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Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110919

Dossier : A-320-10

Référence : 2011 CAF 257

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L'ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défenderesse

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 7 septembre 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 19 septembre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                               LE JUGE EVANS

Y ONT SOUSCRIT :                                                                          LE JUGE EN CHEF BLAIS

LA JUGE DAWSON

 

 



Cour d'appel fédérale

Federal Court of Appeal

 

Date : 20110919

Dossier : A-320-10

Référence : 2011 CAF 257

 

CORAM :      LE JUGE EN CHEF BLAIS

                        LE JUGE EVANS

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

L'ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE EVANS

Introduction

[1]               Il est interdit aux employés de la fonction publique fédérale que l’employeur juge nécessaires pour lui permettre de fournir des services essentiels au public de faire la grève jusqu’à ce qu’une entente de services essentiels (ESE) soit conclue.

 

[2]               L’ESE précise le service essentiel auquel les employés sont affectés, fixe le niveau auquel ce service sera fourni en cas de grève et établit le nombre de postes, les types de postes et les postes nécessaires à sa fourniture au niveau désigné.

 

[3]               À une exception près, les parties peuvent convenir des éléments de l’ESE et, à défaut d’entente, la Commission des relations de travail dans la fonction publique (la Commission) statue sur les éléments en litige. L’exception porte sur le niveau de service, qui est un « droit exclusif » de l’employeur et qui ne peut ni faire l’objet de négociations ni être fixé par la Commission.

 

[4]               Ne peuvent faire la grève les employés qui occupent des postes nécessaires à la fourniture par l’employeur d’un service essentiel. Le régime d’ESE établi par la Loi est administré par la Commission et vise à établir un juste équilibre entre le droit des employés de faire la grève et le droit du public à des services essentiels.

 

[5]               Il s’agit en l’espèce de déterminer, d’une part, si la Commission a le pouvoir d’examiner le niveau de service que devront fournir les employés en cas de grève et qui a été fixé par l’employeur, même s’il s’agit pour lui d’un « droit exclusif », et d’autre part, s’il est interdit à la Commission d’exiger de l’employeur qu’il modifie ce niveau de service.

 

[6]               Le procureur général du Canada, qui représente le Conseil du trésor (l’employeur), a présenté une demande de contrôle judiciaire en vue d’obtenir l’annulation d’une décision rendue par la Commission en date du 19 août 2010 (2010 CRTFP 88). Dans cette décision, la Commission a conclu qu’elle était compétente en vertu de l’article 36 de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (la Loi), pour déterminer si l’employeur avait abusé de son pouvoir discrétionnaire en fixant le niveau des services essentiels qu’un groupe particulier de fonctionnaires devait fournir pendant une grève.

 

[7]               La question s’est posée dans le cadre d’une demande présentée en application de l’alinéa 40(1)h) de la Loi par l’agent négociateur des employés, l’Alliance de la fonction publique du Canada (l’AFPC), afin que l’employeur communique les documents expliquant sa décision de fixer à 100 % le niveau de fourniture des services essentiels, ainsi que le processus par lequel il était arrivé à cette décision. Cette demande de communication fait suite aux demandes présentées à la Commission en application du paragraphe 123(1) de la Loi afin qu’elle statue sur les éléments d’une ESE à l’égard desquels les parties ne parvenaient pas à s’entendre.

 

[8]               Dans la décision visée par le contrôle – une parmi plusieurs que la Commission a rendues dans le cadre du différend qui a longuement opposé les parties au sujet du contenu d’une ESE – la Commission a statué que l’article 120 de la Loi ne conférait pas à l’employeur le droit absolu de fixer le niveau de service et que l’article 36 de la Loi permettait à la Commission de décider si, dans l’exercice du droit que lui confère l’article 120, l’employeur avait abusé de son pouvoir discrétionnaire. Les articles 36 et 120 sont rédigés comme suit :

36. La commission met en œuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle‑ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle‑ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

 

 

120. L’employeur a le droit exclusif de fixer le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni. Aucune disposition de la présente section ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit.

 

36. The Board administers this Act and it may exercise the powers and perform the functions that are conferred or imposed on it by this Act, or as are incidental to the attainment of the objects of this Act, including the making of orders requiring compliance with this Act, regulations made under it or decisions made in respect of a matter coming before the Board.

 

120. The employer has the exclusive right to determine the level at which an essential service is to be provided to the public, … including the extent to which and the frequency with which the service is to be provided. Nothing in this Division is to be construed as limiting that right.

 

Les dispositions législatives applicables au présent contrôle judiciaire figurent à l’annexe A des présents motifs.

 

[9]               À mon avis, la décision de la Commission est raisonnable et rien ne permet à la Cour de la modifier.

 

Contexte

[10]           Les employés en question travaillent à titre d’agents de services aux citoyens (ASC) PM‑01 dans les centres de Service Canada. Entre autres services, ils fournissent des conseils et de l’aide aux membres du public qui demandent des prestations en vertu des programmes fédéraux de la sécurité du revenu (assurance‑emploi, Régime de pensions du Canada, et Sécurité de la vieillesse et Supplément de revenu garanti).

 

[11]           Jusqu’à ce qu’une ESE soit conclue, il est interdit aux employés de faire la grève s’ils appartiennent à une unité de négociation à qui l’employeur a fait signifier un avis vertu de l’article 122 de la Loi, selon lequel il estime qu’ils occupent des postes nécessaires à la prestation de services essentiels (alinéa 196f)). Un tel avis a été signifié à l’égard des ASC des centres de Service Canada.

 

[12]           La première étape du processus de conclusion d’une ESE consiste à déterminer les services qui sont essentiels. Comme les parties ne parvenaient pas à s’entendre à ce sujet, l’AFPC s’est adressée à la Commission afin que celle‑ci tranche la question. L’employeur a alors adopté la position selon laquelle tous les aspects des programmes auxquels étaient affectés les ASC constituaient des services essentiels. Cependant, dans une décision datée du 28 avril 2009 (2009 CRTFP 55), la Commission a rejeté cet argument et a déterminé quels aspects du travail des ASC étaient liés à la fourniture par l’employeur des services essentiels. La Commission a ordonné à l’employeur de fixer le niveau auquel ces services devaient être fournis en cas de grève.

 

[13]           Par lettre datée du 22 juin 2009, l’employeur informait l’AFPC qu’il avait déterminé que les ASC consacraient 77 % de leur temps de travail à la prestation de services essentiels, lesquels seraient fournis à 100 % pendant une grève. Dans une lettre datée du 29 septembre 2009, l’AFPC a demandé à la Commission de convoquer une conférence de gestion des cas en vue de régler les questions en litige entre les parties par suite de la fixation du niveau de service par l’employeur. La Commission a organisé une rencontre afin de déterminer les types de postes, le nombre de postes et les postes d’ASC PM‑01 aux centres de Service Canada qui étaient nécessaires pour permettre à l’employeur de fournir, au niveau qu’il avait déterminé, les services que la Commission avait jugés essentiels.

 

[14]           Dans une lettre datée du 16 février 2010, l’AFPC a posé des questions sur le pourcentage de 77 % parce que, selon la preuve fournie par l’employeur, seulement environ 72 % du travail des ASC était consacré à la prestation de services essentiels. L’AFPC a demandé qu’on lui explique cette différence et qu’on lui fournisse des documents expliquant la décision de l’employeur de fixer le niveau de service à 100 %, ainsi que le processus par lequel il était arrivé à cette décision.

 

[15]           L’employeur a refusé de répondre à cette demande, déclarant qu’il n’était pas tenu de fournir des renseignements sur la façon dont il avait fixé le niveau de service puisque l’article 120 lui conférait le droit exclusif de fixer le niveau de service dans l’intérêt public et que la Commission n’avait pas compétence pour examiner l’exercice de ce droit. À la conférence de gestion des cas, l’AFPC a remis à la Commission une copie de sa demande de communication.

 

[16]           Après avoir examiné les positions adoptées par les parties, la Commission a décidé de profiter de l’audience pour se pencher sur les observations qu’elles avaient formulées à deux égards. Premièrement, les renseignements demandés par l’AFPC étaient‑ils d’une pertinence défendable pour la décision que la Commission avait la compétence de rendre? Deuxièmement, la Commission avait‑elle compétence pour déterminer si l’employeur s’est conformé à la Loi lorsqu’il a établi le niveau auquel les services essentiels seraient fournis au public en cas de grève des membres de l’unité de négociation?

 

[17]           Après avoir entendu les observations des parties sur ces questions, la Commission a demandé qu’on lui fournisse des observations écrites sur une nouvelle question : l’article 36 de la Loi permet‑il à la Commission d’examiner la façon dont l’employeur a exercé, en application de l’article 120, son « droit exclusif » de déterminer le niveau de services essentiels à fournir?

 

Décision de la Commission

[18]           Dans ses observations écrites à la Commission, l’employeur a soutenu que l’article 120 lui conférait le droit exclusif de fixer le niveau auquel un service doit être fourni et que les paragraphes 123(4) et 127(4) interdisaient expressément à la Commission de modifier le niveau de service qu’il avait établi. Ainsi, puisque le droit de l’employeur était un droit exclusif, son exercice échappait donc à l’examen de la Commission. Et comme la Commission ne pouvait pas examiner la décision de l’employeur quant au niveau de service nécessaire, elle ne pouvait pas ordonner à l’employeur de communiquer des documents se rapportant à cette décision.

 

[19]           Il semble cependant que, dans sa plaidoirie, l’employeur ait quelque peu fait marche arrière. La Commission a donc indiqué ce qui suit dans ses motifs (paragraphe 132) :

Comme la demanderesse [l’AFPC] l’a souligné dans sa réfutation, le défendeur [l’employeur] n’a pas expressément contesté que l’exercice du pouvoir discrétionnaire prévu par l’article 120 de la Loi doit avoir une fin appropriée, ni qu’un pouvoir discrétionnaire exercé de mauvaise foi est nul

 

 

Malgré la position quelque peu ambigüe de l’employeur, la Commission a énoncé comme suit les questions qu’elle devait trancher (par. 133) :

En définitive, la position du défendeur repose principalement sur la formulation de l’article 120 de la Loi. Ou j’accepte son argument fondamental que cette formulation est si simple et si dénuée d’ambiguïté qu’il est impossible qu’on puisse examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire du défendeur qui se sert de son « droit exclusif », ou je conclus que les principes administratifs conçus pour prévenir l’abus du pouvoir discrétionnaire doivent s’appliquer au moins dans une certaine mesure, en dépit de la formulation de l’article 120. Si ces principes s’appliquent, une autorité doit pouvoir examiner les décisions du défendeur si une question de conformité à ces principes se pose.

 

 

[20]           La Commission a statué que, même s’il était « exclusif », le droit de l’employeur de fixer le niveau auquel un service essentiel sera fourni n’est pas absolu. Le libellé de la Loi ne permet pas de réfuter la présomption selon laquelle le législateur n’a pas l’intention de déléguer des pouvoirs illimités susceptibles de toucher aux droits et aux intérêts des particuliers. La Commission a de plus conclu qu’on ne pouvait considérer que le législateur avait autorisé l’employeur à exercer son « droit exclusif » contrairement aux principes de droit administratif que les tribunaux ont établis pour statuer sur la légalité de l’exercice, par un organisme ou fonctionnaire public, d’un pouvoir discrétionnaire prévu par la loi, notamment aux règles interdisant l’entrave et les actes à une fin non autorisée par la Loi.

 

[21]           En ce qui a trait à la source de son pouvoir d’examen, la Commission a conclu (par. 145) que le paragraphe 123(3) de la Loi ne lui permettait pas d’examiner l’exercice par l’employeur du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 120, parce que le paragraphe 123(3) ne s’appliquait qu’aux éléments litigieux figurant dans une ESE qui pouvaient être résolus par entente entre les parties. Le niveau de service n’est pas un de ces éléments parce que sa fixation est un droit exclusif de l’employeur.

 

[22]           La Commission a cependant conclu que l’article 36 lui accordait compétence pour déterminer si la décision de l’employeur constituait un abus de son pouvoir discrétionnaire, s’agissant d’une fonction « qu’implique la réalisation [des] objets [de la Loi] ». La Commission a exposé le raisonnement suivant (par. 159) :

[…] d’après les conclusions antérieures de la Commission elle‑même, l’administration du régime des ESE conformément aux objets de la Loi exige que l’équilibre entre la protection de l’intérêt public du maintien des services essentiels et la protection du droit de grève des employés soit préservé. L’abus du pouvoir discrétionnaire que l’article 120 reconnaît à l’employeur pourrait menacer cet équilibre en sapant l’intégrité d’une détermination d’importance cruciale pour le processus de négociation des ESE. Le résultat pourrait jouer au détriment de relations patronales‑syndicales fructueuses qui, d’après le préambule de la Loi, « [accroissent] les capacités de la fonction publique de bien servir et de bien protéger l’intérêt public » […]

 

 

[23]           Pour appuyer son interprétation de l’article 36, la Commission a par ailleurs précisé que, si elle n’avait pas le pouvoir d’examiner l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’employeur, un agent négociateur souhaitant en contester la légalité devrait présenter une demande de contrôle judiciaire. Elle a conclu (par. 166) qu’il existait d’importantes raisons stratégiques pour que la Commission commence par se prononcer sur un conflit portant sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’employeur. Parmi ces raisons, elle a mentionné la prévention des retards indus dans le règlement des conflits et les connaissances spécialisées dont elle disposait pour comprendre l’interaction entre le « niveau de service » et les autres éléments d’une ESE (comme le nombre et les types de postes nécessaires pour la prestation du service essentiel à un niveau déterminé) qui relèvent de sa compétence si les parties ne parviennent pas à s’entendre.

 

[24]           La Commission n’a pas tenté de délimiter la portée précise de son pouvoir de déterminer si une décision fondée sur l’article 120 constitue un abus du pouvoir discrétionnaire. Toutefois, bien qu’elle ait mentionné plusieurs motifs pour lesquels les tribunaux peuvent mettre en doute l’exercice du pouvoir discrétionnaire, la Commission a aussi indiqué que son intervention serait probablement rare. De plus, même si elle avait conclu que l’employeur avait abusé du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 120, la Commission ne pouvait que renvoyer l’affaire à l’employeur pour qu’il réexamine la question conformément à la Loi, parce que les paragraphes 123(4) et 127(4) lui interdisaient d’exiger de l’employeur qu’il modifie le niveau de service (voir par. 134 à 137 et 167). 

 

[25]           Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la Commission a refusé de se prononcer sur le bien‑fondé de la demande de divulgation de l’AFPC, sans tout d’abord offrir aux parties la possibilité de déterminer si les documents demandés par l’AFPC étaient d’une pertinence défendable pour l’examen de l’exercice par l’employeur du droit que lui confère l’article 120. Cependant, comme elles n’ont pas réussi à s’entendre, les parties sont retournées devant la Commission afin de lui présenter des observations relativement à la divulgation.

 

[26]           Dans une décision datée du 9 août 2011 (2011 CRTFP 102), la Commission a ordonné à l’employeur de divulguer certaines catégories de documents, même si l’AFPC n’avait pas précisé le type d’abus commis par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et pour lequel les documents sollicités étaient d’une pertinence défendable. Cette décision, et plus particulièrement l’interprétation faite par la Commission de la décision faisant l’objet du présent contrôle, n’est pas visée par la présente demande de contrôle judiciaire et rien dans les présents motifs n’est destiné à répondre aux questions qu’elle soulève. 

 

Questions en litige et analyse

(i) Norme de contrôle

[27]           La principale question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est celle de l’interprétation de l’article 120 de la Loi. Tout en reconnaissant que l’interprétation par la Commission de sa loi habilitante a normalement droit à la retenue judiciaire, l’avocat de l’employeur a soutenu que la décision de la Commission était susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte parce que la question de savoir si la Commission peut examiner le niveau de service fixé par l’employeur dans l’exercice de son « droit exclusif » est une question de compétence.

 

[28]           Je ne suis pas d’accord. Il est vrai qu’au paragraphe 59 de l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada laisse entendre qu’un tribunal spécialisé doit interpréter correctement une disposition de sa loi habilitante qui soulève une « véritable question de compétence ou de constitutionnalité » parce que le tribunal doit ainsi « déterminer expressément si les pouvoirs dont le législateur l’a investi l’autorisent à trancher une question ». Cependant, au même paragraphe, la cour ajoute que rares sont les dispositions de la loi habilitante d’un tribunal qui doivent être considérées comme étant relatives à la « compétence » dans ce sens. Voir également Nolan c. Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, par. 34.

 

[29]           Depuis l’arrêt Dunsmuir, la Cour a toujours appliqué la norme de la décision raisonnable au contrôle de l’interprétation des dispositions de leur loi habilitante par les commissions du travail et les arbitres, et elle a refusé de considérer que ces dispositions soulevaient des questions de compétence (voir, par exemple, Alliance de la Fonction publique du Canada c. Assoc. des pilotes fédéraux du Canada, 2009 CAF 223, [2010] 3 R.C.F. 219; Canada (Procureur général) c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2011 CAF 20, 414 N.R. 256; Amos c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 38, 417 N.R. 74; Alliance de la fonction publique du Canada c. Sénat du Canada, 2011 CAF 214).

 

[30]           Plus récemment, la Cour suprême du Canada semble avoir donné le coup de grâce à la notion de catégorie abstraite dans laquelle entrent les dispositions a priori « de compétence » de la loi habilitante d’un tribunal d’arbitrage spécialisé, dont l’interprétation est assujettie au contrôle selon la norme de la décision correcte. Dans l’arrêt Smith c. Alliance Pipeline Ltd., 2011 CSC 7, [2011] 1 R.C.S. 160, au paragraphe 36 (Smith), la cour a rejeté l’argument selon lequel la signification du mot « frais » dans une loi habilitante était une question de compétence parce que le tribunal avait « la faculté [. . .] de connaître » de la question, c’est‑à‑dire d’interpréter le mot « frais ».

 

[31]           Puisque tous les tribunaux administratifs d’arbitrage, y compris la Commission, sont présumés posséder le pouvoir d’interpréter leur loi constitutive, ils ont « la faculté [. . .] de connaître » de la question de l’interprétation de ses dispositions. Ainsi, il découle de l’arrêt Smith que l’interprétation d’une disposition figurant dans la loi habilitante d’un tel tribunal ne saurait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte parce que la disposition touche à la « compétence » au sens de l’arrêt Dunsmuir

 

[32]           Je ne suis pas d’accord avec l’avocat de l’employeur selon qui il importe, pour l’application de la norme de contrôle, que la Commission qualifie de question de « compétence » la question de savoir si elle pouvait se pencher sur l’exercice par l’employeur de son droit de fixer le niveau des services essentiels pour vérifier s’il y avait abus du pouvoir discrétionnaire.

 

[33]           Ce qui ne veut pas dire, évidemment, qu’il faut faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de l’interprétation que fait un tribunal d’arbitrage spécialisé de chacune des dispositions de sa loi constitutive. L’arrêt Dunsmuir a relevé deux exceptions à la règle générale selon laquelle l’interprétation que donnent les tribunaux de leur loi constitutive n’est susceptible de contrôle que si elle est déraisonnable. Premièrement, le tribunal doit trancher correctement les questions de droit général qui sont d’une importance capitale pour le système juridique dans son ensemble et qui sont étrangères au domaine d’expertise de l’arbitre (par. 55 et 60). Deuxièmement, la retenue judiciaire ne s’applique pas à l’interprétation par un tribunal d’une disposition législative délimitant les compétences respectives de tribunaux spécialisés concurrents (par. 61). De plus, il ressort implicitement de la jurisprudence antérieure de la Cour suprême, examinée dans l’arrêt R. c. Conway, 2010 CSC 22, [2010] 1 R.C.S. 765, aux paragraphes 49 à 77, qu’une cour de révision doit déterminer selon la norme de la décision correcte si la loi habilitante d’un tribunal donne à celui‑ci le pouvoir de statuer sur les contestations constitutionnelles de la validité de ses dispositions législatives.

 

[34]           Ces exceptions ne s’appliquent pas en l’espèce. Puisque les parties ne contestent pas que la Commission a le pouvoir d’interpréter les dispositions pertinentes de la Loi, la Cour ne peut intervenir que si elle est convaincue que la Loi ne peut pas être interprétée de façon raisonnable pour permettre à la Commission de se prononcer sur la question de savoir si l’employeur a abusé du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 120 en l’exerçant en violation d’un principe de droit administratif.

 

[35]           Le fait que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable en l’espèce est de plus renforcé par les trois considérations suivantes : premièrement, la clause limitative stricte prévue à l’article 51 de la Loi; deuxièmement, la très grande retenue judiciaire historiquement manifestée à l’égard des commissions de travail dans l’exercice de leurs fonctions en raison de leurs vastes connaissances spécialisées dans le domaine des relations de travail et de l’importance de réduire les délais dans la résolution des conflits de travail; troisièmement, la pertinence des connaissances spécialisées de la Commission pour l’interprétation des dispositions législatives régissant les ESE, qui exige qu’elle établisse un équilibre entre le droit des employés de faire la grève et le droit du public de recevoir des services essentiels.

 

(ii) La décision de la Commission était‑elle déraisonnable?

[36]           L’employeur a soutenu dans son exposé des faits et du droit que la Commission n’avait pas compétence pour examiner la façon dont l’employeur avait exercé son pouvoir de fixer le niveau des services essentiels à fournir en cas de grève. Cependant, comme cela semble avoir été le cas à l’audience de la Commission, l’employeur a reconnu dans sa plaidoirie devant la Cour que le pouvoir conféré en vertu de l’article 120 n’était pas absolu et qu’il ne pouvait pas être exercé légalement de mauvaise foi ou de toute autre façon contraire à la Loi. J’ai compris que l’avocat reconnaissait également que, si le pouvoir discrétionnaire de l’employeur n’était pas absolu, l’article 36 permettait à la Commission de contrôler son exercice dans le contexte d’une demande présentée en application de l’article 123 en vue de faire trancher des éléments en litige d’une ESE.

 

[37]           J’ai eu de la difficulté à déterminer la raison précise pour laquelle l’employeur attaque maintenant la décision de la Commission. Cependant, selon son avocat, l’employeur est préoccupé par le fait que la Commission n’a pas défini de façon suffisamment précise les principes de droit administratif que celle‑ci doit appliquer lorsqu’elle est appelée à contrôler l’exercice par l’employeur de son droit de fixer le niveau des services essentiels à rendre. L’avocat a mentionné comme exemple que l’obligation d’équité procédurale ne s’appliquait pas.

 

[38]           Cependant, comme nous l’avons souligné à l’audience, la Cour ne doit pas tenter de définir de façon exhaustive la portée du pouvoir de la Commission d’examiner si l’employeur a exercé de façon abusive le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 120, surtout que l’AFPC n’a pas allégué que l’employeur avait contrevenu à un principe de droit administratif en particulier en fixant le niveau de service à 100 %. L’applicabilité de l’un ou l’autre de ces principes, y compris l’obligation d’équité, à une décision fondée sur l’article 120 doit être déterminée au cas par cas par la Commission, sous réserve du contrôle judiciaire de la Cour.

 

[39]           Tel qu’il appert de ce qui suit (par. 139), la Commission était consciente de l’importance du contexte pour définir la portée de son pouvoir d’examen :

Si la Commission a compétence pour examiner les actions du défendeur en application de l’article 120 de la Loi […] elle devra tenir compte des circonstances particulières entourant une allégation qu’il aurait abusé de son pouvoir discrétionnaire et définir en termes plus concrets sa façon d’exercer sa compétence d’examen dans ces circonstances. Des questions comme celles de la charge de la preuve et de la norme de preuve figureraient parmi les questions importantes sur lesquelles elle devrait statuer en pareil cas. Je crois qu’un tel examen serait inhabituel, voire exceptionnel. On ne devrait pas s’attendre à ce que les déterminations de l’employeur sous le régime de l’article 120 soient régulièrement soumises à l’examen d’une autorité de surveillance.

 

 

[40]           À mon avis, il n’est pas possible de dire que la Commission a rendu une décision déraisonnable parce qu’elle n’a pas, alors qu’aucun abus n’avait encore été allégué, défini précisément la portée de son pouvoir d’examiner une décision fondée sur l’article 120.

 

[41]           Compte tenu de ce qu’a reconnu l’avocat, il n’est pas nécessaire d’en dire plus à propos de la décision faisant l’objet du présent contrôle. Je souhaite néanmoins préciser qu’à mon avis les motifs de la Commission sont réfléchis et exhaustifs, qu’ils ne permettent pas de contester le caractère raisonnable de sa décision selon laquelle elle a compétence pour examiner la décision de l’employeur quant au niveau de service pour vérifier s’il n’y aurait pas abus du pouvoir discrétionnaire.

 

Conclusion

[42]           Pour ces motifs, je rejetterais avec dépens la demande de contrôle judiciaire présentée par le procureur général.

 

 

« John M. Evans »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord

            Pierre Blais j.c. »

 

« Je suis d’accord

            Eleanor R. Dawson j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.

 


ANNEXE A

 

Loi sur les relations de travail dans la fonction publique L.C. 2003, ch. 22

 

36. La Commission met en œuvre la présente loi et exerce les pouvoirs et fonctions que celle‑ci lui confère ou qu’implique la réalisation de ses objets, notamment en rendant des ordonnances qui exigent l’observation de la présente loi, des règlements pris sous le régime de celle‑ci ou des décisions qu’elle rend sur les questions qui lui sont soumises.

 

 

40.(1) Dans le cadre de toute affaire dont elle est saisie, la Commission peut :

 

[…]

 

h)      obliger, en tout état de cause, toute personne à produire les documents ou pièces qui peuvent être liés à toute question dont elle est saisie;

 

[…]

 

51.(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, les ordonnances et les décisions de la Commission sont définitives et ne sont susceptibles de contestation ou de révision par voie judiciaire qu’en conformité avec la Loi sur les Cours fédérales et pour les motifs visés aux alinéas 18.1(4)a), b) ou e) de cette loi.

 

[…]

 

(3) Sauf exception prévue au paragraphe (1), l’action – décision, ordonnance ou procédure – de la Commission, dans la mesure où elle est censée s’exercer dans le cadre de la présente partie, ne peut, pour quelque motif, notamment celui de l’excès de pouvoir ou de l’incompétence à une étape quelconque de la procédure :

 

 

 

a)      être contestée, révisée, empêchée ou limitée;

 

b)      faire l’objet d’un recours judiciaire, notamment par voie d’injonction, de certiorari, de prohibition ou de quo warranto.

 

 

120. L’employeur a le droit exclusif de fixer le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni. Aucune disposition de la présente section ne peut être interprétée de façon à porter atteinte à ce droit.

 

123.(1) S’ils ne parviennent pas à conclure une entente sur les services essentiels, l’employeur ou l’agent négociateur peuvent demander à la Commission de statuer sur toute question qu’ils n’ont pas réglée et qui peut figurer dans une telle entente. La demande est présentée au plus tard :

 

a)      soit quinze jours après la date de présentation de la demande de conciliation;

 

b)      soit quinze jours après la date à laquelle les parties sont avisées par le président de son intention de recommander l’établissement d’une commission de l’intérêt public en application du paragraphe 163(2).

 

(2) La Commission peut attendre, avant de donner suite à la demande, d’être convaincue que l’employeur et l’argent négociateur ont fait tous les efforts raisonnables pour conclure une entente sur les services essentiels.

 

(3) Saisie de la demande, la Commission peut statuer sur toute question en litige pouvant figurer dans l’entente et, par ordonnance, prévoir que :

 

 

 

a)      sa décision est réputée faire partie de l’entente;

 

 

 

b)      les parties sont réputées avoir conclu une entente sur les services essentiels.

 

(4) L’ordonnance ne peut obliger l’employeur à modifier le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni.

 

 

127.(4) L’ordonnance ne peut obliger l’employeur à modifier le niveau auquel un service essentiel doit être fourni à tout ou partie du public, notamment dans quelle mesure et selon quelle fréquence il doit être fourni.

 

 

196. Il est interdit au fonctionnaire de participer à une grève :

 

[…]

 

f)      s’il appartient à une unité de négociation pour laquelle le mode de règlement des différends est le renvoi à la conciliation, que l’employeur ou l’agent négociateur de l’unité de négociation a donné l’avis au titre de l’article 122 en vue de la conclusion d’une entente sur les services essentiels et qu’aucune entente de ce genre n’est en vigueur à l’égard de cette unité de négociation;

 

Public Service Labour Relations Act,

S.C. 2003, c. 22

 

36. The Board administers this Act and it may exercise the powers and perform the functions that are conferred or imposed on it by this Act, or as are incidental to the attainment of the objects of this Act, including the making of orders requiring compliance with this Act, regulations made under it or decisions made in respect of a matter coming before the Board.

 

40.(1) The Board has, in relation to any matter before it, the power to

 

 

(h)    compel, at any stage of a proceeding, any person to produce the documents and things that may be relevant;

 

 

51.(1) Subject to this Part, every order or decision of the Board is final and may not be questioned or reviewed in any court, except in accordance with the Federal Courts Act on the grounds referred to in paragraph 18.1(4)(a), (b) or (e) of the Act.

 

 

 

 

(3) Except as permitted by subsection (1), no order, decision or proceeding of the Board made or carried on under or purporting to be made or carried on under this Part may, on any ground, including the ground that the order, decision or proceeding is beyond the jurisdiction of the Board to make or carry on or that, in the course of any proceeding, the Board for any reason exceeded or lost its jurisdiction,

 

(a)   be questioned, reviewed, prohibited or restrained; or

 

(b)   be made the subject of any proceedings in or any process of any court, whether by way of injunction, certiorari, prohibition, quo warranto or otherwise.

 

120. The employer has the exclusive right to determine the level at which an essential service is to be provided to the public, or a segment of the public, at any time, including the extent to which and the frequency with which the service is to be provided. Nothing in this Division is to be construed as limiting that right.

 

123.(1) If the employer and the bargaining agent are unable to enter into an essential services agreement, either of them may apply to the Board to determine any unresolved matter that may be included in an essential services agreement. The application may be made at any time but not later than

 

(a)   15 days after the day a request for conciliation is made by either party; or

 

(b)   15 days after the day the parties are notified by the Chairperson under subsection 163(2) of his or her intention to recommend the establishment of a public interest commission.

 

 

(2) The Board may delay dealing with the application until it is satisfied that the employer and the bargaining agent have made every reasonable effort to enter into an essential services agreement.

 

 

(3) After considering the application, the Board may determine any matter that the employer and the bargaining agent have not agreed on that may be included in an essential services agreement and make an order

 

(a)   deeming the matter determined by it to be part of an essential services agreement between the employer and the bargaining agent; and

 

(b)   deeming that the employer and the bargaining agent have entered into an essential services agreement.

 

(4) The order may not require the employer to change the level at which an essential service is to be provided to the public, or a segment of the public, at any time, including the extent to which and the frequency with which the service is to be provided.

 

127.(4) The order may not require the employer to change the level at which an essential service is to be provided to the public, or a segment of the public, at any time, including the extent to which and the frequency with which the service is to be provided.

 

196. No employee shall participate in a strike if the employee

 

 

f)     is included in a bargaining unit for which the process for resolution of a dispute is conciliation and in respect of which a notice to enter into an essential services agreement has been given under section 122 by the employer or the bargaining agent for the bargaining unit, and no essential services agreement is in force in respect of the bargaining unit;

 

 


Cour d’appel fédérale

 

Avocats inscrits au dossier

 

 

DOSSIER :                                                    A‑320‑10

 

 

Intitulé :                                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c. L’ALLIANCE DE LA FONCTION PUBLIQUE DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 7 septembre 2011

 

 

Motifs du jugement :                       LE JUGE EVANS

 

 

Y ONT SOUSCRIT :                                   LE JUGE EN CHEF BLAIS

                                                                        la juge Dawson

 

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 19 septembre 2011

 

 

Comparutions :

 

Andrew Raven

 

Pour le demandeur

 

Caroline Engmann

 

Pour la défenderesse

 

 

Avocats inscrits au dossier :

 

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP

Ottawa (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Myles J. Kirvan

Sous‑procureur général du Canada

 

Pour la défenderesse

 

 

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