 

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimés

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               Un niveau maximal, appelé « plafond », est fixé pour le revenu que les compagnies de chemin de fer régies tirent au cours d’une campagne agricole du mouvement du grain de l’Ouest. L’Office des transports du Canada (l’Office) calcule le revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour une campagne agricole déterminée et décide si ce revenu excède le plafond. La Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN), une compagnie de chemin de fer régie, affirme que l’Office a inclus à tort certains éléments dans son revenu. L’inclusion d’un élément dans le revenu d’une compagnie de chemin de fer a pour effet de rapprocher son revenu du plafond qui a été fixé. 

 

[2]               Le CN a interjeté appel de la décision de l’Office (décision no 628-R-2008), datée du 30 décembre 2008, et de la décision contenue dans une lettre confidentielle portant la même date (dossiers nos T6650-2 et T6650-7-7), relativement à la campagne agricole 2007-2008. Les principaux moyens que fait valoir le CN sont que l’Office a commis une erreur de droit ou de compétence en incluant les trois éléments suivants dans son calcul du plafond de revenu :

a.       les recettes tirées du transport de grain cultivé aux États-Unis entre la frontière canado-américaine et des ports de la Colombie-Britannique en vue de son exportation vers des pays tiers sans qu’il entre sur le marché canadien. Le CN affirme que ce grain n’est pas « importé au Canada » au sens de l’article 147 de la Loi sur les transports au Canada, L.C. 1996, ch. 10, (la Loi);

 

b.      les recettes tirées du chargement et du déchargement de conteneurs, utilisés pour transporter le grain, à bord de camions et de wagons plats. Le CN affirme qu’il ne s’agit pas de « [t]ransport de grain […] sur toute ligne [de chemin de fer] » au sens de l’article 147;

 

c.       la somme payée [par un expéditeur] au CN aux termes d’une clause pénale stipulée dans leur contrat de transport en cas de défaut d’expédier la quantité de grain convenue. Le CN affirme que cette somme a été raisonnablement qualifiée d’amende pour non-exécution et qu’elle aurait dû être exclue en vertu de l’alinéa 150(3)b).

 

[3]               À mon avis, la norme de contrôle qui s’applique à ces questions est celle de la raisonnabilité. La décision rendue par l’Office au sujet des éléments (i) et (ii) n’était pas déraisonnable. L’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Office des transports du Canada), 2009 CAF 46, 387 N.R. 353 (CP), que notre Cour a rendu après la décision de l’Office faisant l’objet du présent appel, a pour effet de résoudre l’élément (iii) en faveur du CN.

 

[4]               Le CN soutient également que la décision de l’Office au sujet de la nature du paiement fait par [l’expéditeur] en faveur du CN constitue un manquement à l’obligation d’équité parce que le personnel de l’Office a amené le CN à croire que l’Office ne trancherait pas cette question. Toutefois, comme je suis d’avis que la contestation de fond du CN est bien fondée, la question de l’équité procédurale ne se pose pas.

 

[5]               En conséquence, je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie et de ne pas adjuger de dépens, étant donné que chacune des parties obtient en partie gain de cause.

 

B.        CONTEXTE FACTUEL

[6]               Avant 1996, le prix de l’expédition du grain de l’Ouest par train était réglementé par l’Office par le truchement de la fixation d’un tarif-marchandises. Pour accorder une plus grande souplesse en matière de fixation des prix et pour permettre aux forces du marché de jouer un plus grand rôle, le régime de fixation de tarif a été remplacé par un régime imposant un plafond au revenu qu’une compagnie de chemin de fer peut tirer au cours d’une campagne agricole de l’expédition de grain de l’Ouest par chemin de fer. Ainsi, les frais de transport exigés par une compagnie de chemin de fer à un producteur ne sont pas directement réglementés. Toutefois, si l’Office constate que le revenu d’une compagnie de chemin de fer excède son plafond pour une campagne agricole déterminée, la compagnie doit verser l’excédent de son revenu sur son plafond ainsi que toute pénalité réglementaire (paragraphe 150(2)).

 

[7]               La Loi précise par ailleurs ce qui est inclus et ce qui est exclu du revenu tiré par une compagnie de chemin de fer du mouvement du grain (paragraphes 150(3), (4) et (5)). Le plafond est calculé selon une formule prévue par la loi, les statistiques relatives à l’année de référence et l’indice des prix composite afférent au volume. Les producteurs de grain et, au bout du compte, les consommateurs, sont ainsi protégés contre les frais de transport par train excessifs.

 

[8]               La Cour a autorisé le CN à interjeter appel le 24 mars 2009. Le même jour, la Cour a fait droit à la requête présentée par le CN en vue d’obtenir une ordonnance de confidentialité se rapportant à la décision confidentielle rendue par l’Office au sujet de la question de l’amende pour non-exécution.

 

C.        CADRE LÉGISLATIF

[9]               Les décisions de l’Office sont, avec l’autorisation de notre Cour, susceptibles d’appel devant notre Cour sur une question de droit ou de compétence. La décision de l’Office sur une question de fait relevant de sa compétence est définitive.

31. La décision de l’Office sur une question de fait relevant de sa compétence est définitive.

 

 

41. (1) Tout acte – décision, arrêté, règle ou règlement – de l’Office est susceptible d’appel devant la Cour d’appel fédérale sur une question de droit ou de compétence, avec l’autorisation de la cour sur demande présentée dans le mois suivant la date de l’acte ou dans le délai supérieur accordé par un juge de la cour en des circonstances spéciales, après notification aux parties et à l’Office et audition de ceux d’entre eux qui comparaissent et désirent être entendus.

31. The finding or determination of the Agency on a question of fact within its jurisdiction is binding and conclusive.

 

41. (1) An appeal lies from the Agency to the Federal Court of Appeal on a question of law or a question of jurisdiction on leave to appeal being obtained from that Court on application made within one month after the date of the decision, order, rule or regulation being appealed from, or within any further time that a judge of that Court under special circumstances allows, and on notice to the parties and the Agency, and on hearing those of them that appear and desire to be heard.

 

[10]           On trouve à l’article 150 les dispositions essentielles en ce qui concerne le plafond de revenu imposé sur le revenu tiré par une compagnie de chemin de fer de l’expédition de grain de l’Ouest. Cette disposition énumère les éléments à inclure à cette fin dans le revenu et ceux à en exclure, et il oblige l’Office à calculer le revenu tiré du mouvement du grain par une compagnie de chemin de fer au cours d’une campagne agricole. L’alinéa 150(3)b) nous intéresse en particulier dans le présent appel.

 

150. (1) Le revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole, calculé par l’Office, ne peut excéder son revenu admissible maximal, calculé conformément au paragraphe 151(1), pour cette campagne.

 

(2) Si le revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole, calculé par l’Office, excède son revenu admissible maximal, calculé conformément au paragraphe 151(1), pour cette campagne, la compagnie verse l’excédent et toute pénalité réglementaire en conformité avec les règlements.

 

(3) Pour l’application du présent article, sont exclus du revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole :

 

a) les incitatifs, rabais ou réductions      semblables versés ou accordés par la compagnie;

 

b) les recettes attribuables aux amendes pour non-exécution, aux droits de stationnement et aux droits de stockage des wagons chargés de grain que l’Office estime justifié de considérer comme telles;

 

 

c) les indemnités pour les droits de circulation.

 

(4) Pour l’application du présent article, ne sont pas déduites du revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole les sommes versées ou les réductions accordées par elle à titre de primes de célérité pour le chargement ou le déchargement du grain avant la fin du délai convenu.

 

(5) Pour l’application du présent article, est déduite du revenu d’une compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole la somme qui, selon l’Office, constitue la portion amortie de toute contribution versée par la compagnie, au cours de la campagne, à une entreprise de manutention de grain n’appartenant pas à la compagnie pour l’aménagement d’installations liées au grain si l’Office estime qu’il était raisonnable de verser cette contribution.

 

(6) L’Office calcule le montant du revenu de chaque compagnie de chemin de fer régie pour le mouvement du grain au cours d’une campagne agricole au plus tard le 31 décembre de la campagne suivante.

 

150. (1) A prescribed railway company’s revenues, as determined by the Agency, for the movement of grain in a crop year may not exceed the company’s maximum revenue entitlement for that year as determined under subsection 151(1).

 

 

(2) If a prescribed railway company’s revenues, as determined by the Agency, for the movement of grain in a crop year exceed the company’s maximum revenue entitlement for that year as determined under subsection 151(1), the company shall pay out the excess amount, and any penalty that may be specified in the regulations, in accordance with the regulations.

 

 

(3) For the purposes of this section, a prescribed railway company’s revenue for the movement of grain in a crop year shall not include

 

 

(a)   incentives, rebates or any similar reductions paid or allowed by the company;

(b)   any amount that is earned by the company and that the Agency determines is reasonable to characterize as a performance penalty or as being in respect of demurrage or for the storage of railway cars loaded with grain; or

 

(c)    compensation for running rights.

 

(4) For the purposes of this section, a prescribed railway company’s revenue for the movement of grain in a crop year shall not be reduced by amounts paid or allowed as dispatch by the company for loading or unloading grain before the expiry of the period agreed on for loading or unloading the grain.

 

 

(5) For the purposes of this section, if the Agency determines that it was reasonable for a prescribed railway company to make a contribution for the development of grain-related facilities to a grain handling undertaking that is not owned by the company, the company’s revenue for the movement of grain in a crop year shall be reduced by any amount that the Agency determines constitutes the amortized amount of the contribution by the company in the crop year.

 

 

 

(6) The Agency shall make the determination of a prescribed railway company’s revenues for the movement of grain in a crop year on or before December 31 of the following crop year.

 

[11]           L’article 147 est une disposition définitoire. Les définitions des termes « grain » et « mouvement » sont celles qui nous intéressent dans le présent appel.

« grain »

a) Grain ou plante mentionnés à l’annexe II et cultivés dans la région de l’Ouest, y étant assimilés les produits mentionnés à cette annexe provenant de leur transformation dans cette région;

 

b) grain ou plante mentionnés à l’annexe II et importés au Canada après avoir été cultivés à l’étranger, y étant assimilés les produits mentionnés à cette annexe qui, d’une part,

 

proviennent de la transformation à l’étranger de grains ou plantes qui y sont également mentionnés et, d’autre part, ont été importés au Canada

 

« mouvement du grain » Transport du grain par une compagnie de chemin de fer régie sur toute ligne soit dans le sens ouest-est à destination de Thunder Bay ou d’Armstrong (Ontario), soit au départ de tout point situé à l’ouest de Thunder Bay ou d’Armstrong et à destination de Churchill (Manitoba) ou d’un port de la Colombie-Britannique, pour exportation. La présente définition ne s’applique pas au grain exporté d’un port de la Colombie-Britannique aux États-Unis pour consommation.

 

“grain” means

(a) any grain or crop included in Schedule II that is grown in the Western Division, or any product of it included in Schedule II that is processed in the Western Division, or

 

 

(b) any grain or crop included in Schedule II that is grown outside Canada and imported into Canada, or any product of any grain or crop included in Schedule II that is itself included in Schedule II and is processed outside Canada and imported into Canada;

 

 

 

movement”, in respect of grain, means the carriage of grain by a prescribed railway company over a railway line from a point on any line west of Thunder Bay or Armstrong, Ontario, to

 

(a) Thunder Bay or Armstrong, Ontario, or

(b) Churchill, Manitoba, or a port in British Columbia for export,

but does not include the carriage of grain to a port in British Columbia for export to the United States for consumption in that country;

 

C.        DÉCISION DE L’OFFICE

[12]           La décision de l’Office portait sur le plafond de revenu de deux compagnies de chemin de fer régies par la Loi, le CN et le Chemin de fer Canadien Pacifique (le CP), pour la campagne agricole 2007‑2008. Seules nous intéressent en l’espèce les questions d’inclusion dans le revenu soulevées par le CN dans son appel.

 

(i) « importé au Canada »

[13]           L’Office a rappelé qu’un groupe spécial de l’Organisation mondiale du commerce (l’OMC) avait jugé, en 2004, que les paragraphes 150(1) et 150(2) de la Loi, dans leur rédaction alors en vigueur, risquaient d'avoir une incidence négative sur les conditions concurrentielles du grain importé, parce que le plafond de revenu ne s’appliquait qu’aux recettes tirées par les compagnies de chemin de fer régies du mouvement du grain cultivé au Canada. En réponse à cette décision, le législateur fédéral canadien a modifié la définition du « grain » à l'article 147 de la Loi par l’adjonction de l’alinéa b), qui élargit la définition du « grain » en y ajoutant le grain « importé au Canada » après avoir été cultivé à l’étranger.

 

[14]           S’appuyant sur l’arrêt R. c. Bell, [1983] 2 R.C.S. 471, à la page 488 (Bell), l’Office déclare (au paragraphe 34) que « [l]a même définition doit donc s'appliquer à la [Loi] du fait que, comme elle ne fournit pas de définition particulière de ce mot, c'est son sens ordinaire qu'il faut retenir, c'est-à-dire simplement d'introduire ou de faire introduire au pays ».

 

[15]           En conséquence, l’Office a conclu que la définition du mot « grain » englobait le grain introduit au Canada en vue de sa vente ou de sa consommation ou en vue de son exportation par bateau à partir d’un port de la côte ouest vers un pays tiers. C’est donc à juste titre que le revenu tiré par le CN du transport du grain en question entre la frontière canadienne et le port à partir duquel il était exporté avait été inclus dans le « revenu » du CN pour la campagne agricole en question. 

 

(ii) « transport […] sur toute ligne [de chemin de fer] »

[16]           En l’espèce, l’Office s’est notamment demandé, en ce qui concerne les éléments relatifs aux mouvements intermodaux, si le revenu tiré par le CN du levage de conteneurs de grain se trouvant à bord de camions et de leur déchargement dans des wagons faisait partie de son revenu.

 

[17]           Les recettes recueillies par les compagnies céréalières pour le transbordement du grain à bord des wagons-trémies à partir de silos-élévateurs ne constituent pas des recettes provenant du transport ferroviaire. Le CN soutenait en conséquence que le revenu qu’il tirait du levage de conteneurs de grain se trouvant dans des camions et qui étaient ensuite déposés dans des wagons devait également être exclu de son plafond de revenu, au motif que le levage n'est pas une activité « qui se fait sur une ligne de chemin de fer ».

 

[18]           L’Office a écarté cet argument, en signalant (au paragraphe 79) que, contrairement au levage du grain qui est fait par les compagnies de silo à grains « […] le levage des conteneurs se fait par les compagnies de chemin de fer qui utilisent leur main-d'œuvre et leur équipement sur leur terrain ».

 

[19]           L’Office a conclu (au paragraphe 81) :

La question qui se pose consiste à déterminer si le levage des conteneurs fait partie du transport du grain par une compagnie de chemin de fer régie sur une ligne de chemin de fer. L'argument de CN selon lequel les coûts de levage ne font pas partie du transport du grain sur une ligne de chemin de fer, simplement du fait que ce n'est pas une activité qui se fait sur une ligne de chemin de fer, n'est pas valide. Le levage est un service que les compagnies de chemin de fer fournissent et qui fait partie intégrante du mouvement ferroviaire conteneurisé.

 

 

L’Office a donc inclus dans le revenu du CN les recettes tirées des services de levage qu’il offrait à ses clients. 

 

(iii) La question de l’amende pour non-exécution

[20]           Dans sa décision confidentielle, l’Office a déclaré que la réponse à la question de savoir s’il était raisonnable de qualifier d’amende pour non-exécution la somme payée par [l’expéditeur] au CN en cas d’inexécution d’une obligation contractuelle dépendait de la réponse à la question de savoir si l’inexécution [de l’expéditeur] avait causé un préjudice correspondant au CN. Estimant qu’aucun préjudice n’avait été causé, l’Office a conclu que le paiement n’était pas une amende et qu’il n’était donc pas exclu du revenu du CN aux termes de l’alinéa 150(3)b).

 

D.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

 

 

Première question : Quelle est la norme de contrôle qui s’applique à la décision de l’Office?

 

[21]           Le CN fait valoir que, comme les questions en litige impliquent l’interprétation de définitions législatives et qu’elles sont donc des questions de compétence ou des questions de droit assujetties à un droit d’appel, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Je ne partage pas son avis.

 

[22]           Dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada déclare (au paragraphe 59) que les organismes administratifs doivent statuer correctement sur les questions touchant « véritablement » à la compétence. Cependant, dès lors que l’on peut, sans recourir à l’analyse de la norme de contrôle applicable, qualifier les dispositions de la loi constitutive d’un tribunal administratif  de questions touchant à la compétence, force est de reconnaître que de telles dispositions constituent une exception étroite au principe général suivant lequel l’interprétation qu’un tribunal administratif investi de pouvoirs juridictionnels fait de sa loi constitutive est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : voir l’arrêt Alliance de la fonction publique du Canada c. Association des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, 392 N.R. 128, aux paragraphes 36 à 52, autorisation d’appel à la CSC refusée, dossier 33362 (14 janvier 2010).  

 

[23]           Écrivant au nom de la Cour dans l’arrêt Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, le juge Rothstein a souligné, aux paragraphes 33 et 34, la portée étroite de la catégorie « questions de compétence » lorsqu’un tribunal administratif interprète sa propre loi constitutive. La cour de révision ne doit appliquer la norme de la décision correcte que lorsque l’interprétation de cette loi « soulève la question générale de la compétence du tribunal ». Par la suite, dans l’arrêt Northrop Grumman Overseas Services Corp. c. Canada (Procureur général), 2009 CSC 50, au paragraphe 11, le juge Rothstein a qualifié de question de compétence, faisant donc l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, la question de savoir si le Tribunal canadien du commerce extérieur pouvait connaître d’une plainte présentée par un fournisseur non canadien au sujet d’un violation de l’Accord sur le commerce intérieur.

 

[24]           À mon avis, l’interprétation des expressions « importé au Canada » et « transport […] sur toute ligne [de chemin de fer] » que l’on trouve dans la loi constitutive de l’Office ne soulève pas la question générale de la compétence du tribunal et elle ne constitue donc pas une question touchant à la compétence. L’avocat du CN fait valoir que, comme les dispositions contestées sont des dispositions définitoires, elles soulèvent des questions « de compétence ». Je ne suis pas de cet avis. Il n’y a rien dans les précédents qui permette de conclure que le fait qu’une disposition de la loi constitutive d’un organisme administratif est une disposition définitoire justifie automatiquement un contrôle judiciaire fondé sur la norme de la décision correcte.

 

[25]           L’avocat soutient également que, même si les expressions en litige ne soulèvent pas des questions de « compétence », leur interprétation est une question de droit. Comme le législateur a prévu un droit d’appel devant notre Cour sur des questions de droit en ce qui concerne les décisions de l’Office, la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable. À mon avis, cet argument ne tient pas.

 

[26]           En premier lieu, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, aux paragraphes 23 et 26, la Cour a expressément réaffirmé la décision qu’elle avait rendue dans l’affaire Pezim c. Colombie-Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, dans laquelle la Cour avait jugé que l’interprétation qu’un organisme fait d’une disposition de sa loi constitutive était susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, même si le législateur a prévu un droit d’appel à une cour de justice. Toutefois, l’existence d’un droit d’appel peut être un facteur contextuel dont on peut tenir compte lorsqu’il s’agit de déterminer si l’appelant a établi que la décision frappée d’appel était déraisonnable.

 

[27]           En second lieu, pour atténuer les difficultés suscitées par la détermination de la norme de contrôle, la cour de révision ne devrait pas se livrer à une analyse de la norme de contrôle lorsque la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à la même catégorie de questions décidées par le même organisme (Dunsmuir, aux paragraphes 54, 57 et 62). Or, la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à l’interprétation de la Loi par l’Office.

 

[28]           Ainsi, un arrêt de la Cour suprême du Canada rendu avant l’arrêt Dunsmuir (Conseil des Canadiens avec déficiences c. VIA Rail Canada Inc., 2007 CSC 15, [2007] 1 R.C.S. 650) et deux décisions rendues après l’arrêt Dunsmuir par notre Cour (Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Greenstone (Municipalité de), 2008 CAF 395, 384 N.R. 98, au paragraphe 46, et Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Office des transports du Canada), 2008 CAF 363, 383 N.R. 349, aux paragraphes 49 à 51), établissent que l’Office a droit à la déférence en ce qui concerne son interprétation des dispositions de la Loi.

 

[29]           Le CN n’a pas prétendu qu’il convenait d’établir une distinction entre ces affaires, au motif que les dispositions législatives en litige dans le présent appel soulèvent des questions qui revêtent « une importance capitale pour le système juridique [et qui sont] étrangère[s] au domaine d’expertise du décideur administratif » et dont l’interprétation est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, au paragraphe 55). En conséquence, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à l’interprétation, par l’Office, des expressions « importé au Canada » et « transport […] sur toute ligne [de chemin de fer] » que l’on trouve dans la Loi.

 

[30]           Des développements récents en matière de contrôle judiciaire ont supplanté l’affirmation qu’avait faite le juge Rothstein, alors juge de notre Cour, dans l’arrêt Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Office des transports), 2003 CAF 271, [2003] 4 C.F. 558, au paragraphe 18, suivant laquelle l’interprétation que l’Office fait de sa loi constitutive est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, parce que « les questions d'interprétation de la loi relèvent généralement de la compétence des cours de justice » et non de la compétence de l’Office.

 

[31]           Quant à la norme de contrôle applicable en ce qui concerne la question de l’amende pour non-exécution, notre Cour n’a pas, dans l’arrêt CP, tranché la question de savoir si la norme applicable était celle de la décision correcte ou celle de la décision raisonnable parce qu’elle a conclu que la décision de l’Office de ne pas considérer un paiement comme une amende était à la fois erronée et déraisonnable. À mon avis, il n’est pas nécessaire en l’espèce d’en dire plus. La décision CP est déterminante quant à l’issue de l’appel sur cette question.

 

Deuxième question : L’Office a-t-il interprété de façon déraisonnable l’expression « importé au Canada » en incluant le grain cultivé à l’étranger qui est transporté par train au Canada en vue d’être réexporté depuis un port canadien?

 

[32]           Le CN soutient que l’Office a commis en erreur en décidant que le sens des mots « importé au Canada » a déjà été précisé par la Cour suprême dans l’arrêt Bell. Dans cette affaire, la Cour interprétait cette expression à la lumière de la Loi sur les stupéfiants, S.R.C. 1970, ch. N‑1. L’avocat affirme qu’il est conforme aux objectifs de cette loi de conclure que l’infraction d’importation de stupéfiants au Canada, qui été créée par l’article 5, est consommée dès que les stupéfiants franchissent la frontière. Il ne s’ensuit cependant pas qu’une approche aussi large devrait être adoptée en ce qui concerne l’expression employée dans la Loi puisque les objectifs législatifs en jeu sont très différents.

 

[33]           L’avocat soutient que l’alinéa b) a été ajouté à la définition du « grain » à l’article 147 en réponse à une décision rendue le 6 avril 2004 par un groupe spécial de l’OMC dans l’affaire Canada - Mesures concernant les exportations de blé et le traitement des grains importés. Dans cette décision, l’OMC a fait droit à la prétention des États-Unis suivant laquelle l’avantage conféré par le plafond de revenu ferroviaire dont les producteurs de grain canadiens pouvaient se prévaloir devait également être offert aux producteurs de grain américain destiné au marché canadien et transporté par train au Canada, pour s’assurer que les produits étrangers reçoivent le même traitement que les produits analogues d’origine nationale. L’avocat soutient en conséquence que, comme la définition du « grain importé » a été modifiée pour rendre la législation conforme à la décision du groupe spécial de l’OMC, on doit l’interpréter comme ne s’appliquant qu’au grain introduit sur le marché canadien après avoir été cultivé à l’étranger.

 

[34]           La méthode à privilégier en matière d’interprétation des lois a été exposée dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21. Le passage suivant de l’ouvrage d’Elmer A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto, Butterworths, 1983), à la page 87, exprime bien la méthode :

[traduction] De nos jours, il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut interpréter les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens courant et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.

 

 

La même idée est également exprimée par le principe suivant lequel la loi doit être interprétée en tenant compte de son libellé, de son contexte et de l'objet de ses dispositions en vue de « dégager un sens qui s’harmonise avec la loi dans son ensemble » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10).

 

(i) Libellé

[35]           Il n’y a aucun doute que, comme l’Office l’a affirmé, les mots « importé au Canada » sont des mots « courants » en ce sens qu’ils sont employés et compris dans le langage « courant » par des personnes sans formation juridique. L’avocat n’a pas laissé entendre que ces mots avaient un sens technique quelconque à l’article 147.

 

[36]           Mais l’analyse ne se termine pas là. En effet, il est rare qu’un terme n’ait qu’un seul sens « courant ». Normalement, un mot possède plutôt divers sens « courants » et la connotation précise que le législateur entend lui donner dépend souvent du contexte dans lequel ce terme est employé dans la loi (R. c. Clark, 2005 CSC 2, [2005] 1 R.C.S. 6, au paragraphe 44).

 

[37]           Il en va de même pour le mot « importé » lorsqu’il est employé en liaison avec du grain qui a été introduit au Canada. Un des sens possibles de ce mot est celui qui a été retenu dans l’arrêt Bell, et que l’Office a repris en l’espèce, en l’occurrence celui d’introduire du grain au Canada après lui avoir fait franchir la frontière. Du grain peut également être qualifié de grain « importé » lorsqu’il est introduit sur le marché canadien en vue de sa vente ou de sa consommation au Canada. À mon avis, l’une et l’autre interprétation se justifient sur le plan linguistique. La question à trancher est donc celle de savoir si la connotation précise qu’a retenue l’Office était déraisonnable, compte tenu du contexte dans lequel ces mots sont employés et compte tenu de l’objet de la loi.

 

(ii) Contexte

 

[38]           Le droit du commerce international — et notamment le rapport du groupe spécial de l’OMC — est, en l’espèce, le contexte dans lequel il faut interpréter le mot « importé ». Ce rapport portait notamment sur les plaintes par lesquelles les États-Unis alléguaient que la législation canadienne, et plus précisément l’article 57 de la Loi sur les grains du Canada, L.R.C. 1985, ch. G-10 (la Loi sur les grains) et les paragraphes 150(1) et (2) de la Loi contrevenaient à l’Article III:4 de l’Accord général de 1994 sur les tarifs douaniers et le commerce (le GATT) parce que le grain importé était traité d'une manière moins favorable que le grain d’origine nationale. Ainsi, aux termes de l’alinéa 57c) de la Loi sur les grains, le grain canadien avait accès de plein droit aux silos-élévateurs au Canada, alors que le grain étranger ne pouvait être reçu que si les exploitants de silos demandaient et obtenaient l’autorisation du gouverneur général en conseil. Les États-Unis faisaient valoir que cette différence de traitement entraînait des coûts et des inefficacités, compromettant ainsi l’accès du grain américain au marché canadien. Le groupe spécial a souscrit à cet argument (au paragraphe 6.187) et a rejeté les divers moyens de défense invoqués par le Canada.

 

[39]           S’agissant des dispositions relatives au plafond de revenu, le groupe spécial a conclu (au paragraphe 6.337) que, comme ils visaient certains mouvements du grain destiné au marché intérieur canadien, les paragraphes 150(1) et 150(2) affectaient le transport intérieur du grain « importé » au Canada et étaient donc soumis aux dispositions de l'article III:4. Le groupe spécial a conclu (au paragraphe 6.352) que, comme le plafond de revenu prévu aux paragraphes 150(1) et 150(2) ne s’appliquait qu’au grain de l’Ouest canadien et non au grain cultivé à l’étranger, les compagnies de chemins de fer canadiennes étaient incitées à maintenir leurs tarifs de transport du grain de l'Ouest canadien à un certain niveau, alors qu’aucune incitation comparable n'existait dans le cas du grain importé. Les paragraphes 150(1) et 150(2) étaient donc incompatibles avec l'article III:4 parce qu’ils soumettaient le grain importé à un traitement moins favorable que le grain d’origine nationale.

 

[40]           Le Canada avait soutenu devant le groupe spécial de l’OMC que le grain américain affecté par l’article 57 de la Loi sur les grains et par les paragraphes 150(1) et 150(2) de la Loi n’était pas « importé » au Canada, mais était « en transit » de sorte qu’il ne relevait pas de l’Article III:4 et qu’il tombait sous le coup de l’Article V, qui prévoit notamment la libre circulation des marchandises en transit sur le territoire de chacune des parties contractantes. Pour l’application de l’Article V, des marchandises sont « en transit » sur le territoire d’un État contractant lorsqu'un tel passage

qu'il s'effectue ou non avec […] changement dans le mode de transport, ne constitue qu'une fraction d'un voyage complet commençant et se terminant au-delà des frontières de la partie contractante sur le territoire de laquelle il a lieu.

 

 

[41]           Il semble donc que l’Article V s’applique au grain qui a été introduit au Canada en provenance des États‑Unis et qui est ensuite transporté au Canada vers un port canadien en vue de son exportation vers un pays tiers (voir l’ouvrage de Raj Bhala, Modern GATT Law (London, Sweet & Maxwell, 2005), à la page 471). D’ailleurs, le Canada soutenait également (au paragraphe 6:169) qu'une partie du grain des États‑Unis qui entrait dans le réseau canadien de manutention du grain en vrac était destinée à être réexportée vers des pays tiers. Il affirmait en conséquence que, dans la mesure où l'article 57 de la Loi affectait le grain qui est en transit et qui n’est par conséquent pas « importé », il ne relevait ni de l'article III:4 du GATT de 1994 ni du mandat du groupe spécial.

 

[42]           Le groupe spécial n’a pas abordé cet argument étant donné qu’il était convaincu qu’au moins une partie du grain en question avait été importée au Canada au sens de l’Article III:4 et que les États-Unis ne prétendaient pas que l’Article V avait été violé.  

 

[43]           Pour résumer, le groupe spécial a décidé que les mesures contestées (l’alinéa 57c) de la Loi sur les grains et les paragraphes 150(1) et 150(2) de la Loi) violaient l’Article III:4 dans la mesure où elles affectaient le grain importé au Canada. Le Canada soutenait que les mesures contestées ne violaient pas l’Article III:4 dans la mesure où elles affectaient le grain cultivé à l’étranger qui se trouvait seulement en transit au Canada au sens de l’Article V, y compris le grain destine à être réexporté vers des pays tiers à partir du Canada. Le groupe spécial a toutefois expressément refusé de trancher cette question, puisqu’il était clair qu’une partie du grain affecté par les mesures contestées était importée, en ce sens qu’elle était destinée au marché intérieur canadien.

 

(iii) Objet

[44]           Tout ce qu’on peut déduire de la décision du groupe spécial, c’est qu’il ne considérait pas comme évident que le grain en transit au Canada en vue d’être réexporté du Canada vers un pays tiers était de ce fait « importé » au Canada.

 

[45]           En ajoutant l’alinéa b) en vue d’étendre au grain « importé » les avantages conférés par le plafond de revenu, le législateur cherchait-il à ne modifier la loi que dans la mesure nécessaire pour se conformer à la décision du groupe spécial en ce qui concerne le grain étranger importé pour le marché canadien? Ou, voulait-il aussi que l’alinéa b) s’applique au grain introduit au Canada en vue d’être réexporté à partir d’un port canadien pour empêcher par la suite les États‑Unis de porter plainte devant l’OMC pour affirmer que, contrairement à la thèse défendue par le Canada devant le groupe spécial, ce grain était néanmoins « importé » au sens de l’Article III:4, et n’était pas « en transit »?

 

[46]           Si l’historique législatif de l’alinéa b) démontrait de façon évidente que cette disposition a été adoptée pour atteindre le premier objectif susmentionné, qui est plus restreint, on y trouverait un appui en faveur de la thèse du CN suivant laquelle l’interprétation plus large que l’Office a faite du mot « importé » en considérant qu’il englobe le grain introduit au Canada en vue de sa réexportation était déraisonnable. Je vais examiner l’historique législatif en question.

 

[47]           Le Comité permanent sur le projet de loi C-40, Loi modifiant la Loi sur les grains du Canada et la Loi sur les transports au Canada, 1re sess., 38e lég., 2004 (adopté par la Chambre des communes le 19 mai 2005), qui proposait des modifications à la Loi de manière à assujettir également le grain importé au plafond de revenu, a entendu certains témoignages. Ces témoignages appuient l’opinion que les modifications étaient censées s’appliquer au grain américain introduit au Canada en route vers un port de la côte ouest en vue de son exportation vers un pays tiers.

 

[48]           Voici ce que M. Howard Migie (directeur général, Direction générale des politiques stratégiques, ministère de l'Agriculture et de l'Agroalimentaire) déclare dans ses observations préliminaires 

Les dispositions que nous avons prévues ne s'appliquent pas au grain en transit au Canada, mais seulement au grain importé. Par contre, le grain importé pour être exporté est admissible. Nous respectons ainsi les dispositions sur le traitement national. (Non souligné dans l’original).

 

(Comité permanent de l'agriculture et de l'agroalimentaire, Témoignages, fascicule no 39, 1re sess., 38e lég., 4 mai 2005, à la page 2 [Témoignages devant le comité permanent].

 

 

[49]           Monsieur Migie a fait remarquer que les modifications avaient d’abord été rédigées de manière à exclure du plafond de revenu le grain cultivé à l’étranger expédié au Canada en vue d’être réexporté vers un pays tiers. On estimait toutefois qu’une modification plus large était nécessaire pour pouvoir se conformer à l’Article III:4. Il a expliqué comme suit la position du gouvernement (à la page 2) :

Nous croyons que cette disposition ne respecterait pas les exigences. Ce serait contraire aux règles si le grain importé légalement au Canada en vue d'être exporté était considéré comme du « grain en transit » conformément au projet de loi. D’après la définition en vigueur des mots « importation » et « en transit », le grain importé puis exporté est considéré importé. Le grain est considéré être en transit s'il n'arrête nulle part et n'est pas déchargé. Si ce n'était pas le cas, nous pensons que cela inciterait les États-Unis à contester la disposition devant l'OMC et que le Canada perdrait cette contestation encore une fois; par conséquent, nous ne le ferons pas.

 

[50]           Il ressort de cet extrait que les auteurs des modifications proposées entendaient inclure le grain étranger destiné à l’exportation dans le plafond de revenu, pour éviter une autre contestation des États-Unis. Cet extrait confirme l’interprétation du mot « importé » qu’a retenue l’Office.

 

[51]           Toutefois, comme nous l’avons déjà signalé, le Canada avait adopté le point de vue, devant l’OMC, que les paragraphes 150(1) et 150(2) ne violaient pas l’Article III:4 dans la mesure où ils affectaient le mouvement par voie ferrée du grain cultivé à l’étranger qui était introduit au Canada en vue d’être réexporté vers un pays tiers. Suivant le Canada, ce grain n’était pas « importé », mais était « en transit » de sorte qu’il relevait de l’Article V, et non de l’Article III:4. M. Migie, en revanche, semblait estimer que le grain américain n’était « en transit » que s’il était introduit au Canada en provenance des États-Unis pour être ensuite transporté sur le territoire canadien et être réintroduit aux États-Unis, sans être déchargé et sans qu’il y ait un arrêt. 

 

[52]           Les représentants du CN et du CP qui ont témoigné lors des audiences du comité ont critiqué les modifications proposées et ont soutenu que le plafond de revenu ne devait pas s’appliquer au grain étranger destiné à l’exportation. Ainsi que Mme Janet Weiss (directrice générale, Céréales, Marketing et ventes (vrac), Chemin de fer Canadien Pacifique) l’a expliqué,  les modifications devaient s'appliquer seulement au grain étranger « qui est vraiment importé et non à celui qui est destiné à un marché d'exportation » (Témoignages devant le comité permanent, à la page 12). En réponse à cet argument, M. Migie a déclaré que cette façon de voir sera incompatible avec la conception canadienne traditionnelle de la différence entre les expressions « importations » et « en transit » : 

[...] et nous serions alors confrontés à une autre contestation qui aurait probablement gain de cause. La décision rendue par l'OMC stipule que nous devons offrir le traitement national aux importations. Nous n'avons pas besoin d'accorder le traitement national aux biens en transit et c'est ce que prévoit de faire cet amendement. L'amendement du CP, à mon avis, change la définition; il propose une définition de « en transit » qui engloberait les importations transportées ensuite vers des ports de Colombie-Britannique pour exportation.

 

(Comité permanent de l'agriculture et de l'agroalimentaire, Témoignages, fascicule no 41, 1re sess., 38e lég., 10 mai 2005, à la page 4).

 

 

[53]           Cet échange fait ressortir l’avis du gouvernement selon lequel si le grain étranger introduit au Canada en vue d’être réexporté depuis un port de la côte ouest n’était pas introduit en respectant le plafond de revenu, on reprocherait probablement au Canada d’avoir violé l’Article III:4. Là encore, cette proposition contredit carrément la position que le Canada avait adoptée devant l’OMC, en l’occurrence que, pour l’application de l’Article III:4, ce grain n’est pas « importé » mais est en transit.

 

[54]           Les débats sur le projet de loi C-40 n’appuient pas l’opinion que les modifications proposées ne visaient qu’à inclure dans le plafond de revenu les recettes tirées du mouvement ferroviaire de grain étranger importé au Canada en vue d’être vendu ou consommé sur le marché intérieur canadien. D’ailleurs le député Tony Martin critiquait le projet de loi précisément parce qu’à son avis, en incluant le grain introduit au Canada en vue d’être réexporté vers un pays tiers, ce projet de loi allait plus loin que ce qui était nécessaire pour se conformer à la décision du groupe spécial (Débats de la Chambre des communes, no 084 (18 avril 2005), à la page 5200).

 

[55]           Seule l’intervention suivante (à la page 5190) de l’honorable Carolyn Bennett, (ministre d'État (Santé publique)) pourrait être considérée comme appuyant une interprétation plus étroite du terme « importé » :

Ce plafond sera même étendu aux céréales étrangères qui sont importées au Canada. Il ne s'appliquera pas, cependant, aux céréales étrangères en transit dans notre pays vers une autre destination.

 

[56]           J’estime toutefois que, lorsqu’on lit cette intervention à la lumière des explications plus détaillées données par M. Migie au sujet de la portée que l’on entendait donner au mot « importé », le ministre voulait sans doute simplement dire que le plafond n’englobait pas le grain qui était « en transit » au sens où M. Migie employait cette expression. Autrement dit, la ministre songeait au grain qui est introduit au Canada pour être transporté au Canada avant d’être réintroduit aux États-Unis sans être déchargé et sans qu’il y ait un arrêt, et non au grain qui est introduit au Canada en vue d’être réexporté depuis un port de la côte ouest vers un pays tiers. 

 

(iv) Conclusion

[57]           À la lumière de l’historique législatif de l’alinéa b) de la définition du mot « grain » à l’article 147 de la Loi, j’en arrive à la conclusion que l’Office a interprété raisonnablement le mot « importé » en estimant qu’il englobait le grain cultivé à l’étranger qui est introduit au Canada pour être transporté vers un port de la côte ouest en vue d’être réexporté vers un pays tiers. En conséquence, l’Office n’a pas commis d’erreur de droit en incluant les recettes tirées par le CN de ces mouvements dans son plafond de revenu. Le fait que l’Office n’a pas analysé l’historique en question dans ses motifs ne rend pas sa décision déraisonnable.

 

 

Troisième question : Était-il déraisonnable de la part de l’Office de conclure que le levage de conteneurs de grain se trouvant à bord de camions et leur déchargement dans des wagons constituaient du « transport [de grain] sur [une] ligne [de chemin de fer] »?  

[58]           Le plafond de revenu est, aux termes du paragraphe 150(1), imposé sur les recettes tirées « du mouvement du grain » par une compagnie de chemin de fer régie. La question à examiner découle de la définition du terme « mouvement » à l’article 147 : « Transport du grain par une compagnie de chemin de fer régie sur toute ligne (« over a railway line ») […] »

 

[59]           Le CN soutient que le sens des mots « transport […] sur toute ligne » est clair et qu’on ne saurait raisonnablement interpréter ces mots comme englobant l’activité consistant à transborder des conteneurs se trouvant à bord d’un camion pour les décharger dans un wagon plat. Les recettes tirées par le CN du transbordement de conteneurs de camions dans des wagons plats ne peuvent être incluses dans ses revenus assujettis au plafond.

 

[60]           L’avocat ajoute que l’Office a mal formulé la question juridique pertinente lorsqu’il dit ce qui suit (au paragraphe 81) : 

La question qui se pose consiste à déterminer si le levage des conteneurs fait partie du transport du grain par une compagnie de chemin de fer régie sur une ligne de chemin de fer. L'argument de CN selon lequel les coûts de levage ne font pas partie du transport du grain sur une ligne de chemin de fer, simplement du fait que ce n'est pas une activité qui se fait sur une ligne de chemin de fer, n'est pas valide. Le levage est un service que les compagnies de chemin de fer fournissent et qui fait partie intégrante du mouvement ferroviaire conteneurisé.

 

 

Suivant l’avocat, l’erreur réside ici dans le fait que la question qui se pose ne consiste pas à déterminer si le levage des conteneurs « fait partie du transport du grain sur une ligne de chemin de fer » ou « fait partie intégrante du mouvement ferroviaire conteneurisé », mais bien celle de savoir si le levage constitue du transport sur une ligne de chemin de fer. Le levage constituerait plutôt une « activité en amont » qui vise à assurer le transport du grain par chemin de fer; il ne constitue pas en soi du transport du grain « sur toute ligne [de chemin de fer] ».

 

[61]           À mon avis, il s’agit d’une conception indûment étroite et littérale du texte et du sens que l'on peut raisonnablement attribuer aux mots contestés. Là encore, le contexte joue un rôle important lorsqu’il s’agit de déterminer si l’interprétation de l’Office est raisonnable. Ainsi que l’Office l’a expliqué (au paragraphe 79), la définition vise à établir une distinction entre les activités ferroviaires et les activités non-ferroviaires des compagnies de chemin de fer : seul le revenu tiré des premières est inclus dans le calcul du plafond de revenu.

 

[62]           Pour ce qui est du libellé de la disposition en question, la Loi ne définit pas l’expression « ligne de chemin de fer ». Toutefois, dans l’arrêt Compagnie des Chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Office des transports du Canada) (1999), 251 N.R. 245 (C.A.F.), le juge Rothstein établit une distinction entre les expressions « chemin de fer » et « ligne de chemin de fer » (au paragraphe 14) :

Il est vrai que l’expression « ligne de chemin de fer » a un sens plus étroit que le terme « chemin de fer », mais elle englobe néanmoins la superstructure et le système de communication ou de signalisation, que la ligne de chemin de fer se trouve entre des terminus ou dans une cour de triage.

 

 

[63]           À la lumière de ces explications, il serait raisonnablet de penser que l’équipement de levage est visé par l’expression « ligne de chemin de fer ». Il est situé le long de la voie, sert uniquement au chargement et au déchargement de conteneurs à bord de wagons et est en réalité essentiel pour permettre le transport ferroviaire de grain se trouvant dans des conteneurs.

[64]           Sauf si le libellé de la définition l’interdit clairement, l’interprétation que l’Office a faite de l’expression « sur toute ligne [de chemin de fer] » devrait permettre d’établir une distinction entre les activités ferroviaires et le activités non ferroviaires en tenant compte des changements technologiques et des développements survenus dans le domaine du transport. Les développements qui nous intéressent en l’espèce sont la plus grande efficacité du transport intermodal route-rail et l’utilisation accrue de conteneurs pour y parvenir. Les compagnies de chemin de fer sont ainsi en mesure d’offrir à leurs clients un service de livraison à la porte en facturant un prix composite unique. En revanche, on recourt de moins à moins aux silos-élévateurs, en raison des frais engendrés par le transport par camion de la ferme au point le plus rapproché de la ligne de chemin de fer, le déchargement du grain dans un silo, le déchargement du grain dans un wagon-trémie et l’entretien nécessaire de la voie ferrée.

 

[65]           Le déchargement du grain d’un silo et son chargement dans un wagon-trémie n’est pas considéré comme une activité ferroviaire. L’Office conclut toutefois (au paragraphe 79) que le chargement et le déchargement de conteneurs à bord de camions et de wagons est une opération différente car dans ce cas le levage des conteneurs

se fait par les compagnies de chemin de fer qui utilisent leur main-d'œuvre et leur équipement sur leur terrain.

 

Il s’agit, me semble-t-il, de motifs raisonnables de distinguer les services de levage offerts par le CN du déchargement du grain d’un silo dans un wagon-trémie. 

 

 

[66]           À mon avis, l’Office n’a pas commis d’erreur de droit en formulant la question en intégrant les services de levage du CN au transport du grain sur une ligne de chemin de fer. Sa conclusion qu’en raison du degré élevé d’intégration, le levage était à juste titre qualifié d’activité ferroviaire ou de « transport sur toute ligne [de chemin de fer] » n’était pas déraisonnable, surtout si l’on tient compte des éclaircissements donnés par le juge Rothstein au sujet de la portée des mots « ligne de chemin de fer » et si l’on tient compte du contexte et de l’objet de la disposition en cause.

 

 

Quatrième question : L’Office a-t-il commis une erreur de droit en concluant pas que la somme versée par [l’expéditeur] au CN en raison de son défaut de respecter son engagement contractuel d’expédier un pourcentage déterminé de son grain au CN ne pouvait raisonnablement être qualifiée d’« amende pour non-exécution » au sens de l’alinéa 150(3)b)?

 

 

 

[67]           Comme nous l’avons déjà expliqué, l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique c. Canada (Office des transports du Canada), 2009 CAF 46, de notre Cour a pour effet de résoudre cette question. Citant des dispositions contractuelles semblables à celles dont il s’agit en l’espèce, le juge Pelletier, qui écrivait au nom de la Cour, a déclaré ce qui suit (au paragraphe 24) :

Le fait que CP pouvait toucher des recettes à deux titres – et que, dans un cas, il pouvait tenir compte de ce montant dans le calcul du plafond de revenu, mais pas dans le second cas – ne signifie pas qu’il doit choisir de structurer ses affaires de manière à ce que tous ses revenus entrent dans le calcul du plafond de revenu. En l’espèce, il est évident que l’Office estimait que le mécanisme prévu par les trois tarifs applicables constituait un régime progressif de primes d’incitation. CP aurait fort bien pu obtenir les avantages qu’il recherchait en structurant son programme de primes d’incitation de manière à prévoir le versement de primes d’incitation progressives. Il a plutôt choisi de réclamer ces avantages en recourant à une combinaison de mesures incitatives et d’amendes. Le fait que CP aurait pu opter pour un système de primes d’incitation progressives ne permet pas de conclure, en contradiction avec la forme et l’effet juridiques des tarifs applicables, qu’il a agi de la sorte.

 

 

 

[68]           L’avocate de l’Office n’a présenté aucune observation en réponse à l’argument du CN suivant lequel le passage précité s’applique également aux faits de la présente affaire. Je suis d’accord pour dire que compte tenu de l’arrêt précité, qui a été rendu après la décision de l’Office qui fait l’objet du présent appel, l’Office a commis une erreur de droit en décidant que la somme versée par [l’expéditeur] au CN ne pouvait raisonnablement être qualifiée d’« amende pour non‑exécution ». Cette somme aurait dû, conformément à l’alinéa 150(3)b), être exclue en entier du calcul du plafond de revenu du CN.

 

E.        CONCLUSIONS

[69]           Pour ces motifs, je suis d’avis d’accueillir l’appel en partie, d’annuler la décision de l’Office des transports du Canada se rapportant à l’amende pour non-exécution et de renvoyer l’affaire à l’Office pour qu’il rende une nouvelle décision en partant du principe que la somme payée est raisonnablement qualifiée d’amende pour non-exécution, et qu’aucune partie de cette somme ne doit entrer dans le calcul du plafond de revenu du CN. À tous autres égards, je rejetterais l’appel. Comme chacune des parties obtient en partie gain de cause, je n’adjugerai pas de dépens.

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je souscris à ces motifs.

            M. Nadon, j.c.a. »

 

« Je souscris à ces motifs.

            David Stratas, j.c.a. »

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                            A-156-09

 

 

INTITULÉ :                                                                           COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA et PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   le 2 février 2010

 

MOTIFS PUBLICS DU JUGEMENT :                               le juge Evans

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             les juges Nadon et Stratas

 

DATE DES MOTIFS :                                                          le 30 mars 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Eric Harvey

POUR L’APPELANTE

 

Elizabeth Barker

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Services du contentieux du CN

Montréal (Québec)

 

POUR L’APPELANTE

 

OFFICE DES TRANSPORTS DU CANADA

Direction générale des services juridiques

Gatineau (Québec)

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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