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Date : 20111003

Dossier : A-37-10

Référence : 2011 CAF 272

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

ENTRE :

LUIS ALBERTO FELIPA

appelant

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 7 mars 2011.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2011.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LES JUGES SHARLOW ET DAWSON

 

MOTIFS DISSIDENTS :                                                                                    LE JUGE STRATAS

 



Date : 20111003

 

Dossier : A-37-10

 

Référence : 2011 CAF 272

 

CORAM :      LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

                        LE JUGE STRATAS

 

 

ENTRE :

 

 

LUIS ALBERTO FELIPA

 

appelant

et

 

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LES JUGES SHARLOW ET DAWSON

 

[1]                        La question au cœur du présent appel est de savoir si un ancien juge d’une cour supérieure qui a atteint l’âge de 75 ans peut être appelé à agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Le juge en chef de la Cour fédérale a répondu par l’affirmative et, sur ce fondement, il a rendu une ordonnance rejetant une requête par laquelle l’appelant, M. Luis Alberto Felipa, voulait empêcher un certain juge suppléant âgé de plus de 75 ans de statuer sur sa demande de contrôle judiciaire. M. Felipa a interjeté appel de cette décision.

 

[2]                        Pour les motifs qui suivent, nous accueillerons le présent appel. Selon l’interprétation de la loi adoptée par le juge en chef, un juge d’une cour supérieure pourrait cesser d’occuper sa charge le jour de ses 75 ans, puis être immédiatement nommé juge suppléant investi de tous les pouvoirs d’un juge de la Cour fédérale. À notre avis, ce résultat s’écarte tellement du régime de la loi que l’interprétation de la loi qui le sous-tend ne peut pas être retenue.

 

Les faits et l’historique du litige

[3]                        Le dossier de requête renferme peu de renseignements au sujet de M. Felipa. Il semble qu’il soit un étranger vivant au Canada, qu’il soit le père d’un enfant dont il s’occupe seul et dont il est l’unique gardien légal et que cet enfant ait le droit de rester au Canada. M. Felipa risque de se faire renvoyer du Canada.

 

[4]                        Dans le cadre de deux instances engagées en mars 2009 en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27, M. Felipa a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’égard de deux décisions rendues par un agent d’examen des risques avant renvoi. L’agent, dans une des décisions, avait refusé d’accorder à M. Felipa une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire ou pour des raisons d’intérêt public, et, dans l’autre décision, l’agent avait conclu que M. Felipa n’était pas une personne à protéger. L’autorisation a été accordée, et les deux demandes de contrôle judiciaire ont été inscrites au rôle pour audience à Toronto le 18 août 2009. Le juge Tannenbaum, un juge suppléant de la Cour fédérale, a été désigné pour entendre les deux demandes.

 

[5]                        Le juge en chef choisit les personnes à qui il demande d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Comme l’a expliqué le juge en chef au paragraphe 112 de ses motifs (où il a fait référence au décret C.P. 2003‑1779), le gouverneur en conseil « ne joue aucun rôle dans la décision du juge en chef de demander qu’une personne admissible et en particulier agisse comme juge suppléant. L’approbation du gouverneur en conseil est accordée au moyen d’une ordonnance d’application générale autorisant le juge en chef à demander l’aide de juges suppléants, dont le nombre peut atteindre 15. »

 

[6]                        Le juge Tannenbaum a été nommé juge de la Cour supérieure du Québec en 1982. Il a pris sa retraite de la Cour supérieure du Québec en 2007 lorsqu’il a atteint l’âge de 75 ans. On lui a par la suite demandé d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Le juge Tannenbaum a accepté et il a été officiellement nommé juge suppléant le 12 mai 2008.

 

[7]                        Peu de temps avant la date fixée pour l’audition des demandes de contrôle judiciaire de M. Felipa, l’avocat de M. Felipa a appris que le juge Tannenbaum avait été désigné pour statuer sur les demandes de M. Felipa et qu’il avait plus de 75 ans. L’avocat de M. Felipa a immédiatement communiqué avec le juge en chef et le juge Tannenbaum pour leur faire savoir qu’il était d’avis que, selon la loi, les demandes de M. Felipa ne pouvaient pas être tranchées par un juge suppléant âgé de plus de 75 ans. Il a demandé qu’un juge de moins de 75 ans soit saisi des instances ou que leur audition soit reportée.

 

[8]                        L’audience a été reportée afin que l’on puisse établir ce qu’il convenait de faire vu que la position de M. Felipa avait fait l’objet d’une certaine publicité et avait entraîné un certain nombre d’autres demandes semblables. Le 31 août 2009, à la suite d’une entente, M. Felipa a déposé, dans les deux dossiers dont était saisie la Cour fédérale, une requête dans laquelle il sollicitait un certain nombre de conclusions portant qu’une personne ne peut pas agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale après avoir atteint l’âge de 75 ans. Le juge en chef a instruit la requête et l’a rejetée le 26 janvier 2010 pour les motifs exposés dans la décision Felipa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 89, [2011] 1 R.C.F. 365.

 

[9]                        Bien que la requête de M. Felipa ait été rejetée, le juge en chef a estimé que l’affaire était d’intérêt public. Sur ce fondement, le juge en chef a adjugé à M. Felipa des dépens fixés à 6 000 $.

 

Le droit d’appel de M. Felipa

[10]                    Les parties et le juge en chef ont convenu que l’ordonnance rejetant la requête de M. Felipa devait être susceptible d’appel. Cependant, une réserve a été soulevée : suivant l’alinéa 72(2)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, les décisions interlocutoires rendues dans le cadre d’un contrôle judiciaire présenté en vertu du paragraphe 72(1) ne sont pas susceptibles d’appel. En outre, selon l’alinéa 74d), nul ne peut interjeter appel d’une décision de la Cour fédérale portant sur une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1), à moins que le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et qu’il énonce cette question.

 

[11]                    Le juge en chef a conclu que son ordonnance était susceptible d’appel sans qu’il soit nécessaire de certifier une question parce qu’elle constituait un « acte judiciaire distinct et divisible »; il a invoqué les arrêts Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 421, 328 N.R. 201, paragraphe 48, et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391, paragraphes 60 et suivants. Cependant, afin d’écarter tout doute et de faciliter l’appel de son ordonnance, le juge en chef a certifié deux questions en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

[12]                    Nous sommes d’accord avec le juge en chef, sensiblement pour les mêmes motifs, pour affirmer que M. Felipa avait le droit d’interjeter appel de l’ordonnance ayant rejeté sa requête. Les arrêts sur lesquels s’est fondé le juge en chef portaient sur des contextes différents, mais, à notre avis, les principes établis dans ces arrêts s’appliquent en l’espèce et ils nous forcent à conclure que l’alinéa 72(2)e) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés n’empêche pas que soit interjeté appel de l’ordonnance ayant tranché la requête de M. Felipa et que l’alinéa 74d) n’exige pas la certification d’une question en l’espèce.

 

La requête de M. Felipa et la décision de la Cour fédérale

[13]                    La requête de M. Felipa se fonde essentiellement sur le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.‑U.), 30 & 31 Vict., ch. 3, reproduite dans L.R.C. 1985, app. II, no 5, et sur les paragraphes 8(2) et 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7.

 

[14]                    L’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 se trouve dans la partie VII intitulée « Judicature » et il est ainsi libellé [non souligné dans l’original] :

99. (1) Sous réserve du paragraphe (2) du présent article, les juges des cours supérieures resteront en fonction durant bonne conduite, mais ils pourront être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des Communes.

(2) Un juge d’une cour supérieure, nommé avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou à l’entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.

99. (1) Subject to subsection two of this section, the Judges of the Superior Courts shall hold office during good behaviour, but shall be removable by the Governor General on Address of the Senate and House of Commons.

 

(2) A Judge of a Superior Court, whether appointed before or after the coming into force of this section, shall cease to hold office upon attaining the age of seventy-five years, or upon the

coming into force of this section if at that time he has already attained that age.

 

 

[15]                    L’article 8 de la Loi sur les Cours fédérales est libellé comme suit [non souligné dans l’original] :

8. (1) Sous réserve du paragraphe (2), les juges de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale occupent leur poste à titre inamovible, sous réserve de révocation par le gouverneur général sur adresse du Sénat et de la Chambre des communes.

(2) La limite d’âge pour l’exercice de la charge de juge de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale est de soixante-quinze ans.

8. (1) Subject to subsection (2), the judges of the Federal Court of Appeal and the Federal Court hold office during good behaviour, but are removable by the Governor General on address of the Senate and House of Commons.

(2) A judge of the Federal Court of Appeal or the Federal Court ceases to hold office on becoming 75 years old.

 

 

 

[16]                    Les parties pertinentes de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales sont les suivantes [non souligné dans l’original] :

10. (1.1) Sous réserve du paragraphe (3), le gouverneur en conseil peut autoriser le juge en chef de la Cour fédérale à demander l’affectation à ce tribunal de juges choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district. Les juges ainsi affectés ont qualité de juges suppléants et sont investis des pouvoirs des juges de la Cour fédérale.

10. (1.1) Subject to subsection (3), any judge of a superior, county or district court in Canada, and any person who has held office as a judge of a superior, county or district court in Canada, may, at the request of the Chief Justice of the Federal Court made with the approval of the Governor in Council, act as a judge of the Federal Court, and while so acting has all the powers of a judge of that court and shall be referred to as a deputy judge of that court.

(2) La demande visée aux paragraphes (1) et (1.1) nécessite le consentement du juge en chef du tribunal dont l’intéressé est membre ou du procureur général de sa province.

(2) No request may be made under subsection (1) or (1.1) to a judge of a superior, county or district court in a province without the consent of the chief justice or chief judge of the court of which he or she is a member, or of the attorney general of the province.

(3) L’autorisation donnée par le gouverneur en conseil en application des paragraphes (1) et (1.1) peut être générale ou particulière et limiter le nombre de juges suppléants.

(3) The Governor in Council may approve the making of requests under subsection (1) or (1.1) in general terms or for particular periods or purposes, and may limit the number of persons who may act under this section.

 

(4) Les juges suppléants reçoivent le traitement fixé par la Loi sur les juges pour les juges du tribunal auquel ils sont affectés, autres que le juge en chef, diminué des montants qui leur sont par ailleurs payables aux termes de cette loi pendant leur suppléance. Ils ont également droit aux indemnités de déplacement prévues par cette même loi.

 

(4) A person who acts as a judge of a court under subsection (1) or (1.1) shall be paid a salary for the period that the judge acts, at the rate fixed by the Judges Act for a judge of the court other than the Chief Justice of the court, less any amount otherwise payable to him or her under that Act in respect of that period, and shall also be paid the travel allowances that a judge is entitled to be paid under the Judges Act.

[17]                    Interprétés littéralement, les mots « juges, actuels ou anciens » du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales sont assez larges pour viser toute personne qui a déjà occupé la charge de juge. M. Felipa a cependant soutenu devant la Cour fédérale et devant notre Cour que, sur le fondement du paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 et du paragraphe 8(2) de la Loi sur les Cours fédérales, les mots « juges, actuels ou anciens » excluaient nécessairement une personne qui a atteint l’âge de 75 ans. Le juge en chef a rejeté cette prétention. Il a conclu, sur le fondement de motifs clairement formulés, qu’un ancien juge d’une cour supérieure qui a atteint l’âge de 75 ans peut être nommé juge suppléant à la Cour fédérale.

 

La norme de contrôle

[18]                    La question de savoir si un ancien juge d’une cour supérieure qui a atteint l’âge de 75 ans peut être appelé à agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale est une question de droit, et la norme de contrôle applicable est la norme de la décision correcte : Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, paragraphe 8.

 

La question devant être tranchée

[19]                    Le juge en chef a conclu que les juges suppléants de la Cour fédérale n’« exerce [pas] la charge » de juge de la Cour fédérale et que, par conséquent, ils ne peuvent pas cesser de l’exercer lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans. En effet, les dispositions sur la retraite obligatoire prévoient que « la limite d’âge » est de 75 ans, ou encore que le juge cesse « d’occuper sa charge » à 75 ans. Témoin, le paragraphe 8(2) de la Loi sur les Cours fédérales et le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867; ils sont reproduits ici pour en faciliter la consultation.

Loi constitutionnelle de 1867

99. (2) Un juge d’une cour supérieure, nommé avant ou après l’entrée en vigueur du présent article, cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou à l’entrée en vigueur du présent article si, à cette époque, il a déjà atteint ledit âge.

Constitution Act, 1867

99. (2) A Judge of a Superior Court, whether appointed before or after the coming into force of this section, shall cease to hold office upon attaining the age of seventy-five years, or upon the coming into force of this section if at that time he has already attained that age.

 

 

Loi sur les Cours fédérales

8. (2) La limite d’âge pour l’exercice de la charge de juge de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale est de soixante-quinze ans.

Federal Courts Act

8. (2) A judge of the Federal Court of Appeal or the Federal Court ceases to hold office on becoming 75 years old.

 

[20]                    Il s’ensuit, selon le raisonnement du juge en chef, que ni le paragraphe 8(2) de la Loi sur les Cours fédérales ni le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 n’empêchent un ancien juge qui a atteint l’âge de 75 ans d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Le juge en chef a également conclu que, de toute façon, le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne s’appliquait pas aux juges suppléants d’un tribunal établi par le Parlement en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[21]                    Nous concluons qu’il n’est pas nécessaire d’exprimer notre opinion quant à savoir si les juges suppléants « exerce la charge » de juge parce que nous estimons que cette question ne permettrait pas de trancher la requête de M. Felipa. À notre avis, il faut, dans le cadre de la requête de M. Felipa, établir qui peut agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Nous pensons que l’enjeu a trait à la portée du pouvoir du juge en chef de la Cour fédérale conféré par le paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

10. (1.1) […] le gouverneur en conseil peut autoriser le juge en chef de la Cour fédérale à demander l’affectation à ce tribunal de juges choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district. Les juges ainsi affectés ont qualité de juges suppléants et sont investis des pouvoirs des juges de la Cour fédérale.

10. (1.1) … any judge of a superior, county or district court in Canada, and any person who has held office as a judge of a superior, county or district court in Canada, may, at the request of the Chief Justice of the Federal Court made with the approval of the Governor in Council, act as a judge of the Federal Court, and while so acting has all the powers of a judge of that court and shall be referred to as a deputy judge of that court.

 

[22]                    Nous concluons que la véritable question en litige que la Cour doit trancher pour statuer sur la requête de M. Felipa est de savoir si le paragraphe 10(1.1) autorise le juge en chef à « investi[r] des pouvoirs des juges de la Cour fédérale » une personne qui a atteint l’âge de 75 ans. Plus précisément, les mots « juges, […] anciens » au paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales devraient‑ils, par déduction nécessaire, être interprétés comme excluant les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans?

 

[23]                    Nous tenons à souligner, soit dit en passant, que cette question n’est soulevée que dans le contexte où une personne a déjà exercé la charge de juge d’une cour supérieure, mais a par la suite quitté ses fonctions ou a pris sa retraite. Vu les dispositions applicables quant à la retraite obligatoire, quiconque est actuellement juge d’une cour supérieure est nécessairement âgé de moins de 75 ans.

 

[24]                    La portée du paragraphe 10(1.1) est une question d’interprétation des lois. Avant de se pencher sur les principes applicables en matière d’interprétation des lois, il est important de préciser que la question dont la Cour est saisie n’est pas de savoir si les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans devraient exercer les pouvoirs d’un juge de la Cour fédérale ou si elles sont capables d’exercer ces pouvoirs. Des juges suppléants de plus de 75 ans ont fourni d’excellents services à la Cour fédérale. Il s’agit plutôt de déterminer si le législateur avait l’intention de donner au juge en chef le pouvoir de demander à une personne qui a atteint l’âge légal de la retraite obligatoire d’agir en qualité de juge de la Cour fédérale.

 

Les principes d’interprétation des lois

[25]                    Des problèmes d’interprétation des lois surviennent souvent lorsque, comme en l’espèce, un tribunal est saisi d’une question à laquelle le législateur n’a pas prévu de réponse expresse. Le tribunal doit se demander s’il peut trouver la réponse par déduction nécessaire grâce à l’examen des éléments pertinents du contexte de la loi et, dans l’affirmative, il lui faut répondre à la question en conséquence. La réponse doit respecter les principes acceptés en matière d’interprétation des lois et s’appuyer de façon raisonnable sur le texte de la loi (Ruby c. Canada (Solliciteur général), 2002 CSC 75, [2002] 4 R.C.S. 3, paragraphe 58, R. Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd. (Markham: LexisNexis, 2008), page 163).

 

[26]                    L’approche privilégiée en matière d’interprétation des lois a été exposée de la façon suivante par la Cour suprême du Canada :

Bien que l’interprétation législative ait fait couler beaucoup d’encre (voir par ex. Ruth Sullivan, Statutory Interpretation (1997); Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes (3e éd. 1994) (ci‑après « Construction of Statutes »); Pierre‑André Côté, Interprétation des lois (2e éd. 1990)), Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi. À la p. 87, il dit :

 

[traduction]

 

Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution : il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

 

Parmi les arrêts récents qui ont cité le passage ci‑dessus en l’approuvant, mentionnons : R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213; Banque Royale du Canada c. Sparrow Electric Corp., [1997] 1 R.C.S. 411; Verdun c. Banque Toronto‑Dominion, [1996] 3 R.C.S. 550; Friesen c. Canada, [1995] 3 R.C.S. 103.

 

Voir : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, paragraphe 21. Voir aussi : R. c. Ulybel Enterprises Ltd., 2001 CSC 56, [2001] 2 R.C.S. 867, paragraphe 29.

 

[27]                    La Cour suprême a énoncé de nouveau ce principe de la façon suivante au paragraphe 10 de l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, [2005] 2 R.C.S. 601 [non souligné dans l’original] :

Il est depuis longtemps établi en matière d’interprétation des lois qu’« il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur » : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L’interprétation d’une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d’une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d’interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d’un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L’incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l’objet sur le processus d’interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d’une loi comme formant un tout harmonieux.

 

[28]                    Cette formulation de l’approche applicable en matière d’interprétation des lois a récemment été reprise dans les arrêts Celgene Corp. c. Canada (Procureur général), 2011 CSC 1, [2011] 1 R.C.S. 3, paragraphe 21, et Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, paragraphe 27.

 

[29]                    Les limites du recours au contexte ont été expliquées par la majorité de la Cour suprême au paragraphe 15 de l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., 2005 CSC 62, [2005] 3 R.C.S. 141, paragraphe 15 :

Dans l’exercice d’interprétation, plus le texte choisi par le législateur sera général, plus le contexte sera important. L’exercice d’interprétation contextuelle comporte ses limites. Le tribunal n’endosse son rôle d’interprète que lorsque les deux éléments de la communication convergent vers une même direction : le texte s’y prête et l’intention du législateur se dégage clairement du contexte.

 

[30]                    Il est implicite dans la méthode contextuelle d’interprétation des lois que le sens ordinaire et grammatical des mots employés dans une disposition n’est pas le seul élément porteur de sens. Comme l’a écrit Francis Bennion, [traduction] « [l]e critère est le suivant : il faut se demander ce qu’a voulu dire le législateur lorsqu’il a utilisé ces mots, et non se demander ce qu’a voulu dire le législateur dans l’abstrait » (Francis Bennion, Bennion on Statutory Interpretation, 5e éd. (London : LexisNexis, 2008), page 480). Le tribunal doit tenir compte de l’ensemble du contexte de la disposition qu’il doit interpréter, et ce, « même si, à première vue, le sens de son libellé peut paraître évident » (ATCO Gas and Pipelines Ltd. c. Alberta (Energy and Utilities Board), 2006 CSC 4, [2006] 1 R.C.S. 140, paragraphe 48). Le tribunal qui interprète une disposition tente d’établir l’intention du législateur grâce au texte et à l’ensemble du contexte. L’intention du législateur est « [l]’élément le plus important de cette analyse » (R. c. Monney, [1999] 1 R.C.S. 652, paragraphe 26).

 

[31]                    La notion d’intention du législateur est une création des tribunaux, expliquée de la façon suivante par lord Nicholls dans l’arrêt Regina c. Secretary of State for the Environment, Transport and the Regions and Another, ex parte Spath Holme Limited, [2001] 2 A.C. 349, page 396 :

[traduction]

 

Les tribunaux, lorsqu’ils interprètent les lois, doivent cerner le sens des mots en cause en tenant compte du contexte. Il a souvent été répété qu’il incombe alors aux tribunaux d’établir l’intention du législateur exprimée dans le libellé en cause. C’est juste et cela peut se révéler utile tant et aussi longtemps que l’on garde à l’esprit que « l’intention du législateur » est une notion objective et non subjective. Cette expression renvoie en peu de mots à l’intention que les tribunaux peuvent raisonnablement imputer au législateur compte tenu du libellé employé. Il ne s’agit pas de l’intention subjective du ministre ou des autres personnes qui ont milité en faveur de la loi. Il ne s’agit pas non plus de l’intention subjective du rédacteur ni de celle d’un membre ou d’une majorité de membres de l’une ou l’autre des chambres. Ces personnes ont bien souvent des intentions très différentes. Leur compréhension de la loi et des mots employés peut être excellente ou terriblement déficiente. Par conséquent, lorsque les tribunaux affirment que tel sens « ne peut pas représenter l’intention du législateur », tout ce qu’ils veulent dire c’est que le législateur ne peut pas raisonnablement avoir utilisé les mots en cause dans ce sens. Comme lord Reid l’a affirmé dans l’arrêt Black‑Clawson International Ltd c. Papierwerke Waldhof‑Aschaffenburg A G [1975] A.C. 591, 613 :

 

Nous affirmons souvent que nous tentons d’établir l’intention du législateur, mais ce n’est pas tout à fait exact. Nous tentons plutôt d’établir le sens des mots employés par le législateur.

 

[32]                    Lorsqu’ils essaient d’établir l’intention du législateur, les tribunaux qui interprètent les lois doivent reconnaître qu’il existe une ligne qui sépare l’interprétation judiciaire et la rédaction législative. Cette ligne ne doit pas être franchie (ATCO, paragraphe 51).

 

Application des principes d’interprétation des lois

[33]                    À la suite de l’examen des principes applicables à l’interprétation des lois, nous nous pencherons maintenant sur le libellé, le contexte législatif et l’objet du paragraphe 10(1.1).

 

a.              Le libellé du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales

[34]                    Aucune limite n’est fixée sur les mots « les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district » et « any person who has held office as a judge of a superior, county or district court in Canada » qui se trouvent au paragraphe 10(1.1). En l’absence de toute restriction, le libellé est assez large pour permettre à un ancien juge d’une cour supérieure, de comté ou de district d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale, et ce, peu importe son âge.

 

[35]                    Cependant, comme nous l’avons expliqué ci­dessus, l’interprétation des lois commande que les tribunaux effectuent chaque fois un examen du contexte législatif. « Des mots en apparence clairs et exempts d’ambiguïté peuvent, en fait, se révéler ambigus une fois placés dans leur contexte. » (Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., paragraphe 10) Cela ressort clairement de l’examen de l’article 5.3 de la Loi sur les Cours fédérales, qui prévoit les qualités que doit posséder la personne nommée juge de la Cour fédérale ou de la Cour d’appel fédérale. L’article 5.3 est ainsi libellé :

5.3 Les juges de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale sont choisis parmi :

5.3 A person may be appointed a judge of the Federal Court of Appeal or the Federal Court if the person

a) les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district;

(a) is or has been a judge of a superior, county or district court in Canada;

b) les avocats inscrits pendant ou depuis au moins dix ans au barreau d’une province;

(b) is or has been a barrister or advocate of at least 10 years standing at the bar of any province; or

c) les personnes ayant été membres du barreau d’une province et ayant exercé à temps plein des fonctions de nature judiciaire à l’égard d’un poste occupé en vertu d’une loi fédérale ou provinciale après avoir été inscrites au barreau, et ce pour une durée totale d’au moins dix ans.

 

(c) has, for at least 10 years,

(i) been a barrister or advocate at the bar of any province, and

(ii) after becoming a barrister or advocate at the bar of any province, exercised powers and performed duties and functions of a judicial nature on a full-time basis in respect of a position held under a law of Canada or a province.

 

[36]                    Une interprétation littérale de l’article 5.3 de la Loi sur les Cours fédérales, sans qu’il soit tenu compte du contexte législatif, pourrait donner à penser qu’une personne qui a atteint l’âge de 75 ans pourrait être nommée juge de la Cour fédérale si elle respectait les conditions prévues aux alinéas 5.3 a), b) ou c). Il ne s’agit toutefois pas d’une interprétation vraisemblable de l’article 5.3. Pourquoi? Parce qu’il est parfaitement clair que le paragraphe 8(2) de la Loi sur les Cours fédérales établit qu’une personne qui a atteint l’âge de 75 ans ne peut pas être nommée à la Cour fédérale.

 

[37]                    Pour des raisons semblables, une interprétation littérale du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales n’en donne pas tout le sens. Comme nous l’expliquerons de façon plus approfondie ci­dessous, le contexte législatif donne à penser que seules les personnes qui n’ont pas atteint l’âge 75 ans peuvent être appelées à agir en qualité de juge suppléant. Vu qu’il s’agit d’une interprétation qui peut s’appuyer sur le texte du paragraphe 10(1.1), nous adopterons cette interprétation.

 

b.              Le contexte législatif du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales

[38]                    Comme la majorité de la Cour suprême l’a noté au paragraphe 17 de l’arrêt Montréal (Ville) c. 2952-1366 Québec Inc., le contexte législatif comprend un certain nombre de facteurs. « L’historique d’une disposition et la recherche de l’objectif de la réglementation permettent de cerner le contexte global dans lequel la disposition est adoptée. » Le contexte immédiat d’une disposition peut être établi par l’analyse de la loi où elle se trouve. Dans les paragraphes qui suivent, les éléments pertinents du contexte législatif seront examinés.

 

                 i.      L’évolution législative et l’historique

[39]                    La Cour fédérale a succédé à la Cour de l’Échiquier, qui avait été créée en 1875 en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 par l’Acte pour établir une Cour Suprême et une Cour d’Échiquier pour le Canada, S.C. 1875, ch. 11. Au début, le juge en chef et les juges de la Cour de l’Échiquier étaient les mêmes que ceux de la Cour suprême du Canada.

 

[40]                    En 1887, l’Acte à l’effet de modifier l’Acte des cours Suprême et de l’Échiquier, et d’établir de meilleures dispositions pour l’instruction des réclamations contre la Couronne, S.C. 1887, ch. 16, est entré en vigueur. La Cour de l’Échiquier a été maintenue (article 2) et elle était composée d’un seul juge nommé par le gouverneur en conseil (paragraphe 3(1)). Le paragraphe 3(2) prévoyait ce qui suit :

3. (2) Pourra être nommé juge de la cour quiconque sera ou aura été juge d’une cour supérieure ou de comté dans quelqu’une des provinces du Canada, ou un avocat ayant pratiqué pendant au moins dix ans au barreau de quelqu’une de ces provinces.

3. (2) Any person may be appointed a judge of the Court who is or has been a judge of a superior or county court of any of the Provinces of Canada, or a barrister or advocate of at least ten years’ standing at the bar of any of the said Provinces.

 

[41]                    Le paragraphe 3(5) prévoyait la nomination d’une personne pour remplacer le juge de la Cour de l’Échiquier en cas de maladie ou d’absence du Canada. Il renvoyait aussi aux qualités nécessaires que devait posséder le juge remplaçant :

3. (5) Dans le cas de maladie du juge de la cour ou de son absence du Canada, le Gouverneur en conseil pourra, spécialement nommer pour le remplacer quelque autre personne possédant les qualités mentionnées au paragraphe deux du présent article ci‑dessus, laquelle prêtera serment de bien et fidèlement remplir les devoirs de sa charge et sera revêtue de tous les pouvoirs y attachés, durant la maladie ou l’absence du juge de la cour.

3. (5) In case of sickness or absence from Canada of the judge of the court, the Governor in Council may specially appoint some other person having the qualifications mentioned in subsection two of this section, who shall be sworn to the faithful performance of the duties of his office, and shall have all the powers incident thereto during the sickness or absence from Canada of the judge of the court.

 

Le juge de la Cour de l’Échiquier « [restait] en charge durant bonne conduite » (article 4).

 

[42]                    En 1912, l’effectif de la Cour est passé à deux juges : Loi modifiant la loi de la Cour de l’Échiquier, S.C. 1912, ch. 21, article 1. Par la suite, en 1920, le pouvoir de nommer une personne pour qu’elle agisse en qualité de juge suppléant de la Cour de l’Échiquier a été édicté pour la première fois : Loi modifiant la Loi de la cour de l’Échiquier, S.C. 1919-1920, ch. 26, article 2. Ce pouvoir a été accordé par la modification du paragraphe 3(5), qui, à ce moment­là, était devenu l’article 8 de la Loi concernant la cour de l’Échiquier du Canada, S.R.C. 1906; l’article 8 était par conséquent ainsi libellé [non souligné dans l’original] :

8. Advenant que le président ou le juge puîné soit malade ou absent du Canada ou occupé à d’autres devoirs, ou à la demande du président pour toute autre raison qu’il juge suffisante, le Gouverneur en conseil peut spécialement nommer un juge suppléant ayant les qualités requises susmentionnées, qui est assermenté pour remplir fidèlement les devoirs de la charge, et ce juge suppléant a provisoirement tous les pouvoirs attachés à cette charge, lesquels prennent fin au gré du Gouverneur en conseil.

8. The Governor in Council may, in case of the sickness or absence from Canada or engagement upon other duty of the President or of the Puisne Judge, or, at the request of the President, for any other reason which he deems sufficient, specially appoint a deputy judge having the qualifications for appointment hereinbefore mentioned, who shall be sworn to the faithful performance of the duties of the office, and shall temporarily have all the powers incident thereto to be terminated at the pleasure of the Governor in Council.

 

[43]                    Les qualités requises pour la nomination dont il est question à l’article 8 sont les suivantes :

5. Peut être nommé juge de la cour quiconque est ou a été juge d’une cour supérieure ou de comté dans quelqu’une des provinces du Canada, ou un avocat qui a pratiqué, pendant au moins dix ans, au barreau de quelqu’une de ces provinces.

5. Any person may be appointed a judge of the Court who is or has been a judge of a superior or county court of any of the provinces of Canada, or a barrister or advocate of at least ten years’ standing at the bar of any of the said provinces.

 

[44]                    Le législateur avait donc prévu que, pour être nommée juge suppléant de la Cour de l’Échiquier, une personne devait posséder les qualités requises pour être nommée juge de la Cour de l’Échiquier. Une personne n’ayant pas les qualités pour exercer les fonctions de juge de la Cour de l’Échiquier ne pouvait pas agir en qualité de juge suppléant de cette cour. À cette époque, les juges étaient nommés à vie, à titre inamovible, et la question de l’âge des juges et des juges suppléants ne se posait donc pas.

 

[45]                    En 1927, le législateur a fixé un âge de retraite obligatoire pour les juges de la Cour suprême du Canada et de la Cour de l’Échiquier. Le juge de l’une ou l’autre de ces cours doit « cesser d’occuper sa charge lorsqu’il atteint l’âge de soixante­quinze ans, ou immédiatement, s’il a déjà atteint cet âge » (la Loi modifiant la Loi de la Cour suprême, S.C. 1926-1927, ch. 38, article 2, et la Loi modifiant la Loi de la cour de l’Échiquier, S.C. 1926‑1927, ch. 30, article 1).

 

[46]                    Il convient, lors de l’interprétation d’une modification législative, d’examiner des extraits du Hansard afin de cerner le problème que la modification était censée régler (Canada 3000 Inc., (Re); Inter-Canadian (1991) Inc. (Syndic de), 2006 CSC 24, [2006] 1 R.C.S. 865, paragraphe 57). Le problème que l’on avait cerné, comme le révèlent les débats des parlementaires sur la modification visant à imposer l’âge de la retraite obligatoire aux juges de la Cour suprême et de la Cour de l’Échiquier, était que la nomination à vie des juges entraînait un risque inacceptable : les juges pourraient ne pas être capables de déterminer eux­mêmes s’ils étaient encore aptes à s’acquitter de leurs fonctions (Hansard, débats de la Chambre des communes, le 10 mars 1927, page 1078).

 

[47]                    La nature générale de ce problème ressort de l’extrait suivant de commentaires formulés par M. R.B. Bennett, qui allait par la suite devenir chef de l’opposition puis premier ministre :

[…] Je ne me prononce pas entre les deux âges de soixante‑quinze et de quatre‑vingts ans; seulement je crois que, parmi ceux qui ont recours aux tribunaux, on trouvera l’opinion assez répandue que lorsqu’un juge a atteint l’âge de soixante‑quinze ans il a, soit dit sans méchanceté, dépassé l’âge utile. Il y a des exceptions; il y en aura toujours. Mais à parler d’une manière générale, quand des hommes ont payé de leur personne les durs labeurs de la profession jusqu’à l’âge de soixante‑quinze ans, ils devraient être heureux, ce me semble, de se reposer et de jouir d’une pension bien méritée. Je ne dis pas que soixante‑quinze ans soit la limite exacte, seulement ma propre observation m’incline à croire que nous ne devrions pas avoir sur le banc un juge qui a atteint sa quatre‑vingtième année. Voilà mon opinion personnelle.

 

Voir : Hansard, débats de la Chambre des communes, le 25 mars 1927, page 1551.

 

[48]                    Des commentaires semblables ont été tenus par le ministre de la Justice de l’époque, M. Ernest Lapointe, qui avait cité de la façon suivante le juge en chef Taft de la Cour suprême des États­Unis :

[…] À n’en pas douter, il y a des juges qui, à soixante-dix ans, sont d’un jugement mûri, d’un esprit alerte, d’une grande vigueur physique, et en mesure de s’acquitter de leurs fonctions de façon fort satisfaisante. Cependant, il arrive que la plupart du temps ceux qui ont atteint l’âge de soixante‑dix ans, n’ont plus la vigueur d’autrefois; leur esprit n’est plus aussi alerte, la perception de leurs sens s’est émoussée et ils n’ont plus, lorsqu’il s’agit d’entreprendre une tâche importante, le même empire sur leur volonté que nous constatons chez des gens d’un âge moins avancé, et que nous devrions retrouver dans les juges qui doivent abattre la besogne énorme qui incombe aux juges de la Cour suprême. Dans l’intérêt du public, il vaut mieux se résigner à perdre les services du petit nombre de ces juges qui excellent encore après avoir atteint leurs soixante-dix ans et ne pas avoir, parmi la magistrature, des juges qui ne sont plus en état de suffire à la besogne ou de faire le travail d’une façon satisfaisante. La fonction d’un juge de la Cour suprême ne consiste pas seulement à saisir le point de droit en jeu entre les parties et à statuer en conséquence. De par ses fonctions, il lui incombe souvent un labeur onéreux, tel que la lecture de dossiers et la rédaction d’opinions. Cela exige une grande dépense d’énergie. La plupart du temps, l’homme qui a atteint soixante‑dix ans n’est guère porté à examiner à fond des causes à l’étude desquelles il faut réellement apporter de l’endurance physique.

 

Voir : Hansard, débats de la Chambre des communes, le 25 mars 1927, page 1556.

 

[49]                    Les débats révèlent aussi le souhait du ministre de la Justice et des autres membres de la Chambre des communes d’établir dans la loi un âge de retraite obligatoire pour les juges nommés à des cours établies en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cette mesure était toutefois considérée comme outrepassant la compétence législative du Parlement parce qu’elle requérait une modification de la Loi constitutionnelle de 1867, alors appelée Acte de l’Amérique du Nord britannique, 1867. La modification à la Constitution nécessaire afin que soit imposé l’âge de la retraite obligatoire à 75 ans aux juges des cours établies en vertu de l’article 96 a finalement été apportée par le Parlement du Royaume-Uni en 1960.

 

[50]                    En 1927, lorsque la disposition prévoyant la retraite obligatoire des juges de la Cour de l’Échiquier est entrée en vigueur, les articles 5, 8 et 9 de la Loi de la cour de l’Échiquier, S.R.C. 1927, ch. 34, étaient libellés comme suit [non souligné dans l’original] :

5. Peut être nommé juge de la cour quiconque est ou a été juge d’une cour supérieure ou de comté dans quelqu’une des provinces du Canada, ou un avocat qui a exercé pendant au moins dix ans au barreau de l’une de ces provinces.

[. . .]

8. Lorsque le président ou le juge puîné est malade ou absent du Canada ou occupé à d’autres devoirs, ou lorsque le président le demande pour tout autre motif qu’il juge suffisant, le gouverneur en son conseil peut nommer un juge suppléant extraordinaire ayant les qualités requises susmentionnées. Celui-ci doit prêter serment qu’il remplira fidèlement les devoirs de la charge, et il est investi provisoirement de tous les pouvoirs attachés à cette charge, lesquels prennent fin au gré du gouverneur en son conseil.

9. Tout juge de la cour reste en fonctions durant bonne conduite, mais il peut être démis par le gouverneur général, sur une adresse du Sénat et de la Chambre des communes : Toutefois, qu’il ait été nommé jusqu’ici ou qu’il le soit à l’avenir, ce juge doit cesser d’occuper sa charge dès qu’il atteint l’âge de soixante-quinze ans, ou immédiatement, s’il a déjà atteint cet âge.

5. Any person may be appointed a judge of the Court who is or has been a judge of a superior or county court of any of the provinces of Canada, or a barrister or advocate of at least ten years’ standing at the bar of any of the said provinces.

8. The Governor in Council may, in case of the sickness or absence from Canada or engagement upon other duty of the President or of the Puisne Judge, or, at the request of the President, for any other reason which he deems sufficient, specially appoint a deputy judge having the qualifications for appointment hereinbefore mentioned, who shall be sworn to the faithful performance of the duties of the office, and shall temporarily have all the powers incident thereto to be terminated at the pleasure of the Governor in Council.

9. Every judge of the Court shall hold office during good behaviour, but shall be removable by the Governor General on address of the Senate and House of Commons: Provided that each judge, whether heretofore appointed or hereafter to be appointed, shall cease to hold office upon attaining the age of seventy-five years, or immediately, if he has already attained that age.

 

[51]                    Selon de l’article 9 de la Loi de la cour de l’Échiquier tel qu’il était libellé en 1927, un juge de cette cour devait cesser d’occuper sa charge dès qu’il atteignait 75 ans. Bien que les qualités requises pour être nommé juge n’aient pas changé, les personnes qui avaient atteint l’âge 75 ans ne pouvaient plus être nommées juges de la Cour de l’Échiquier après l’entrée en vigueur de l’article 9. Dans ces circonstances, le législateur avait‑il l’intention qu’un juge d’une cour supérieure ou d’une cour de comté qui avait atteint l’âge de 75 ans puisse être nommé juge suppléant? Le juge en chef a conclu que c’était effectivement l’intention du législateur. Au paragraphe 147 de ses motifs, le juge en chef a écrit ce qui suit :

De plus, l’âge de la retraite inséré dans l’article 9 était une limite et non pas une qualité requise. Cette limite ne pouvait pas être l’une des « qualités requises susmentionnées » dont parlent les articles 5 et 8. Je conclus que l’article 9 n’interdit pas à une personne de plus de 75 ans d’agir comme juge suppléant de la Cour de l’Échiquier.

 

[52]                    En toute déférence, nous ne souscrivons pas à cette conclusion. L’article 9 de la Loi de la cour de l’Échiquier avait une grande portée, il s’appliquait aux juges en fonction et aux futurs juges. Les personnes qui avaient atteint 75 ans n’avaient plus les qualités requises ou n’étaient plus admissibles à une nomination à la Cour de l’Échiquier parce que le législateur avait estimé que, pour des raisons de politique générale, les personnes n’ayant pas atteint l’âge de 75 ans étaient plus aptes à s’acquitter des fonctions d’un juge de la Cour de l’Échiquier. C’était la règle en 1927, et, à notre avis, elle s’applique encore aujourd’hui en ce qui a trait aux juges suppléants de la Cour fédérale.

 

[53]                    Le postulat de base qui ressort implicitement de cette conclusion est que le statut des juges suppléants suivant la Loi de la cour de l’Échiquier est pertinent pour l’interprétation des dispositions sur les juges suppléants prévues par la Loi sur les Cours fédérales. Nous estimons qu’il s’agit d’un postulat valable parce la Cour fédérale est la successeure de la Cour de l’Échiquier et que les dispositions sur les juges suppléants dans la Loi de la cour de l’Échiquier ont été maintenues dans les lois qui lui ont succédé, la Loi sur la Cour fédérale, S.C. 1970-71-72, ch. 1, et la Loi sur les Cours fédérales.

 

[54]                    En outre, les rôles des juges suppléants des deux cours sont semblables. Comme cela est le cas aujourd’hui, une personne pouvait être nommée juge suppléant de la Cour de l’Échiquier pour tout motif que le président jugeait suffisant (article 8, précité), mais la Cour de l’Échiquier n’a pas eu recours à des juges suppléants avant 1942, puis elle n’a fait appel à de tels juges que de façon sporadique par la suite (voir le paragraphe 114 des motifs du juge en chef, qui renvoie à Ian Bushnell, The Federal Court of Canada: A History, 1875-1992 (Toronto: University of Toronto Press, 1997), pages 97, 130, 193 et 194).

[55]                    Enfin, bien que la compétence de la Cour de l’Échiquier et celle de la Cour fédérale ne soient pas les mêmes, leurs différences n’ont aucune incidence sur la question de l’intention du législateur à l’égard de l’âge des juges suppléants.

 

[56]                    Il ne reste qu’à établir si des modifications législatives apportées après 1927 commandent une conclusion contraire. Une seule modification de la Loi sur la Cour de l’Échiquier doit être examinée à cet égard. En 1968, la Loi sur la Cour de l’Échiquier a été modifiée par l’édiction de la Loi sur le divorce, S.C., 1967‑1968, ch. 24, paragraphe 23(2). Une division de la Cour de l’Échiquier, nommée Division des divorces, a été créée et les avocats n’ont dès lors plus eu le droit d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour de l’Équichier. À partir de ce moment, les juges suppléants devaient être choisis parmi les juges, actuels ou anciens, des cours supérieures ou des cours de comté. Par conséquent, la mention visant les « qualités requises » d’un juge suppléant a été enlevée. Le paragraphe 8(1) a été modifié de la façon suivante [non souligné dans l’original] :

8. (1) Sous réserve du paragraphe (3), un juge d’une cour supérieure ou d’une cour de comté au Canada, ainsi que toute personne qui a occupé un poste de juge d’une cour supérieure ou d’une cour de comté au Canada peut, à la demande du président faite avec l’approbation du gouverneur en conseil, siéger comme juge de la Cour de l’Échiquier et juge de la Division des divorces.

8. (1) Subject to subsection (3), any judge of a superior court or county court in Canada, and any person who has held office as a judge of a superior court or county court in Canada, may, at the request of the President made with approval of the Governor in Council, sit and act as a judge of the Exchequer Court and as a judge of the Divorce Division.

 

[57]                    La question est donc de savoir si la modification apportée en 1968 à la Loi sur la Cour de l’Échiquier, à savoir la suppression de toute mention des qualités requises pour être nommé juge suppléant, traduisait un changement de l’intention du législateur concernant l’âge des juges suppléants. L’intention du législateur était‑elle dorénavant de permettre à des personnes qui avaient atteint l’âge de 75 ans d’agir en qualité de juge?

 

[58]                    À notre avis, ce n’était pas l’intention du législateur. La modification apportée en 1968 avait pour but de hausser les exigences pour agir en qualité de juge suppléant. L’expérience comme juge devenait désormais nécessaire pour être nommé juge suppléant, et c’est pourquoi le libellé de la disposition visant les juges suppléants a été modifié. Rien dans le texte de la modification ou dans son contexte législatif ne permet de conclure que le législateur, en 1968, a eu l’intention de supprimer la limite d’âge visant les juges suppléants en modifiant la Loi sur la Cour de l’Échiquier. Cette modification a été rendue nécessaire en raison de l’édiction de la Loi sur le divorce. Nous soulignons, soit dit en passant, qu’à l’époque où les modifications ont été apportées à la Loi sur la Cour de l’Échiquier, soit en 1968, la modification constitutionnelle qui prévoit l’âge de retraite obligatoire pour les juges des cours établies en vertu de l’article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867, était en vigueur depuis 8 ans.

 

[59]                    Le libellé des dispositions portant sur les juges suppléants est resté pour l’essentiel le même que celui de 1968 : voir la Loi sur la Cour de l’Échiquier, S.R.C. 1970, ch. E‑11, article 9; la Loi sur la Cour fédérale, S.R.C. 1970 (2e suppl.), ch. 10, article 10, et la Loi sur les Cours fédérales, article 10, modifié par la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, L.C. 2002, ch. 8, article 19.

 

[60]                    Cet examen de l’évolution législative et de l’historique des dispositions sur les juges suppléants révèle qu’avant l’édiction de la Loi sur les Cours fédérales, le législateur n’avait pas l’intention que des personnes qui avaient atteint l’âge de 75 ans puissent agir en qualité de juge suppléant.

 

                 ii.     Les dispositions actuelles de la Loi sur les Cours fédérales

[61]                    Après avoir examiné l’évolution législative des dispositions sur les juges suppléants, il convient maintenant de se pencher sur le contexte législatif à l’heure actuelle.

 

[62]                    Le paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales se trouve dans la partie intitulée « Les juges ». Ce titre vise les articles 5 à 10.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Les articles 5 et 5.1 portent sur la composition de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale. Les articles 5.2 et 5.3 concernent les conditions de nomination et prévoient qui peut faire ces nominations. L’article 5.4 établit le nombre de juges devant provenir du Québec. L’article 6 prévoit le rang et la préséance des cours et de leurs juges et établit ce qu’il advient en cas d’absence ou d’empêchement de l’un ou l’autre des juges en chef. L’article 7 porte sur l’exigence liée au lieu de résidence et sur la liste de roulement des juges. L’article 8 établit la durée du mandat. L’article 9 prévoit le serment professionnel et sa prestation. L’article 10 porte sur les juges suppléants. Enfin, l’article 10.1 prévoit l’obligation pour les juges de se réunir une fois par an pour discuter des règles de pratique et de l’administration de la justice.

 

[63]                    Le paragraphe 8(2) est la seule disposition de cette partie de la Loi sur les Cours fédérales qui puisse nous renseigner sur l’intention du législateur quant à savoir si les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans peuvent agir en qualité de juge suppléant.

 

[64]                    L’ajout, en 1927, de la disposition prévoyant la retraite obligatoire des juges de la Cour suprême et de la Cour de l’Échiquier faisait écho à l’avis du législateur selon lequel, en vieillissant, les capacités physiques et mentales des juges peuvent diminuer et que, pour des raisons de politique générale, les juges ne devraient donc pas exercer leurs fonctions judiciaires après avoir atteint 75 ans. En 1960, l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 a été modifié afin d’établir l’âge de la retraite obligatoire des juges des cours établies par l’article 96. Cette modification participait des mêmes raisons de politique générale, cette fois‑ci édictées par le Parlement du Royaume-Uni. Cette politique générale ressort également d’autres lois fédérales, notamment la Loi sur la Cour suprême, L.R.C. 1985, ch. S‑26, paragraphe 9(2), la Loi sur la Cour canadienne de l’impôt, L.R.C. 1985, ch. T‑2, et dans les lois sur les tribunaux des territoires établis par le Parlement sur le fondement de ses pleins pouvoirs législatifs sur les territoires : Loi sur les Territoires du Nord‑Ouest, L.R.C. 1985, ch. N‑27, article 33; Loi sur le Nunavut, L.C. 1993, ch. 28, paragraphe 31(3); Loi sur le Yukon, L.C. 2002, ch. 7, article 39.

 

[65]                    Nous notons que notre collègue dissident admet que le fait de permettre à une personne d’agir en qualité de juge suppléant après avoir atteint 75 ans constitue un « îlot d’anomalie » dans une « une mer homogène de lois qui régissent les tribunaux au Canada et qui prévoient que les juges doivent prendre leur retraite à 75 ans ». Il explique cette anomalie en adoptant le raisonnement proposé par le juge en chef, selon qui la Cour fédérale « peut devoir faire temporairement face à une surcharge de travail dans certains domaines de compétence exclusive, tels que l’immigration ». Cette explication est censée permettre de mieux comprendre le paragraphe 10(1.1) parce que, si seuls les juges de moins de 75 ans pouvaient agir en qualité de juge suppléant, le bassin de juges capables d’aider la Cour fédérale lorsqu’elle doit faire face à une surcharge de travail temporaire pourrait ne pas suffire à la tâche. Le problème que pour cette explication de l’anomalie est qu’elle n’est aucunement fondée sur la preuve. Rien ne donne à penser que la fluctuation de la charge de travail est un problème particulier à la Cour fédérale. Il n’y a aucun élément de preuve sur le nombre de juges qui choisissent de prendre leur retraite ou de devenir juge surnuméraire avant d’atteindre 75 ans. Même si le fait de permettre à des juges à la retraite qui ont atteint l’âge de 75 ans d’agir en qualité de juge suppléant augmenterait le bassin de juges, on verse dans la spéculation en concluant qu’un plus petit bassin de juges à la retraite et de juges surnuméraires âgés de moins de 75 ans pourrait ne pas suffire à la tâche.

 

[66]                    Le contexte législatif du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales nous mène à la conclusion que, malgré son libellé général, il faut considérer ce paragraphe comme étant assujetti à la restriction implicite qui prévoit que les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans ou plus ne devraient pas agir en qualité de juge suppléant. L’interprétation contraire serait en violation de la politique législative claire établie par le législateur, suivant laquelle une personne ne devrait pas être autorisée à exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans. Il est contraire au bon sens de conclure qu’un juge de la Cour fédérale qui cesse d’exercer la charge de juge lorsqu’il atteint 75 ans peut, à la demande du juge en chef de la Cour fédérale, continuer de s’acquitter des mêmes fonctions judiciaires en qualité de juge suppléant. Il est tout aussi illogique de conclure qu’un juge d’une cour supérieure d’une province puisse cesser d’exercer la charge de juge lorsqu’il atteint 75 ans, pour ensuite s’acquitter de fonctions judiciaires en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale.

 

[67]                    Avant de conclure la présente partie sur le présent contexte législatif, il convient de se pencher sur certains points de la Loi sur les Cours fédérales qui pourraient étayer la conclusion tirée par le juge en chef.

 

[68]                    Tout d’abord, aucune disposition de la Loi sur les Cours fédérales ne prévoit expressément la fin du mandat des juges suppléants et aucune disposition transitoire n’établit qu’un juge suppléant peut travailler pendant un certain temps après avoir terminé une instance donnée. On pourrait alléguer que l’absence de telles dispositions permet de conclure que le droit d’un juge suppléant d’exercer la charge de juge ne peut pas être fondé sur l’âge. Nous ne souscrivons pas à cet argument pour les motifs qui suivent.

 

[69]                    Le juge en chef a décrit la façon dont le travail est assigné à un juge suppléant de la Cour fédérale au paragraphe 137 de ses motifs :

Contrairement aux juges à temps plein et aux juges surnuméraires de la Cour fédérale, les juges suppléants n’occupent pas le poste et ne sont pas soumis au pouvoir d’établissement du calendrier du juge en chef. Le juge suppléant décide s’il accepte l’affectation qui lui est offerte par le juge en chef. Le juge en chef demande au juge suppléant s’il accepte l’affectation qui lui est offerte et il peut refuser cette offre. Il s’agit d’un processus consensuel contrairement au processus qui s’applique aux juges qui occupent le poste.

 

Puisque l’attribution du travail est un processus « consensuel », les juges suppléants n’ont aucun droit à une affectation, aucun droit d’agir en qualité de juge – à moins que le juge en chef de la Cour fédérale ne le leur demande – aucune permanence, ni aucun droit à un traitement, sauf pour les jours travaillés. Vu la nature ponctuelle du travail du juge suppléant, nous ne tirons aucune conclusion de l’omission du législateur d’adopter des dispositions prévoyant la retraite des juges suppléants. Ils n’occupent aucun poste, ils ne peuvent donc pas prendre leur retraite. De façon semblable, l’absence d’une disposition transitoire va de pair avec l’idée que le juge en chef ne proposera aucune affectation que le juge suppléant ne pourrait pas terminer avant son 75e anniversaire.

 

[70]                    On pourrait également soutenir que la conclusion du juge en chef est étayée par la mesure prise par le législateur en réponse à la décision George Addy c. La Reine du chef du Canada, [1985] 2 C.F. 452. La ratio decidendi de la décision Addy était qu’une disposition de la loi de 1970 qui a précédé la Loi sur les Cours fédérales, selon laquelle les juges de la Cour fédérale du Canada devaient prendre leur retraite à 70 ans, était inconstitutionnelle au vu du paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867. Ce paragraphe a été édicté en 1960 afin d’établir à 75 ans l’âge de la retraite obligatoire des juges des cours supérieures. Le législateur a par la suite modifié la Loi sur la Cour fédérale afin que l’âge de la retraite obligatoire des juges de la Cour fédérale du Canada soit de nouveau porté à 75 ans. Voilà qui répondait à la ratio decidendi de la décision Addy. Cependant, à la page 464 de la décision Addy, le juge a fait remarquer ce qui suit en obiter dictum : « La loi ne fixe aucune limite d’âge pour un juge suppléant. » Malgré cette remarque, le législateur n’a pas modifié la disposition visant les juges suppléants pour y ajouter une limite d’âge expresse.

[71]                    À notre avis, il ne faut pas déduire de l’inaction du législateur qu’il avait l’intention de soustraire les juges suppléants à la limite d’âge. Le sens de la loi est fixé au moment de son adoption (Perka c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 232, page 264; et Sullivan on the Construction of Statutes, 5e éd., pages 146 et 147). La remarque dans la décision Addy a été faite quelque 14 ans après l’adoption de la disposition légale en cause dans cette affaire. L’inaction du législateur si longtemps après l’édiction de la Loi sur la Cour fédérale n’est guère révélatrice de son intention au moment de son adoption. En outre, le paragraphe 45(4) de la Loi sur l’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I‑21, prévoit ce qui suit [non souligné dans l’original] :

45. (4) La nouvelle édiction d’un texte, ou sa révision, refonte, codification ou modification, n’a pas valeur de confirmation de l’interprétation donnée, par décision judiciaire ou autrement,

des termes du texte ou de termes analogues.

45. (4) A re-enactment, revision, consolidation or amendment of an enactment shall not be deemed to be or to involve an adoption of the construction that has by judicial

decision or otherwise been placed on the language used in the enactment or on similar language.

 

À la lumière de cette disposition, la nouvelle édiction du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales par suite de la décision Addy ne peut pas être assimilée à l’adoption de la remarque sur l’âge des juges suppléants faite en obiter dans la décision Addy.

 

c.              L’objet de la loi

[72]                    Comme nous l’avons expliqué précédemment, nous pouvons déterminer une partie du contexte général dans lequel une disposition a été adoptée en établissant l’objet de la disposition. Le paragraphe 10(1.1) vise à faciliter l’administration de la justice en permettant au juge en chef d’augmenter ses ressources judiciaires au besoin lorsqu’une nomination à temps plein n’est pas justifiée ou qu’elle n’est pas possible.

 

[73]                    Le juge en chef a noté au paragraphe 108 de ses motifs que, lors des débats en 1920 et 1967, les parlementaires avaient envisagé la [traduction] « congestion devant la Cour » comme justification pour la nomination de juges suppléants. Un principe général d’interprétation des lois prévoit que le paragraphe 10(1.1) devrait être interprété de façon à atteindre cet objet. Cependant, la Cour n’a été saisie d’aucune preuve établissant que cet objet exige qu’on permette la nomination de personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans comme juge suppléant. Par conséquent, rien n’écarte les considérations de politique générale qui ont mené à l’adoption de l’âge de la retraite obligatoire des juges de toutes les cours supérieures du Canada.

 

d.         Conclusion sur l’interprétation qu’il convient de donner au paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales

[74]                    Après examen du libellé et de l’évolution législative du paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales, de son contexte légal et de son objet, nous ne souscrivons pas à la conclusion du juge en chef, selon laquelle le juge en chef peut demander à une personne qui a atteint l’âge de 75 ans d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. Nous concluons donc que la requête de M. Felipa doit être accueillie.

 

Le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867

[75]                    Une bonne partie des plaidoiries en Cour fédérale concernait la portée du paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 (cité plus haut), qui dispose qu’un « juge d’une cour supérieure » cesse d’occuper sa charge lorsqu’il atteint l’âge de 75 ans. Il s’agissait d’établir si un juge de la Cour fédérale, laquelle a été créée en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, est un « juge d’une cour supérieure » au sens du paragraphe 99(2). L’article 101 est libellé comme suit :

101. Le parlement du Canada pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, lorsque l’occasion le requerra, adopter des mesures à l’effet de créer, maintenir et organiser une cour générale d’appel pour le Canada, et établir des tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada.

101. The Parliament of Canada may, notwithstanding anything in this Act, from Time to Time provide for the Constitution, Maintenance, and Organization of a General Court of Appeal for Canada, and for the Establishment of any additional Courts for the better Administration of the Laws of Canada.

 

[76]                    Vu le fondement de notre décision à l’égard de la requête de M. Felipa, il n’est pas nécessaire d’exprimer notre opinion sur la présente question, et nous refusons de le faire. Nous tirons la présente conclusion malgré la réserve, bien formulée par notre collègue dissident, selon laquelle le législateur pourrait décider de modifier l’article 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales afin de permettre expressément la nomination de juges suppléants âgés de 75 ans ou plus, auquel cas, il se pourrait que la présente question doive être plaidée de nouveau. À notre avis, la simple possibilité que le législateur pourrait modifier une loi ne constitue pas, de façon générale, une bonne raison pour que la Cour tente de trancher une délicate question de droit.

 

[77]                    Nous notons que le juge en chef et notre collègue dissident estiment que cette question est pertinente en l’espèce, et qu’ils y ont répondu par la négative. Si cette conclusion est bien fondée, alors, par déduction nécessaire, les juges de tous les tribunaux établis en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne sont pas non plus visés par l’article 96 (qui prévoit que les juges des cours supérieures sont nommés par le gouverneur en conseil), ni par le paragraphe 99(1) (qui dispose que les juges des cours supérieures sont nommés à titre inamovible et peuvent être révoqués par le gouverneur général sur une adresse du Sénat et de la Chambre des communes), ni par l’article 100 (qui établit que les salaires, les allocations et pensions des juges des cours supérieures sont fixés et payés par le Parlement du Canada).

 

[78]                    Nous sommes d’avis que la jurisprudence n’a pas fourni de réponse définitive quant à savoir si les articles 96, 99 et 100 s’appliquent aux juges des tribunaux établis en vertu de l’article 101. Nous estimons que l’on peut soutenir que ces juges sont visés par les articles 96, 99 et 100 dans la mesure où ces dispositions prévoient les éléments constituant les garanties constitutionnelles d’indépendance judiciaire, et ce, malgré que la Loi constitutionnelle de 1867 ne soit pas l’unique source de ces garanties constitutionnelles (voir, par exemple, l’Act of Settlement of 1701 d’Angleterre, l’Act of 1760 et le Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 2 R.C.S. 3).

 

[79]                    Nous ne sommes pas convaincues que le fait de reconnaître que les juges des tribunaux établis en vertu de l’article 101 sont visés par les articles 96, 99 et 100 de la Loi constitutionnelle de 1867 irait à l’encontre de l’arrêt Ontario (Attorney General) c. Canada (Attorney General), [1947] A.C. 127, ou voudrait dire que, par déduction nécessaire, la compétence des tribunaux établis en vertu de l’article 101 outrepasse les domaines de compétence que le Parlement a, par la loi, soustrait de la compétence générale des cours supérieures des provinces (en tant qu’héritières des cours anglaises telles qu’elles existaient en 1867) pour les confier aux tribunaux établis en vertu de l’article 101.

 

L’indépendance judiciaire

[80]                    M. Felipa soutient que les dispositions légales visant les juges suppléants de la Cour fédérale – à tout le moins dans la mesure où ces dispositions visent les juges suppléants à la retraite – n’accordent pas à ces juges le degré d’indépendance judiciaire nécessaire pour que soit respecté le droit constitutionnel de M. Felipa d’être entendu par un juge équitable et impartial.

 

[81]                    Si nous comprenons bien cet argument, les réserves de M. Felipa visent tout particulièrement le traitement des juges suppléants de la Cour fédérale qui n’occupent pas de poste dans une autre cour supérieure. (Le juge suppléant qui occupe un poste de juge dans une cour supérieure n’a droit qu’à son salaire, fixé par la loi; il ne peut pas recevoir de traitement supplémentaire du fait qu’il agit en qualité de juge suppléant : voir le paragraphe 10(4) de la Loi sur les Cours fédérales, cité plus haut.) La charge de travail d’un juge suppléant qui a pris sa retraite d’une cour supérieure relève entièrement du pouvoir discrétionnaire du juge en chef, et il s’ensuit donc que son droit à une indemnité quotidienne fixée par la loi relève aussi du pouvoir discrétionnaire du juge en chef. M. Felipa soutient que cela soulève une crainte raisonnable d’abus d’influence de la part du juge en chef. À notre avis, M. Felipa a soulevé une préoccupation légitime, mais, étant donné le fondement sur lequel nous trancherons le présent appel, nous n’estimons pas qu’il est nécessaire d’établir si cette préoccupation suffit pour réfuter la forte présomption d’intégrité dont jouissent le juge en chef et les juges suppléants de la Cour fédérale.

 

Les dépens

[82]                    M. Felipa a demandé que lui soient adjugés les dépens sur la base avocat‑client en Cour d’appel fédérale et en Cour fédérale. À notre avis, M. Felipa n’a pas établi que l’intimé a agi d’une façon qui justifierait l’adjudication de dépens sur la base avocat‑client. Cependant, la Cour doit lui accorder des dépens pour veiller à ce que ni M. Felipa ni son avocat ne paient les débours et à ce que son avocat soit raisonnablement rémunéré pour ses services dans la présente affaire. Le présent litige aurait pu être évité si un autre juge avait été saisi de l’affaire lorsque M. Felipa en a fait la demande pour la première fois en 2009. Les frais et les débours de M. Felipa et de son avocat en l’espèce ont davantage été engagés dans l’intérêt public, afin de clarifier l’état du droit, que pour quelque avantage que pouvait obtenir M. Felipa en donnant suite au présent litige.

 

Conclusion

[83]                    Pour les motifs exposés précédemment, nous accueillerons le présent appel avec dépens en Cour d’appel fédérale et en Cour fédérale à hauteur de 25 000 $, débours raisonnables en sus. Nous annulerons l’ordonnance du juge en chef, accueillerons la requête de M. Felipa et déclarerons que le paragraphe 10(1.1) de la Loi sur les Cours fédérales ne confère pas au juge en chef le pouvoir de demander à un juge à la retraite d’une cour supérieure d’agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale lorsqu’il a atteint l’âge de 75 ans.

 

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

 

« Eleanor R. Dawson »

j.c.a.

 


LE JUGE STRATAS (motifs dissidents)

 

[84]                    Je conclurais que les juges suppléants peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans.

 

[85]                    À mon avis, la Loi sur les Cours fédérales, le permet : voir les paragraphes 87 à 137 ci‑dessous. En outre, la disposition sur la retraite obligatoire, soit le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, ne vise pas les juges suppléants : voir les paragraphes 142 à 164 ci‑dessous. Enfin, la Constitution du Canada protège suffisamment l’indépendance judiciaire des juges suppléants : voir les paragraphes 165 à 180 ci‑dessous.

 

[86]                    Par conséquent, je souscris à la décision rendue par le juge en chef de la Cour fédérale : voir 2010 CF 89. Je rejetterais donc l’appel, mais sans dépens.

 

A.             La question de l’interprétation des lois : la Loi sur les Cours fédérales et les juges suppléants

[87]                    La Loi sur les Cours fédérales permet‑elle aux juges suppléants d’exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint 75 ans? J’estime que oui.

 

[88]                    Les motifs de mes collègues reposent sur de nombreux arrêts en matière d’interprétation des lois rendus par la Cour suprême du Canada. Je me fonde sur les mêmes arrêts. Ces arrêts nous enseignent que nous devons interpréter les lois « en lisant les termes de la disposition dans leur contexte global, en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit et l’objet de la loi » : voir, par exemple, le récent arrêt Canada (Commissaire à l’information) c. Canada (Ministre de la Défense nationale), 2011 CSC 25, paragraphe 27. La Cour suprême a également statué que « [l]’incidence relative » de ces facteurs « peut varier » d’une affaire à l’autre (voir Canada Trustco, précité, paragraphe 10), mais elle a n’a pas mentionné comment, ni pourquoi, ces facteurs pourraient avoir une incidence relative différente d’une affaire à l’autre. J’estime que c’est ce qui explique pourquoi mes collègues et moi n’arrivons pas à la même conclusion en l’espèce.

 

[89]                    L’examen de ces facteurs et de l’incidence relative qu’on devrait leur assigner révèle de nombreuses pistes d’interprétation. Certaines de ces pistes d’interprétation ne sont que compatibles avec l’interprétation selon laquelle la Loi sur les Cours fédérales permet à un juge suppléant d’exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans. Par contre, d’autres pistes d’interprétation ne mènent qu’à cette seule et unique interprétation. Après examen de toutes les pistes d’interprétation, je conclurais que la Loi sur les Cours fédérales permet aux juges suppléants d’exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans.

 

- I -

 

[90]                    L’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales dispose que les « juges choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district » peuvent agir en qualité de juge suppléant de la Cour fédérale. L’article 10 est libellé comme suit :

10. (1) Sous réserve du paragraphe (3), le gouverneur en conseil peut autoriser le juge en chef de la Cour d’appel fédérale à demander l’affectation à ce tribunal de juges choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district. Les juges ainsi affectés ont qualité de juges suppléants et sont investis des pouvoirs des juges de la Cour d’appel fédérale.

 

 

 

 

(1.1) Sous réserve du paragraphe (3), le gouverneur en conseil peut autoriser le juge en chef de la Cour fédérale à demander l’affectation à ce tribunal de juges choisis parmi les juges, actuels ou anciens, d’une cour supérieure, de comté ou de district. Les juges ainsi affectés ont qualité de juges suppléants et sont investis des pouvoirs des juges de la Cour fédérale.

 

 

 

(2) La demande visée aux paragraphes (1) et (1.1) nécessite le consentement du juge en chef du tribunal dont l’intéressé est membre ou du procureur général de sa province.

 

 

 

(3) L’autorisation donnée par le gouverneur en conseil en application des paragraphes (1) et (1.1) peut être générale ou particulière et limiter le nombre de juges suppléants.

 

 

(4) Les juges suppléants reçoivent le traitement fixé par la Loi sur les juges pour les juges du tribunal auquel ils sont affectés, autres que le juge en chef, diminué des montants qui leur sont par ailleurs payables aux termes de cette loi pendant leur suppléance. Ils ont également droit aux indemnités de déplacement prévues par cette même loi.

10. (1) Subject to subsection (3), any judge of a superior, county or district court in Canada, and any person who has held office as a judge of a superior, county or district court in Canada, may, at the request of the Chief Justice of the Federal Court of Appeal made with the approval of the Governor in Council, act as a judge of the Federal Court of Appeal, and while so acting has all the powers of a judge of that court and shall be referred to as a deputy judge of that court.

 

(1.1) Subject to subsection (3), any judge of a superior, county or district court in Canada, and any person who has held office as a judge of a superior, county or district court in Canada, may, at the request of the Chief Justice of the Federal Court made with the approval of the Governor in Council, act as a judge of the Federal Court, and while so acting has all the powers of a judge of that court and shall be referred to as a deputy judge of that court.

 

(2) No request may be made under subsection (1) or (1.1) to a judge of a superior, county or district court in a province without the consent of the chief justice or chief judge of the court of which he or she is a member, or of the attorney general of the province.

 

(3) The Governor in Council may approve the making of requests under subsection (1) or (1.1) in general terms or for particular periods or purposes, and may limit the number of persons who may act under this section.

 

(4) A person who acts as a judge of a court under subsection (1) or (1.1) shall be paid a salary for the period that the judge acts, at the rate fixed by the Judges Act for a judge of the court other than the Chief Justice of the court, less any amount otherwise payable to him or her under that Act in respect of that period, and shall also be paid the travel allowances that a judge is entitled to be paid under the Judges Act.

 

[91]                    Un certain nombre d’anciens juges « d’une cour supérieure, de comté ou de district » dont il est question à l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales ont cessé d’exercer leur charge de juge lorsqu’ils ont atteint l’âge de 75 ans : voir, par exemple, le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, précitée (qui vise les juges des cours supérieures); le paragraphe 8(2) de la Loi sur les Cours fédérales (qui vise les juges de la Cour fédérale), et le paragraphe 9(2) de la Loi sur la Cour suprême (qui vise les juges de la Cour suprême du Canada). Le libellé de ces dispositions est clair et prévoit expressément que les juges doivent cesser d’exercer leur charge lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans.

 

[92]                    Ce fait était connu lorsque l’article 10 a été édicté. Malgré cela, cette disposition prévoit que tout ancien juge d’une cour supérieure, d’une cour de comté ou d’une cour de district peut agir en qualité de juge suppléant, et son libellé n’interdit pas expressément aux juges qui ont atteint l’âge de 75 ans d’exercer des fonctions judiciaires. Cela est compatible avec la conclusion portant que les juges suppléants peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans. Il s’agit de l’une des pistes d’interprétation dont le juge en chef a tenu compte dans sa conclusion, et j’en tiens également compte.

 

 

- II -

 

[93]                    L’article 10 fait partie de la Loi sur les Cours fédérales, et il est muet quant à la retraite obligatoire des juges qui ont atteint l’âge de 75 ans. Cependant, il en est question ailleurs dans la Loi sur les Cours fédérales. Le législateur a prévu, aux paragraphes 8(2) et 12(8) de la Loi sur les Cours fédérales, que les autres juges et les protonotaires des cours fédérales doivent prendre leur retraite à 75 ans. Les paragraphes 8(2) et 12(8) sont libellés comme suit :

8. (2) La limite d’âge pour l’exercice de la charge de juge de la Cour d’appel fédérale et de la Cour fédérale est de soixante‑quinze ans.

 

12. (8) La limite d’âge pour l’exercice de la charge de protonotaire est de soixante‑quinze ans, quelle que soit la date de nomination du titulaire.

8. (2) A judge of the Federal Court of Appeal or the Federal Court ceases to hold office on becoming 75 years old.

 

 

12. (8) A prothonotary, whether appointed before or after the coming into force of this subsection, shall cease to hold office on becoming 75 years old.

 

[94]                    Le libellé exprès du législateur dans ces dispositions qui portent sur les juges et les protonotaires des cours fédérales, d’une part, et le silence du législateur dans l’article 10 de la même loi pour ce qui est des juges suppléants, d’autre part, constitue une piste d’interprétation quant au sens de l’article 10. Cette piste d’interprétation donne à penser que les juges suppléants, contrairement aux autres juges et aux protonotaires des cours fédérales, peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans.

 

[95]                    Le juge en chef de la Cour fédérale a estimé qu’il s’agissait d’une piste d’interprétation importante et il en a tenu compte dans sa conclusion. À mon avis, avec raison.

 

- III -

 

[96]                    La retraite obligatoire d’une personne qui a atteint l’âge de 75 ans constitue une fin d’emploi forcée sans égard aux capacités, aux qualités, au rendement ou à la valeur de la personne. On pourrait s’attendre à ce que le législateur emploie un libellé clair et exprès dans ses lois s’il veut qu’elles aient ce genre de conséquence draconienne.

 

[97]                    Et c’est exactement ce que le législateur s’applique à faire. Chaque fois que le législateur a imposé une retraite obligatoire quelconque, le libellé employé était clair et exprès : voir, par exemple, la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, articles 106 à 108; la Loi sur la commercialisation du CN, L.C. 1995, ch. 24, paragraphe 17(2); la Loi sur le Conseil des Arts du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-2, article 11; la Loi sur la réorganisation et l’aliénation de Télésat Canada, L.C. 1991, ch. 52, paragraphe 18(2); la Loi sur la Société canadienne d’hypothèques et de logement, L.R.C. 1985, ch. C-7, paragraphe 8(3); Loi maritime du Canada, L.C. 1998, ch. 10, article 11, sans compter les nombreuses autres dispositions du même type. Chaque fois que le législateur a imposé la retraite obligatoire sur le fondement de l’âge, le libellé employé était clair et exprès : voir, par exemple, la Loi sur le vérificateur général, L.R.C. 1985, ch. A‑17, paragraphe 3(2) (vérificateur général), et la Loi électorale du Canada, L.C. 2000, ch. 9, paragraphe 13(2) (directeur général des élections).

 

[98]                    Vu les pratiques uniformes de rédaction du législateur à cet égard, peut‑on affirmer que l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales ou que la Loi sur les Cours fédérales elle-même impose en quelque sorte aux juges suppléants la retraite obligatoire lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans? Peut‑on tirer cette conclusion malgré que l’article 10 ne mentionne aucunement la retraite obligatoire? Je ne pense pas.

 

[99]                    Le fait que le législateur, à l’article 10, n’a pas suivi sa pratique habituelle de rédaction en matière de retraite obligatoire constitue une piste d’interprétation importante qui donne à penser que les juges suppléants nommés suivant la Loi sur les Cours fédérales peuvent continuer d’exercer des fonctions judiciaires lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans.

 

- IV -

 

[100]                La différence que fait la Loi sur les cours fédérales entre les juges qui « hold office » [NdT : en français, occuper un poste, avoir l’exercice d’une charge, être en fonctions, être nommé] et les officiers de justice à qui l’expression ne s’applique pas, comme les juges suppléants, constitue une piste d’interprétation importante.

 

[101]                Je souligne au départ qu’en anglais, on utilise à répétition l’expression « hold office » pour décrire certaines personnes. En français, l’expression est traduite de diverses façons.

 

[102]                Il nous incombe, en tant que juges au Canada, de nous pencher sur les versions anglaise et française des textes législatifs : Loi constitutionnelle de 1982, article 18, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.); R. c Daoust, 2004 CSC 6, [2004] 1 R.C.S. 217, paragraphe 26; Michel Bastarache, Le droit de l’interprétation bilingue (Montréal, LexisNexis Canada, 2009); Sullivan, précité, pages 93-120.

 

[103]                Dans ses motifs, aux paragraphes 150 à 159, le juge en chef conclue que la version anglaise des dispositions en cause, et plus particulièrement l’expression « hold office », indique plus clairement l’intention du législateur, et que les variations en français à la suite des modifications n’ont pas d’incidence. Je suis d’accord avec le raisonnement du juge en chef sur cette question.

 

[104]                Dans la version anglaise, les juges de la Cour fédérale et de la Cour d’appel fédérale « occupent un poste » [hold office]: Loi sur les cours fédérales, paragraphe 8(1). Les protonotaires « sont nommés » [hold office]: Loi sur les cours fédérales, paragraphe 12(7). Selon la Loi sur les cours fédérales, les personnes affectées à titre de juges suppléants n’ont pas l’exercice de la charge d’un juge; plutôt, ils « sont investis des pouvoirs des juges de la Cour fédérale » : Loi sur les cours fédérales, paragraphe 10(1.1).

 

[105]                Les mots « holding office » n’ont pas été choisis au hasard par le législateur, il ne les a pas simplement griffonnés dans la Loi sur les Cours fédérales. Il s’agit de mots particuliers qui ont été employés ailleurs pour établir que certaines personnes avaient droit à un certain type de traitement. Par exemple, des formalités spéciales, telles que l’obtention et l’affichage de lettres patentes, ne visent que certaines personnes nommées pour exercer une charge, et ne visent pas quiconque exerce des fonctions semblables : voir, par exemple, la Loi sur les Cours fédérales, article 5.2; la Loi sur le Service administratif des tribunaux judiciaires, paragraphe 185(13), et le Règlement sur les documents officiels, C.R.C., ch. 1331, paragraphe 4(6) (comme l’autorise l’article 3 de la Loi sur les fonctionnaires publics, L.R.C. 1985, ch. P‑31). En outre, comme nous le constaterons, le libellé portant sur l’inamovibilité à l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 est très clair : l’inamovibilité ne vise que les personnes qui « occupent une charge » et prévoit que ces personnes cessent d’occuper leur charge lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans.

 

[106]                Les juges suppléants ne sont aucunement visés par ces formalités spéciales, telles que l’obtention de lettres patentes, parce qu’ils n’ont pas été nommés pour « l’exercice d’une charge ». Il en va de même pour les officiers de justice qui n’exercent pas une charge au titre de la Loi sur les Cours fédérales, comme les shérifs, les shérifs adjoints, les prévôts et les prévôts adjoints : article 13.

 

[107]                Cette différence établie dans la Loi sur les Cours fédérales entre ceux qui « exercent une charge » et tous les autres officiers de justice qui n’exercent pas de charge concerne aussi la question de la retraite. Le législateur a prévu que « la limite d’âge pour l’exercice de la charge » des protonotaires, des juges de la Cour fédérale et des juges de la Cour d’appel fédérale « est de soixante‑quinze ans » : Loi sur les Cours fédérales, les paragraphes 8(2) et 12(8). Cependant, le législateur n’a prévu d’âge de retraite pour aucun des officiers de justice qui n’exercent pas de charge, notamment les juges suppléants.

 

[108]                Le texte de loi révèle une intention évidente ou un régime uniforme qui doit être respecté : seules les personnes qui exercent une charge au titre de la Loi sur les Cours fédérales doivent prendre leur retraite lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans, et non les juges suppléants qui ne sont que des officiers de justice qui n’exercent pas de charge.

 

[109]                Rien ne me donne à penser que la retraite obligatoire à 75 ans des officiers de justice qui exercent une charge s’applique également aux officiers de justice qui n’exercent pas de charge. Tirer une telle conclusion reviendrait à prendre la place du législateur et à ajouter des mots dans la Loi sur les Cours fédérales. L’intention évidente ou le régime uniforme qui ressort du texte de loi édicté par le législateur concernant les personnes qui exercent une charge et celles qui n’exercent pas de charge donne un sens très clair au texte, que seul le législateur peut modifier.

 

- V -

 

[110]                J’estime qu’il est incontestable qu’un juge suppléant âgé de 74 ans, onze mois et deux semaines peut agir en qualité de juge de la Cour fédérale au titre de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales. Supposons qu’un juge de cet âge instruise une affaire pendant deux semaines et qu’il sursoie au prononcé du jugement jusqu’à la veille de son 75e anniversaire. Le juge suppléant peut‑il alors rendre son jugement une semaine plus tard?

 

[111]                Le législateur, en ce qui a trait aux juges suppléants, n’a prévu aucune disposition transitoire pour résoudre cette situation.

 

[112]                Cependant, en ce qui concerne le juge de la Cour fédérale et celui de la Cour d’appel fédérale qui « a cessé d’occuper sa charge » lorsqu’il atteint l’âge de 75 ans, le législateur a prévu de telles dispositions transitoires : Loi sur les Cours fédérales, article 45. Ce juge peut continuer d’exercer des fonctions judiciaires pendant huit autres semaines pour, par exemple, régler des affaires en instance et rendre jugement. Il existe des dispositions semblables qui visent d’autres juges nommés par le gouvernement fédéral : voir, par exemple, la Loi sur la Cour suprême, paragraphe 27(2), et la Loi sur les juges, L.R.C. 1985, ch. J‑1, article 41.1.

 

[113]                À mon avis, l’absence de disposition transitoire concernant la possibilité que les juges suppléants puissent rendre des décisions après avoir atteint l’âge de 75 ans constitue une piste d’interprétation importante qui donne à penser que les juges suppléants peuvent continuer d’exercer des fonctions judiciaires lorsqu’ils ont atteint l’âge de 75 ans. Si les juges suppléants ne pouvaient pas exercer de fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans, on pourrait s’attendre à ce que le législateur ait prévu des dispositions transitoires comme il l’a fait pour les juges qui sont tenus de prendre leur retraite.

 

- VI -

 

[114]                Le juge en chef a noté (au paragraphe 142 de ses motifs) que la Cour fédérale avait tiré la conclusion suivante : « La Loi ne fixe aucune limite d’âge pour un juge suppléant » : Addy, précitée, page 464. Le juge en chef a ajouté (au paragraphe 161 de ses motifs) que le législateur devait avoir examiné attentivement la décision Addy parce que, peu de temps après que cette décision eut été rendue, il a modifié la Loi sur la Cour fédérale, (soit la loi qui a précédé la Loi sur les Cours fédérales actuelle), pour tenir compte de questions relatives à la Charte soulevées dans cette décision. Cependant, le législateur n’est pas intervenu pour modifier la conclusion tirée dans la décision Addy selon laquelle les juges suppléants n’étaient pas tenus de prendre leur retraite à un certain âge. Le législateur aurait pu renverser cette conclusion par voie législative, mais ne l’a pas fait.

 

[115]                Je souscris aux commentaires du juge en chef au sujet de la décision Addy, et j’estime qu’il s’agit d’une autre piste d’interprétation qui peut nous aider à établir le véritable sens de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales. Il se peut bien que cette piste d’interprétation ne tranche pas la question, mais elle est compatible avec la conclusion selon laquelle les juges suppléants peuvent exercer des fonctions judiciaires lorsqu’ils ont atteint l’âge de 75 ans.

 

- VII -

 

[116]                Au paragraphe 147 de ses motifs, le juge en chef a noté que c’est en 1927 que l’âge de la retraite obligatoire à 75 ans a été ajouté à l’article 9 de la Loi de la cour de l’Échiquier, précitée. Il a estimé qu’il devait considérer cet ajout comme une possible piste pouvant révéler le sens de la loi actuelle, la Loi sur les Cours fédérales, en ce qui a trait à l’âge de la retraite des juges suppléants. Il a conclu que l’âge de la retraite à 75 ans, édicté en 1927, ne s’appliquait pas aux juges suppléants de la Cour de l’Échiquier.

 

[117]                Selon le juge en chef, cette conclusion était importante, car la Cour fédérale du Canada a succédé à la Cour de l’Échiquier. À son avis, l’absence d’un âge de la retraite dans la Loi de la cour de l’Échiquier pour les juges suppléants s’est perpétuée jusque dans la Loi sur les Cours fédérales. Comme je l’ai mentionné précédemment, la Loi sur les Cours fédérales ne précise pas un âge de la retraite obligatoire pour les juges suppléants.

 

[118]                Avant d’examiner la conclusion du juge en chef, je tiens à noter un point auquel je ne souscris pas. À mon avis, le statut des juges suppléants au titre de la Loi de la cour de l’Échiquier n’importe guère quant à la question dont la Cour est saisie, et ce, pour deux raisons principales. Premièrement, le libellé des dispositions concernant le rôle des juges suppléants, soit l’article 8 de la Loi de la cour de l’Échiquier et l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales, n’est pas le même. Contrairement à l’article 10, l’article 8 de la Loi de la cour de l’Échiquier renfermait des exemples précis de circonstances où un juge suppléant pouvait exercer des fonctions judiciaires (soit lorsqu’un juge permanent de la Cour de l’échiquier était malade ou absent du Canada), des exemples qui, suivant les principes d’interprétation des lois, auraient pu limiter les circonstances où l’on pouvait avoir recours à un juge suppléant. Deuxièmement, la compétence de la Cour de l’Échiquier n’est pas la même que celle de la Cour fédérale ni que celle de la Cour fédérale précédente, et les dispositions de la Loi sur la Cour de l’Échiquier diffèrent de celles de la Loi sur les Cours fédérales et de celles de la loi précédente, soit la Loi sur la Cour fédérale. À mon avis, on doit accorder peu d’importance au statut qu’avaient les juges suppléants d’une autre cour qui était régie par une loi dont le libellé était différent.

 

[119]                Cependant, si j’ai tort à cet égard, et qu’il était nécessaire d’examiner les dispositions de la Loi de la cour de l’Échiquier, je tiens à souligner que je souscris à la conclusion tirée par le juge en chef, selon laquelle les juges suppléants de la Cour de l’Échiquier n’étaient pas visés par l’âge de la retraite obligatoire imposé en 1927. Cela ressort clairement du libellé exprès de la Loi de la cour de l’Échiquier.

 

[120]                Selon l’article 8 de la Loi de la cour de l’Échiquier tel qu’il était libellé en 1927, le gouverneur en conseil pouvait nommer « un juge suppléant […] ayant les qualités requises susmentionnées » [non souligné dans l’original]. L’article 8 ne faisait aucune mention d’un âge de la retraite pour les juges suppléants, tout comme l’article 10 actuel de la Loi sur les Cours fédérales. Si la Loi de la cour de l’Échiquier avait prévu un âge de retraite, cet âge aurait été établi dans les « qualités requises susmentionnées » [non souligné dans l’original], c’est‑à‑dire, dans les articles qui précèdent l’article 8, soit les articles 1 à 7.

 

[121]                L’article 5, qui porte la note marginale « Qui peut être nommé juge », est la disposition pertinente. Il s’agit du seul article dans lequel le législateur traite des « qualités requises ». Hormis l’article 5, les articles 1 à 7 ne portent pas sur les « qualités requises ».

 

[122]                L’article 5 dispose que « [p]eut être nommé juge de la cour quiconque est ou a été juge d’une cour supérieure ou de comté dans quelqu’une des provinces du Canada, ou un avocat qui a exercé pendant au moins dix ans au barreau de l’une de ces provinces ». L’article 5 ne mentionne aucunement l’âge comme étant une qualité requise. Plus particulièrement, il ne prévoit pas d’âge de retraite obligatoire. Il s’ensuit donc que les juges suppléants pouvaient exercer des fonctions judiciaires malgré qu’ils aient atteint l’âge de 75 ans.

 

[123]                Comme la loi actuelle, la Loi sur les Cours fédérales, la Loi de la cour de l’Échiquier faisait une distinction entre les personnes qui « occupent un poste » et ceux qui n’en occupent pas. Les juges suppléants n’étaient pas nommés pour occuper un poste : Loi de la cour de l’Échiquier, précitée, article 8. Cependant, les juges permanents occupaient bien un poste, et c’est pourquoi des formalités spéciales régissaient leur nomination et leur conduite : Loi de la cour de l’Échiquier, précitée, article 4 (nomination sous le grand sceau), article 10 (serment d’office) et article 11 (prestation du serment d’office). Les juges suppléants n’étaient pas visés par ces formalités spéciales.

 

[124]                L’article 9 constitue la seule disposition concernant la retraite dans la Loi de la cour de l’Échiquier. Cette disposition ne peut pas viser un juge suppléant, pour deux raisons. Tout d’abord, l’article 9 vient après l’article 8. Par conséquent, on ne peut prétendre que l’article 9 était « susmentionné » au sens de l’article 8. Ensuite, l’article 9 prévoit que le juge qui est « en fonctions » – et non le juge suppléant – doit « cesser d’occuper sa charge dès qu’il atteint l’âge de soixante‑quinze ans ». Tout comme aujourd’hui, les juges suppléants n’assumaient pas de charge qu’ils pouvaient cesser d’exercer.

 

[125]                Il est vrai, comme mes collègues l’ont noté, qu’au moins deux parlementaires ont exprimé leur point de vue au sujet de la loi de 1927, à savoir que tous les juges devraient prendre leur retraite lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans. Qu’en pensaient tous les autres parlementaires? Quoi qu’il en soit, notre examen ne doit pas porter sur les intentions, les objectifs ou les principes des parlementaires pris individuellement. Il faut plutôt se pencher sur le texte édicté par le législateur, faire les nuances qui s’imposent et tâcher de comprendre le sens de ce texte. Comme il a été établi précédemment, le texte est clair. Dans la mesure où la Loi de la cour de l’Échiquier a un rapport quelconque avec la question dont nous sommes saisis, cette loi confirme que les juges suppléants de la Cour fédérale peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans.

 

- VIII -

 

[126]                Le juge en chef a invoqué des débats parlementaires à l’appui de sa conclusion portant que les juges suppléants peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans. En particulier, il a souligné un commentaire de M. Mark MacGuigan fait à la Chambre des communes, selon lequel une personne ayant atteint l’âge de 75 ans pouvait agir en qualité de juge suppléant : voir le paragraphe 141 des motifs du juge en chef.

 

[127]                Les propos de M. MacGuigan appuient effectivement la conclusion du juge en chef. Cependant, à mon avis, il faut accorder aux déclarations des députés, même celles formulées par des parlementaires aussi remarquables que M. MacGuigan, une « valeur probante […] restreinte » et certainement [traduction] « [pas] davantage de poids qu’[elles ne] méritent » : Re Canada 3000 Inc., précité, paragraphe 57; Sullivan, précité, page 612.

[128]                Comme je l’ai expliqué précédemment, il faut concentrer sur le sens des mots effectivement édictés par le législateur, interprétés dans leur contexte, et non sur les commentaires, aussi avisés soient-ils, de parlementaires, aussi remarquables soient‑ils.

 

- IX -

 

[129]                J’admets qu’il y a une quantité de lois semblables qui régissent les tribunaux au Canada et qui prévoient toutes que les juges doivent prendre leur retraite à 75 ans. Cependant, si mon interprétation de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales est juste, il existe une îlot d’anomalie dans cette mer : les juges suppléants de la Cour fédérale peuvent encore exercer leur charge après avoir atteint 75 ans. Peut‑on l’expliquer?

 

[130]                Le juge en chef a noté dans ses motifs que l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales aidait à remédier à une situation particulière et grave : la Cour fédérale peut faire face à une brusque surcharge de travail dans certains domaines de compétence exclusive, tels que l’immigration. Pour reprendre les mots du juge en chef (paragraphe 116 de ses motifs) : « Les juges suppléants donnent au juge en chef de la Cour fédérale la possibilité d’ajouter des ressources judiciaires lorsque les circonstances l’exigent. » Le juge en chef a noté, à titre d’exemple, que le recours à des juges suppléants « a aidé la Cour à réduire son arriéré [alors que] ses juges à temps plein, dans une proportion d’environ 20 p. 100, étaient occupés à instruire les longs litiges relatifs aux certificats ministériels qui ont eu lieu après le 11 septembre 2001 ».

 

[131]                Selon le juge en chef, ce fait illustrait l’objet même de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales. À son avis, cette disposition permet la nomination d’officiers de justice supplémentaires – des juges suppléants – pour aider à faire face aux surcharges de travail temporaires, ce qui contribue à la réalisation des objectifs de l’accès à la justice en temps utile et du fonctionnement efficace de la Cour fédérale. Selon le juge en chef, il s’agissait d’une importante piste d’interprétation quant au sens de l’article 10, qui confirmait que les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans peuvent agir en qualité de juge suppléant.

 

[132]                Je suis d’accord avec le juge en chef. Si seules les personnes de moins de 75 ans pouvaient agir en qualité de juge suppléant, le bassin des juges qui peuvent aider la Cour fédérale en cas de surcharge de travail temporaire pourrait ne pas suffire. Il convient de rappeler que seuls les juges, actuels et anciens, de cours supérieures, de cours de comté ou de cours de district peuvent agir en qualité de juge suppléant suivant l’article 10. Les juges actuels doivent instruire les affaires dont ils sont déjà saisis et ils n’ont guère les moyens de se charger d’autres affaires en tant que juges suppléants. De nombreux anciens juges ont, de leur propre chef, pris leur retraite avant 75 ans parce qu’ils étaient malades, parce qu’il y a eu un changement dans leur vie, parce qu’ils préféraient passer à autre chose ou parce qu’ils ne souhaitaient plus entendre de causes. Il est donc peu probable qu’ils acceptent de se pencher sur des affaires en qualité de juge suppléant.

 

[133]                Par ailleurs, il est notoire qu’un certain nombre d’anciens juges qui ont été forcés de prendre leur retraite à 75 ans pourraient encore offrir leurs services, sont en bonne santé, sont pleins d’énergie et souhaitent entendre des causes. En fait, nombre de ces juges agissent en qualité d’arbitre et de médiateur dans des dossiers complexes et, en reconnaissance du fait qu’ils sont encore capables de travailler et de leur compétence, de leur sagesse et de leur expérience, ils sont généreusement payés pour leurs services. Permettre aux personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans d’agir en qualité de juge suppléant garantit à la Cour fédérale l’existence d’un bassin de juges compétents qui sont capables de faire face aux surcharges de travail temporaires et qui souhaitent offrir leurs services à cet égard. Le fait que, lorsque le juge en chef a rendu sa décision, le bassin de juges suppléants était alors composé de juges qui avaient atteint l’âge de 75 ans, à l’exception d’un seul juge, en constitue la preuve : voir le paragraphe 9 des motifs du juge en chef. L’interprétation selon laquelle les personnes qui ont atteint l’âge de 75 ans peuvent agir en qualité de juge suppléant contribue à la réalisation de l’objet de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

- X -

 

[134]                Si je comprends bien, l’essentiel des arguments de l’appelant en matière d’interprétation des lois peut être présenté de la façon suivante. L’appelant note que rien dans le libellé de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales ne prévoit que les juges suppléants sont tenus de prendre leur retraite lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans. Il demande à la Cour de conclure que, dans les faits, les juges suppléants sont effectivement tenus de prendre leur retraite lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans. Il note que d’autres dispositions de la Loi sur les Cours fédérales, des lois qui l’ont précédée et d’autres lois ainsi que le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 imposent à certains officiers de justice la retraite obligatoire à 75 ans. À son avis, ces dispositions révèlent une [traduction] « évolution dans la façon de comprendre » la retraite obligatoire des juges. Il demande essentiellement à la Cour de conclure que cette [traduction] « évolution dans la façon de comprendre » la retraite obligatoire des juges fait partie de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales, et ce, malgré que le libellé de cet article ne mentionne aucunement la retraite et malgré les pistes d’interprétation que j’ai cernées et analysées précédemment.

 

[135]                À mon avis, accepter les arguments de l’appelant irait à l’encontre de l’objet de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales. J’ai noté ci‑dessus que l’article 10 avait pour objet la création d’un bassin suffisant de juges suppléants qui puissent assumer les surcharges de travail, objet qui impose nécessairement le recours à des juges qui ont atteint l’âge de 75 ans. Ajouter par extension la retraite obligatoire à 75 ans à l’article 10 réduirait les chances que soit respectée l’intention du législateur en ce qui concerne l’objet de cette disposition.

 

[136]                En outre, sur quel fondement la Cour pourrait‑elle accepter la demande de l’appelant d’ainsi extrapoler? Sur l’hypothèse que le législateur a par erreur oublié des mots dans l’article 10 et que la Cour devrait corriger cette erreur? Sur l’idée que le libellé de l’article 10 peut raisonnablement inclure une telle extrapolation et que la Cour devrait donc y donner suite et l’appliquer si elle estime que c’est la chose à faire? Sur l’opinion selon laquelle toute personne qui occupe une fonction judiciaire quelconque devrait être assujettie à la même règle visant l’âge de la retraite? À mon avis, aucun de ces fondements n’est valable. Chacun de ces fondements amènerait la Cour à outrepasser son rôle qui consiste à se pencher sur le sens du texte même édicté par le législateur, à faire les nuances qui s’imposent et à appliquer le sens cerné. Chacun de ces fondements amènerait la Cour à élaborer des hypothèses, des croyances ou des opinions et à en faire des lois – un pouvoir réservé au Parlement.

 

[137]                Pour les motifs qui précèdent, je n’accepte pas les arguments de l’appelant. Sur le fondement des pistes d’interprétation, je conclurais que les juges suppléants nommés au titre de la Loi sur les Cours fédérales peuvent exercer des fonctions judiciaires après avoir atteint l’âge de 75 ans.

 

B.             Les questions constitutionnelles

[138]                Deux questions constitutionnelles ont été soulevées dans le présent appel : la question de savoir si les juges suppléants sont visés par l’obligation relative à la retraite établie par le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, et la question de savoir si les juges suppléants jouissent de l’indépendance nécessaire à l’exercice de leurs fonctions. Même si j’étais d’accord avec mes collègues en ce qui a trait à la question d’interprétation des lois, j’estimerais néanmoins qu’il est nécessaire de trancher ces questions constitutionnelles.

 

[139]                Le législateur est en droit, en réponse au présent jugement sur la question d’interprétation des lois, de modifier l’article 10 pour qu’il prévoie très clairement que le juge en chef peut désigner des juges suppléants ayant atteint l’âge de 75 ans pour entendre des causes. Il peut apporter cette modification afin de s’assurer que la Cour fédérale a les ressources nécessaires pour faire face aux surcharges de travail temporaires.

 

[140]                Cependant, même si le législateur modifiait l’article 10 et même s’il était absolument nécessaire d’avoir recours à l’article 10 modifié, le juge en chef pourrait refuser d’y avoir recours en raison des doutes créés par les questions constitutionnelles non tranchées et par les brefs motifs de la majorité en l’espèce sur la question de l’indépendance. Même si l’article 10 était modifié de façon à ce qu’il permette d’obtenir immédiatement de l’aide lors des surcharges de travail temporaires, il ne serait pas utilisé lorsque ce serait nécessaire ou il serait dépourvu d’utilité pratique vu le risque d’un litige prolongé sur les questions constitutionnelles aux divers paliers de l’appareil judiciaire.

 

[141]                Pour les motifs que j’ai exposés dans l’arrêt Steel c. Canada (Procureur général), 2011 CAF 153 (qui portait sur la question fondamentale des voies d’appel dans un régime légal particulier), il existe des circonstances où des questions fondamentales devraient être tranchées rapidement et une fois pour toutes, même s’il n’est pas à proprement parler obligatoire de le faire. À mon avis, la présente affaire en est un exemple : la Cour est saisie d’une question fondamentale, à savoir qui peut être saisi d’une instance en Cour fédérale. Les parties en ont débattu à fond, et la Cour devrait trancher définitivement la question.

 

(1)            Les juges suppléants et le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867

[142]                D’entrée de jeu, je note que le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 prévoit ce qui suit : « Un juge d’une cour supérieure […] cessera d’occuper sa charge lorsqu’il aura atteint l’âge de soixante‑quinze ans […]. » Le libellé du paragraphe 99(2) est exprès, précis et clair : lorsqu’un juge atteint l’âge de 75 ans, il « cessera d’occuper sa charge ».

 

[143]                J’ai conclu précédemment que les juges suppléants n’exercent pas une charge suivant la Loi sur les Cours fédérales. Puisque les juges suppléants n’occupent pas de charge, ils ne sont pas visés par le paragraphe 99(2) vu son libellé exprès, précis et clair.

 

[144]                Même si j’avais tort quant au présent point, je conclurais néanmoins que les juges suppléants ne sont pas visés par le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867.

 

[145]                Les cours fédérales ont été créées en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle du de 1867. L’article 101 prévoit que le Parlement du Canada « pourra, nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, » prévoir l’établissement de « tribunaux additionnels pour la meilleure administration des lois du Canada ». Ce pouvoir est le pendant des pouvoirs des provinces conférés par le paragraphe 92(14) et par l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867. L’article 101 fait partie de la section « VII. Judicature » avec les articles 96 à 100. En vertu de l’article 96, le gouverneur général a le pouvoir de nommer des juges des « cours supérieures, de district et de compté » dans les provinces.

 

[146]                Les mots « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi » de l’article 101 l’emportent sur tout autre article de la Loi constitutionnelle de 1867, y compris le paragraphe 99(2), soit la disposition relative à la retraite. Ces mots sont sans équivoque. Leur sens ressort clairement du libellé.

 

[147]                À cet égard, le juge en chef de la Cour fédérale a noté (au paragraphe 32 de ses motifs) que nous sommes liés par la conclusion tirée par le Conseil privé au paragraphe 19 de l’arrêt Ontario (Attorney General) c. Canada (Attorney General), précité. Le Conseil privé a conclu que les mots « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi » de l’article 101 doivent être [traduction] « pris en compte » et que le Parlement, lorsqu’il exerce le pouvoir conféré par l’article 101, a [traduction] « plein pouvoir de légiférer en matière de compétence d’appel ».

 

[148]                Il est vrai que l’on peut concevoir des explications qui donnent à penser que ces mots visaient à écarter seulement certaines dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867, telles que le paragraphe 92(14) et l’article 129 : voir, par exemple, W.R. Lederman, « The Independence of the Judiciary » (1956) 34 Can. Bar. Rev. 1139. M. Lederman avance que « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi » veut dire [traduction ] « nonobstant toute disposition irrémédiablement incompatible », telle que l’octroi du pouvoir de légiférer des provinces conféré par le paragraphe 92(14) et l’article 129 de la Loi constitutionnelle de 1867. Cependant, si c’était le cas, une partie de l’article 101 aurait été libellé de la façon suivante : « nonobstant le paragraphe 92(14) et l’article 129 de la présente loi ». L’article 101 renferme plutôt les mots « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi »; on peut difficilement imaginer un libellé plus large, plus clair et plus univoque.

 

[149]                Supposons que les rédacteurs de la Loi constitutionnelle de 1867 voulaient que le pouvoir conféré par l’article 101 au fédéral soit indépendant et ne soit aucunement influencé par d’autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1867, telles que le paragraphe 99(2), auraient‑ils pu rédiger l’article 101 de façon plus claire? Les mots « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi » ne sont‑ils pas assez limpides? Les rédacteurs auraient‑ils vraiment dû être forcés d’employer un libellé comme celui‑ci : « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi, ce qui vise les articles 1 à 147 inclusivement, et toute autre disposition qui pourrait un jour être édictée, et c’est vraiment ce que nous voulons dire »?

 

[150]                Bien que la Loi constitutionnelle de 1867 soit un arbre [traduction] « susceptible de croître et de se développer à l’intérieur de ses limites naturelles » (Edwards c. Attorney‑General for Canada, [1930] A.C. 124, page 136), la Cour ne peut pas passer outre à un libellé soigneusement rédigé et explicite. Les libellés du paragraphe 99(2) et de l’article 101 constituent des [traduction] « limites naturelles » qu’il faut respecter. Ces dispositions font partie d’un ensemble établi de compromis démarquant soigneusement les pouvoirs du fédéral et les pouvoirs des provinces à l’égard d’un domaine de compétence concurrent, en l’espèce l’appareil judiciaire, et il faut donc faire preuve de retenue : Société des Acadiens c. Association of Parents, [1986] 1 R.C.S. 549.

 

[151]                Je reconnais que la Cour suprême a tiré des articles 96 à 100 un principe général qui n’est pas énoncé expressément dans la Loi constitutionnelle de 1867 et selon lequel les juges doivent jouir de l’inamovibilité, de la sécurité de traitement et de l’indépendance : Renvoi relatif à la rémunération des juges de la Cour provinciale de I.P.E., [1997] 3 R.C.S. 3. Ce principe limite le pouvoir fédéral de créer des tribunaux en vertu de l’article 101. Cependant, il ne s’agit pas d’un exemple de dispositions (telles que le paragraphe 99(2)) qui aurait une incidence quelconque sur l’article 101 malgré les mots « nonobstant toute disposition contraire énoncée dans la présente loi ». Le Renvoi constitue plutôt un exemple de la manière dont des principes non écrits – qui seraient sous‑jacents aux règles écrites de la Constitution et qui les imprégneraient – peuvent être en soi permettre de résoudre des problèmes constitutionnels dans certaines affaires (voir le Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217).

 

[152]                À cet égard, je tiens à ajouter qu’il n’existe aucun principe constitutionnel général et non écrit qui prévoit que tous les juges au Canada doivent prendre leur retraite lorsqu’ils atteignent l’âge de 75 ans. Aucun tribunal s’étant penché sur la question constitutionnelle de l’inamovibilité des juges n’a précisé qu’il devait y avoir un âge de retraite particulier. Ce serait indéfendable. Pendant les 93 premières années de l’histoire du Canada, le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne prévoyait aucun âge de la retraite : les juges étaient nommés à vie.

 

[153]                Aux paragraphes 35 à 54 de ses motifs, le juge en chef de la Cour fédérale a établi que, au fédéral, il était reconnu de longue date que le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne visait pas les tribunaux établis en vertu de l’article 101. Il a montré que, depuis 1875, le Parlement avait considéré qu’il était nécessaire de légiférer sur le sujet couvert par le paragraphe 99(2), pour les tribunaux qu’il avait créés en vertu de l’article 101. Autrement dit, le Parlement estimait depuis 1875 que le paragraphe 99(2) ne s’appliquait pas aux tribunaux qu’il a créés.

 

[154]                En outre, le juge en chef a noté que, pendant longtemps, les lois fédérales ont prévu un âge de la retraite différent de celui établi au paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 :

 

a)        De 1927 à 1960, les juges des tribunaux établis en vertu de l’article 101, y compris les juges de la Cour suprême du Canada, devaient, suivant des lois fédérales, prendre leur retraite lorsqu’ils atteignaient l’âge de 75 ans. Cependant, à la même époque, l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 permettait aux juges d’une « cour supérieure » d’exercer leurs fonctions à vie.

 

b)        En 1970, le Parlement a créé une nouvelle cour fédérale et a établi l’âge de la retraite à 70 ans. Quelques années plus tard, l’âge de la retraite a été porté à 75 ans, et c’est encore la règle aujourd’hui. Cependant, de 1970 jusqu’à nos jours, le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 a imposé aux juges d’une « cour supérieure » de prendre leur retraite lorsqu’ils atteignaient l’âge de 75 ans.

 

[155]                De façon semblable, le juge en chef a aussi noté les déclarations faites en chambre par des acteurs politiques clés au fédéral, déclarations qui établissaient qu’il était reconnu de longue date, soit pendant la plus grande partie des 144 ans d’histoire de notre nation, que le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867 ne visait pas les cours fédérales créées au moyen de l’article 101.

 

[156]                À l’appui de son opinion selon laquelle la présente question était pertinente, le juge en chef de la cour fédérale a fait valoir la « présomption contre la redondance dans l’interprétation des lois ». Il s’agit d’un principe fondamental d’interprétation habituellement pertinent quant à l’interprétation des lois ordinaires, mais qui ne trouve pas application à l’égard des textes constitutionnels. J’accepte aussi l’argument de l’appelant selon laquelle les pratiques législatives et la conception que l’on peut avoir de la Constitution dans l’interprétation de la Loi constitutionnelle de 1867 ne sont pas toujours pertinentes ni particulièrement probantes. La Constitution dit ce qu’elle dit; les pratiques et les interprétations doivent être examinées à l’aune de son libellé.

 

[157]                Néanmoins, je pense que le juge en chef avait raison en l’espèce d’examiner les pratiques législatives et l’interprétation de la Constitution, et qu’il a eu raison d’y prendre appui pour tirer sa conclusion.

 

[158]                Cela étant dit, mes commentaires ne visent que les contextes comme celui en l’espèce. Dans les affaires fondées sur la Charte, il ne faut pas accorder un poids d’ensemble à ce que le gouvernement a reconnu de longue date ni aux mesures et aux pratiques uniformes du gouvernement. La Cour suprême nous a enseigné qu’il n’existait aucune présomption de constitutionnalité lorsqu’une loi est contestée sur le fondement de la Charte : Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110. Cependant, des présomptions de constitutionnalité – qui peuvent très bien être réfutées dans un contexte donné – ont été appliquées dans certaines affaires fondées sur la Loi constitutionnelle de 1867 : voir, par exemple, Reference re the Farm Products Marketing Act, [1957] R.C.S. 198, pages 242, 243 et 255.

 

[159]                Dans notre contexte constitutionnel, ce sont les tribunaux qui ont le dernier mot sur l’interprétation de la Constitution. Les tribunaux ont l’obligation d’invalider les mesures et les pratiques que le législatif et l’exécutif ont établies à tort, et ce, même si ces mesures et ces pratiques ont été suivies de longue date. Cependant, les tribunaux doivent reconnaître que l’exécutif et le législatif s’efforcent, comme il leur incombe, de respecter dans leurs mesures et leurs pratiques les limites du pouvoir que leur confère la Constitution. Pour ce faire, ils doivent se prononcer, implicitement ou explicitement, sur les limites de la Constitution. Le législatif et l’exécutif sont des interprètes la Constitution.

 

[160]                L’interprétation de la Constitution n’est pas la chasse gardée des tribunaux. Les tribunaux se montreraient arrogants s’ils ne tenaient pas compte des autres interprétations de la Constitution qui ressortent des pratiques et des mesures du législatif et de l’exécutif. À mon avis, rien n’empêche les tribunaux de considérer et d’examiner de façon critique, sans retenue, les interprétations de la Constitution des autres pouvoirs du gouvernement, selon ce qui ressort de leurs pratiques et de leurs mesures, surtout si ces pratiques et mesures datent de loin. Voir « Congressional Restrictions on the President’s Appointment Power and the Role of Longstanding Practice in Constitutional Interpretation » (2007) 120 Harv. L. Rev. 1914; Jason T. Burnette, « Eyes on Their Own Paper: Practical Construction in Constitutional Interpretation » (2004-2005) 39 Ga. L. Rev. 1065.

 

[161]                Comme le juge en juge de la Cour fédérale l’a noté, pendant près d’un siècle et demi, tous les intéressés, y compris le Parlement, ont agi comme si l’article 99 de la Loi constitutionnelle de 1867 ne visait pas les tribunaux fédéraux créés en vertu de l’article 101 de cette loi. Il n’y a aucune preuve d’une pratique ou une conception contraire.

 

[162]                Avant d’affirmer que, pendant la plus grande partie de l’histoire du Canada, le Parlement s’est trompé, avant d’affirmer que nous seuls comme juges avons raison et que tous les autres intéressés se sont trompés pendant la plus grande partie de l’histoire du pays, il nous faut être convaincus que cette conclusion est fondée sur une analyse objective et éclairée de la Constitution.

 

[163]                En l’espèce, les pratiques et les conceptions cernées par le juge en chef de la Cour fédérale lui ont servi d’appui pour tirer sa conclusion. J’en arrive à la même conclusion, et je suis donc d’accord avec le juge en chef.

 

[164]                Pour les motifs exposés précédemment, je conclurais que la disposition prévoyant la retraite obligatoire, soit le paragraphe 99(2) de la Loi constitutionnelle de 1867, ne vise pas les juges suppléants.

(2)            Les juges suppléants et l’indépendance des juges suivant la Constitution du Canada

[165]                L’appelant a plaidé devant la Cour que les juges suppléants ne pouvaient exercer de fonctions judiciaires parce qu’ils ne jouissaient pas de l’indépendance judiciaire garantie par la Constitution.

 

[166]                La question aurait eu avantage à être mieux cernée. Les moyens exposés dans l’avis de requête qui a entraîné le présent litige en Cour fédérale ne font valoir qu’une violation du [traduction] « droit constitutionnel du demandeur d’être entendu par un juge équitable et impartial », et la seule source de ce droit serait la [traduction] « Loi constitutionnelle de 1867 et la Loi constitutionnelle de 1982 ». Les avis de question constitutionnelle ne font que renvoyer à cet avis de requête lacunaire. Enfin, l’appelant a affirmé dans l’avis d’appel présenté à la Cour que le juge en chef de la Cour fédérale a [traduction] « commis une erreur de droit dans son analyse, son interprétation et son application des principes et des obligations non écrits de la Loi de 1982 sur le Canada et de la Loi constitutionnelle de 1982 ».

 

[167]                Ces déclarations sont trop vagues : elles ne cernent pas de façon suffisamment précise les questions constitutionnelles en l’espèce ni les arguments que l’on envisageait de présenter. La Couronne aurait dû présenter des objections, mais ne l’a pas fait, et, en conséquence, l’argumentation présentée à la Cour fédérale sur cette question était vague et portait sur le constitutionnalisme, le fédéralisme et la primauté du droit. La transcription des débats révèle une cible large, imprécise et changeante portant sur des notions de toute sorte, qui ont été regroupées par l’appelant sous la question de la « séparation des pouvoirs ».

[168]                Pendant l’audience devant la Cour, l’appelant a présenté un certain nombre d’arguments sur la question de savoir si les juges suppléants, dans l’exercice de leurs fonctions, respectaient l’obligation d’indépendance judiciaire garantie par la Constitution. La Couronne a répondu à ces observations. La Cour a demandé aux parties de déposer des plaidoiries écrites supplémentaires sur la question, ce que les parties ont fait. La Cour a examiné et a tenu compte de ces observations, qui permettent à la Cour de trancher cette question.

 

[169]                La nature précise de ces contestations d’ordre constitutionnel demeure floue, mais il semble que l’appelant ait mis l’accent sur le manque d’indépendance judiciaire découlant du traitement accordé aux juges suppléants sous forme d’indemnité quotidienne et découlant de leur désignation, par le juge en chef, pour entendre des causes. À mon avis, la contestation d’ordre constitutionnel de l’appelant devrait être rejetée.

 

[170]                L’indépendance judiciaire comporte un aspect individuel et un aspect institutionnel qui sont tributaires de l’existence de conditions ou de garanties objectives destinées à soustraire le pouvoir judiciaire à toute influence extérieure : Ell c. Alberta, 2003 CSC 35, [2003] 1 R.C.S. 857, paragraphe 18. Les juges doivent être indépendants sur le plan institutionnel et être indépendants à l’égard des causes dont ils sont saisis.

 

[171]                Vu que l’objectif de l’indépendance judiciaire est le maintien de la confiance du public dans l’impartialité de la magistrature, les juges ne peuvent se contenter d’être effectivement indépendants, ils doivent aussi paraître l’être. Par conséquent, lorsqu’il faut établir si un juge jouit des conditions ou garanties objectives d’indépendance judiciaire nécessaires à l’exercice de ses fonctions, la Cour doit se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique […] » : voir R. c. Valente, [1985] 2 R.C.S. 673, pages 684 et 689, et Tobiass, précité, paragraphe 70.

 

[172]                L’élément essentiel au cœur de l’indépendance judiciaire est la garantie contre l’intervention extérieure. Le juge en chef Dickson, à la page 69 de l’arrêt Beauregard c. Canada, [1986] 2 R.C.S. 56, a énoncé cet élément essentiel de la façon suivante :

Historiquement, ce qui a généralement été accepté comme l’essentiel du principe de l’indépendance judiciaire a été la liberté complète des juges pris individuellement d’instruire et de juger les affaires qui leur sont soumises : personne de l’extérieur – que ce soit un gouvernement, un groupe de pression, un particulier ou même un autre juge – ne doit intervenir en fait, ou tenter d’intervenir, dans la façon dont un juge mène l’affaire et rend sa décision. Cet élément essentiel continue d’être au centre du principe de l’indépendance judiciaire.

 

[173]                Il s’agit de l’élément qui, selon l’appelant, poserait un problème. Le traitement des juges suppléants est régi par le paragraphe 10(4) de la Loi sur les Cours fédérales, qui établit une formule fondée sur le traitement des autres juges suivant la Loi sur les juges. Les juges suppléants qui sont désignés pour entendre une cause sont rémunérés pour les jours qu’ils consacrent à cette cause. Autrement dit, les juges suppléants reçoivent un traitement sous forme d’indemnité quotidienne.

 

[174]                L’appelant met l’accent sur la question du traitement et avance que le mode de rémunération, soit l’indemnité quotidienne, crée une apparence de manque d’indépendance. Il souligne que c’est le juge en chef qui assigne le travail aux juges suppléants. Plus le juge en chef assigne de causes aux juges suppléants, plus les juges suppléants font de l’argent. L’appelant saute alors à la conclusion que, en apparence, voire dans les faits, les juges suppléants voudront rendre une décision qui plaira au juge en chef, ou, autrement dit, que le juge en chef assignera des causes à ceux des juges suppléants qui, selon lui, rendront une décision donnée.

 

[175]                À mon avis, il ne s’agit pas d’un scénario plausible. Une personne bien renseignée, qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique, conclurait que l’indépendance judiciaire n’est nullement menacée, ni en apparence, ni dans les faits. Elle comprendrait ce qui suit :

 

a)         Les juges en chef de tous les tribunaux sont chargés d’assigner le travail aux juges et, dans les cours d’appel, d’établir les formations de juges. Il incombe toujours aux juges en chef de décider qui sera saisi d’une cause donnée. Personne n’avancerait sérieusement que ce pouvoir du juge en chef mine d’une façon quelconque l’indépendance des juges de trancher les causes comme bon leur semble.

 

b)         Les juges en chef font leur part et entendent des causes : ils peuvent même s’en attribuer. Il s’agit d’un élément normal et accepté du fonctionnement de notre appareil judiciaire, et cela n’a jamais été considéré comme étant un manquement à l’impartialité ou à l’indépendance.

 

c)         Les juges en chef savent qu’ils n’ont pas le droit d’imposer leur point de vue aux juges à qui ils assignent des causes, et ils s’en abstiennent.

d)         Les juges en chef, lorsqu’ils ont recours aux pouvoirs conférés par l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales, soit les pouvoirs de nommer des juges suppléants et de leur assigner des causes, doivent respecter l’objet pour lequel ces pouvoirs leur sont donnés. Comme je l’ai expliqué précédemment, suivant l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales, les juges suppléants exercent des fonctions judiciaires afin que la Cour fédérale puisse faire face aux surcharges de travail temporaires. L’assignation des causes aux juges suppléants ne vise pas à empêcher, dans un but répréhensible, des juges permanents d’en être saisis, il s’agit plutôt d’une mesure nécessaire visant à pallier des circonstances inhabituelles.

 

e)         Les juges suppléants souhaitent s’acquitter de leurs responsabilités aussi bien que les juges permanents de la Cour fédérale, voilà leur seule motivation en ce qui a trait aux attentes des juges en chef. Il faut sauter aux conclusions pour estimer que des juges qui ont eu une conduite irréprochable pendant de nombreuses années et dont le dossier justifie leur nomination en qualité de juge suppléant se comporteraient soudain de façon inadéquate et trancheraient un litige autrement que de bonne foi et de façon indépendante.

 

[176]                Dans l’examen de la contestation de l’appelant fondée sur le manque d’indépendance, la Cour doit se rappeler qu’il existe une présomption selon laquelle les juges s’acquittent de leurs fonctions avec discernement et intégrité et selon laquelle ils ne se laisseront pas manipuler ou influencer par leur juge en chef dans une affaire donnée : R. c. Teskey, 2007 CSC 25, [2007] 2 R.C.S. 267, la juge Abella; Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2003 CSC 445, [2003] 2 R.C.S. 259, la juge en chef McLachlin; R. c. S. (R.D.), [1997] 3 R.C.S. 484, paragraphe 32, la juge L’Heureux-Dubé et la juge McLachlin (plus tard juge en chef), et le juge Major aux paragraphes 116 et 117. À mon avis, cette présomption n’a pas été réfutée en l’espèce.

 

[177]                L’appelant invoque aussi l’affaire Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, 2002 CSC 13, [2002] 1 R.C.S. 405, pour avancer que tous les régimes de traitement sous forme d’indemnité quotidienne visant les juges violent l’indépendance judiciaire et sont invalides. Ce n’est pas du tout la conclusion de l’arrêt Mackin. Dans cet arrêt, la Cour suprême n’a pas conclu que tous les régimes de traitement sous forme d’indemnité quotidienne sont inconstitutionnels. Elle a plutôt estimé que le régime particulier dans l’affaire Mackin était inconstitutionnel parce que le gouvernement du Nouveau‑Brunswick n’avait pas renvoyé la question du traitement des juges à un organisme indépendant, efficace et objectif.

 

[178]                Il est vrai que les nominations de juge par l’exécutif pour un mandat d’une durée limitée, et renouvelable par l’exécutif, peuvent créer une crainte que les juges se plieront au souhait de l’exécutif, minant ainsi leur indépendance : Leblanc c. La Reine, 2011 CACM 2. Cependant, ce n’est pas le cas en l’espèce. Comme le juge en chef de la Cour fédérale l’a expliqué (au paragraphe 112 de ses motifs), en ce qui concerne l’application de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales, « [l]e pouvoir exécutif ne joue aucun rôle dans la décision du juge en chef de demander qu’une personne admissible et en particulier agisse comme juge suppléant ». Après que l’exécutif a établi le nombre de postes de juge suppléant, seul le juge en chef exerce des pouvoirs discrétionnaires : le juge en chef, sans ingérence de l’exécutif, établit une liste de juges suppléants et assigne des causes à ceux qui sont libres et selon leur spécialisation, comme il le fait pour toutes les affaires dont est saisie la Cour fédérale. Le traitement est établi selon la formule prévue au paragraphe 10(4) de la Loi sur les Cours fédérales, qui ne laisse aucunement place à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire.

 

[179]                Rien dans les présents motifs ne devrait empêcher un plaideur de contester, sur le fondement d’une preuve valable, l’indépendance réelle ou apparente d’un juge suppléant donné à qui une cause particulière a été assignée; l’opportunité de la nomination d’un juge suppléant donné ou de sa désignation pour entendre une cause particulière (y compris la question de savoir si le pouvoir de nommer un juge suppléant a été utilisé en violation de l’objet de l’article 10 de la Loi sur les Cours fédérales), ou bien la compétence ou la capacité d’un juge suppléant donné d’entendre et de trancher une cause particulière.

 

[180]                Par conséquent, je rejetterais la contestation de l’appelant fondée sur le manque d’indépendance.

 

C.             Autres parties des motifs de mes collègues

[181]                Dans leurs motifs bien rédigés et soigneusement motivés, mes collègues ont exposé le contexte et les antécédents de la présente affaire. Elles ont également conclu que l’appelant avait le droit d’interjeter appel de l’ordonnance par laquelle sa requête avait été rejetée et que la norme de contrôle dans le présent appel est la décision correcte. Je souscris aux conclusions et aux motifs de mes collègues sur ces questions. En outre, si j’étais d’accord avec mes collègues quant à l’issue de l’appel, je souscrirais également à l’adjudication des dépens qu’elles ont prévue.

 

D.             Décision proposée

[182]                Pour les motifs exposés précédemment, je rejetterais l’appel. Vu les circonstances qui ont incité la Cour fédérale à adjuger les dépens en faveur de l’appelant, malgré qu’il eût été débouté en Cour fédérale, et vu que l’appelant serait aussi été débouté en l’espèce, je n’adjugerais aucun dépens pour l’instance devant la Cour d’appel fédérale.

 

 

« David Stratas »

j.c.a.


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                        A-37-10

 

INTITULÉ :                                                       LUIS ALBERTO FELIPA c.

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                              Le 7 mars 2011

 

OBSERVATIONS ÉCRITES

SUPPLÉMENTAIRES :                                   1) Appelant, le 14 mars 2011

                                                                            2) Procureur général du Canada, le 18 avril 2011

                                                                            3) Réponse, le 29 avril 2011

                                                          

MOTIFS DU JUGEMENT :                           Les juges Sharlow et Dawson

                                                                       

 

MOTIFS DISSIDENTS :                                 Le juge Stratas

 

DATE DES MOTIFS :                                     Le 3 octobre 2011

 

COMPARUTIONS :

 

Rocco Galati

 

POUR L’APPELANT

 

Gina M. Scarcella

Jamie Todd

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Rocco Galati Law Firm

Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

Myles J. Kirvan

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉ

 

 

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