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Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20101020

Dossier : A-6-10

Référence : 2010 CAF 275

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

BAYER SCHERING PHARMA

AKTIENGESELLSCHAFT

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 14 octobre 2010.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 20 octobre 2010.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LA JUGE DAWSON

                                                                                                            LE JUGE STRATAS

 


Cour d'appel fédérale

 

Federal Court of Appeal

Date : 20101020

Dossier : A-6-10

Référence : 2010 CAF 275

 

CORAM :      LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

BAYER SCHERING PHARMA

AKTIENGESELLSCHAFT

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE EVANS

A.        INTRODUCTION

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par Bayer Schering Pharma Aktiengesellschaft (Bayer) en vertu de l’article 41 de la Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4 (la Loi), à l’encontre d’une décision de la Cour fédérale (2009 CF 1249), dans laquelle le juge Boivin a rejeté l’appel formé par la société contre une décision de la commissaire aux brevets datée du 21 mai 2008. Dans cette décision, rendue en vertu de l’article 40 de la Loi, la commissaire a refusé d’accorder un brevet pour un composé, car un brevet avait déjà été délivré pour le même composé fabriqué grâce à un procédé particulier.

 

[2]               Bayer fait valoir que la commissaire a commis une erreur de droit en refusant de délivrer un brevet. Selon l’avocat, la jurisprudence a établi qu’un brevet peut être délivré pour un produit lorsqu’un brevet a été accordé pour le même produit fabriqué par un procédé particulier. L’interdiction générale de délivrer des brevets pour des inventions qui ne comportent aucune inventivité, lorsqu’on les compare à une invention déjà brevetée, ne s’applique pas en l’espèce.

 

[3]               J’estime que cela ne saurait être vrai, car c’est incompatible avec une des prémisses fondamentales de la législation canadienne en matière de brevet, à savoir qu’un brevet est un marché en vertu duquel un inventeur se voit accorder un monopole temporaire pour l’exploitation d’une invention en échange d’une divulgation complète de sorte que le public puisse l’utiliser une fois le brevet expiré. Cependant, si une « invention » revendiquée est évidente, le public ne retire aucun avantage de sa divulgation et rien ne justifie l’octroi du monopole. Si certaines décisions ont établi qu’un brevet peut être délivré pour un composé médicinal en dépit du fait qu’un brevet relatif à un produit fabriqué selon un procédé visant le même composé a déjà été accordé, elles sont incompatibles avec ce principe et j’estime qu’elles ne devraient pas être suivies.

 

 

 

B.        CONTEXTE FACTUEL

[4]               Les faits de la présente affaire doivent être considérés à la lumière des dispositions de la Loi sur les brevets portant sur les médicaments. À l’époque pertinente, le paragraphe 41(1) prévoyait qu’un brevet ne pouvait être délivré pour « des inventions couvrant des substances […] produites par des procédés chimiques et destinées […] à la médication ». Cependant, cette disposition permettait également la délivrance de brevets pour des composés médicinaux dans les cas où ceux-ci étaient préparés par les procédés de fabrication « décrits en détail et revendiqués » dans le brevet; on dit alors qu’il s’agit d’un brevet dépendant d’un procédé ou brevet relatif à un produit fabriqué selon un procédé. J’ai joint en annexe le libellé complet des dispositions législatives auxquelles je me suis référé dans les présents motifs.

 

[5]               Le paragraphe 41(1) est ensuite devenu le paragraphe 39(1) et il a été abrogé à la suite d’une modification à la Loi (paragraphe 39(1.1)) adoptée le 19 novembre 1987 et entrée en vigueur quatre ans plus tard. Ainsi, indépendamment de la date de dépôt de la demande de brevet, un brevet pouvait être délivré pour un composé médicinal en soi après novembre 1991.

 

[6]               Les faits de l’espèce ne sont pas contestés. La demande de brevet à l’examen a une longue histoire qui peut, pour nos besoins, être résumée brièvement. La demande a été produite en mai 1986, mais revendique l’état de demande complémentaire par rapport à une autre demande (la demande parent), qui avait été produite en août 1982. La demande parent a été modifiée de manière à ce qu’elle ne vise qu’une seule invention, conformément au paragraphe 36(1) de la Loi sur les brevets, et à retirer les revendications visant des composés afin de respecter le paragraphe 41(1). Seule restait dans la demande parent une revendication de composé découlant d’un procédé. La demande parent a été acceptée et un brevet (le brevet principal) a été délivré en février 1987.

 

[7]               À la date de son dépôt en mai 1986, la demande contenait des revendications pour des composés découlant d’un procédé, qui étaient initialement incluses dans la demande parent, mais qui ont été retirées par la suite pour les raisons susmentionnées. Comme aucun brevet n’avait été accordé en date du 19 novembre 1991, date à laquelle l’abrogation du paragraphe 41(1) est devenue effective, Bayer a été en mesure de modifier la demande de manière à revendiquer un composé médicinal, qui était essentiellement identique au composé revendiqué sous la forme dépendante d’un procédé figurant dans la demande parent.

 

[8]               En vertu de la disposition transitoire figurant à l’article 78.1 de la Loi sur les brevets, la demande est régie par la Loi telle qu’elle était immédiatement avant le 1er octobre 1989, date à laquelle des modifications importantes ont été apportées à la Loi.

 

C.        LA DÉCISION DE LA COMMISSAIRE AUX BREVETS

[9]               La commissaire a convenu que Bayer ne demandait pas un deuxième brevet pour la même invention, car le brevet initial, aujourd’hui expiré, était, par nécessité, un brevet relatif à un produit fabriqué selon un procédé, alors que les revendications figurant dans la nouvelle demande visaient le composé médicinal en soi. Conséquemment, la demande n’a pas été refusée au motif qu’elle était contraire à la règle interdisant l’octroi de plus d’un brevet pour la même invention, qui est souvent appelée double brevet relatif à la « même invention ».

 

[10]           Cependant, la commissaire a rejeté les revendications 1 à 12 dans la demande de Bayer pour cause de double brevet relatif à une « évidence ». Chaque revendication dépendait de la revendication 1. Il s’agissait d’une revendication pour un composé, lequel était visé par les revendications dépendant d’un procédé 1 et 8 du brevet principal. Par conséquent, la revendication 1 du brevet principal visait un procédé permettant de produire le composé, alors que la revendication 8 visait le composé produit par ce procédé.

 

[11]           L’invention revendiquée dans la demande (c’est-à-dire le composé) ne constituait pas un « élément brevetable distinct » par rapport à la revendication figurant dans le brevet principal pour le composé essentiellement identique produit par un procédé particulier, et elle ne comportait « aucune inventivité » ou nouveauté par rapport aux revendications du brevet dépendant d’un procédé.

 

D.        LA DÉCISION DE LA COUR FÉDÉRALE

[12]           Bayer a interjeté appel de la décision de la commissaire devant la Cour fédérale en vertu de l’article 41 de la version actuelle de la Loi sur les brevets.

 

[13]           La Cour a conclu que la décision de la commissaire était susceptible d’être contrôlée suivant la norme de la raisonnabilité, car la question en litige supposait l’interprétation de la Loi sur les brevets, une loi appliquée par la commissaire aux brevets et faisant partie de son domaine d’expertise. La Cour a également conclu que la norme de contrôle à appliquer était celle de la raisonnabilité car la question de savoir si une invention revendiquée est évidente constitue une question mixte de fait et de droit.

 

[14]           La Cour a ensuite examiné la jurisprudence invoquée par Bayer à l’appui de sa thèse voulant que l’interdiction du double brevet relatif à une « évidence » ne s’applique pas aux revendications pour un produit lorsqu’un brevet antérieur a été délivré pour le même produit fabriqué grâce à un procédé revendiqué et décrit.

 

[15]           La Cour a conclu que la principale décision, Aventis Pharma Inc.c. Mayne Pharma (Canada) Inc., 2005 CF 1183, 42 C.P.R. (4th) 481, infirmée pour d’autres motifs, 2008 CAF 21, 380 N.R. 35 (Mayne), portait sur le double brevet relatif à la « même invention », et non sur le double brevet relatif à une « évidence ». Par conséquent, la Cour a conclu que la commissaire a eu raison d’appliquer en l’espèce le principe général voulant qu’un brevet ne puisse être délivré pour une revendication qui, sur la base des inventions divulguées dans les brevets existants, est évidente et non inventive.

 

E.        QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[16]           Le présent appel soulève deux questions :

1.      Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision de la commissaire de refuser de délivrer un brevet pour le composé revendiqué dans la demande de Bayer?

 

2.   La règle interdisant le double brevet relatif à une « évidence » s’applique-t-elle à une demande de brevet pour un produit lorsqu’un brevet dépendant d’un procédé a déjà été délivré pour le même produit?

           

Question 1 :    Norme de contrôle

[17]           Le juge s’est largement appuyé sur la présomption établie dans les arrêts Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), et Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, à savoir que l’interprétation par un tribunal de sa propre loi habilitante est susceptible de contrôle selon la norme de la raisonnabilité, pour conclure que cette norme s’appliquait en l’espèce à l’interprétation de la Loi sur les brevets faite par la commissaire.

 

[18]           En toute déférence, je ne suis pas d’accord. L’arrêt Dunsmuir dit (au par. 62) que lorsque la jurisprudence a déjà établi de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à l’interprétation par un tribunal de sa loi habilitante, les tribunaux devraient normalement adopter cette norme de contrôle sans se livrer à une analyse détaillée à son égard.

 

[19]           Les décisions rendues avant et après Dunsmuir ont établi que l’interprétation par le commissaire aux brevets de la Loi sur les brevets est susceptible d’être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité : voir, par exemple, CertainTeed Corp. c. Canada (Procureur général), 2006 CF 436, 50 C.P.R. (4th) 177, aux paragraphes 26-27; Aventis Pharma Inc. c. Pharmascience Inc., 2006 CAF 229, [2007] 2 R.C.F. 103, au paragraphe 20; Belzberg c. Canada (Commissaire aux brevets), 2009 CF 657, 307 D.L.R. (4th) 664, au paragraphe 34; Amazon.com. c. Canada (Procureur général), 2010 CF 1011, aux paragraphes 28-29.

 

[20]           Deux considérations indiquent que la jurisprudence a résolu de manière satisfaisante la question de la norme de contrôle applicable en l’espèce au refus de la commissaire de délivrer un brevet à Bayer pour son composé chimique.

 

[21]           Tout d’abord, bien qu’ultimement enracinée dans un principe fondamental de la Loi sur les brevets, la règle interdisant le double brevet a largement été élaborée par les juges au fil des décisions, et elle a été conçue pour empêcher le « renouvellement à perpétuité » d’une invention en prolongeant indûment la durée du monopole de son emploi grâce à de multiples brevets ne contenant que des variantes évidentes ou non inventives de l’invention. La question de savoir si la règle contre le double brevet est applicable en l’espèce dépend principalement de l’interprétation des décisions judiciaires. La commissaire n’a pas plus d’expertise que la Cour pour trancher cette question de droit.

 

[22]           Ensuite, supposons qu’en l’espèce la commissaire ait accordé un brevet à Bayer pour le composé et que Bayer ait ensuite intenté une action en contrefaçon contre un fabricant de médicaments génériques produisant ce médicament ou, comme c’était le cas dans Mayne, qu’elle ait cherché à obtenir une ordonnance d’interdiction en vertu de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133. Le fabricant de médicaments génériques aurait pu contester la procédure en plaidant que le brevet était invalide pour cause de double brevet relatif à une « évidence », en raison du brevet dépendant d’un procédé antérieur visant le même composé. Bayer aurait pu plaider, comme elle le fait en l’espèce, que la règle interdisant le double brevet ne s’applique pas à cette situation.

 

[23]           Bien qu’il y ait une présomption légale voulant que sauf preuve contraire, un brevet délivré soit valide (paragraphe 43(2) de l’actuelle Loi sur les brevets), le juge, dans cette hypothèse, aurait eu à déterminer si le brevet pour le composé était valide en droit sans se poser la question de savoir si la décision de la commissaire de le délivrer était raisonnable. En appel, cette Cour aurait contrôlé la décision du juge sur des questions de droit selon la norme de la décision correcte : Halford c. Seed Hawk Inc., 2006 CAF 275, 275 D.L.R. (4th) 556, au paragraphe 39.

 

[24]           Si la norme de la décision correcte est appliquée à une question de droit lorsqu’elle est soulevée dans un procès ou dans une instance en interdiction en vertu du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), rien ne justifie l’application de la norme de la raisonnabilité lorsque la même question est soulevée dans le cadre de l’appel d’une décision du commissaire aux brevets : comparer SOCAN c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 R.C.S. 427, aux paragraphes 48 à 50. La norme de contrôle applicable ne peut dépendre de la question de savoir si un brevet a été accordé ou refusé, ou de la nature de l’instance dans laquelle la question de droit a été soulevée.

 

[25]           C’est également pour cette raison que la commissaire ne peut se prévaloir d’une expertise supérieure à celle des tribunaux pour trancher la question de droit en litige dans la présente affaire : la règle interdisant le double brevet relatif à une « évidence » s’applique-t-elle aux faits de l’espèce?

 

[26]           La question en litige dans le présent appel ne comporte aucun élément factuel, car les parties conviennent que le composé revendiqué dans la demande de Bayer est essentiellement identique au composé visé par les revendications dépendant d’un procédé figurant dans le brevet principal : voir le paragraphe 42 du mémoire des faits et du droit de Bayer. Il s’ensuit que l’invention revendiquée dans la demande ne présente aucune inventivité si on la compare aux revendications dépendant d’un procédé faites pour le même composé dans le brevet antérieur. Conséquemment, il ne peut être plaidé que la raisonnabilité est la norme de contrôle appropriée parce que la question tranchée par la commissaire était une question mixte de fait et de droit.

 

[27]           Ainsi, pour que son appel soit accueilli, Bayer n’a qu’à démontrer que la commissaire a commis une erreur de droit, et inviter la Cour à substituer son opinion quant à la question de droit à celle de la commissaire.

 

           

Question 2 :    L’interdiction du double brevet relatif à une « évidence » s’applique‑t‑elle à la demande de Bayer pour un brevet visant le composé?

 

 

[28]           Le fondement de la règle interdisant le double brevet a été clairement expliqué dans Whirlpool Corp.c. Camco Inc., 2000 CSC 67, [2000] 2 R.C.S. 1067 (Whirlpool), au paragraphe 37, où, dans une décision unanime, le juge Binnie a affirmé ce qui suit (aux paragraphes 37 et 63) :

Un breveté qui peut « renouveler à perpétuité » une seule invention, grâce à des brevets successifs obtenus pour des ajouts évidents ou non inventifs, prolonge son monopole au‑delà de ce qui a été convenu par le public. …

 

L’interdiction du double brevet est rattachée au problème du « renouvellement à perpétuité » mentionné au départ. L’inventeur n’a droit qu’à « un » brevet pour chaque invention : Loi sur les brevets, par. 36(1). Si un brevet comportant des revendications identiques est délivré ultérieurement, il y a prolongement irrégulier du monopole.

 

 

[29]           Le juge Binnie a également noté (au paragraphe 66) que la règle contre le double brevet ne se limite pas au double brevet relatif à la « même invention », correspondant au cas où le demandeur cherche à obtenir un brevet pour une invention qui a déjà été revendiquée dans un brevet antérieur :

L’interdiction comporte toutefois un deuxième volet qui est parfois appelé le double brevet relatif à une « évidence ». Il s’agit d’un critère plus souple et moins littéral qui interdit la délivrance d’un deuxième brevet dont les revendications ne visent pas un « élément brevetable distinct » de celui visé par les revendications du brevet antérieur.

 

Voir également Eli Lilly Canada Inc.c. Novopharm Ltd., 2010 CAF 197, aux

paragraphes 65 et 73.

 

[30]           Ce passage pourrait sembler pertinent en l’espèce, car il n’y a ni inventivité ni « élément brevetable distinct » dans une revendication pour un produit faisant l’objet d’un brevet antérieur dépendant d’un procédé. D’un autre côté, un brevet dépendant d’un procédé peut être accordé, même si un brevet a déjà été délivré pour le produit lui-même, si le procédé revendiqué et décrit pour la fabrication du produit est inventif.

 

[31]           En dépit de l’arrêt Whirlpool, Bayer soutient que les décisions antérieures montrent qu’un brevet peut être délivré pour un composé, même si un brevet relatif à un produit fabriqué selon un procédé a déjà été délivré à l’égard du composé essentiellement identique. L’avocat s’appuie sur Mayne; Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2008 CAF 108, [2009] 1 R.C.F. 253 (Pfizer); et Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 (Sanofi-Synthelabo). Bayer plaide que selon le droit, l’interdiction générale de délivrer un double brevet relatif à une « évidence » ne s’applique pas à la situation à l’examen en l’espèce.

 

(i) Mayne

[32]           Bayer se fonde principalement sur la décision de la Cour fédérale dans Mayne. Les faits de cette affaire sont essentiellement identiques à ceux de l’espèce. Aventis avait obtenu un brevet relatif à un produit fabriqué selon un procédé pour un composé médicinal (le brevet 343) alors que le paragraphe 41(1) était toujours en vigueur. Elle a ensuite obtenu un brevet (le brevet 682) pour le même composé après que la Loi a été modifiée pour permettre la délivrance d’un brevet pour le composé médicinal en soi.

 

[33]           Aventis a cherché à obtenir une ordonnance d’interdiction en vertu de l’article 6 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) pour empêcher le ministre de la Santé de délivrer un avis de conformité à Mayne pour un médicament contrefait jusqu’à l’expiration de son brevet 682 délivré pour le composé.

 

[34]           Le juge de la Cour fédérale a rejeté (au par. 76) l’argument de Mayne selon lequel le brevet 682 était invalide pour cause de double brevet :

Comme il est généralement établi qu'un brevet sur le médicament en soi et un brevet sur le procédé utilisé pour le produire peuvent exister parallèlement, l'argument fondé sur le double brevet ne tient pas, puisque le brevet 343 n'a jamais conféré de monopole sur la substance en soi.

 

 

 

[35]           Le procureur général fait valoir que l’arrêt Mayne est différent, au motif que seul le double brevet relatif à la « même invention » a été considéré. L’avocat plaide que cela peut être inféré du paragraphe précité ainsi que de l’absence de raisonnement dans les motifs sur la question de savoir si le brevet 682 comportait une quelconque inventivité comparativement au brevet pour le même composé dépendant d’un procédé. De plus, l’avocat soutient que Mayne n’a pas spécifiquement invoqué l’argument du double brevet relatif à une « évidence ». Subsidiairement, l’avocat soutient que la décision de la Cour dans Mayne est erronée parce qu’elle est incompatible avec la théorie du « marché » en droit des brevets et avec l’explication du double brevet relatif à une « évidence » donnée par la Cour suprême dans l’arrêt Whirlpool.

 

[36]           Bayer fait valoir, quant à elle, que l’avis d’allégation de Mayne ne se limitait pas au double brevet relatif à la « même invention », mais qu’on y plaidait simplement que le brevet pour le composé en soi était invalide pour cause de double brevet. De plus, puisque la Cour dans Mayne a rendu sa décision après celle de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Whirlpool et qu’elle s’y réfère explicitement, il est inconcevable de penser que la Cour ne connaissait pas le volet du double brevet relatif à une « évidence » de la règle qui interdit le double brevet, même si le juge Beaudry n’y a pas fait explicitement référence dans ses motifs.

 

[37]           Sur la base des arguments soulevés par le procureur général, je suis d’avis que la Cour dans Mayne n’avait pas l’intention de décider, en droit, que la règle interdisant le double brevet relatif à une « évidence » exclut une revendication pour un composé lorsqu’un brevet visant le même composé dépendant d’un procédé a déjà été délivré. Cependant, si la Cour a effectivement tranché dans ce sens dans Mayne, j’estime, en toute déférence, qu’il s’agit d’une erreur. Bayer n’a invoqué aucun fondement rationnel qui justifierait l’exclusion des faits de Mayne et de l’espèce du volet « évidence » de la règle interdisant le double brevet.

 

(ii) Pfizer

[38]           L’avocat de Bayer s’appuie également sur les déclarations du juge Nadon comme fondement de l’argument selon lequel notre Cour a déjà décidé que le double brevet relatif à une « évidence » ne s’applique pas à la situation factuelle en l’espèce. Je ne suis pas d’accord, pour deux raisons.

 

[39]           Premièrement, le brevet pour un composé en litige dans Pfizer (le brevet 546) revendiquait une sélection de composés visés par le brevet 768. Le juge Nadon a rejeté (au par. 69) l’assertion que le brevet 546 était invalide pour cause d’antériorité, d’évidence et de double brevet parce que le fabricant de génériques n’avait pas contesté la validité de la sélection. Par conséquent, il a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner les assertions du fabricant de génériques à l’égard des questions d’antériorité, d’évidence et de double brevet.

 

[40]           Le juge Nadon a décidé (au par. 69) de « dir[e] néanmoins quelques mots en ce qui concerne les questions de double brevet et d’antériorité ». Comme il a reconnu explicitement que ses « quelques mots » sur le double brevet n’étaient pas nécessaires pour trancher l’appel, ils constituent un obiter dicta qui n’ont pas valeur de précédent.

 

[41]           Deuxièmement, il a examiné l’argument du fabricant de médicaments génériques selon lequel le brevet 546 était invalide pour cause de double brevet parce qu’un autre brevet, le brevet 441, revendiquait des procédés de fabrication du composé revendiqué dans le brevet 546. Le juge Nadon a affirmé (au par. 76) :

À mon avis, les assertions de double brevet ne sont pas justifiées. Le brevet 441 se rapporte à des procédés, alors que le brevet 546 se rapporte à des composés. Comme l’ont expliqué Hughes et Woodley (à § 15, page 172), [traduction] « un brevet antérieur pour un produit fabriqué par un procédé revendiqué n’invalide pas un brevet postérieur pour le produit en soi pour cause de double brevet » (voir Aventis Pharma Inc. c. Mayune Pharma (Canada) Inc., 2005 CF 1183, aux paragraphes 72 à 76).

 

 

[42]           À mon avis, la comparaison dans cet extrait des revendications pour un procédé dans un brevet et des revendications pour un composé dans un autre donne à penser que le juge Nadon avait à l’esprit le double brevet relatif à la « même invention ». Il ne considère pas la question de savoir si le brevet 546 était évident par rapport au brevet 441.

 

[43]           Cette interprétation des motifs du juge Nadon est confirmée par le fait qu’il se dit d’accord (au paragraphe 78) avec l’énoncé suivant du droit pertinent dans Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé), 2006 CF 1471, (2007), 54 C.P.R. (4th) 279. Après avoir rejeté l’argument selon lequel le brevet 546 visant un composé était invalide pour cause de double brevet relatif à la « même invention » puisque le brevet 768 se présentait sous une forme dépendant d’un procédé, le juge von Finkenstein y a affirmé ce qui suit (aux paragraphes 101 à 102) :

Pour ce qui est du double brevet relatif à une « évidence », les revendications ou la divulgation du second brevet doivent présenter le caractère de la nouveauté ou de l'ingéniosité pour qu'il soit valide…

 

La Cour ayant conclu qu'il [le deuxième brevet] constitue un brevet de sélection, le brevet 546 présente par définition le caractère de la nouveauté et de l'aspect inattendu. Il ne peut donc être invalide au motif du double brevet relatif à une « évidence ».

 

 

[44]           J’estime donc qu’on ne peut dire sur la base de la décision Pfizer que la Cour a jugé qu’un brevet pour un composé n’est pas invalide pour cause de double brevet relatif à une « évidence » au motif qu’un brevet sous une forme dépendant d’un procédé a été accordé pour le même composé.

 

(iii) Sanofi-Synthelabo

[45]           Enfin, Bayer invoque l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Sanofi-Synthelabo, où il a été conclu qu’un brevet de sélection doit dénoter une inventivité. Le raisonnement de la Cour suprême concernant l’interdiction du double brevet (aux paragraphes 94 à 110) portait principalement sur le volet de la règle visant la « même invention ». Cependant, la Cour suprême a également brièvement commenté le double brevet relatif à une « évidence » dans le contexte des brevets de sélection. Ainsi, rendant le jugement de la Cour, le juge Rothstein a affirmé ce qui suit (au paragraphe 113) :

Le brevet de sélection revendiquant un composé brevetable distinct de celui visé par les revendications du brevet de genre ne saurait être invalidé pour cause de double brevet relatif à une évidence.

 

[46]           Encore une fois, je ne vois pas en quoi cela aide Bayer en l’espèce, puisqu’on ne peut dire que les revendications pour le composé visé par la demande sont des éléments brevetables distincts ou qu’elles présentent un caractère inventif par rapport à celles figurant dans le brevet pour le même composé dépendant d’un procédé.

 

[47]           Ayant conclu que la commissaire était justifiée de rejeter la demande pour double brevet relatif à une « évidence », je n’ai pas besoin d’aborder les autres arguments invoqués par Bayer à l’appui de son appel.

 

F.        CONCLUSIONS

[48]           Une revendication pour un composé qui est essentiellement identique à l’objet d’une revendication dépendant d’un procédé ne présente aucun caractère inventif. Comme la revendication visant le composé dans la demande de Bayer n’est pas essentiellement différente de celle du brevet initial dépendant d’un procédé, la demande ne présente aucune nouveauté ni aucune inventivité.

 

[49]           Par conséquent, la commissaire était justifiée de rejeter la demande pour double brevet relatif à une « évidence », car le brevet n’aurait divulgué aucune nouvelle invention. Si elle avait délivré un brevet pour le composé, elle aurait incorrectement permis le « renouvellement à perpétuité » du brevet initial, aujourd’hui expiré, en créant un deuxième monopole pour l’emploi du composé à partir de la date de l’approbation de la demande.

 

[50]           Si la Cour a tranché autrement dans Mayne, j’estime, en toute déférence, que cela constitue une erreur et que cette décision n’a pas valeur de précédant en ce qui concerne l’argument selon lequel l’interdiction du double brevet relatif à une « évidence » exclut les revendications visant un composé ayant également fait l’objet d’un brevet dépendant d’un procédé.

 

[51]           Pour tous ces motifs, je rejetterais l’appel de Bayer avec dépens.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            Eleanor R. Dawson j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            David Stratas j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


ANNEXE A

 

 

 

Loi sur les brevets, L.R., 1985, ch. P-4 (modifiée).

 

36.(1) Un brevet ne peut être accordé que pour une seule invention, mais dans une instance ou autre procédure, un brevet ne peut être tenu pour invalide du seul fait qu’il a été accordé pour plus d’une invention.

 

40. Chaque fois que le commissaire s’est assuré que le demandeur n’est pas fondé en droit à obtenir la concession d’un brevet, il rejette la demande et, par courrier recommandé adressé au demandeur ou à son agent enregistré, notifie à ce demandeur le rejet de la demande, ainsi que les motifs ou raisons du rejet.

 

41. Dans les six mois suivant la mise à la poste de l’avis, celui qui n’a pas réussi à obtenir un brevet en raison du refus ou de l’opposition du commissaire peut interjeter appel de la décision du commissaire à la Cour fédérale qui, à l’exclusion de toute autre juridiction, peut s’en saisir et en décider.

 

 

78.1 La présente loi dans sa version du 30 septembre 1989 s’applique aux demandes de brevet déposées jusqu’à cette date. Ces demandes sont également régies par l’article 38.1.

 

 

36.(1) A patent shall be granted for one invention only but in an action or other proceeding a patent shall not be deemed to be invalid by reason only that it has been granted for more than one invention.

 

40. Whenever the Commissioner is satisfied that an applicant is not by law entitled to be granted a patent, he shall refuse the application and, by registered letter addressed to the applicant or his registered agent, notify the applicant of the refusal and of the ground or reason therefore.

 

 

41. Every person who has failed to obtain a patent by reason of a refusal of the Commissioner to grant it may, at any time within six months after notice as provided for in section 40 has been mailed, appeal from the decision of the commissioner to the Federal Court and that Court has exclusive jurisdiction to hear and determine the appeal.

 

78.1 Applications for patents in Canada filed before October 1, 1989 shall be dealt with and disposed of in accordance with section 38.1 and with the provisions of this Act as they read immediately before October 1, 1989.

 

 

 

Loi sur les brevets (avant le 1er octobre 1989).

 

39.(1) Lorsqu’il s’agit d’inventions portant sur des substances que l’on trouve dans la nature, préparées ou produites, totalement ou pour une part notable, selon des procédés microbiologiques et destinées à l’alimentation ou à la médication, aucune revendication pour l’aliment ou le médicament ne peut être faite dans le mémoire descriptif, sauf pour celui ainsi préparé ou produit selon les modes du procédé de fabrication décrits en détail et revendiqués.

 

 

      (1.1) Le paragraphe (1) cesse d’avoir effet quatre ans après son entrée en vigueur.

 

39.(1) In the case of inventions relating to naturally occurring substances prepared or produced by, or significantly derived from, microbiological processes and intended for food or medicine, the specification shall not include claims for the resulting food or medicine itself, except when prepared or produced by or significantly derived from the methods or processes of manufacture particularly described and claimed.

 

 

       (1.1) Subsection (1) ceases to have effect four years after the coming into force of that subsection.

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-6-10

 

APPEL INTERJETÉ CONTRE LA DÉCISION DU JUGE BOIVIN DATÉE DU 8 DÉCEMBRE 2009, À LA COUR FÉDÉRALE, DOSSIER NO T-1761-08

                               

INTITULÉ :                                                                           Bayer Schering Pharma Aktiengesellschaft c. Le procureur général du Canada

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                     Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                   Le 14 octobre 2010

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                Le juge EVANS

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                             La juge Dawson et le juge Stratas

                                                                                               

 

DATE DES MOTIFS :                                                          Le 20 octobre 2010

 

 

COMPARUTIONS :

 

Gunars A. Gaikis

Jeremy E. Want

 

POUR L’APPELANTE

 

F. B. (Rick) Woyiwada

 

POUR L’INTIMÉ

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Smart & Biggar

Toronto (Ontario)

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

 

POUR L’APPELANTE

 

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

 

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