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Date : 20130705

Dossier : A-428-11

Référence : 2013 CAF 176

 

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LA JUGE TRUDEL           

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

INDUSTRIES PERRON INC.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 13 décembre 2012.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juillet 2013.

 

MOTIFS DU JUGEMENT DE LA COUR :                                              LE JUGE PELLETIER

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                        LA JUGE TRUDEL

                                                                                                                    LE JUGE MAINVILLE

 



Date : 20130705

Dossier : A-428-11

Référence : 2013 CAF 176

 

CORAM :      LE JUGE PELLETIER

                        LA JUGE TRUDEL           

                        LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

INDUSTRIES PERRON INC.

appelante

et

SA MAJESTÉ LA REINE

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PELLETIER

INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie de l’appel interjeté la décision de la Cour canadienne de l’impôt répertoriée sous l’intitulé Industries Perron Inc. c. La Reine, 2011 CCI 433, 2011 A.C.I., no 367. À la suite de certaines décisions préliminaires rendues par les autorités commerciales américaines, l’appelante, Industries Perron Inc. (Perron), a dû fournir des garanties pour couvrir ses obligations éventuelles relatives aux droits compensateurs et antidumping pour les marchandises qu’elle exporte aux États-Unis. L’arrangement en vertu duquel Perron fournissait ses garanties appelait l’intervention de sa banque, la Banque Royale du Canada (la Banque Royale ou la Banque), et une compagnie d’assurances, la Washington International Insurance Company (la compagnie d’assurances). Selon cet arrangement, Perron déposait des fonds à la Banque Royale sous forme de dépôts à terme, lesquels étaient alors hypothéqués en faveur de la Banque pour garantir des engagements de paiement pris par cette dernière en faveur de la compagnie d’assurances. La question en litige dans le présent appel est la déductibilité du montant de ces dépôts à terme.

 

LES FAITS

 

[2]               Perron est producteur de bois d’œuvre résineux; elle exporte ce type de bois aux États‑Unis.

 

[3]               L’Accord canado-américain sur le bois d’œuvre résineux est arrivé à échéance en mars 2001. Quelques jours plus tard, l’industrie américaine du bois d’œuvre résineux a déposé devant le Department of Commerce des États-Unis (DOC) une pétition exigeant l’instauration de droits compensatoires et de droits antidumping. Aux États-Unis, la compétence en matière d’allégations de subventions injustes et de dumping est partagée entre le DOC et l’International Trade Commission (ITC).

 

[4]               Le 23 mai 2001, l’ITC a rendu une décision préliminaire portant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les exportations canadiennes de bois d’œuvre résineux aux États-Unis étaient susceptibles de causer des dommages importants à l’industrie américaine du bois d’œuvre. Le 17 août 2001, le DOC a rendu une décision préliminaire selon laquelle les exportations canadiennes de bois d’œuvre résineux aux États-Unis étaient injustement subventionnées et il a fixé le [traduction] « taux de subvention estimatif » à 19,31 %. Les autorités douanières américaines ont donc ordonné [traduction] « [l]e versement d’un dépôt en espèces ou le dépôt d’un cautionnement ou d’une autre garantie, selon les conditions que l’autorité administrante juge indiquées, chaque fois que le produit visé entre au pays […] » : United States Code, Title 19, article 1671b(d)(1)(B).

 

[5]               Le 6 novembre 2001, le DOC a rendu une décision préliminaire portant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que certains produits de bois d’œuvre résineux faisaient l’objet d’un dumping sur le marché américain. Le DOC a conclu que la [traduction] « marge estimative de dumping » était de 12,58 %. Les autorités américaines ont donc ordonné [traduction] « [l]e versement d’un dépôt en espèces ou le dépôt d’un cautionnement ou d’une autre garantie, selon les conditions que l’autorité administrante juge indiquées, chaque fois que le produit visé entre au pays […] » : United States Code, Title 19, article 1673b(d)(1)(B).

 

[6]               Ces décisions préliminaires ont été prises sous réserve d’une décision définitive qui devait s’appuyer sur des éléments de preuve plus étoffés que ceux sur lesquels étaient fondées les décisions préliminaires. Toutefois, dans l’intervalle, les exportateurs canadiens ont été obligés de fournir un dépôt en espèces ou une autre garantie pour chaque entrée de marchandise sur le marché américain. Autrement dit, pour pouvoir continuer de faire des affaires aux États-Unis, les exportateurs canadiens devaient fournir un dépôt en espèces ou une autre garantie d’un montant suffisant pour couvrir leurs obligations dans l’éventualité où les décisions préliminaires seraient confirmées.

 

[7]               Perron a choisi de fournir une garantie, mais plutôt que de simplement verser à une société de cautionnement un droit de cautionnement ou une garantie au montant nécessaire, l’entreprise a conclu un arrangement plus complexe. La compagnie d’assurances a convenu de cautionner l’obligation éventuelle de l’entreprise jusqu’à concurrence de 1 530 000 $ US (2 371 500 $CAN) pour permettre à Perron de continuer de faire des affaires aux États-Unis. Pour ces raisons, j’utiliserai les mots « caution » et « garantie » de façon interchangeable lorsqu’il sera question de l’obligation contractée par la compagnie d’assurances au bénéfice de Perron.

 

[8]               L’une des conditions du cautionnement était que le montant intégral de la caution soit garanti par des lettres de crédit irrévocables émises en faveur de la compagnie d’assurances. La Banque Royale a émis les lettres de crédit, mais a exigé en retour de Perron qu’elle achète des dépôts à terme d’un montant équivalent à leur valeur et qu’elle les grève d’une hypothèque en faveur de la Banque pour garantir les lettres de crédit. En vertu de cet arrangement, Perron a déposé sous forme de dépôts à terme 2 371 500 $ à la Banque Royale, et elle les a hypothéqués en faveur de celle-ci. La somme de 2 371 500 $ a donc été portée au crédit de Perron dans les comptes de la Banque Royale, mais l’entreprise ne pouvait nullement accéder à ces fonds tant que la Banque demeurait responsable des lettres de crédit irrévocables.

 

[9]               À la suite des décisions préliminaires signalées plus haut, le gouvernement américain a poursuivi son examen de l’état de l’industrie canadienne du bois d’œuvre résineux en vue de rechercher si celle-ci était subventionnée de manière inéquitable et si elle faisait du dumping de bois d’œuvre résineux sur le marché américain au détriment des producteurs américains. Le gouvernement américain a confirmé les décisions préliminaires par des ordonnances datées du 2 avril et du 22 mai 2002. Toutefois, il a aussi décidé qu’aucun droit compensateur ou droit antidumping n’était payable sur les importations antérieures au 22 mai 2002 et il a ordonné le remboursement des dépôts en espèces ou des cautionnements garantissant le paiement des droits pour les importations antérieures à cette date. La compagnie d’assurances a donc été libérée de toute obligation, les lettres de crédit sont venues à échéance et mainlevée de l’hypothèque sur les dépôts à terme a été donnée.

 

[10]           Lorsque Perron a rempli sa déclaration de revenus pour l’exercice se terminant le 31 décembre 2001, l’entreprise a déduit de ses revenus le montant de 3 576 088 $. Dans sa déclaration de revenus pour l’année d’imposition 2002, elle a inclus dans son revenu ce même montant de 3 576 088 $ qu’elle avait déduit pour l’exercice précédent, étant donné que mainlevée de l’hypothèque sur les dépôts à terme avait été donnée.

 

[11]           Le montant que Perron a déduit de ses revenus pour l’année d’imposition 2001 et que l’entreprise a inclus dans ses revenus de l’année subséquente comprend les 2 371 500 $ investis dans des dépôts à terme, hypothéqués en faveur de la Banque Royale, de même qu’un montant supplémentaire de 1 204 588 $ qui, d’après le mémoire des faits et du droit de Perron, représente le montant de la garantie que Perron aurait été tenu de fournir sur ses exportations aux États-Unis de mai à août 2001 si cette garantie avait été nécessaire. Aucune garantie n’a été exigée et aucune somme n’a été versée par Perron à l’égard de cette période, mais l’entreprise a possiblement été privée de certains débouchés pour les marchandises qu’elle a exporté aux États‑Unis durant cette période : voir le mémoire des faits et du droit de l’appelante, au paragraphe 3 (note 1) et au paragraphe 17. Perron n’a présenté aucune observation à cet égard et bien qu’il soit possible qu’elle n’y ait pas renoncé, elle n’a pas donné suite à cet argument. Je suis donc d’avis que le seul montant en cause dans le présent appel est le montant des dépôts à terme hypothéqués en faveur de la Banque Royale.

 

[12]           Le 3 février 2005, l’Agence du revenu du Canada a refusé la déduction de 3 576 088 $ pour l’année d’imposition 2001. Perron a déposé un avis d’opposition à la nouvelle cotisation. Lorsque la nouvelle cotisation a été confirmée, Perron a interjeté le présent appel.

 

LA DÉCISION FRAPPÉE D’APPEL

 

[13]           Après avoir résumé l’exposé conjoint des faits que les parties lui ont présenté, le juge Angers (le juge de la Cour de l’impôt) a conclu que la question en litige était de savoir si la somme de 2 371 500 $ était une « dépens[e], engagé[e] ou effectué[e] en vue de tirer un revenu de l’entreprise », comme le dispose l’alinéa 18(1)a) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 ch. 1 (5e suppl.) (la Loi). Plus précisément, le juge de la Cour de l’impôt s’est dit appelé à rechercher si le montant en question était un montant non déductible, étant donné qu’il avait été versé au titre d’une provision, d’une éventualité ou d’un fonds d’amortissement, en application de à l’alinéa 18(1)e), ou bien si la déduction était autorisée en application de l’alinéa 20(1)vv) de la Loi en tant que montant payé au titre d’un droit compensateur ou antidumping.

 

[14]           Par souci de commodité, ces dispositions législatives sont reproduites ci-dessous :

 (1) Dans le calcul du revenu du contribuable tiré d’une entreprise ou d’un bien, les éléments suivants ne sont pas déductibles :

a) les dépenses, sauf dans la mesure où elles ont été engagées ou effectuées par le contribuable en vue de tirer un revenu de l’entreprise ou du bien;

 

 

e) un montant au titre d’une provision, d’une éventualité ou d’un fonds d’amortissement, sauf ce qui est expressément permis par la présente partie;

 

 (1) Malgré les alinéas 18(1)a), b) et h), sont déductibles dans le calcul du revenu tiré par un contribuable d’une entreprise ou d’un bien pour une année d’imposition celles des sommes suivantes qui se rapportent entièrement à cette source de revenus ou la partie des sommes suivantes qu’il est raisonnable de considérer comme s’y rapportant :

[…]

 

vv) un montant payé par le contribuable au cours de l’année au titre d’un droit compensateur ou antidumping en vigueur ou proposé sur des biens (sauf des biens amortissables);

 

 

 (1) In computing the income of a taxpayer from a business or property no deduction shall be made in respect of

(a) an outlay or expense except to the extent that it was made or incurred by the taxpayer for the purpose of gaining or producing income from the business or property;

(e) an amount as, or on account of, a provision, a éventualité or amount or a sinking fund except as expressly permitted by this Part;

 (1) Notwithstanding paragraphs 18(1)(a), 18(1)(b) and 18(1)(h), in computing a taxpayer’s income for a taxation year from a business or property, there may be deducted such of the following amounts as are wholly applicable to that source or such part of the following amounts as may reasonably be regarded as applicable thereto

…(vv) an amount paid in the year by the taxpayer as or on account of an existing or proposed countervailing or anti-dumping duty in respect of property (other than depreciable property); and

 

[15]           Le juge de la Cour de l’impôt a constaté que la première question qu’il devait trancher était celle de savoir si Perron était tenue d’effectuer un paiement au cours de l’année d’imposition 2001. Il a rejeté la thèse de Perron, selon laquelle le montant des dépôts à terme était une dépense déductible, au motif que les dépôts à terme – bien qu’ils soient sujets à une éventualité, à savoir leur utilisation pour rembourser la Banque s’il devenait nécessaire d’honorer les lettres de crédit irrévocables émises en faveur de la compagnie d’assurances, – figuraient en tant qu’actifs dans les états financiers de l’entreprise.

 

[16]           De plus, le juge de la Cour de l’impôt a conclu qu’il n’existait pas d’obligation de payer des droits compensateurs et des droits antidumping tant que les autorités américaines compétentes n’avaient pas rendu une décision définitive portant que ces droits étaient exigibles. Puisqu’aucune décision en ce sens n’avait été rendue en 2001, Perron n’avait pas à payer des droits compensateurs ou des droits antidumping. Elle ne pouvait qu’estimer le montant de son obligation éventuelle quant à ces droits et se soumettre à l’obligation de fournir une garantie relativement à cette obligation éventuelle.

 

[17]           Sur le fond, le juge de la Cour de l’impôt a conclu que bien que Perron ait payé la valeur nominale des dépôts à terme à la Banque Royale, ceux‑ci demeuraient au nom de Perron et n’étaient en réalité qu’hypothéqués en faveur de la Banque. Il n’y avait donc pas eu transfert de la propriété des dépôts à terme. De fait, le juge de la Cour de l’impôt a estimé qu’il n’y avait eu ni aliénation ni cession des droits de Perron sur les fonds susceptibles de constituer une dépense ou un débours.

 

[18]           Le juge de la Cour de l’impôt a ensuite examiné la thèse portant que le versement de 2 371 500 $ était déductible en vertu de l’alinéa 20(1)vv) en tant que montant versé au titre d’un droit « en vigueur ou proposé ». Perron a fait valoir que la somme de 2 371 500 $ avait effectivement été versée à la Banque Royale et que le paiement visait des droits proposés.

 

[19]           Le juge de la Cour de l’impôt a rejeté la thèse fondée sur l’alinéa 20(1)vv) au motif que Perron n’avait versé aucune somme au titre de droits compensateurs ou de droits antidumping. Perron avait choisi de fournir une garantie à l’égard des montants pour lesquels l’entreprise pouvait devenir redevable. Ce n’est qu’envers la Banque qu’elle avait une obligation, initialement de déposer des fonds pour couvrir le risque assumé par cette dernière au titre des lettres de crédit irrévocables, et éventuellement de rembourser les dépôts de garantie dans la mesure où la Banque aurait à effectuer des paiements en vertu des lettres de crédit. Le juge de la Cour de l’impôt a conclu que les versements effectués par Perron ne l’avaient pas été au titre de droits compensateurs ou de droits antidumping.

 

[20]           Par conséquent, le juge de la Cour de l’impôt a rejeté l’appel.

 

ÉNONCÉ DES QUESTIONS

 

[21]           Devant notre Cour, Perron avance plusieurs des mêmes thèses qu’elle a défendues devant le juge de la Cour de l’impôt. L’entreprise soutient que le juge de la Cour de l’impôt a commis une erreur en ne reconnaissant pas que Perron avait l’obligation de verser des sommes à un tiers et que cette obligation ne constituait pas une éventualité. De plus, Perron soutient que les sommes étaient déductibles en application de l’alinéa 20(1)vv) puisqu’elles étaient payées au titre de l’obligation de verser des droits compensateurs ou antidumping.

 

ANALYSE

 

[22]           Le présent appel concerne la décision rendue par un juge à la suite d’un procès. Par conséquent, la norme de contrôle applicable est celle qui est énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 (Housen). Les conclusions de fait sont susceptibles de contrôle selon la norme de l’erreur manifeste et dominante : Housen, au paragraphe 10. Les questions de droit sont assujetties à la norme de la décision correcte : Housen, au paragraphe 8. En ce qui concerne les questions mélangés de fait et de droit, c’est la norme de l’erreur manifeste et dominante qui joue, à moins que l’on puisse en dégager une question de droit; si tel est le cas, la question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte : Housen, au paragraphe 36.

 

[23]           Je conviens avec Perron qu’elle avait une obligation juridique à l’égard de chaque expédition de bois d’œuvre résineux qu’elle exportait aux États-Unis après la date de prise d’effet des décisions préliminaires rendues par le DOC et l’ITC. Si Perron voulait continuer à exporter du bois d’œuvre résineux aux États-Unis, elle devait s’acquitter de l’obligation qui lui était imposée par les articles 1671b(d)(1)(B) et 1673b(d)(1)(B) du Title 19 du United States Code, en effectuant un dépôt en espèces ou en déposant un cautionnement ou une autre garantie. Dans cette mesure, l’obligation de fournir un dépôt en espèces ou une garantie était une obligation juridique, mais il ne s’agit pas d’un facteur déterminant quant à la déductibilité des sommes utilisées pour satisfaire à cette obligation. Je conviens avec l’intimée que Perron n’était pas tenue de payer des droits compensateurs ou des droits antidumping en 2001.

 

[24]           Perron n’a pas effectué de dépôt en espèces. L’entreprise a plutôt choisi de satisfaire à l’obligation que lui imposait la loi américaine en fournissant une garantie. Toute prime ou tous frais facturés par la compagnie d’assurances seraient vraisemblablement déductibles du revenu au titre des dépenses ou débours engagés ou effectués en vue de tirer un revenu de l’entreprise. Or, sur la foi des éléments dont nous sommes saisis, Perron n’a payé ni frais ni prime à la compagnie d’assurances. Elle a plutôt conclu un arrangement complexe qui l’obligeait à déposer à la Banque Royale des fonds à la hauteur de la responsabilité de la Banque à l’égard des lettres de crédit irrévocables que cette dernière a émises en faveur de la compagnie d’assurances.

 

[25]           Perron soutient que son obligation d’acheter des dépôts à terme et de les hypothéquer en faveur de la Banque donne lieu à des dépenses déductibles.

 

[26]           Les faits de la présente espèce se comparent à ceux de l’affaire Canada c. Nomad Sand and Gravel Ltd, [1991] 2 C.F. 172 (C.A.), [1990] A.C.F., no 1105 (Q.L.) (Nomad). La question en litige dans l’affaire Nomad était de savoir si un débours qui était déductible du revenu suivant les normes comptables était, de ce fait, déductible du revenu aux fins fiscales. La dépense était un montant prélevé sur chaque tonne de matière extraite d’une carrière, montant qui était retourné à l’exploitant, à la condition que la carrière soit remise en état à la fin de sa vie utile. Si elle ne l’était pas, les montants prélevés étaient confisqués au profit de la Couronne afin de servir à la remise en état du site. Selon le témoignage d’expert devant la Commission de révision de l’impôt, suivant les normes comptables, ces montants pouvaient à juste titre être soustraits du revenu de l’année où ils avaient été payés. Le ministre quant à lui faisait valoir que, légalement, ces montants n’étaient pas déductibles puisqu’ils étaient visés par l’alinéa 18(1)e) en tant que montants payés au titre d’une provision ou d’une éventualité.

 

[27]           Notre Cour enseigne que la question du traitement approprié de ces montants à des fins fiscales constituait une question de droit à laquelle il fallait répondre « en tenant compte des faits de l’espèce » : voir l’arrêt Nomad, à la page 139. Après avoir examiné les faits, le juge Urie, se prononçant au nom de la Cour, a conclu que bien que les paiements aient été nécessaires pour tirer un revenu, ils n’étaient pas déductibles :

[…] même si les paiements annuels effectués conformément à ces textes étaient nécessaires pour tirer un revenu en ce qu’ils devaient être effectués afin d’obtenir et de garder le permis d’exploitation de la carrière délivré en vertu de cette Loi (paragraphe 4(1)) et, par conséquent, de tirer ce revenu, ils n’ont pas les caractéristiques de dépenses déductibles à des fins fiscales parce qu’ils ne sont pas faits une bonne fois pour toutes sans qu’il existe de recours. [Souligné dans l’original.]

 

Nomad, aux pages 180 et 181. 

 

[28]           La notion voulant qu’une dépense déductible soit une dépense faite « une bonne fois pour toutes sans qu’il existe de recours » suppose que le payeur ne possède plus de droit sur la somme payée. L’analyse du juge Urie l’a amené à conclure que tel n’était pas le cas en ce qui concerne les prélèvements en question :

Il ne fait aucun doute dans mon esprit que l’analyse qui précède montre que les versements annuels sont effectués à titre de dépôt visant à assurer la remise en état du terrain. Ce n’est pas parce qu’ils pourraient être insuffisants pour atteindre le but visé qu’ils deviennent une dépense engagée afin de tirer ou de faire produire un revenu. Ces dépôts ne deviennent pas la propriété absolue de la province tant qu’ils ne sont pas confisqués par application de la Loi afin de faire exécuter ou d’aider à faire exécuter l’obligation de remise en état imposée à l’intimée par ladite Loi. Si elles ne sont pas confisquées, ces sommes portant intérêt au taux de 6 % annuellement seront remises au contribuable, capital et intérêts. Tel est l’essentiel de leur nature et de leur forme, ce qui les distingue nettement des dépenses d’entreprise déductibles en vertu de l’alinéa 18(1)a). [Je souligne.]

 

Nomad, aux pages 181 et 182.

 

[29]           En l’espèce, il est clair que les sommes déposées sous forme de dépôts à terme à la Banque Royale sont demeurées au crédit de Perron. Ces dépôts à terme figurent dans les états financiers de l’entreprise en tant qu’actifs, bien qu’ils constituent une dette éventuelle : voir le dossier d’appel aux pages 70 et 74. Perron était, à l’égard du montant principal du dépôt à terme et des intérêts accumulés, le créancier de la Banque. Ces sommes n’étaient donc pas déductibles sur le fondement de l’alinéa 18(1)a) puisqu’elles n’étaient pas payées « une bonne fois pour toutes sans qu’il existe de recours », car Perron conservait un droit sur ces fonds.

 

[30]           Qui plus est, les sommes versées à la Banque Royale correspondaient à une provision ou à un fonds constitué pour couvrir une dette éventuelle, comme c’était le cas dans l’affaire Nomad. Perron n’avait pas l’obligation de payer des droits compensateurs ou antidumping tant qu’une décision définitive n’avait pas été rendue. Entre-temps, Perron avait simplement l’obligation de s’assurer d’avoir les fonds nécessaires pour payer les droits exigibles advenant une décision défavorable. Dans l’éventualité d’une décision favorable, les fonds seraient retournés à Perron. Vu les faits, c’est exactement ce qui s’est produit. Je suis donc d’avis que les sommes versées à la Banque Royale n’étaient pas déductibles puisqu’elles ont été versées au titre d’une éventualité, au sens de l’alinéa 18(1)e) de la Loi.

 

[31]           Par sa deuxième thèse, Perron cherche à esquiver la question de savoir si le dépôt des fonds à la Banque Royale était « une dépense ou un débours » en mettant l’accent sur les mots « une somme payée » et « au titre d’un droit compensateur ou antidumping », figurant à l’alinéa 20(1)vv) de la Loi. La thèse de Perron est de nature économique. Elle soutient que, sur le plan financier, l’entreprise est par suite de l’acquisition des dépôts à terme exactement dans la même situation que si elle avait rempli ses obligations envers les autorités américaines en versant un dépôt en espèces.

[32]           Perron soutient que si elle avait déposé les mêmes montants auprès du gouvernement américain, comme elle avait le droit de le faire, l’alinéa 20(1)vv) lui aurait permis de déduire de son revenu le montant payé pour l’année du paiement. Elle aurait été tenue en vertu de l’alinéa 12(1)z.6) d’inclure dans ses revenus toute somme ayant été remboursée par le gouvernement américain par suite de l’ordonnance portant qu’aucun droit compensateur ou antidumping n’était payable avant le 22 mai 2002.

 

[33]           Perron soutient que le dépôt des fonds à la Banque Royale visant à garantir le paiement de droits compensateurs ou antidumping, en vigueur ou proposés, doit être traité de la même façon qu’un dépôt en espèces. Les deux transactions visent à remplir la même obligation juridique (droits en vigueur ou proposés) et elles le font de la même façon, à savoir en rendant les fonds disponibles pour remplir l’obligation pouvant, au final, incomber à Perron de verser des droits compensateurs et antidumping. L’alinéa 20(1)vv) ne précise pas la personne ou l’entité à qui le paiement doit être versé, de sorte que le fait que le paiement ait été fait à la Banque Royale n’est pas un facteur déterminant dans la mesure où le paiement a été fait « au titre d’un droit compensateur ou antidumping ».

 

[34]           Il n’est pas controversé entre les parties que l’alinéa 12(1)z.6) de la Loi a été adopté en vue de résoudre le problème soulevé par la jurisprudence Nomad, à savoir que les fonds versés à titre de dépôt sur une somme à payer ne sont pas déductibles du revenu à titre de dépense ou de débours. S’agissant de droits, il faut souvent plusieurs mois avant qu’une décision définitive ne soit rendue, ce qui crée des difficultés aux entreprises exportatrices dont les fonds sont immobilisés pendant un certain temps, du fait qu’ils ne peuvent être utilisés pour acquitter d’autres obligations. La déductibilité de ces montants aux termes de l’alinéa 12(1)z.6) procure aux entreprises exportatrices une certaine marge de manœuvre sur le plan financier durant ce processus.

 

[35]           Faut-il en déduire que tout paiement effectué par le contribuable est visé par l’alinéa 12(1)z.6) pourvu que l’objectif ultime soit de fournir une garantie à l’égard d’une obligation éventuelle de payer des droits compensateurs et antidumping? Il faut selon moi répondre par la négative.

[36]           En droit fiscal, la forme a de l’importance. Par l’arrêt Shell Canada Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 622, [1999] A.C.S. no 30 (Shell), la Cour suprême du Canada enseigne que le juge ne doit pas requalifier une opération du contribuable à moins que la désignation de l’opération par le contribuable ne reflète pas convenablement ses effets juridiques véritables :

Au contraire, nous avons décidé qu’en l’absence d’une disposition expresse contraire de la Loi ou d’une conclusion selon laquelle l’opération en cause est un trompe-l’œil, les rapports juridiques établis par le contribuable doivent être respectés en matière fiscale. Une nouvelle qualification n’est possible que lorsque la désignation de l’opération par le contribuable ne reflète pas convenablement ses effets juridiques véritables : Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298, au paragraphe 21, le juge Bastarache.

 

Shell, précité, au paragraphe 39.

 

[37]           Le corollaire de cette proposition est que le contribuable doit s’en tenir à la forme d’opération qu’il a choisie si cette forme d’opération est cohérente avec les effets juridiques véritables de l’opération.

 

[38]           En l’espèce, Perron a respecté son obligation à l’égard des droits en vigueur ou proposés en prenant des dispositions pour que la compagnie d’assurances garantisse sa dette éventuelle quant à ces droits. Ce faisant, Perron s’acquittait des obligations que les lois américaines lui imposent. Les exigences de la compagnie d’assurances pour prendre en charge cette obligation au bénéfice de Perron ne concernent qu’elle et Perron. Le fait que Perron se soit tournée vers sa banque pour lui permettre de répondre aux exigences de la compagnie d’assurances est une affaire entre Perron et la Banque. Ayant choisi de s’acquitter de ses obligations envers les autorités américaines d’une certaine manière, Perron est mal placée pour soutenir qu’elle doit être traitée comme si elle avait satisfait à ces obligations d’une manière différente.

 

[39]           Pour être visée par l’alinéa 20(1)vv) de la Loi, Perron aurait dû payer une somme qui sert ou est réputée servir de provision pour payer des droits en vigueur ou proposés. Cet argument repose sur la nature de l’opération par laquelle Perron a confié la somme  2 371 500 $ à la Banque pour qu’elle soit investie dans des dépôts à terme portant intérêt à un taux variant entre 1,35 % et 2,05 %. Perron qualifie cette somme de montant payé à la Banque. On peut dire qu’il s’agit d’un dépôt à la Banque par lequel Perron est devenue le créancier de la Banque à concurrence de la somme déposée, plus les intérêts accumulés. Le fait que cette opération fasse partie d’une série d’opérations ne change pas sa nature. Par conséquent, même si les fonds placés à la Banque sont considérés comme ayant été payés à la Banque, ils ne l’ont pas été pour servir de provision pour payer des droits en vigueur ou proposés.

 

[40]           Devant la Cour canadienne de l’impôt, Perron a avancé une thèse fondée sur la définition du mot « paiement » à l’article 1553  du Code civil du Québec, article qui dispose que « [p]ar paiement on entend non seulement le versement d’une somme d’argent pour acquitter une obligation, mais aussi l’exécution même de ce qui est l’objet de l’obligation ». Je ne vois pas en quoi cette thèse est utile à Perron. L’obligation imposée à l’entreprise par les lois américaines consistait à fournir un dépôt en espèces ou une autre garantie à l’égard de son obligation éventuelle de payer des droits compensateurs et antidumping. Elle s’est acquittée de cette obligation en fournissant une garantie. Suivant l’article 1553  du Code civil du Québec, par le dépôt de la garantie il y a eu exécution de l’obligation créée en vertu du droit américain. Je ne peux accepter l’idée voulant que toutes les mesures ayant précédé ou accompagné le dépôt de la garantie valent aussi exécution.

 

[41]           Par conséquent, je rejetterais l’appel, avec dépens.

« J.D. Denis Pelletier »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            Johanne Trudel, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

Robert M. Mainville, j.c.a. »

 

 

Traduction certifiée conforme

François Brunet, réviseur.

 


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :                                                                            A-428-11

 

INTITULÉ :                                                                          INDUSTRIES PERRON INC. c. SA MAJESTÉ LA REINE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                                  Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                                 Le 13 décembre 2012

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                               LE JUGE PELLETIER

 

Y ONT SOUSCRIT :                                                           LA JUGE TRUDEL

                                                                                                LE JUGE MAINVILLE

MOTIFS CONCORDANTS :                                            

MOTIFS DISSIDENTS :                                                    

DATE DU JUGEMENT :                                                   Le 5 juillet 2013

COMPARUTIONS :

Ian MacGregor

Alain Fournier

Alexandra Carbone

 

POUR L'APPELANTE

 

Nathalie Goulard

Simon Olivier De Launière

POUR L’INTIMÉE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osler, Hoskin & Harcourt s.r.l.

Montréal (Québec)

 

POUR L'APPELANTE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR L’INTIMÉE

 

 

 

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