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Date : 20120529

Dossier : A‑327‑11

Référence : 2012 CAF 158

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

DOUGLAS TIPPLE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

 

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 17 avril 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 29 mai 2012.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                   LA JUGE SHARLOW

Y ONT SOUSCRIT :                                                                        LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                                                                       LA JUGE DAWSON

 


Date : 20120529

Dossier : A‑327‑11

Référence : 2012 CAF 158

 

CORAM :      LE JUGE LÉTOURNEAU

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

DOUGLAS TIPPLE

appelant

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               Le présent appel vise une ordonnance rendue par l’arbitre de grief D.R. Quigley (l’arbitre) en application de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, L.C. 2003, ch. 22 (2010 CRTFP 83), octroyant une somme d’environ 1,4 million de dollars à l’appelant, Douglas Tipple, pour sa destitution à titre de conseiller spécial du sous‑ministre, Transformation du secteur des biens immobiliers, Travaux publics et Services gouvernementaux Canada.

 

[2]               L’ordonnance, énoncée aux paragraphes 358 à 362 des motifs de l’arbitre, est rédigée comme suit :

358. L’objection à la compétence d’un arbitre de grief d’entendre ce grief est rejetée, et je déclare que le grief de M. Tipple a été renvoyé à juste titre à l’arbitrage.

359. Je déclare en outre que le licenciement de M. Tipple n’a pas été fait aux termes de la [Loi sur l’emploi dans la fonction publique], mais qu’il constituait plutôt un subterfuge ou un camouflage et que l’administrateur général n’était pas justifié de licencier M. Tipple.

360. Je déclare en outre que je n’ai pas compétence, en vertu de la [Loi sur les relations de travail dans la fonction publique], pour connaître de la demande de remboursement de 10 000,00 $ de M. Tipple au titre de ses frais de réinstallation et de déménagement de Toronto à Ottawa.

361. J’ordonne à l’administrateur général de verser à M. Tipple les montants suivants, d’ici le 16 août 2010 :

Dommages pour perte de salaire                                   688 751,08 $

Dommages pour perte de boni de rendement               109 038,46 $

Dommages pour perte d’avantages sociaux                 109 038,46 $

Intérêt sur les dommages pour perte de salaire,
de boni de rendement et d’avantages sociaux
                54 209,40 $

Dommages pour préjudice psychologique                    125 000,00 $

Intérêt sur les dommages pour préjudice
psychologique
                                                                   7 472,39 $

Dommages pour perte de réputation                            250 000,00 $

Intérêt sur les dommages pour perte de réputation        14 944,79 $

TOTAL                                                                      1 358 454,58 $

362. Je déclare en outre que M. Tipple a engagé des frais juridiques supplémentaires occasionnés par le défaut constant de l’administrateur général de se conformer aux ordonnances de divulgation rendues dans la présente affaire et que l’administrateur général est responsable de ces frais supplémentaires. Pour déterminer la valeur des dommages pour entrave à la procédure, j’ordonne à l’avocat de M. Tipple de fournir à l’avocat de l’administrateur général, d’ici le 30 juillet 2010, un énoncé détaillé de toutes les mesures raisonnables prises au nom de M. Tipple en raison de l’inobservation continue par l’administrateur général des ordonnances de divulgation rendues dans la présente affaire. J’ordonne également que les parties se rencontrent pour convenir de la valeur des dommages pour entrave à la procédure dus par l’administrateur général à M. Tipple. Je demeure saisi de cette question si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur la valeur des dommages pour entrave à la procédure. L’audience reprendra seulement à cette fin le 5 octobre 2010 au besoin.

 

[3]               En ce qui concerne le paragraphe 362 de l’ordonnance de l’arbitre, présumant que l’octroi de dommages‑intérêts serait maintenu après le présent appel, les parties ont convenu que le montant des dommages‑intérêts pour entrave à la procédure s’élève à 45 322,03 $. Le montant total accordé s’élève donc à 1 403 776,61 $.

 

[4]               Les parties ont toutes deux présenté une demande de contrôle judiciaire de l’ordonnance de l’arbitre. Les montants accordés au titre de la perte de salaire, de la perte d’avantages sociaux et de bonis n’ont pas été contestés. Le procureur général du Canada, qui agit pour le compte du ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux du Canada (TPSGC), a contesté l’octroi de dommages‑intérêts pour le préjudice psychologique subi, la perte de réputation et l’entrave à la procédure. M. Tipple a contesté la décision de l’arbitre selon laquelle il n’était pas compétent pour adjuger des dépens. M. Tipple a aussi fait valoir qu’il n’était pas d’accord avec la période retenue pour le calcul des intérêts.

 

[5]               Un juge de la Cour fédérale s’est prononcé sur les deux demandes dans un même jugement (2011 CF 762). Il a accueilli la demande du procureur général et annulé l’octroi de dommages‑intérêts au titre du préjudice psychologique, de la perte de réputation et de l’entrave à la procédure. Il a accueilli la demande de M. Tipple en ce qui a trait à la période pendant laquelle des intérêts étaient payables et a rejeté la demande de M. Tipple quant à la compétence de l’arbitre pour adjuger des dépens. Il a renvoyé l’affaire à la Commission des relations de travail de la fonction publique pour qu’elle statue à nouveau sur deux questions, à savoir le montant des dommages‑intérêts pour le préjudice psychologique et la période pendant laquelle les intérêts étaient payables. Compte tenu du départ à la retraite de M. Quigley, c’est un autre arbitre de grief qui statuera sur ces questions.

 

[6]               M. Tipple interjette maintenant appel devant notre Cour et sollicite une ordonnance portant que l’arbitre est compétent pour adjuger des dépens (y compris, s’il a gain de cause sur cette question, une ordonnance fixant le montant des dépens auxquels il a droit), et une ordonnance rétablissant les dommages‑intérêts accordés par l’arbitre pour perte de réputation et entrave à la procédure.

 

Norme de contrôle

[7]               Dans un appel d’un jugement portant sur une demande de contrôle judiciaire, la cour d’appel doit déterminer si le juge a choisi la bonne norme de contrôle et s’il l’a appliquée correctement. En règle générale, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable aux décisions des décideurs fédéraux occupant un poste prévu par la loi exigeant une expertise particulière, comme celle d’un arbitre de la Commission des relations de travail dans la fonction publique. La norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à toutes les questions en litige en l’espèce.

 

Les faits

[8]               La décision de l’arbitre expose la preuve de façon très détaillée. Les parties ne contestent pas le résumé des faits pertinents énoncés aux paragraphes 3 à 20 des motifs du juge, que j’adopte avec reconnaissance :

[3] M. Tipple est un cadre spécialisé en biens immobiliers. En 2004, TPSGC a adopté un nouveau plan stratégique appelé « Les prochaines étapes » qui a été mis en œuvre afin de réduire les dépenses relatives aux locaux occupés par la fonction publique fédérale. Le sous‑ministre de TPSGC à l’époque, M. I. David Marshall, a décidé de recruter des cadres du secteur privé comme « conseillers spéciaux » afin d’atteindre cet objectif. TPSGC a embauché M. Tipple à titre de responsable des biens immobiliers. M. David Rotor a aussi été embauché, à titre de responsable des approvisionnements. M. Tipple a signé un contrat de trois ans (couvrant la période allant du 11 octobre 2005 au 6 octobre 2008), qui prévoyait un salaire annuel de 360 000 $ ainsi qu’un boni de rendement de 15 p. cent si certains objectifs de rendement étaient atteints. Sa lettre d’offre indiquait également ce qui suit : [traduction] « Vos services pourraient être requis pour une période plus courte selon la disponibilité du travail et le maintien des fonctions à accomplir […] ».

[4] M. Tipple a commencé à exercer ses nouvelles fonctions en octobre 2005 et a finalement déménagé avec sa famille, quittant Toronto pour s’installer à

Ottawa. La première année, il a atteint les objectifs fixés par TPSGC et le ministère a réalisé des économies de 150 millions de dollars.

[5] Pendant la durée de son emploi à TPSGC, M. Tipple a plaidé en faveur de la transformation du ministère en une société d’État. Toutefois, le gouvernement n’avait pas l’intention de transformer TPSGC en une société d’État ou de recourir à l’externalisation. De plus, des employés de TPSGC étaient en train de préparer une campagne pour contester une telle impartition. D’avril à juin 2006, le sous‑ministre Marshall a eu de nombreuses discussions avec Mme Yvette D. Aloïse, sous‑ministre adjointe par intérim, qui estimait que le rôle de M. Tipple comme conseiller spécial « ne fonctionnait pas ».

[6] Néanmoins, en juin 2006, M. Tipple a eu un examen de rendement pour lequel il a reçu la cote maximale (« a excédé les attentes), et on lui a versé le boni négocié de 15 p. cent. Les observations jointes à l’examen étaient hautement élogieuses. En outre, M. Marshall a approuvé le paiement des frais de l’adhésion prochaine de M. Tipple au National Club de Toronto en juin 2006.

[7] Puis, du 25 au 30 juin 2006, MM. Tipple et Rotor se sont rendus au Royaume‑Uni afin de rencontrer des fonctionnaires pour discuter de l’approche de ce pays en ce qui concerne la transformation opérationnelle. M. Tipple était accompagné de son épouse et a profité de son voyage d’affaires pour prendre quelques jours de vacances additionnels, et ce, à ses propres frais et avec l’approbation de M. Marshall.

[8] TPSGC a planifié les préparatifs du voyage et a organisé les réunions avec des fonctionnaires britanniques. Catherine Dickson, employée du Haut‑commissariat du Canada au Royaume‑Uni, était chargée de l’organisation des réunions. Il a été difficile de planifier l’horaire de M. Tipple en raison, semble‑t‑il, d’une mauvaise communication entre TPSGC et le Haut‑commissariat du Canada. Au cours de son séjour au Royaume‑Uni, M. Tipple a été invité à assister à des réunions au sujet des approvisionnements, mais, puisque cette responsabilité relevait de M. Rotor, il a décidé de n’assister qu’aux réunions relatives à son champ de compétence, c’est‑à‑dire les biens immobiliers.

[9] On a insinué, après ce voyage, que M. Tipple avait raté des réunions. M. Tipple a quant à lui déclaré que le voyage avait été une réussite et qu’il avait assisté à toutes les réunions relatives aux biens immobiliers, et que les réunions portant sur les approvisionnements auxquelles il n’avait pas assisté ne constituaient ni l’objet de son voyage ni celui de son mandat. Malgré l’opinion de M. Tipple voulant qu’il n’ait pas manqué de réunions, le gouvernement du Canada a envoyé des lettres d’excuses au gouvernement du Royaume‑Uni le 12 juillet 2006. Les lettres semblaient indiquer que MM. Tipple et Rotor étaient responsables de leurs absences. Par exemple, une lettre envoyée par le haut‑commissaire par intérim du Canada au Royaume‑Uni indiquait ce qui suit : « […] je tiens à m’excuser très sincèrement du comportement de MM. David Rotor et Douglas Tipple […] » La sous‑ministre adjointe par intérim, Yvette D. Aloïse, a également envoyé des lettres d’excuses au nom de M. Marshall.

[10] Le 12 juillet 2006, MM. Marshall et Tipple se sont réunis pour discuter du voyage; toutefois, M. Tipple ne savait pas alors que des lettres d’excuses avaient été envoyées. Il n’a été informé de l’existence de ces lettres que le 9 août 2006. Le même jour, il a appris que le rapport de voyage qu’il avait produit avait été divulgué à M. Daniel Leblanc, journaliste du Globe and Mail. M. Leblanc a fait des allégations voulant que des parties du rapport aient été plagiées; or, elles ne l’avaient pas été. La version du rapport dont M. Leblanc a obtenu copie était préliminaire et n’incluait pas les références contenues dans le rapport final de M. Tipple. Les lettres d’excuses et un certain nombre de courriels ont également été communiqués clandestinement au Globe and Mail.

[11] Du 15 au 18 août 2006, le Globe and Mail a publié une série d’articles qui laissaient entendre que MM. Tipple et Rotor [traduction] « avaient annulé une série de réunions » et formulé des allégations de plagiat et de comportement contraire à l’éthique. M. Tipple a estimé que les articles contenaient [traduction] « un certain nombre d’affirmations et d’imputations mensongères, désobligeantes et diffamatoires » qui ont été source de troubles émotionnels et ont nui considérablement à son bien‑être personnel et à sa réputation.

[12] Tout au long de la tempête médiatique qui a suivi, M. Tipple a demandé à maintes reprises à TPSGC de le défendre contre les allégations dans les médias et de lui permettre de répondre en personne aux médias. M. Tipple a insisté sur le fait qu’il n’avait pas manqué de réunions, mais des représentants de TPSGC ont dit aux médias que ces réunions avaient été « annulées en raison de problèmes logistiques ». TPSGC n’a pas permis à M. Tipple de parler aux médias et l’a assuré qu’un plan de communication serait élaboré. M. Tipple souhaitait que TPSGC adopte une approche plus proactive et a exprimé à plusieurs reprises son mécontentement à l’égard des actions du ministère par rapport aux médias. M. Tipple prétend que TPSGC n’a jamais mis en place un plan de communication, mais a plutôt sacrifié sa réputation dans le seul but de « limiter les dégâts ».

[13] En réponse à l’attention médiatique, TPSGC a lancé une enquête interne sur le voyage au Royaume‑Uni. L’enquête (le rapport Minto) a disculpé M. Tipple. Le rapport Minto a notamment conclu que, malgré la confusion administrative, [traduction] « … les deux conseillers semblent avoir eu un emploi du temps responsable et productif… [et] toutes les dépenses réclamées et autorisées seront raisonnables et approuvées conformément aux règles réglementaires ». Le rapport n’a pas été rendu public.

[14] Le vendredi 25 août 2006, M. Marshall s’est entretenu avec le ministre de TPSGC. Ils ont discuté du travail de M. Tipple et de la question à savoir si l’embauche de cadres du secteur privé était efficace. M. Marshall a réfléchi à leur conversation au cours du week‑end et, le lundi 28 août 2006, a décidé de mettre fin à l’emploi de M. Tipple pour les raisons suivantes : M. Tipple avait réalisé ses principaux engagements; l’initiative Les prochaines étapes était en avance sur la planification; TPSGC ne pouvait pas absorber d’autres changements; il n’y avait pas d’autres initiatives d’importance pour M. Tipple; M. Tim McGrath, sous‑ministre adjoint par intérim pour les biens immobiliers de TPSGC, connaissait suffisamment l’initiative Les prochaines étapes pour prendre en charge le reste des travaux.

[15] À l’audience devant la CRTFP, M. Marshall a déclaré qu’aucune intégration ni analyse de la structure organisationnelle n’avait été réalisée avant le licenciement de M. Tipple. M. Tipple a témoigné qu’avant son congédiement, on ne lui avait jamais dit que son rendement était insatisfaisant, ni que l’initiative Les prochaines étapes avait atteint son point de saturation, ni qu’il y avait possibilité qu’il soit mis en disponibilité.

[16] Le 31 août 2006, M. Marshall a congédié M. Tipple. M. Rotor a aussi été remercié ce jour‑là. On a versé à M. Tipple une indemnité égale à un mois de salaire. La seule raison qu’on lui a donnée pour expliquer cette cessation d’emploi était que M. Marshall avait accepté une recommandation de son personnel de transférer et fusionner les responsabilités des conseillers spéciaux à celles de leur sous‑ministre adjoint respectif. M. Tipple a déclaré que son licenciement était très inhabituel, étant donné qu’il n’y avait pas eu de plan de transition pour le transfert de ses responsabilités à M. McGrath, d’analyse du plan de travail, de compte rendu donné à son personnel et qu’on lui avait demandé de quitter les lieux immédiatement. M. Tipple a également déclaré qu’on l’avait embauché afin d’achever la mise en œuvre et la planification de l’initiative Les prochaines étapes, et que la phase de mise en œuvre n’était pas encore complétée. M. Tipple a ajouté qu’il avait été embauché en tant qu’« idéateur » et non seulement pour la planification et la mise en œuvre. Sinon, il n’aurait pas déménagé avec sa famille à Ottawa.

 

[17] Le lendemain, le Globe and Mail rapportait le congédiement de M. Tipple et laissait entendre que sa conduite lors du voyage au Royaume‑Uni en était la cause.

[18] M. Tipple a déposé, devant la Cour supérieure de justice de l’Ontario, des déclarations afin d’intenter des actions contre TPSGC et le Globe and Mail. L’action en congédiement injustifié contre TPSGC a été suspendue; celle en diffamation contre le Globe and Mail se poursuit. Il a également déposé un grief auprès de TPSGC concernant son licenciement, qu’il a ensuite renvoyé à l’arbitrage de grief conformément à la LRTFP. L’arbitre de grief a fait droit en partie au grief de M. Tipple. C’est cette décision qui fait l’objet des présentes demandes de contrôle judiciaire.

[19] M. Tipple n’a pas réussi à obtenir un emploi permanent après son licenciement. En 2007, il n’a eu aucun revenu et, en 2008, il n’a gagné que 38 172 $. Or, ce n’était pas en raison d’un manque d’effort de sa part. En vue d’obtenir du travail, il a contacté quinze recruteurs de cadres et 37 sociétés d’experts‑conseils. Les recruteurs lui ont dit que tant qu’il n’aurait pas obtenu réparation, il était [traduction] « pour ainsi dire persona non grata » et que lorsqu’on cherchait son nom dans Internet, on obtenait comme résultats des articles de journaux comportant des remarques désobligeantes et dommageables qui remettaient en question son intégrité. M. Tipple a essayé d’obtenir un poste dans une entreprise privée pour laquelle il aurait eu comme fonction de vendre des biens immobiliers au gouvernement du Canada. Toutefois, TPSGC a refusé de lui permettre d’occuper ce poste en raison d’une clause contractuelle qui prévoyait une période d’attente de douze mois avant que M. Tipple puisse accepter un tel emploi dans le secteur privé.

[20] M. Tipple a déclaré qu’à cause de son licenciement, [traduction] « il a subi des épisodes de manque d’estime de soi, de perte de confiance, de stress et d’angoisse, et s’est senti trahi, humilié et blessé ». Il a ajouté ceci :

[traduction] « cette épreuve s’est révélée très difficile sur le plan émotif et traumatisante et a eu des incidences sur ma santé mentale et physique ».

 

Questions en litige

[9]               Dans le présent appel, M. Tipple soulève trois questions que je résume comme suit :

a)                  Le juge a‑t‑il commis une erreur en annulant les dommages‑intérêts pour perte de réputation accordés par l’arbitre à M. Tipple?

b)                  Le juge a‑t‑il commis une erreur en confirmant la décision de l’arbitre selon laquelle il n’était pas compétent pour adjuger à M. Tipple les dépens de l’arbitrage?

c)                  Le juge a‑t‑il commis une erreur en annulant les dommages‑intérêts pour entrave à la procédure accordés par l’arbitre?

 

[10]           Il convient de traiter la première question seule, puis les deuxième et troisième questions ensemble.

 

Première question – Le juge a‑t‑il commis une erreur en annulant les dommages‑intérêts pour perte de réputation accordés par l’arbitre à M. Tipple?

[11]           Du montant total approximatif de 1,4 million de dollars accordé, 250 000 $ l’ont été au titre de la perte de réputation. Le juge a annulé ce montant parce qu’il a conclu que l’arbitre avait commis une erreur en imposant une nouvelle obligation à l’employeur envers l’employé, soit l’obligation de protéger la réputation de l’employé, et en octroyant une indemnité pour manquement à cette obligation.

 

[12]           Je ne suis pas d’accord pour dire que l’arbitre avait établi ou tenté d’établir un nouveau chef de dommages‑intérêts ou une nouvelle obligation juridique pour les employeurs. Il ressort de la lecture des motifs de l’arbitre que l’octroi du montant de 250 000 $ pour perte de réputation reflète l’application raisonnable de principes juridiques établis aux faits uniques de l’espèce. Je parviens à cette conclusion pour les motifs qui suivent.

 

[13]           Les motifs de l’arbitre doivent être lus dans leur ensemble, à la lumière de la preuve et de la jurisprudence qui lui ont été présentées. En l’espèce, les observations des parties comprenaient des renvois à des décisions portant sur des dommages‑intérêts pour congédiement injustifié et dans lesquelles le montant de l’indemnité est augmenté en raison de la manière dont le congédiement a été effectué. Les arrêts de principe sur la question sont Keays c. Honda Canada Inc., 2008 CSC 39, [2008] 2 R.C.S. 362, et Wallace c. United Grain Growers Ltd., [1997] 3 R.C.S. 701.

 

[14]           Les parties ne prétendent pas que l’arbitre a commis une erreur en concluant que l’employeur n’a pas révélé la vraie raison du licenciement de M. Tipple (voir les motifs de l’arbitre, aux paragraphes 284 à 288). De plus, le dossier appuie la description que fait l’arbitre, au paragraphe 323 de ses motifs, de la façon dont le licenciement a été effectué :

Comme la preuve l’indique, M. Marshall a agi de manière fallacieuse et cavalière en licenciant M. Tipple. La preuve révèle que M. Marshall avait faussement incité M. Tipple à se sentir en sécurité. Je juge que M. Marshall s’est comporté de façon injuste ou a fait preuve de mauvaise foi en mentant et en trompant M. Tipple et en se montrant indument insensible à son égard.

 

[15]           Dans certaines circonstances, un congédiement de mauvaise foi peut justifier l’octroi de dommages‑intérêts en sus des dommages‑intérêts se rapportant uniquement à la perte d’emploi injustifiée. Les circonstances pertinentes existent si le congédiement a une incidence sur la capacité de l’employé de se trouver un nouvel emploi parce que des allégations injustifiées faites ou tolérées par l’employeur ont injustement porté atteinte à la réputation de l’employé, comme l’expliquent les extraits suivants tirés des motifs du juge Iacobucci, qui s’exprimait au nom de la majorité de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Wallace :

103. Il est admis depuis longtemps que l’employé congédié n’a pas droit à l’indemnisation des préjudices découlant du congédiement lui‑même : voir, par exemple, Addis, précité. Ainsi, bien que la perte d’emploi soit très souvent la cause de vexations et de troubles émotifs, le droit ne reconnaît pas cela comme étant des pertes pouvant donner lieu à indemnisation. Cependant, lorsqu’un employé peut établir qu’un employeur a eu un comportement de mauvaise foi ou l’a traité de façon inéquitable en le congédiant, les préjudices tels que l’humiliation, l’embarras et la perte d’estime de soi et de conscience de sa propre valeur peuvent tous ouvrir droit à indemnisation selon les circonstances de l’affaire. Dans ces cas, l’indemnisation résulte non pas du congédiement lui‑même, mais plutôt de la façon dont le congédiement a été effectué par l’employeur.

104. Souvent les préjudices immatériels découlant des actes de mauvaise foi ou de traitement inéquitable accomplis lors d’un congédiement ont pour effet de compliquer la recherche d’un autre emploi; c’est là une perte matérielle que la Cour d’appel a, à juste titre, reconnue comme justifiant un ajout à la période de préavis. Il est probable que plus le congédiement sera effectué de façon inéquitable ou de mauvaise foi, plus cela diminuera la capacité de l’employé congédié de se trouver un nouvel emploi. Cependant, à mon sens, les préjudices immatériels sont suffisants en soi pour donner droit à une indemnisation. Je reconnais que la conduite de mauvaise foi qui influe sur les perspectives d’emploi peut justifier une indemnisation beaucoup plus élevée que celle qui n’a pas cet effet, mais dans les deux cas, il en résulte un préjudice qui devrait donner lieu à indemnisation.

[…]

107. À mon avis, il n’y a aucune raison valable de ne pas reconnaître que les préjudices pouvant donner lieu à indemnisation dans des cas de diffamation pourraient le faire dans le contexte d’un congédiement injustifié. Le droit devrait se soucier de la grande vulnérabilité des employés qui perdent leur emploi et assurer leur protection en encourageant un comportement adéquat et en empêchant toutes les pertes préjudiciables, tant matérielles qu’immatérielles, qui peuvent découler des actes de mauvaise foi ou de traitement inéquitable accomplis lors d’un congédiement. Je note qu’il pourra y avoir des gens qui diront que ce point de vue impose une obligation onéreuse aux employeurs. Je leur répondrai simplement que je ne vois pas comment il peut être onéreux de traiter des gens équitablement, raisonnablement et décemment au moment où ils sont traumatisés et désespérés. À mon avis, la personne raisonnable s’attendrait à un tel traitement. Il devrait en être ainsi de la loi.

108. Dans l’affaire dont nous sommes saisis, le juge de première instance a cité plusieurs exemples de comportement de mauvaise foi de la part de UGG. Il a noté la façon brusque dont Wallace a été congédié même si ses supérieurs l’avaient félicité pour son travail seulement quelques jours auparavant. Il a conclu que UGG a décidé consciemment de [traduction« jouer dur » avec Wallace et a maintenu des allégations non fondées de motif de congédiement jusqu’au jour où le procès a débuté. De plus, à la suite de la persistance de UGG à maintenir ces allégations, [traduction] « [o]n s’est passé le mot, et la rumeur a circulé parmi les gens du métier qu’il avait été impliqué dans quelque chose de répréhensible » (p. 173). Enfin, il a conclu que le congédiement et les événements subséquents ont contribué largement à la dépression de Wallace. Après avoir examiné la liste de facteurs établie dans Bardal, il déclare, à la p. 170 :

[traduction] Compte tenu [de ces] facteurs [...] et, plus particulièrement, du fait que le congédiement péremptoire et les actes subséquents de la défenderesse lui ont fait perdre presque toute possibilité de trouver un emploi dans son domaine, je conclus qu’il est justifié d’accorder une indemnité maximale en pareil cas.

109. Je souscris à la conclusion du juge de première instance que les actes de UGG ont sérieusement diminué les chances de Wallace de se trouver un emploi similaire. Compte tenu de ce fait et des autres circonstances de la présente affaire, je ne suis pas convaincu que le juge de première instance a commis une erreur en accordant l’équivalent de 24 mois de salaire pour tenir lieu de préavis. Il se peut qu’une telle somme représente une indemnité maximale; toutefois, compte tenu de tous les facteurs pertinents, cette somme n’est pas déraisonnable et, par conséquent, je ne vois aucune raison d’intervenir. Donc, pour les motifs exposés ci‑dessus, je suis d’avis de rétablir l’ordonnance du juge de première instance relativement à la période appropriée de préavis raisonnable et d’accueillir le pourvoi sur ce point.

[Non souligné dans l’original.]

 

[16]           À mon avis, ce principe peut être appliqué à un congédiement injustifié si a) la réputation de l’employé est entachée par de fausses allégations à propos du congédiement qui sont connues du public, b) l’employeur omet de prendre des mesures correctives raisonnables et n’offre aucune excuse raisonnable pour cette omission et c) le préjudice causé à la réputation de l’employé a porté atteinte à sa capacité de trouver un nouvel emploi. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Le fondement factuel des dommages‑intérêts accordés par l’arbitre pour perte de réputation est énoncé aux paragraphes 330 à 349 de ses motifs :

330. M. Tipple, dans sa demande de mesure corrective, demande des dommages d’un montant de 250 000,00 $ pour perte de réputation.

331. Pour évaluer la demande de M. Tipple, je dois garder à l’esprit que sa réputation a pu être affectée non seulement par la façon dont TPSGC a géré la situation, mais également par des commentaires formulés à la Chambre des communes par le secrétaire parlementaire du ministre ainsi que dans les médias. En conséquence, mon analyse se concentrera seulement sur la façon dont TPSGC a géré la situation.

332. Le 12 juillet 2006, M. Tipple a informé M. Marshall [sous‑ministre, TPSGC] qu’il n’a manqué ni annulé aucune des réunions sur les biens immobiliers qui étaient prévues pendant qu’il était au Royaume‑Uni. Malgré ce fait, le 17 juillet 2006, Mme Aloïsi [sous‑ministre adjointe par intérim, TPSGC], au nom de M. Marshall, a envoyé des lettres d’excuses à M. Saint‑Jacques [haut‑commissaire du Canada par intérim] et aux organismes du Royaume‑Uni qui prenaient part aux réunions que M. Tipple avait censément manquées. La lettre transmise au NAO [le National Audit Office du Royaume‑Uni] s’excusait expressément du comportement de M. Tipple. Ultérieurement, les médias ont demandé des copies de ces lettres.

333. À un moment donné entre le 2 août et le 9 août 2006, M. Leblanc [le journaliste du Globe and Mail] a obtenu une copie du rapport de voyage au Royaume‑Uni de M. Tipple. Ce n’est pas la première fois qu’un document interne préparé par M. Tipple aboutit de façon douteuse entre les mains de représentants des médias.

334. Le 9 août 2006, M. Tipple a appris que M. Marshall avait envoyé des lettres d’excuses et que M. Leblanc avait obtenu une copie de son rapport de voyage au Royaume‑Uni. Le même jour, M. Baril [gestionnaire, Relations avec les médias, TPSGC] a demandé à M. Tipple de commenter une version provisoire des messages clés qu’il avait préparée en vue d’une entrevue sur le voyage au Royaume‑Uni qui avait été demandée par M. Leblanc. M. Tipple a fait part de ses commentaires, a informé M. Baril qu’il n’avait manqué aucune des réunions prévues et lui a demandé de trouver de quelle manière M. Leblanc avait obtenu une copie de son rapport de voyage. M. Baril a accepté et a avisé M. Tipple qu’il lui reviendrait. Il ne l’a pas fait. Plus tard, le même jour, M. Anderson [directeur par intérim, Communications stratégiques et d’affaires] a répondu qu’il fournirait à M. Tipple des copies des échanges de courriels avec M. Leblanc et des rapports diffusés dans les médias (un synopsis des conversations avec M. Leblanc). M. Tipple ne les a pas reçus. M. Tipple a demandé à M. Baril s’il pouvait assister à l’entrevue avec M. Leblanc; cependant, M. Loiselle [chef de cabinet du ministre, TPSGC] a refusé.

335. Le 10 août 2006, M. Tipple a demandé que la communication clandestine de son rapport de voyage au Royaume‑Uni aux médias fasse l’objet d’une enquête de TPSGC. Ultérieurement, le rapport Desmarais a tiré la conclusion suivante :

En résumé, Mme Thorsteinson est la seule fonctionnaire de TPSGC identifiée pendant l’enquête comme ayant fourni une copie du rapport de voyage à Catherine Dickson [une employée du Haut-commissariat du Canada], qui ne travaille pas au ministère. Catherine Dickson […] [a] reconn[u] avoir été en communication avec le journaliste Daniel Leblanc. La preuve n’a pas établi de lien direct entre Mme Thorsteinson et la remise du rapport de voyage au journaliste; cependant, elle a fourni une copie du document à Mme Dickson […]

336. Le 15 août 2006, M. Leblanc a contacté l’adjoint de M. Tipple. M. Tipple a demandé à M. Baril s’il pouvait parler à M. Leblanc. Il a été informé que tous les appels des journalistes devaient passer par la Direction générale des relations avec les médias de TPSGC. M. Tipple a demandé à M. Baril le plan médias, qu’il a dit avoir en sa possession. Toutefois, M. Trépanier [sous-ministre adjoint par intérim, Direction générale des services ministériels, des politiques et des communications] a donné instruction à M. Anderson de ne pas répondre à la demande de M. Tipple. M. Tipple a également demandé à M. Baril s’il pouvait rencontrer le ministre pour expliquer sa version des faits. Il a encore obtenu une réponse négative.

337. Le 16 août 2006, M. Tipple a envoyé un courriel à M. Marshall, dans lequel il mentionnait que sa réputation a été ternie.

338. Le 17 août 2006, M. Tipple a envoyé des courriels à MM. Trépanier et Loiselle et à Mme Aloïsi pour demander de nouveau le plan médias. Il ne l’a pas obtenu. Plus tard le même jour, M. Tipple a demandé une réunion avec la Direction générale des communications pour élaborer une approche proactive afin de protéger sa réputation. M. Trépanier a répondu que M. Tipple avait approuvé les infocapsules et qu’à ce titre, TPSGC avait transmis sa réponse à M. Leblanc en termes clairs. M. Trépanier a également informé M. Tipple que l’article de journal avait soulevé des questions s’appliquant de manière pertinente au gouvernement du Canada, que le ministre était responsable des gestes de TPSGC et que le ministre avait la responsabilité finale en matière de communications. M. Trépanier a également déclaré que la stratégie de communications retenue constituait la meilleure option pour communiquer la position du gouvernement du Canada et qu’au fur et à mesure de l’évolution de la situation, l’approche adoptée serait constamment réévaluée. Il a informé M. Tipple qu’il serait tenu au courant des développements. M. Tipple n’a été informé d’aucune réévaluation de la stratégie ni de développements.

339. M. Tipple a déclaré qu’il se sentait démuni de ne pas avoir été autorisé de se défendre lui‑même, de n’avoir jamais reçu le plan médias, les rapports des médias, les échanges de courriels ou la stratégie de communications, et de ne pas avoir été tenu informé. En outre, il a déclaré que, bien qu’il a approuvé les infocapsules initiales, elles portaient sur la demande de renseignements initiale présentée par M. Leblanc. Toutefois, de nombreux articles de journaux qui ont ensuite été publiés comportaient de nouvelles allégations qui ternissaient sa réputation, et il n’était pas protégé par TPSGC. M. Tipple a déclaré que les commentaires faits par M. Baril aux médias après la parution de l’article du 15 août 2006 dans The Globe and Mail étaient trompeurs et ne précisaient pas qu’il n’avait annulé aucune des réunions prévues au Royaume‑Uni.

340. Le 22 août 2006, M. Marshall a rencontré M. Minto [agent principal de gestion des risques, TPSGC] et lui a donné instruction de faire enquête sur le voyage au Royaume‑Uni. Le 25 août 2006, M. Minto a informé M. Marshall que M. Tipple avait fait un usage productif de son temps. Comme le faisait valoir l’avocat du défendeur, le rapport Minto a blanchi M. Tipple de tout acte répréhensible.

341. Le 18 septembre 2006, Mme Lorenzato [sous‑ministre adjointe par intérim, Direction générale des ressources humaines, TPSGC] a préparé la réponse proposée et le document d’information pour le ministre, et M. Trépanier les a approuvés. Ces documents ont été utilisés par le secrétaire parlementaire du ministre pour sa réponse à Mme Nash au cours de la période de questions à la Chambre des communes le 9 novembre 2006, et sa réponse se lit comme suit : [traduction] « […] le Haut‑commissariat du Canada à Londres nous a informé que trois des réunions ont été manquées. Des lettres d’excuses ont été envoyées aux responsables du Royaume‑Uni […] » Le secrétaire parlementaire du ministre n’a pas reçu de réponse proposée ni de document d’information propres à M. Tipple. Si cela avait été le cas, sa réponse malheureuse à la question de Mme Nash aurait été exacte, du moins le souhaitons‑nous. Le rapport Minto a établi que M. Tipple a été blanchi de tout acte répréhensible et qu’il avait assisté à toutes les réunions concernant son portefeuille pendant qu’il était au Royaume‑Uni.

342. Dans les circonstances de la présente affaire, je conclus qu’une fois que TPSGC a dit à M. Tipple qu’il s’occupait des communications externes, et en particulier une fois que M. Tipple a fait part de ses préoccupations sur sa réputation ternie et qu’il a reçu la directive de ne pas s’adresser aux médias, le défendeur était tenu de protéger la réputation de M. Tipple.

343. M. Marshall a déclaré que TPSGC avait comme politique de ne pas se livrer à une guerre de mots avec les médias au sujet d’un événement. En outre, si l’événement rapporté dans les médias avait une certaine importance, le cabinet du ministre élaborait la stratégie à l’égard des médias et la stratégie de communications. Je conviens avec M. Marshall que les médias font rapport sur des événements d’une manière qui, à leur avis, intéressera le public. Toutefois, il incombait à TPSGC non seulement de protéger ses propres intérêts et sa réputation, mais également les intérêts et la réputation de M. Tipple. Un employeur qui décide de fournir de l’information aux médias, dans des circonstances telles que la réputation de l’un de ses employés est en jeu, est tenu de transmettre de l’information qui est à la fois pertinente et exacte. Le défendeur était au moins tenu de veiller à ce que M. Tipple soit informé de la stratégie de communications retenue.

344. On pourrait affirmer sans risquer de se tromper que le défendeur était en mode de limitation des dégâts. TPSGC avait fait récemment l’objet d’une forte couverture médiatique sur le scandale des commandites, et M. Marshall devait mener TPSGC et ses employés à se sortir de ce scandale.

345. On ne m’a fourni aucune preuve qui établissait que le défendeur a déjà eu un plan médias ou une stratégie de communications. Je n’ai constaté l’existence d’aucune preuve selon laquelle le défendeur a communiqué le rapport Minto aux médias ou a inclus les conclusions du rapport dans la réponse proposée ou dans les documents d’information utilisés par le secrétaire parlementaire du ministre. M. Tipple a accepté la première version des infocapsules; toutefois, au fur et à mesure que la situation prenait de l’ampleur et que la réputation de M. Tipple était ternie, aucune stratégie révisée n’apparaissait. M. Tipple avait droit à la protection de sa réputation par le défendeur. Ce droit ne lui a pas été reconnu.

346. Je crois que TPSGC savait que le fait de pas fournir de renseignements pertinents et exacts aux médias ferait en sorte que la réputation de M. Tipple ne serait pas protégée. M. Marshall a déclaré que Mme Aloïsi l’avait informé que M. Tipple estimait sa réputation ternie et qu’il s’attendait à ce que TPSGC le protège. De plus, le 16 août 2006, M. Tipple a informé directement M. Marshall par courriel que sa réputation était ternie. En outre, M. Marshall a reconnu dans son témoignage que la transmission clandestine du rapport de voyage au Royaume‑Uni a pu nuire à la réputation de M. Tipple et que ces dommages auraient pu être atténués en informant M. Leblanc que M. Tipple a assisté à toutes les réunions qui concernaient son portefeuille.

347. La stratégie de communications utilisée par le défendeur était intéressée et comportait un seul objectif précis : protéger ses propres intérêts en veillant à ce qu’aucun scandale n’embarrasse le défendeur ou le gouvernement du Canada. Malheureusement, cette démarche a été faite aux dépens de la réputation de M. Tipple. La réputation sans tache acquise par M. Tipple pendant 23 ans comme cadre de direction a été ternie en 6 semaines. Il peut maintenant trouver un certain réconfort dans cette décision qui reconnaît que sa réputation a été sacrifiée pour préserver celle de TPSGC.

348. L’aspect le plus troublant de la conduite du défendeur est que malgré les demandes faites par M. Tipple à TPSGC de protéger sa réputation, TPSGC ne l’a pas fait quand le premier article a été publié par The Globe and Mail ni n’a, par la suite, fait quoi que ce soit pour atténuer les dommages causés à la réputation de M. Tipple. De fait, M. Marshall a empiré la situation en mettant fin illégalement à l’emploi de M. Tipple dans une atmosphère de scandale. Je conclus donc que le défendeur n’a pas respecté son obligation de protéger la réputation de M. Tipple.

349. Des dommages peuvent être adjugés si une partie subit une perte par suite des gestes d’autrui. Pour évaluer le montant des dommages auxquels M. Tipple a droit pour perte de réputation, je dois, encore une fois, tenir compte de son poste au sein de la communauté des cadres de direction et reconnaître l’impact des dommages à sa réputation sur sa capacité de vendre avec succès ses compétences comme cadre de direction à des employeurs éventuels ainsi qu’à des relations d’affaires. Dans les circonstances de la présente affaire, je n’ai aucune réserve à accepter que M. Tipple a droit à sa réclamation de 250 000,00 $. […]

 

[17]           Dans ces paragraphes, l’arbitre met l’accent sur les faits relatifs à la façon dont divers représentants de TPSGC ont traité avec la presse pendant la période pertinente et à leur comportement à l’égard de M. Tipple au regard des divers articles de la presse pendant cette même période. Il faut situer ces faits dans le contexte des autres faits que l’arbitre avait établi auparavant : le voyage de M. Tipple à Londres en juin 2006 pour rencontrer des fonctionnaires du Royaume-Uni; les plaintes ultérieures à propos des rencontres auxquelles il n’avait pas assisté à Londres; le fait que M. Tipple a nié, le 12 juillet 2006, avoir manqué des rencontres pertinentes; les excuses de l’employeur le 17 juillet 2006 concernant le comportement de M. Tipple au cours du voyage à Londres; le rapport Minto présenté au sous‑ministre Marshall le 25 août 2006 qui démentait toute allégation selon laquelle M. Tipple avait manqué des rencontres pertinentes à Londres; le licenciement de mauvaise foi de M. Tipple le 31 août 2006.

 

[18]           La première phrase du paragraphe 349 des motifs de l’arbitre est un énoncé trop large du principe juridique applicable. L’arbitre utilise également dans ses motifs un langage qui, pris isolément, pourrait laisser entendre qu’il considérait la perte de réputation comme étant une cause d’action distincte. J’estime toutefois qu’il ressort suffisamment clairement de l’extrait cité, lu dans le contexte de l’ensemble des motifs de l’arbitre, que ce dernier a accordé un montant de 250 000 $ pour perte de réputation en se fondant sur les principes énoncés dans l’arrêt Wallace.

 

[19]           Selon mon interprétation de ses motifs, l’arbitre n’a pas conclu que TPSGC, en qualité d’employeur de M. Tipple, avait une obligation indépendante de protéger la réputation de son employé. Il a plutôt estimé que la loi imposait à TPSGC une obligation de bonne foi à l’égard du licenciement de M. Tipple. Lorsque TPSGC a décidé de mettre fin à l’emploi de M. Tipple à un moment où la presse mettait en cause son intégrité sur la foi de renseignements transmis clandestinement par TPSGC que les hauts fonctionnaires de TPSGC savaient être faux, l’obligation de bonne foi comportait l’obligation de prendre des mesures raisonnables pour veiller à ce que le licenciement ne porte pas indûment et injustement atteinte à la réputation de M. Tipple. À mon avis, la conclusion de l’arbitre correspond bien aux principes énoncés dans l’arrêt Wallace et elle est raisonnable. Je conclus que le juge a commis une erreur en annulant le montant de 250 000 $ accordé au titre de la perte de réputation.

 

Deuxième et troisième questions – Les frais juridiques de M. Tipple

[20]           Dans la plupart des arbitrages de grief effectués en vertu de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, le plaignant est représenté par son agent négociateur ou il agit pour son propre compte. Aucune convention collective ne visait le poste de M. Tipple et ce dernier a choisi d’être représenté par un avocat pour la présentation de son grief, ce qui était son droit.

 

[21]           Devant l’arbitre, M. Tipple a demandé à être intégralement indemnisé pour les frais juridiques qu’il avait engagés pour le règlement de son grief jusqu’à l’arbitrage inclusivement. L’arbitre a conclu que la portée du paragraphe 228(2) de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique, qui autorise un arbitre à ordonner une mesure de réparation lorsqu’il décide qu’un grief est bien fondé, n’était pas suffisamment vaste pour conférer à un arbitre le pouvoir d’ordonner à un employeur d’indemniser le plaignant pour les frais engagés pour l’arbitrage. Le paragraphe 228(2) est rédigé comme suit :

228. (2) Après étude du grief, il tranche celui‑ci par l’ordonnance qu’il juge indiquée. [...]

228. (2) After considering the grievance, the adjudicator must render a decision and make the order that he or she considers appropriate in the circumstances. ...

 

 

 

[22]           L’arbitre a toutefois conclu qu’il avait le pouvoir d’accorder à M. Tipple une réparation pour l’entrave de TPSGC à la procédure d’arbitrage. Le refus répété de TPSGC de divulguer la totalité des documents pertinents en temps opportun constituait l’entrave, obligeant l’avocat de M. Tipple à entreprendre une correspondance et à tenir des conférences de gestion de l’instance qui n’auraient pas dû être nécessaires, ce qui a entraîné des frais juridiques pour M. Tipple qui n’auraient pas dû être nécessaires.

 

[23]           M. Tipple a soutenu devant la Cour fédérale et devant notre Cour que le pouvoir de réparation de l’arbitre prévu par la loi était suffisamment large pour lui permettre d’adjuger des dépens. Le juge a examiné la décision de l’arbitre sur cette question en appliquant la norme de la décision correcte, suivant l’arrêt de notre Cour, Canada (Procureur général) c. Mowat, 2009 CAF 309. Il a conclu que le pouvoir de réparation de l’arbitre prévu par la loi ne l’autorisait pas à adjuger des dépens. Il a également conclu que l’octroi par l’arbitre de dommages‑intérêts pour entrave à la procédure était une adjudication de dépens déguisée et, pour ce motif, il a annulé le montant accordé au titre de l’entrave à la procédure.

 

[24]           Le juge a rendu son jugement avant l’arrêt Canada (Procureur général) c. Mowat, 2011 CSC 53, [2011] 3 R.C.S. 471, dans lequel la Cour suprême du Canada a statué que la norme de contrôle applicable à la détermination de la portée du pouvoir d’accorder réparation d’un tribunal était la norme de la décision raisonnable. En conséquence, le juge a appliqué la mauvaise norme de contrôle, ce qui signifie que la Cour doit examiner cette question de novo selon la norme de contrôle de la décision raisonnable.

 

[25]           Dans l’arrêt Mowat, la question précise soulevée était celle de savoir si le pouvoir conféré au Tribunal canadien des droits de la personne par la loi d’ordonner le versement d’une indemnité à la victime d’une pratique discriminatoire incluait implicitement le pouvoir d’adjuger à la victime les dépens engagés dans le cadre de la procédure devant le Tribunal. Le Tribunal avait conclu par l’affirmative. La Cour a statué que l’interprétation du Tribunal concernant son pouvoir prévu par la loi n’était pas raisonnable.

 

[26]           Aucune disposition de la Loi sur les relations de travail dans la fonction publique ne confère expressément aux arbitres le pouvoir d’adjuger des « dépens » selon leur sens juridique habituel, et le paragraphe 228(2) est suffisamment semblable à la disposition examinée dans l’arrêt Mowat pour qu’il soit considéré comme raisonnable que l’arbitre lui accorde une signification semblable quant aux dépens. Je me reporte plus particulièrement au paragraphe 40 des motifs des juges LeBel et Cromwell, qui ont rédigé l’arrêt Mowat au nom de la Cour (renvoi omis) :

40. Qui plus est, dans le vocabulaire juridique, le terme « dépens » possède un sens bien défini qui diffère de celui d’« indemnité » ou de « dépenses ». Il s’agit d’un terme technique propre à la langue du droit en ce qu’il correspond à [traduction] « un mot ou une expression qui, du fait de son emploi par les professionnels du droit, a acquis un sens juridique distinct » [...]. Les « dépens » s’entendent habituellement d’une indemnité accordée pour les frais de justice engagés et les services juridiques retenus dans le cadre d’une instance. Si le législateur a entendu conférer le pouvoir d’adjuger des dépens, on comprend mal pourquoi il n’a pas employé ce terme juridique consacré et largement répandu pour le faire. Nous verrons plus loin que l’historique de la loi donne aussi sérieusement à penser que telle n’était pas l’intention du législateur.

 

[27]           Toutefois, la décision de l’arbitre d’exiger que TPSGC indemnise M. Tipple pour les frais juridiques qu’il a été tenu d’engager en raison de l’entrave à la procédure d’arbitrage de TPSGC repose sur un fondement juridique différent.

 

[28]           Je souligne que l’adjudication de dépens par un tribunal peut inclure et inclut effectivement parfois un montant pour les dépens engagés en raison de la conduite d’obstruction de la partie adverse. Le tribunal n’est pas tenu de nécessairement s’appuyer sur son pouvoir traditionnel d’adjuger des dépens pour veiller à ce qu’une partie soit indemnisée pour les pertes financières engagées en raison de la conduite d’obstruction de la partie adverse dans le cadre de la procédure.

 

[29]           En règle générale, les tribunaux et les instances juridictionnelles ont le pouvoir inhérent de contrôler leur propre procédure et de remédier à un abus de celle‑ci. Ce pouvoir inhérent comprend, dans les cas appropriés comme la présente affaire, le droit d’exiger le remboursement de frais qu’une partie a dû engager en raison de la conduite abusive ou de l’obstruction de la partie adverse.

 

[30]           En l’espèce, l’arbitre a conclu que TPSGC a fait de l’obstruction en omettant de façon répétée de respecter les ordonnances de divulgation, ce qui a entraîné pour M. Tipple des frais juridiques inutiles pour faire exécuter les ordonnances de l’arbitre. Devant notre Cour, TPSGC a soutenu qu’il s’était conformé à ces ordonnances, et c’est ce qu’il a finalement fait. Le dossier justifie toutefois la conclusion de l’arbitre selon laquelle TPSGC a adopté un comportement l’amenant à s’exécuter tardivement et de façon insuffisante, et TPSGC n’a remédié à ce comportement qu’à la suite d’une pression incessante exercée par l’avocat de M. Tipple.

 

[31]           À mon avis, il était raisonnable que l’arbitre conclue que le défaut de TPSGC de respecter les ordonnances de divulgation de l’arbitre en temps opportun a imposé un fardeau financier injustifié à M. Tipple, et qu’il conclue que le fardeau devrait être assumé en toute équité par TPSGC. Dans les circonstances hautement inhabituelles de l’espèce, le montant accordé par l’arbitre à titre de dommages‑intérêts pour entrave à la procédure était légal et résultait d’un exercice raisonnable du pouvoir de l’arbitre de contrôler la procédure d’arbitrage.

 

Dépens devant notre Cour et la Cour fédérale

[32]           Devant la Cour fédérale, les parties ont convenu que le montant approprié pour l’adjudication des dépens à l’égard des deux demandes réunies s’élevait à 7 500 $. Cependant, aucuns dépens n’ont été adjugés puisque les deux parties ont eu partiellement gain de cause.

 

[33]           Devant notre Cour, M. Tipple a réussi à défendre les dommages‑intérêts accordés, à l’exception du montant de 125 000 $ accordé pour préjudice psychologique que la Cour fédérale a annulé et qui n’était pas en cause dans le présent appel. Cependant, une partie ou la totalité de ce montant pourrait être rétablie après la nouvelle audience ordonnée par la Cour fédérale. M. Tipple n’a pas réussi à obtenir une décision portant que l’arbitre est compétent pour adjuger des dépens, ni n’a eu gain de cause à l’égard de sa demande visant l’obtention d’une adjudication générale des dépens. Il a cependant eu gain de cause quant au montant de 45 322,03 $ accordé à titre de dommages‑intérêts pour entrave à la procédure et à la prolongation de la période à l’égard de laquelle les intérêts sont accordés. Compte tenu de tout ce qui précède, il semble que M. Tipple ait eu en grande partie gain cause dans la présente instance. Je lui adjugerais ses dépens devant notre Cour et la Cour fédérale, le montant total étant établi à 12 000 $, comprenant les débours et les taxes.

 

Conclusion

[34]           J’accueillerais l’appel en partie et les dépens devant notre Cour et la Cour fédérale sont établis à 12 000 $, comprenant les débours et les taxes. Je modifierais le jugement de la Cour fédérale de façon que les paragraphes 1 et 2 soient libellés comme suit :

1.                  La demande introduite par le procureur général dans le dossier T‑1295‑10 est accueillie en partie. L’octroi de dommages‑intérêts de 125 000 $ pour préjudice psychologique est annulé et la question de la détermination du montant de ces dommages‑intérêts est renvoyée à la Commission des relations de travail dans la fonction publique pour qu’elle statue à nouveau à cet égard.

2.                  La demande de M. Tipple dans le dossier T‑1315‑10 est accueillie en partie. L’octroi d’intérêts pour la période se terminant le 6 octobre 2008 est annulé et la question des intérêts est renvoyée à la Commission des relations de travail dans la fonction publique afin qu’elle statue à nouveau à cet égard en gardant à l’esprit les observations de M. Tipple selon lesquelles les intérêts devaient continuer de courir jusqu’à la date de la décision de la Commission des relations de travail dans la fonction publique.

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

 

« Je suis d’accord.

            Gilles Létourneau, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

            Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑327‑11

 

 

INTITULÉ :                                                  DOUGLAS TIPPLE c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 17 avril 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT

DE LA COUR :                                             LA JUGE SHARLOW

 

Y ONT SOUSCRIT :                                    LE JUGE LÉTOURNEAU

                                                                        LA JUGE DAWSON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 29 mai 2012

 

 

COMPARUTIONS :

 

Stephen Victor, c.r. 

David Cutler 

Christopher Rootham

 

POUR L’APPELANT

 

Michael Ciavaglia

Sharon Johnston

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Victor Ages Vallance LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR L’APPELANT

 

Myles J. Kirvan 

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR L’INTIMÉ

 

 

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