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Date : 20130117

Dossier : A‑136‑12

Référence : 2013 CAF 12

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

KIMBERLEY HUNTER

défenderesse

 

 

 

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 4 décembre 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 janvier 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                        LA JUGE SHARLOW

Y A SOUSCRIT :                                                                                           LA JUGE DAWSON

 

MOTIFS DISSIDENTS :                                                                                   LE JUGE NADON

 


Date : 20130117

Dossier : A‑136‑12

Référence : 2013 CAF 12

 

CORAM :      LE JUGE NADON

                        LA JUGE SHARLOW

                        LA JUGE DAWSON

 

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

 

KIMBERLEY HUNTER

défenderesse

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LA JUGE SHARLOW

[1]               La Cour est saisie d’un recours en contrôle judiciaire dirigé contre une décision rendue par le juge‑arbitre Seniuk (CUB 78779), qui a confirmé la décision du conseil arbitral portant que la défenderesse, Kimberley Hunter, était admissible à recevoir des prestations parentales au titre du paragraphe 23(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23, relativement à son petit‑fils. Par les motifs qui suivent, je rejetterais la demande de la Couronne.

 

[2]               Le paragraphe 23(1) dispose :

23. (1) Malgré l’article 18, mais sous réserve des autres dispositions du présent article, des prestations sont payables à un prestataire de la première catégorie qui veut prendre soin de son ou de ses nouveau‑nés ou d’un ou plusieurs enfants placés chez lui en vue de leur adoption en conformité avec les lois régissant l’adoption dans la province où il réside.

 (1) Notwithstanding section 18, but subject to this section, benefits are payable to a major attachment claimant to care for one or more new‑born children of the claimant or one or more children placed with the claimant for the purpose of adoption under the laws governing adoption in the province in which the claimant resides.

 

 

 

[3]               Les faits sont constants. Le juge‑arbitre a résumé les faits et les conclusions du conseil arbitral comme suit :

Pour rendre sa décision, le conseil s’est fié à l’information contenue au dossier révélant que la mère (la fille de la prestataire) avait confié la garde temporaire de l’enfant à la prestataire (pièce 9.1). Le conseil s’est également appuyé sur la preuve montrant que le mari de la prestataire avait été hospitalisé et que le père de l’enfant ne s’occupait pas de son enfant. À l’audience, d’autres faits ont été établis à l’aide de la preuve, sur lesquels le conseil s’est fondé (pièce 9.2). Ces faits sont entre autres les suivants : la mère souffre en permanence de maladie mentale et la prestataire est la seule personne à subvenir aux besoins de l’enfant, son petit‑fils. L’agence de protection de l’enfance a fini par prendre l’enfant en charge pour ensuite le confier à la prestataire et s’emploie avec cette dernière à obtenir qu’elle adopte son petit‑fils. S’appuyant sur la décision CUB 38323 et sur le fait que la prestataire avait la garde juridique de l’enfant et entreprenait des démarches en vue de son adoption légale (avec l’aide de l’agence de protection de l’enfance), le conseil a accueilli l’appel et a conclu que la prestataire avait droit à des prestations parentales (pièce 9.3).

 

 

 

[4]               Le juge‑arbitre était appelé à rechercher si le conseil arbitral pouvait conclure, sur la foi des preuves qui lui avaient été produites, que le petit‑fils de Mme Hunter avait été placé chez elle « en vue de [son] adoption ». Après un examen attentif et détaillé des preuves et de la jurisprudence pertinente, le juge‑arbitre a décidé que le conseil arbitral pouvait conclure qu’en l’espèce il avait été satisfait au critère relatif à l’objet prévu par la loi. Notre Cour doit rechercher si le juge‑arbitre a correctement interprété le paragraphe 23(1) et s’il a correctement appliqué la norme de la décision raisonnable aux conclusions de fait du conseil arbitral et à son application du droit aux faits : Budhai c. Canada (Procureur général) (C.A.), 2002 CAF 298, [2003] 2 C.F. 57, aux paragraphes 47 et 48.

 

[5]               L’admissibilité de Mme Hunter aux prestations prévues au paragraphe 23(1) dépend de la raison pour laquelle son petit‑fils a été placé chez elle. Je conviens avec le juge‑arbitre qu’il s’agit là essentiellement d’une question de fait. Compte tenu du dossier dont il disposait, le conseil arbitral ne pouvait se prononcer sur cette question qu’en se fondant sur les propres éléments de preuve de Mme Hunter, notamment sur une lettre rédigée par une travailleuse sociale au service de l’agence provinciale de protection de l’enfance. Cette lettre confirme les faits relatés par Mme Hunter, sans citer ni chercher à cerner les dispositions de la loi provinciale sur l’adoption ou la procédure d’adoption en vigueur.

 

[6]               Devant notre Cour, la Couronne a soutenu que la demande de Mme Hunter ne pouvait être accueillie parce qu’à l’époque pertinente, elle n’avait que la « garde légale temporaire » de son petit‑fils et que seule une ordonnance judiciaire (ou l’équivalent) accordant au prestataire la « garde permanente » permettait de satisfaire au critère relatif à l’objet prévu par la loi. Retenir cette thèse reviendrait à imposer une condition judiciaire préalable à l’admissibilité à des prestations au titre du paragraphe 23(1), laquelle ne figure ni expressément ni implicitement dans cette disposition. Le législateur a choisi de formuler de manière large le critère relatif à l’objet au paragraphe 23(1). À mon avis, il faut présumer que le législateur a reconnu que le placement d’un enfant en vue de son adoption pouvait se produire dans des circonstances variées.

[7]               Je comprends que, dans certains cas, une loi provinciale ou des documents concernant la garde d’un enfant donné (en supposant que ces documents soient disponibles eu égard aux questions de confidentialité) puissent répondre de façon concluante à la question de fait que pose le paragraphe 23(1) quant à l’objet du placement d’un enfant. En l’espèce, toutefois, la Couronne n’a produit aucun document de ce genre et n’a que rarement fait mention de la loi provinciale applicable. Je n’ai pu trouver aucune loi provinciale contredisant la conclusion du conseil arbitral.

 

[8]               Selon moi, rien dans le dossier ne permet à la Cour d’annuler la conclusion du juge‑arbitre portant que la décision du conseil arbitral était raisonnable. Je serais donc d’avis de rejeter le recours en contrôle judiciaire.

 

[9]               Mme Hunter a demandé que les dépens de la présente demande lui soient accordés sur la base avocat‑client ou, subsidiairement, sur la base d’un montant forfaitaire moins élevé que les dépens avocat‑client, mais plus élevé que le maximum prévu au tarif. Elle a soutenu qu’en introduisant le présent recours en contrôle judiciaire, la Couronne ne cherchait qu’à régler la question de l’interprétation du paragraphe 23(1) aux dépens d’un unique demandeur. À l’audience, la Cour s’est vu présenter des projets de mémoire de frais sur la base avocat‑client et sur la base des colonnes III et V de la grille tarifaire.

 

[10]           En l’espèce, rien dans le dossier ne permet de conclure que la demande en contrôle judiciaire de la Couronne était motivée par autre chose qu’un simple désaccord avec le juge‑arbitre quant à sa décision. Dans les circonstances, et après avoir examiné les projets de mémoire de frais préparés pour Mme Hunter sur la base de la colonne III, j’accorderais à celle-ci les dépens de la présente demande, que j’établirais à la somme de 3 500 $, incluant tous les débours et les taxes.

 

 

« K. Sharlow »

j.c.a.

 

 

 

 

« Je souscris à ces motifs.

    Eleanor R. Dawson, j.c.a. »

 

 

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


LE JUGE NADON (dissident)

[11]           Je ne partage pas l’opinion de mes collègues suivant laquelle nous devrions rejeter le recours en contrôle judiciaire du procureur général du Canada (le demandeur). J’estime qu’aucun élément de preuve n’allait dans le sens de la conclusion du conseil arbitral portant que le petit‑fils de la défenderesse ait été placé chez elle en vue de son adoption, et que le juge‑arbitre a commis une erreur en refusant d’intervenir. Le juge‑arbitre a aussi commis une erreur en ne tenant pas compte de l’intention claire du législateur lorsqu’il a adopté le paragraphe 23(1) de la Loi sur l’assurance‑emploi, L.C. 1996, ch. 23 (la Loi). Je serais donc d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire.

 

Les faits

[12]           Un résumé des faits aidera à comprendre pourquoi je ne peux souscrire à l’opinion de mes collègues.

 

[13]           En août 2011, la défenderesse a présenté une demande en vue d’obtenir des prestations d’assurance‑emploi à compter du 28 août 2011. Elle y indiquait qu’elle avait été au service d’Assiniboine Regional Health Authority, que son dernier jour de travail fut le 13 juillet 2011 et qu’elle fut en congé de maladie jusqu’au 25 août 2011.

 

[14]           Dans sa demande, la défenderesse a également signalé qu’elle demandait des prestations parentales afin d’être en mesure de prendre soin d’un enfant. Après que la Commission de l’assurance‑emploi du Canada (la Commission) lui eut demandé des renseignements, le 25 août 2011, la défenderesse a signalé que l’enfant était son petit‑fils, que le père de l’enfant était en prison et que la mère, sa fille, était à l’hôpital.

 

[15]           Sur la base des renseignements dont elle disposait, la Commission a conclu que la défenderesse n’avait pas droit à des prestations. En conséquence, la Commission a écrit à la défenderesse, le 13 septembre 2011, pour l’informer de ce qui suit :

[traduction]

Nous désirons vous informer que nous ne pouvons pas vous verser de prestations parentales à compter du 18 juillet 2011.

 

En effet, vous n’avez pas prouvé que l’enfant avait été placé chez vous en vue de son adoption.

 

 

 

[16]           La défenderesse a interjeté appel de la décision de la Commission au conseil arbitral. Le 12 octobre 2011, le conseil arbitral a accueilli l’appel. Après avoir examiné les renseignements contenus au dossier ainsi que le témoignage rendu par la défenderesse à l’audience, le conseil arbitral a conclu que cette dernière était admissible à des prestations parentales. Selon lui, [traduction] « [l]a prestataire [la défenderesse] s’emploie actuellement, avec les Services à l’enfance et à la famille, à remplir la documentation en vue de l’adoption légale. Jusqu’ici, la prestataire s’est vu accorder la garde juridique » (décision du conseil arbitral, page 3).

 

[17]           La Commission a porté cette décision en appel devant le juge‑arbitre qui, le 15 mars 2012, l’a déboutée, d’où la demande de contrôle judiciaire du demandeur dont nous sommes saisis.

 

[18]           Le demandeur soutient que le juge‑arbitre a commis une erreur tant de fait que de droit lorsqu’il a rejeté son appel. J’aborde dans son sens par les motifs qui suivent.

 

La décision du juge‑arbitre

[19]           Premièrement, le juge‑arbitre a exposé la raison pour laquelle la Commission interjetait en appel devant lui, à savoir que l’appel « repos[ait] sur la distinction entre une ordonnance de garde temporaire et permanente, de même que sur la nécessité de prouver le but de la garde au moment de la présentation de la demande de prestations parentales » (décision du juge‑arbitre, page 2).

 

[20]           Puis, après avoir reproduit le paragraphe 23(1) de la Loi, le juge‑arbitre s’est penché sur la jurisprudence (CUB) sur la question, qu’il a examinée aux pages 3 à 8 de sa décision. À la page 8, le juge‑arbitre a conclu que des décisions comme la décision CUB 38323 enseignaient que, pour satisfaire aux exigences de l’article 23 de la Loi, il fallait une « preuve tangible pouvant nous permettre de conclure que l’enfant a été placé chez la prestataire en vue de son adoption » et que la preuve documentaire, bien que suffisante, n’était pas nécessaire.

 

[21]           Ce principe étant posé, le juge‑arbitre a ensuite examiné la décision du conseil arbitral. Il a d’abord relevé que le conseil arbitral avait également estimé que la preuve documentaire, bien que suffisante, n’était pas une condition nécessaire pour satisfaire au critère de la « preuve tangible ». À cet égard, il a renvoyé à la page 3 de la décision du conseil arbitral que j’ai reproduite ci-dessus.

 

[22]           Le juge‑arbitre a ensuite relevé que le conseil arbitral s’était laissé guider par l’interprétation retenue par la décision CUB 38323, à savoir que « la garde juridique (laquelle est considérée comme permanente compte tenu des faits sous‑jacents dans le dossier), assortie de l’intention d’adopter, suffit pour faire droit au bénéfice des prestations en vertu de cet article de la Loi ».

 

[23]           Le juge‑arbitre a ajouté que le conseil arbitral n’avait pas exposé en détail les faits pertinents et s’était contenté de retenir ceux énoncés au dossier. D’après lui, les faits essentiels étaient constants. Il les résume comme suit à la page 10 de sa décision :

[…] La fille de la prestataire souffre de schizophrénie et de psychose. De plus, elle est aux prises avec un problème de toxicomanie. Les psychiatres et les agents de prise en charge des enfants craignaient que la mère ne puisse composer avec le stress de la prise en charge de l’enfant, et à l’heure actuelle, il n’est pas permis à cette dernière de se trouver seule en présence de l’enfant. Le père naturel et la mère ont l’intention de céder leurs droits parentaux, mais l’état psychologique de la mère doit être d’abord stabilisé. Dans une telle situation à la dynamique évolutive, il était déraisonnable de s’attendre à ce que la belle mécanique des formalités de l’adoption puisse être en place dès le moment de la naissance de l’enfant; elle ne l’était pas. Dans des circonstances comme celles‑là, il est impossible pour les agences de protection de l’enfance de faire passer un dossier immédiatement au statut de la prise en charge ou de la garde permanente. Mais tout laisse prévoir que c’est ce qui arrivera dans l’avenir, et si tel est le cas, tout indique que l’enfant sera adopté par la prestataire. Bien qu’il s’agisse là d’une prédiction réaliste, la réalité veut qu’il y ait intention d’adopter et que la garde soit pour ainsi dire permanente.

 

 

 

[24]           Cet extrait est complété par un autre passage de la décision; en effet, à la page 2, le juge‑arbitre a observé :

Pour rendre sa décision, le conseil s’est fié à l’information contenue au dossier révélant que la mère (la fille de la prestataire) avait confié la garde temporaire de l’enfant à la prestataire (pièce 9.1). Le conseil s’est également appuyé sur la preuve montrant que le mari de la prestataire avait été hospitalisé et que le père de l’enfant ne s’occupait pas de son enfant. À l’audience, d’autres faits ont été établis à l’aide de la preuve, sur lesquels le conseil s’est fondé (pièce 9.2). Ces faits sont entre autres les suivants : la mère souffre en permanence de maladie mentale et la prestataire est la seule personne à subvenir aux besoins de l’enfant, son petit‑fils. L’agence de protection de l’enfance a fini par prendre l’enfant en charge pour ensuite le confier à la prestataire et s’emploie avec cette dernière à obtenir qu’elle adopte son petit‑fils. S’appuyant sur la décision CUB 38323 et sur le fait que la prestataire avait la garde juridique de l’enfant et entreprenait des démarches en vue de son adoption légale (avec l’aide de l’agence de protection de l’enfance), le conseil a accueilli l’appel et a conclu que la prestataire avait droit à des prestations parentales (pièce 9.3).

 

 

 

[25]           Ainsi, le noeud des conclusions du conseil arbitral, auxquelles le juge‑arbitre a souscrit, se résume à ceci : le père et la mère de l’enfant ne souhaitent pas conserver leurs droits parentaux; la mère souffre de maladie mentale; la défenderesse est seule à subvenir aux besoins de son petit‑fils; l’agence de protection de l’enfance a pris l’enfant en charge et en a confié la garde à la défenderesse; l’agence « s’emploie avec cette dernière à obtenir qu’elle adopte son petit‑fils ».

 

[26]           Ces faits ont amené le juge‑arbitre à conclure que « tout indique que l’enfant sera adopté par la prestataire » et que « [b]ien qu’il s’agisse là d’une prédiction réaliste, la réalité veut qu’il y ait intention d’adopter et que la garde soit pour ainsi dire permanente ». À son avis, les preuves justifiaient clairement les conclusions du conseil arbitral de conclure comme il l’a fait.

 

Analyse

[27]           Je suis d’avis que la décision du juge‑arbitre ne saurait être confirmée. En concluant comme il l’a fait, le juge‑arbitre, tout comme le conseil arbitral, n’a tenu compte ni des preuves dont il disposait ni des exigences claires du paragraphe 23(1) de la Loi, dont voici le texte :

 

23. (1) Malgré l’article 18, mais sous réserve des autres dispositions du présent article, des prestations sont payables à un prestataire de la première catégorie qui veut prendre soin de son ou de ses nouveau‑nés ou d’un ou plusieurs enfants placés chez lui en vue de leur adoption en conformité avec les lois régissant l’adoption dans la province où il réside.

[Je souligne]

23. (1) Notwithstanding section 18, but subject to this section, benefits are payable to a major attachment claimant to care for one or more new‑born children of the claimant or one or more children placed with the claimant for the purpose of adoption under the laws governing adoption in the province in which the claimant resides.

 

[Emphasis added]

 

 

 

[28]           Le paragraphe 23(1) dispose, en termes clairs, que les prestations sont payables à un prestataire qui prend soin d’un ou plusieurs enfants placés chez lui « en vue de leur adoption en conformité avec les lois régissant l’adoption dans la province où il réside ». Ainsi, le prestataire doit démontrer qu’au moment du placement, il avait l’intention d’adopter l’enfant. L’adoption, dans le contexte du paragraphe 23(1), s’entend nécessairement de l’adoption légale, puisque, suivant les termes de la disposition, l’enfant est placé en vue de son « adoption en conformité avec les lois régissant l’adoption dans la province où [le prestataire] réside ». Bien que la disposition n’exige pas que l’enfant soit légalement adopté au moment du placement, il doit ressortir de certains éléments de preuve que les intervenants qui s’occupent du placement, soit l’agence des services à l’enfance et à la famille, soit la cour, placent l’enfant chez le prestataire dans l’intention que celui‑ci adopte l’enfant. Que l’adoption ait, ou non, lieu en définitive n’est à mon avis pas pertinent à ce stade.

 

[29]           Par conséquent, ce ne sont pas tous les placements d’enfant auprès du prestataire qui donnent droit aux prestations parentales. L’adoption d’un enfant par un prestataire, au sens juridique, doit être l’objet véritable du placement. Tout autre motif ou objectif, si louable soit‑il, ne saurait suffire. Il faut donc produire des éléments de preuve suffisants dont il ressort que le placement mènera ou est censé mener à l’adoption par le prestataire.

[30]           En faisant cette affirmation, je n’entends pas formuler un critère rigide. Au contraire, j’estime qu’une certaine souplesse est de mise dans l’interprétation de la disposition et que toute conclusion doit nécessairement reposer sur les faits au dossier. Toutefois, l’analyse visant à rechercher si le placement est fait en vue de l’adoption demeure nécessairement objective. Le fait que la prestataire affirme, comme c’est le cas en l’espèce, qu’elle a l’intention d’adopter l’enfant n’est qu’un des éléments du casse‑tête. De toute évidence, si la prestataire n’a pas l’intention d’adopter l’enfant qui lui a été confié, alors la question ne se pose plus. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire que je m’attarde sur cette question puisque les preuves ne permettent manifestement pas de conclure que l’enfant était placé chez la défenderesse en vue de son adoption. J’examinerai donc de plus près les preuves afin de démontrer que le conseil arbitral ne pouvait pas conclure comme il l’a fait.

 

[31]           Premièrement, nous disposons de certains éléments quant aux intentions du père et de la mère à l’égard de leur enfant. Dans une note datée du 3 février 2012, le père signale qu’il [traduction] « renonç[ait]à tous ses droits parentaux ». Quant à la mère, dans une lettre datée du 15 septembre 2011, elle consent à ce que son enfant soit confié à sa mère [traduction] « jusqu’à ce que je sois en mesure de m’en occuper moi‑même ». À cela s’ajoute une lettre, également datée du 15 septembre 2011, par laquelle la défenderesse indique que son petit‑fils est né le 6 juin 2011, que l’enfant et sa mère ont vécu chez elle à partir du moment où ils ont quitté l’hôpital, que sa fille, qui a des problèmes de santé mentale, a été hospitalisée pendant deux mois, et qu’étant donné que l’enfant habite chez elle depuis le 11 juillet 2011, elle avait dû laisser son emploi pour s’en occuper. La défenderesse ajoute qu’elle ne pouvait compter sur le père de l’enfant puisqu’il était en prison et qu’il n’entretenait aucun lien avec son enfant, ajoutant que [traduction] « [l]a mère n’est pas en mesure de prendre soin de l’enfant actuellement et a besoin de traitements » [je souligne].

 

[32]           Il convient également de signaler la lettre, en date du 13 septembre 2011, de l’Office régional de la santé de Brandon (l’Office), par laquelle un médecin affirme que la mère de l’enfant [traduction] « n’est pas en mesure de prendre soin de son enfant actuellement pour des raisons médicales » [je souligne].

 

[33]           Il faut également reconnaître la pertinence d’une lettre datée du 18 août 2011, de Nancy Kolesar, travailleuse communautaire en santé mentale au Center for Adult Psychiatry (Office régional de la santé de Brandon), par laquelle elle signale que la défenderesse avait obtenu la garde de son petit‑fils en vertu d’une ordonnance de retrait du foyer délivrée par les Services à l’enfant et à la famille de l’Ouest du Manitoba (SEF).

 

[34]           Il y a aussi une lettre des SEF, datée du 28 février 2012 et rédigée par Danuta Kosteckyj, travailleuse sociale en milieu rural pour les services à la famille, par laquelle elle affirme que l’agence a placé l’enfant chez la défenderesse le 5 août 2011 et qu’il demeure jusqu’à ce jour sous la garde de la défenderesse. Après avoir déclaré que la défenderesse [traduction] « témoigne d’un solide engagement à long terme à prendre soin [de l’enfant] » et que son [traduction] « engagement envers l’enfant et à en prendre soin est absolu et permanent », Mme Kosteckyj ajoute ceci : [traduction] « Si l’agence envisage un plan de garde permanente pour l’enfant, sa demande sera acceptée. » En évoquant la possibilité d’une garde permanente pour l’avenir, Mme Kosteckyj indique clairement que les SEF, à l’époque à laquelle la lettre a été écrite, n’avaient ni envisagé cette possibilité – d’une garde permanente – ni , comme il s’ensuit nécessairement, celle d’une adoption.

 

[35]           Cette information, de même que le témoignage rendu par la défenderesse devant le conseil arbitral le 12 octobre 2011, constituait l’ensemble des preuves dont celui‑ci disposait pour rendre sa décision. Je vais maintenant examiner le témoignage de la défenderesse.

 

[36]           La défenderesse a déclaré que son petit‑fils avait été placé chez elle le 11 juillet 2011, alors que sa fille, la mère de l’enfant, avait dû être hospitalisée pour recevoir des traitements. Sa fille est demeurée à l’hôpital pendant plusieurs mois, après quoi elle a obtenu des droits de visite à raison de deux heures par semaine sous surveillance. La défenderesse a en outre déclaré que sa fille [traduction] « ne croit pas qu’elle a un problème » (transcription, page 11). Elle a ajouté que, selon elle, sa fille était n’était pas en mesure de prendre soin d’elle‑même, [traduction] « encore moins de prendre soin d’un enfant » (transcription, page 10). À la page 11 de la transcription, la présidente du conseil, Mme Conibear, a dit que [traduction] « la possibilité qu’il soit légalement adopté n’est donc pas envisageable parce que Kim [la mère] ne reconnaît pas qu’elle est incapable de prendre soin de lui ». La défenderesse a répondu ce qui suit : [traduction] « Ce n’est pas elle qui va décider si l’enfant va être adopté par nous ou non. Ce sera les SEF. »

 

[37]           Qui plus est, à la page 12 de la transcription, la défenderesse a signalé que [traduction] « bien que les documents d’adoption n’aient pas été remplis, cela ne veut pas nécessairement dire qu’elle n’aura pas lieu ». À la page 16 de la transcription, elle a ajouté que sa fille [traduction] « manifestait un comportement schizophrénique ».

 

[38]           Voilà toute les preuves dont disposait le conseil arbitral. Est‑il possible, sur la foi des preuves, de conclure que l’enfant était placé chez la défenderesse en vue de son adoption? Je suis d’avis que cela n’est pas possible.

 

[39]           Ce qui ressort des preuves, c’est que l’enfant est sous la garde de la défenderesse à titre temporaire et non permanent. Bien que le père ne semble pas se soucier du bien‑être de son fils, la mère a consenti à ce que l’enfant soit placé chez la défenderesse à titre temporaire. Il ressort clairement de la lettre écrite par la mère, en date du 15 septembre 2012, que celle‑ci ne renonçait pas à ses droits concernant la garde de son enfant. Pour conforter l’opinion voulant que le placement ne puisse être considéré comme permanent, je rappelle que, dans sa lettre du 13 septembre 2011, le médecin de l’Office régional de la santé de Brandon a affirmé que la mère [traduction] « n’est pas en mesure de prendre soin de son enfant actuellement pour des raisons médicales ». Autrement dit, il n’y a aucune évaluation médicale quant à la capacité à long terme de la mère de s’occuper de son enfant.

 

[40]           C’est dans ce contexte, à savoir que la mère n’était pas en mesure de s’occuper de son enfant, que les SEF ont délivré une ordonnance de retrait du foyer afin de confier la garde de l’enfant à la défenderesse. Autrement dit, il a été conclu que, pour des raisons de sécurité, l’enfant devait être placé chez une personne autre que sa mère. Il est d’ailleurs révélateur que, dans sa lettre du 28 février 2012, Mme Kosteckyj des SEF précise que l’agence n’a pas encore envisagé de plan de garde permanent pour l’enfant.

 

[41]           Dans son résumé des faits, à la page 10 de sa décision, le juge‑arbitre déclare que la mère et le père « ont l’intention de céder leurs droits parentaux, mais [que] l’état psychologique de la mère doit être d’abord stabilisé ». À mon humble avis, rien n’indique que la mère avait l’intention de renoncer à ses droits parentaux. Au contraire, elle n’a que temporairement confié la garde de son enfant à sa mère. Nous verrons avec le temps si son état de santé s’améliore. Toutefois, sur la foi du dossier dont nous disposons, il est impossible de prédire ce qui arrivera dans l’avenir. Rappelons que le seul élément de preuve médical au dossier est la lettre de l’Office qui indique que la mère n’est pas en mesure de prendre soin de son enfant actuellement. La lettre ne précise pas ce qui pourrait se produire à l’avenir et il ne nous appartient pas, non plus qu’au conseil arbitral ou au juge‑arbitre, d’avancer des hypothèses.

 

[42]           J’aimerais également ajouter qu’il est assurément impossible d’affirmer, comme l’a fait le juge‑arbitre à la page 10 de sa décision, que l’enfant sera nécessairement adopté par la défenderesse. À mon humble avis, il n’est pas non plus possible d’affirmer, comme l’a fait le juge‑arbitre, que la garde de l’enfant était permanente.

 

[43]           J’ai lu attentivement le témoignage de la défenderesse, mais malheureusement, il n’ajoute pas grand‑chose aux preuves, si ce n’est qu’il répète ce qui s’y trouve déjà. Il est évident que la défenderesse n’est pas optimiste quant à l’avenir de sa fille et qu’elle est sincère et bien intentionnée lorsqu’elle dit vouloir adopter son petit‑fils. Or, il n’en reste pas moins qu’à l’époque où l’enfant a été placé chez elle, l’adoption sous le régime de la loi manitobaine ne constituait pas l’objet du placement. Le placement de l’enfant en vue de son adoption pourrait bien un jour avoir lieu, mais cela n’est pas encore arrivé et, de toute évidence, cela dépendra de l’état de santé de la mère et des évaluations qui en seront faites.

 

[44]           De toute évidence, le conseil arbitral et le juge‑arbitre ont eu beaucoup de compassion pour la défenderesse. Moi aussi. La défenderesse est, tout comme son petit‑fils, victime de circonstances tristes et tragiques qui l’ont forcée à quitter son emploi pour pouvoir prendre soin de lui. Malheureusement, il n’est ni en notre pouvoir ni en celui du conseil arbitral ou du juge‑arbitre d’écarter l’intention claire exprimée par le législateur à l’article 23 de la Loi, qui exige que le placement soit fait en vue de l’adoption. En l’espèce, j’estime humblement que le placement de l’enfant, lorsqu’il a été fait, n’était manifestement pas en vue de son adoption.

 

[45]           Pour que le conseil arbitral et le juge‑arbitre concluent comme ils l’ont fait, ils devaient, au final, tirer des conclusions qu’il ne leur appartenait pas de tirer. Avant que les SEF puissent envisager l’adoption dans cette affaire, certaines questions devront nécessairement être réglées, à savoir : La mère donnera‑t‑elle un jour son consentement à l’adoption de son enfant par la défenderesse? La mère sera‑t‑elle incapable dans l’avenir, disons d’ici deux ans, de recouvrer la garde de son enfant? Si la mère refuse de donner son consentement, les SEF engageront-ils les recours nécessaires afin qu’elle soit déchue de ses droits parentaux et que l’enfant puisse ainsi être placé chez la défenderesse en vue de son adoption? Il me semble qu’il appartient aux autorités de répondre à ces questions avant d’envisager la possibilité de confier l’enfant à la prestataire en vue de son adoption. Compte tenu du dossier dont nous disposons, ces questions n’ont pas été résolues, mais le conseil arbitral et le juge‑arbitre, par leur décision respective, ont pratiquement tranché ces questions à l’encontre de la mère et en faveur de la défenderesse.

 

[46]           La question, en l’espèce, n’est pas de savoir si nous devrions modifier les conclusions de fait tirées par le conseil arbitral. Au contraire, rien ne permet de conclure que l’enfant a été placé chez la prestataire en vue de son adoption, et ce, peu importe que l’on donne une interprétation stricte ou souple aux termes du paragraphe 23(1) de la Loi. À cet égard, les décisions du conseil arbitral et du juge‑arbitre me rappellent la célèbre phrase de Daniel Patrick Moynihan : [traduction] « Chacun a droit à son propre avis, mais non à ses propres faits. »

 

[47]           Par conséquent, la décision du conseil arbitral est déraisonnable en fait et en droit, et le juge‑arbitre aurait dû intervenir.

 

[48]           Avant de conclure, je tiens à préciser qu’en me prononçant sur la question dont nous sommes saisis, je n’ai pas considéré l’affidavit de la défenderesse, daté du 28 juin 2012, dans lequel celle‑ci expose des faits qui n’ont été présentés ni au conseil arbitral ni au juge‑arbitre. Plus particulièrement, la défenderesse s’appuie sur des faits survenus après que le juge‑arbitre eut rendu sa décision. Je souscris entièrement à l’argument du demandeur voulant que ces faits n’ayant pas été présentés au conseil arbitral ou au juge‑arbitre, nous ne puissions en tenir compte dans notre décision sur le recours en contrôle judiciaire (voir Swain c. Canada (Procureur général), 2003 CAF 434).

 

Décision

[49]           Je serais donc d’avis d’accueillir la demande de contrôle judiciaire, d’annuler la décision du juge‑arbitre, et de lui renvoyer l’affaire pour qu’il prenne une nouvelle décision en tenant pour acquis que rien ne permet de conclure que le placement de l’enfant chez la défenderesse a été fait en vue de son adoption. Dans les circonstances, je serais d’avis de n’accorder aucuns dépens.

 

 

« M. Nadon »

j.c.a.

 

 

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                    A‑136‑12

 

APPEL D’UNE DÉCISION DE GERALD T.G. SENIUK, JUGE‑ARBITRE, DATÉE DU 15 MARS 2012 (CUB NO 78779).

 

INTITULÉ :                                                  LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.
KIMBERLEY HUNTER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                          Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                         Le 4 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                       LA JUGE SHARLOW

 

Y A SOUSCRIT :                                         LA JUGE DAWSON

 

MOTIFS DISSIDENTS :                             LE JUGE NADON

 

DATE DES MOTIFS :                                 Le 17 janvier 2013

 

 

COMPARUTIONS :

 

Robert Neilson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen J. Moreau

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Cavalluzzo, Hayes, Shilton, McIntyre & Cornish, LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

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