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Date : 20190717


Dossier : A-154-18

Référence : 2019 CAF 208

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

DANIEL RAPOSO

intimé

Audience tenue à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2019.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2019.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 


Date : 20190717


Dossier : A-154-18

Référence : 2019 CAF 208

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

appelante

et

DANIEL RAPOSO

intimé

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1]  L’appelante se pourvoit contre la décision rendue par l’honorable juge Paris de la Cour canadienne de l’impôt (CCI) le 26 avril 2018. Dans le cadre de cette décision, répertoriée au 2018 CCI 81, le juge a accueilli l’avis d’appel formé par Daniel Raposo (l’intimé) contre l’avis de cotisation établi par le ministre du Revenu du Québec (le ministre) le 25 mars 2013 en vertu de la partie IX de la Loi sur la taxe d’accise, L.R.C. 1985, c. E-15 [LTA] pour la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2010.

[2]  Le juge a rejeté la thèse du ministre voulant que, du fait que l’intimé faisait partie d’un groupe impliqué dans la vente de stupéfiants, il était solidairement responsable avec les autres membres du paiement d’un montant de 40 200,00$ au titre de la taxe sur les produits et services (TPS) percevable sur les ventes de stupéfiants. Cette conclusion est au cœur du présent pourvoi.

[3]  Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté, avec dépens.

I.  Contexte factuel et procédural

[4]  Entre 2009 et 2010, l’intimé a fait l’objet d’une enquête policière concernant le trafic de cocaïne en Outaouais. L’enquête visait deux groupes d’individus, les clans Raposo et Goodwin, lesquels auraient approvisionné en cocaïne un troisième groupe, le clan Lalonde, afin qu’elle soit distribuée sur le marché noir. En juin 2010, cette enquête a mené à l’arrestation de 23 personnes, dont les membres du clan Raposo. Ultimement, des accusations de complot et de possession de stupéfiants pour en faire le trafic ont été portées contre plusieurs individus, dont l’intimé.

[5]  Suivant le dépôt des accusations, les informations obtenues durant l’enquête policière ont été transmises au ministre. Sur cette base, le ministre a déterminé que le clan Raposo avait effectué des fournitures taxables de cocaïne pour un montant total de 804 000$, et qu’il avait omis de percevoir et de remettre 40 200,00$ à titre de TPS. Cette détermination est fondée sur les articles 165 et 221 de la LTA. Les parties pertinentes de ces dispositions se lisent comme suit:

165(1) Sous réserve des autres dispositions de la présente partie, l’acquéreur d’une fourniture taxable effectuée au Canada est tenu de payer à Sa Majesté du chef du Canada une taxe calculée au taux de 5% sur la valeur de la contrepartie de la fourniture.

165(1) Subject to this Part, every recipient of a taxable supply made in Canada shall pay to Her Majesty in right of Canada tax in respect of the supply calculated at the rate of 5% on the value of the consideration for the supply.

221(1) La personne qui effectue une fourniture taxable doit, à titre de mandataire de Sa Majesté du chef du Canada, percevoir la taxe payable par l’acquéreur en vertu de la section II.

221(1) Every person who makes a taxable supply shall, as agent of Her Majesty in right of Canada, collect the tax under Division II payable by the recipient in respect of the supply.

[6]  La notion de « fourniture taxable », à laquelle réfèrent ces dispositions, est définie au paragraphe 123(1) de la LTA comme étant une « [f]ourniture effectuée dans le cadre d’une activité commerciale ». En ce qui a trait à la notion d’ « activité commerciale », elle est définie, au même article, dans les termes suivants:

a) l’exploitation d’une entreprise […], sauf dans la mesure où l’entreprise comporte la réalisation par la personne de fournitures exonérées;

(a) a business carried on by the person …, except to the extent to which the business involves the making of exempt supplies by the person,

b) les projets à risque et les affaires de caractère commercial […], sauf dans la mesure où le projet ou l’affaire comporte la réalisation par la personne de fournitures exonérées;

b) an adventure or concern of the person in the nature of trade …, except to the extent to which the adventure or concern involves the making of exempt supplies by the person, and

c) la réalisation de fournitures, sauf des fournitures exonérées, d’immeubles appartenant à la personne, y compris les actes qu’elle accomplit dans le cadre ou à l’occasion des fournitures. (commercial activity)

(c) the making of a supply (other than an exempt supply) by the person of real property of the person, including anything done by the person in the course of or in connection with the making of the supply; (activité commerciale)

[7]  Tenant pour acquis que l’intimé et les autres membres du clan Raposo ont comploté et mis leurs efforts en commun pour acheter et vendre des stupéfiants, et qu’ils ont partagé les bénéfices de ces activités, l’appelante les a considéré solidairement responsables du paiement de la TPS percevable sur les fournitures effectuées. Une cotisation a donc été émise à l’encontre de l’intimé, en date du 25 mars 2013, pour un montant total de 57 883,78$, soit le montant de 40 200,00$ cotisé à titre de taxe nette auquel s’ajoutent pénalités et intérêts (Dossier d’appel à la p. 390). Bien qu’elle ait initialement fondé cette solidarité sur le second alinéa de l’article 1525 du Code civil du Québec, R.L.R.Q. c. CCQ-1991 [C.c.Q.], l’appelante appuie maintenant sa conclusion à cet égard sur l’alinéa 272.1(5)a) de la LTA, lequel dispose:

272.1 (5) Une société de personnes et chacun de ses associés ou anciens associés (chacun étant appelé « associé » au présent paragraphe), à l’exception d’un associé qui en est un commanditaire et non un commandité, sont solidairement responsables de ce qui suit :

a) le paiement ou le versement des montants devenus à payer ou à verser par la société en vertu de la présente partie avant ou pendant la période au cours de laquelle l’associé en est un associé ou, si l’associé était un associé de la société au moment de la dissolution de celle-ci, après cette dissolution; toutefois :

272.1(5) A partnership and each member or former member (each of which is referred to in this subsection as the “member”) of the partnership (other than a member who is a limited partner and is not a general partner) are jointly and severally, or solidarily, liable for

(a) the payment or remittance of all amounts that become payable or remittable by the partnership under this Part before or during the period during which the member is a member of the partnership or, where the member was a member of the partnership at the time the partnership was dissolved, after the dissolution of the partnership, except that


[8]  Le 7 janvier 2014, l’intimé a plaidé coupable aux accusations portées contre lui de complot et trafic de stupéfiants. Pour ces infractions, il a reçu une peine de deux ans moins un jour de prison, avec sursis. En dépit de son plaidoyer de culpabilité, l’intimé soutient que sa participation aux activités du clan Raposo était très limitée, et qu’il n’a pas partagé les bénéfices de ces activités.

[9]  Le 19 juin 2015, l’intimé a déposé un avis d’appel devant la CCI relativement à l’avis de cotisation pour la TPS daté du 25 mars 2013. Selon l’intimé, l’appelante aurait eu tort de conclure que les personnes impliquées dans les opérations de complot et de trafic de stupéfiants ont implicitement conclu un contrat de société vu que, selon l’article 1413 du C.c.Q., est nul tout contrat - y compris de société - dont l’objet est prohibé par la loi ou contraire à l’ordre public.

II.  Décision de la Cour canadienne de l’impôt

[10]  Le juge a conclu que, dans la mesure où il vise un objet contraire à l’ordre public, le prétendu contrat de société liant les membres du clan Raposo est nul selon l’article 1413 du C.c.Q. Il ne pouvait donc y avoir, selon le juge, de société de personnes aux fins de l’article 272.1 de la LTA, ce contrat étant réputé n’avoir jamais existé selon l’article 1422 du C.c.Q. Pour cette raison, le juge a déterminé que l’intimé ne pouvait être tenu solidairement responsable, en vertu de cette disposition, de la dette fiscale résultant des activités du clan Raposo.

III.  Questions en litige

[11]  Le présent appel soulève les deux questions suivantes:

  • a) Le juge a-t-il erré en concluant qu’il ne pouvait y avoir en l’espèce de société de personnes aux fins de la LTA vu les articles 1413, 1417 et 1422 du C.c.Q.?

  • b) Dans l’affirmative, existait-il une société de personnes ici, et l’intimé en était-il un associé, entraînant ainsi sa responsabilité solidaire sous le paragraphe 272.1(5) de la LTA?


IV.  Norme d’intervention

[12]  Lorsque cette Cour siège en appel d’une décision de la Cour de l’impôt se prononçant sur un avis d’appel formé par un contribuable à l’encontre d’un avis de cotisation établi par le ministre, la norme applicable aux questions de droit est celle de la décision correcte, alors que la norme applicable aux questions de fait et aux questions mixtes est celle de l’erreur manifeste et dominante (Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 au para. 37; Mammone c. Canada, 2019 CAF 45 au para. 36; Cyr c. Canada, 2019 CAF 14 au para. 3; Laplante c. Canada, 2018 CAF 193 au para. 2, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 38454 (2 mai 2019)).

[13]  Dans la présente affaire, l’appelante soutient que le premier juge a erré en concluant, sur la base des articles 1413 et 1422 du C.c.Q., à l’inexistence d’une société de personnes en raison du but illicite des activités des membres du clan Raposo. Il s’agit là, sans l’ombre d’un doute, d’une question de droit dont l’examen en appel ne requiert aucune déférence de notre part.

V.  Analyse

A.  Le juge a-t-il erré en concluant qu’il ne pouvait y avoir en l’espèce de société de personnes aux fins de la LTA vu les articles 1413, 1417 et 1422 du C.c.Q.?

[14]  Bien qu’elle reconnaisse que la détermination de l’existence d’une société de personne au sens de l’article 272.1 de LTA implique de se référer au droit provincial, l’appelante soutient que le juge aurait néanmoins dû s’en tenir à l’article 2186 du C.c.Q., lequel définit le contrat de société, et faire abstraction des dispositions générales du C.c.Q. relatives aux contrats, incluant celles prévoyant la nullité du contrat dont l’objet est prohibé ou contraire à l’ordre public. Avant de procéder à l’examen au fond de cette question, quelques commentaires s’imposent quant aux allégations de manquement à l’équité procédurale mises de l’avant par l’intimé en l’espèce.

(1)  Équité procédurale

[15]  L’intimé soutient, pour l’essentiel, que l’appelante a modifié la base légale de la cotisation émise contre lui une fois la preuve close et les plaidoiries orales terminées, l’empêchant de ce fait même de se défendre adéquatement.

[16]  Il est vrai que, lors de l’audition devant la CCI, l’appelante a initialement soutenu que la responsabilité solidaire des membres du clan Raposo découlait du second alinéa de l’article 1525 du C.c.Q. Cette disposition prévoit que la solidarité se présume « entre les débiteurs d’une obligation contractée pour le service ou l’exploitation d’une entreprise ». Invitée par le juge à expliquer la relation entre cette disposition et l’article 1413 du C.c.Q., lequel prévoit la nullité de tout contrat dont l’objet est contraire à l’ordre public, l’appelante a préféré abandonner cette position et s’en remettre plutôt, dans son argumentation écrite, au paragraphe 272.1(5) de la LTA. Cette disposition impose une responsabilité solidaire à une société de personnes et ses associés pour le paiement des montants devenus à payer par la société au chapitre de la TPS.

[17]  L’intimé soutient, de ce fait, s’être trouvé dans l’impossibilité de présenter une contre-preuve et de se défendre adéquatement. Il prétend que l’appel devrait être rejeté sur cette seule base. C’est à bon droit, me semble-t-il, que l’intimé n’a pas insisté sur cet argument lors de l’audition devant cette Cour. Il est bien établi qu’une personne estimant avoir été lésée et privée de son droit à l’équité procédurale doit soulever une objection à cet égard à la première occasion possible. À défaut de ce faire, on considérera généralement qu’elle a implicitement renoncé à son droit d’invoquer l’irrégularité dont elle se plaint (Sharma c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 au para. 11; Chen c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CAF 170 au para. 63).

[18]  En l’espèce, rien dans le dossier ne laisse croire que l’intimé se serait objecté de quelque manière que ce soit au changement par l’appelante de sa théorie de la cause lors du procès. Il est pourtant clair, à la lecture des motifs du juge de la CCI, que ce changement est survenu avant le prononcé du jugement, que l’intimé en était conscient, et qu’il aurait eu tout le loisir de soulever ses préoccupations à ce stade.

[19]  Au demeurant, l’intimé ne m’a pas convaincu qu’il a subi quelque préjudice que ce soit du fait de ce changement tardif de position par l’appelante. En effet, bien loin de démontrer un quelconque préjudice, les représentations de l’intimé laissent plutôt entendre qu’il résulterait de cette volte-face qu’aucune preuve n’a été offerte par l’appelante de l’existence d’une société de personne, et que sa nouvelle position se doit donc d’être rejetée. Par conséquent, je vois mal (et l’intimé ne s’en est pas expliqué) comment le changement d’argumentation juridique a pu porter atteinte au droit de l’intimé d’être entendu et de se défendre.

[20]  Il convient donc de s’attarder aux prétentions des parties sur le mérite du présent moyen.

(2)  Éléments essentiels du contrat de société

[21]  L’appelante reconnait, d’emblée, que le droit provincial s’applique de façon supplétive aux fins de déterminer ce que constitue une société de personnes dans la mesure où le législateur fédéral n’a pas défini cette notion dans la LTA. Elle soutient néanmoins que le juge aurait dû s’en tenir à l’article 2186 du C.c.Q., lequel définit le contrat de société, et faire abstraction des dispositions générales du C.c.Q. relatives à l’objet du contrat et à ses conditions de formation. En tenant compte des articles 1413, 1417 et 1422 du C.c.Q., le juge aurait, de l’avis de l’appelante, non seulement confondu le respect des conditions essentielles prévues au droit provincial avec les conséquences résultant de leur application, mais également dérogé au principe de neutralité et d’équité fiscale reconnu à maintes reprises par la Cour suprême.

[22]  Pour les motifs qui suivent, l’argument de l’appelante ne me paraît pas tenir la route.

[23]  Je vois mal, en effet, comment on peut sérieusement arguer que le juge de la CCI a erré en interprétant la notion de « société de personnes » mentionnée à l’article 272.1 de la LTA à la lumière non seulement de l’article 2186 du C.c.Q., mais également de ses articles 1413, 1417 et 1422. À mon avis, l’interprétation retenue par le juge était non seulement conforme à la jurisprudence en la matière, mais également la seule qui soit compatible avec le principe de la complémentarité.

a)  Le principe de la complémentarité

[24]  Il est maintenant bien établi en droit canadien que pour interpréter un concept de droit privé non défini dans une loi fédérale, il faut s’en remettre au droit privé de la province dans laquelle la loi fédérale trouve application. Ce principe se trouve maintenant codifié à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, c. I-21 suite à l’adoption de la Loi d’harmonisation n° 1 du droit fédéral avec le droit civil, L.C. 2001, c. 4 [Loi d’harmonisation n° 1]. Il convient à ce stade-ci de reproduire le texte de cette disposition, de même que celui de l’article 8.2 de la même loi:

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

8.2 Sauf règle de droit s’y opposant, est entendu dans un sens compatible avec le système juridique de la province d’application le texte qui emploie à la fois des termes propres au droit civil de la province de Québec et des termes propres à la common law des autres provinces, ou qui emploie des termes qui ont un sens différent dans l’un et l’autre de ces systèmes.

8.2 Unless otherwise provided by law, when an enactment contains both civil law and common law terminology, or terminology that has a different meaning in the civil law and the common law, the civil law terminology or meaning is to be adopted in the Province of Quebec and the common law terminology or meaning is to be adopted in the other provinces.

[25]  Ces dispositions doivent être lues en conjonction avec le préambule de la Loi d’harmonisation n° 1, lequel est reproduit en annexe des présents motifs.

[26]  Il importe cependant de mentionner que le principe de la complémentarité a été appliqué à maintes reprises par les tribunaux fédéraux bien avant l’entrée en vigueur de ces dispositions (voir Jean-Maurice Brisson, « L'impact du Code civil du Québec sur le droit fédéral: une problématique », (1992) 52 R. du B. 345 aux pp. 352-353). Ce fut le cas notamment dans l’arrêt St-Hilaire c. Canada (Procureur général), [2001] 4 C.F. 289, 2001 CAF 63 [St-Hilaire]. Le principe de complémentarité s’applique évidemment avec autant d’autorité dans les provinces de common law (voir, e.g., Will-Kare Paving & Contracting Ltd. c. Canada, 2000 CSC 36, [2000] 1 R.C.S. 915). Le juge Pierre Archambault, de la CCI, offre un intéressant survol de la question dans son texte intitulé « Contrat de travail : Pourquoi Wiebe Door Services Ltd. ne s’applique pas au Québec et par quoi on doit le remplacer », publié dans L’harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil québécois et le bijuridisme canadien : recueil d’études en fiscalité (2005), Montréal, A.P.F.F., 2005 [Archambault].

[27]  La notion de « société de personnes » n’est pas définie au paragraphe 272.1(5) de la LTA. Conformément au principe de la complémentarité, il faut donc faire appel à la définition que la loi provinciale donne à cette notion de droit privé. C’est précisément ce que la Cour suprême a fait dans le cadre de trois décisions impliquant des dispositions de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), c. 1 [LIR] laissant similairement indéfinie la notion de société de personnes, et ce avant même l’entrée en vigueur de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation (voir Continental Bank Leasing Corp. c. Canada, [1998] 2 R.C.S. 298 [Continental Bank]; Backman c. Canada, 2001 CSC 10, [2001] 1 R.C.S. 367 [Backman]; Spire Freezers Ltd. c. Canada, 2001 CSC 11, [2001] 1 R.C.S. 391). Voici ce qu’écrivait plus particulièrement la Cour suprême au paragraphe 17 de l’arrêt Backman:

17  L’expression « société de personnes » n’est pas définie dans la [LIR]. Il s’agit d’une expression juridique venant de la common law et de l’equity qui a été codifiée dans diverses lois provinciales et territoriales traitant de ce type de société (qu’on appelle « société en nom collectif » dans ces lois). Sur le plan de l’interprétation législative, on présume que le législateur entendait que, pour l’application de la [LIR], l’expression reçoive son sens juridique […]. Nous sommes d’avis que le contribuable qui désire déduire des pertes d’une société de personnes canadienne en vertu de l’art. 96 de la [LIR] doit satisfaire à la définition de société prévue par la loi provinciale ou territoriale applicable. […] Il s’ensuit que, pour l’application de [cette disposition], les éléments essentiels d’une société de personnes prévus par le droit canadien doivent être présents […].

[28]  Est donc remplie en l’espèce la condition, posée par l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, que le recours au droit privé provincial soit « nécessaire » pour appliquer une loi fédérale (voir, à ce sujet, l’arrêt St-Hilaire aux paras. 43 et 65; voir aussi David G. Duff, Canadian Bijuralism and the Concept of an Acquisition of Property in the Federal Income Tax Act, (2009) 54:3 McGill L.J. 423 aux pp. 453-454). Il faut donc de se tourner vers le C.c.Q.

b)  Le contrat de société en droit civil

[29]  Au Québec, le « contrat de société » est défini dans les termes suivants à l’article 2186 du C.c.Q.:

2186. Le contrat de société est celui par lequel les parties conviennent, dans un esprit de collaboration, d’exercer une activité, incluant celle d’exploiter une entreprise, d’y contribuer par la mise en commun de biens, de connaissances ou d’activités et de partager entre elles les bénéfices pécuniaires qui en résultent.

[…]

2186. A contract of partnership is a contract by which the parties, in a spirit of cooperation, agree to carry on an activity, including the operation of an enterprise, to contribute thereto by combining property, knowledge or activities and to share among themselves any resulting pecuniary profits.

[30]  Cette disposition établit donc trois conditions spécifiques qui doivent être remplies pour que l’on soit en présence d’un contrat de société, soit l’esprit de collaboration, la contribution et le partage des bénéfices. Ces exigences sont essentiellement les mêmes que dans les provinces de common law (voir Continental Bank au para. 22; Backman au para. 18).

[31]  De l’avis de l’appelante, ce sont là les seules conditions essentielles à la formation d’une société de personnes, et rien ne justifiait le juge d’aller au-delà de ces conditions et de considérer les autres dispositions du C.c.Q. Au dire de l’appelante, « [o]utre l’application des conditions de formation du contrat de société de personnes, il n’est […] pas opportun de faire davantage référence au droit provincial aux fins de déterminer s’il existe une société de personnes dans le contexte d’application de la LTA » (Mémoire des faits et du droit de l’appelante au para. 35).

[32]  L’appelante ne cite aucune autorité à l’appui de cette prétention, et cela me semble significatif. Non seulement la position défendue par l’appelante ne me paraît-elle pas conforme au principe de la complémentarité, consacré à la Loi d’interprétation, mais au surplus elle témoigne me semble-t-il d’une profonde méconnaissance du C.c.Q. et de son génie propre.

[33]  Même si l’article 2186 du C.c.Q. énonce trois conditions spécifiques à l’existence d’un contrat de société, cette disposition n’établit pas pour autant de manière exhaustive les conditions que doit remplir un contrat de société pour être valide. En d’autres termes, les « éléments essentiels » du contrat de société en droit québécois, pour reprendre les mots employés dans Backman, ne se limitent pas aux trois conditions énumérées à cet article. Comme tout autre contrat, le contrat de société doit également obéir aux règles générales des obligations. Le premier alinéa de l’article 1377 du C.c.Q., lequel figure à la Section I (Disposition générale) du Chapitre Deuxième (Du Contrat), est on ne peut plus clair à ce sujet :

1377. Les règles générales du présent chapitre s’appliquent à tout contrat, quelle qu’en soit la nature.

1377. The general rules set out in this chapter apply to all contracts, regardless of their nature.

[34]  On retrouve notamment à ce même chapitre l’article 1385 du C.c.Q., lequel dispose, à son second alinéa, qu’il est de l’essence même du contrat « qu’il ait une cause et un objet ». On y observe aussi l’article 1413, selon lequel est « nul le contrat dont l’objet est prohibé par la loi ou contraire à l’ordre public ». Cette disposition se doit, quant à elle, d’être lue à la lumière de l’article 1417 du C.c.Q., aux termes duquel la nullité d’un contrat « est absolue lorsque la condition de formation qu’elle sanctionne s’impose pour la protection de l’intérêt général ». Ce régime est complété par l’article 1422 du C.c.Q., où le législateur québécois énonce que le « contrat frappé de nullité est réputé n’avoir jamais existé ».

[35]  Contrairement aux prétentions de l’appelante, je vois mal comment ces dispositions pourraient être considérées comme ayant trait seulement aux effets du contrat, notamment de société, par opposition à ses conditions de formation. D’une part, il convient de noter que ces dispositions font partie intégrante de la Section III du Chapitre Deuxième (Du Contrat) du C.c.Q., laquelle porte sur la formation du contrat. Le principe voulant que l’objet du contrat est une condition de formation de celui-ci est d’ailleurs reconnu tant dans les commentaires du ministre de la Justice (Québec, Ministère de la Justice, Commentaires du ministre de la Justice, t. I, Le Code civil du Québec - Un mouvement de société, Québec : Publications du Québec, 1993, à la p. 840) que dans la doctrine (Jean-Louis Baudouin et Pierre-Gabriel Jobin, Les Obligations, 7e éd., par P.-G. Jobin et Nathalie Vézina, Cowansville, Yvon Blais, 2013, aux pp. 436-440).

[36]  D’autre part, l’inobservance de cette condition de formation du contrat emporte nullité, et cette nullité rétroagit dans le temps, de telle sorte que le contrat se trouve privé de tous les effets qu’il aurait pu produire. En d’autres termes, le contrat dont l’objet est contraire à l’ordre public n’est pas seulement inexécutable, il est juridiquement inexistant (voir Serge Gaudet, « Inexistence, nullité et annulabilité du contrat : essai de synthèse », (1995) 40 R.D. McGill 291 aux pp. 349 et 356 [Gaudet]; Didier Lluelles et Benoît Moore, Droit des obligations, 3e éd., Montréal, Thémis, 2018, pp. 565-566, au para. 1054 [Lluelles et Moore]). Compte tenu de ce qui précède, on voit mal comment l’exigence d’un objet licite, posée par les articles 1413 et 1422 du C.c.Q., pourrait ne pas être considérée comme une condition essentielle de tout contrat, incluant le contrat de société de personnes.

[37]  Il semble, au demeurant, que la thèse soutenue par l’appelante pourrait mener à des conséquences absurdes. Prenons une situation où les autorités fiscales en viendraient à cotiser un contribuable solidairement pour l’entièreté d’une dette fiscale résultant des activités commerciales d’une organisation criminelle à laquelle le contribuable appartient. Tout porte à croire que, dans un tel cas, ce contribuable n’aurait alors à sa disposition, vu l’illicéité de ses activités, aucun recours pour réclamer de ses codébiteurs leur portion respective de la dette totale devant un tribunal civil. Ses codébiteurs se trouveraient donc avantagés par cette application « à la pièce » des règles du C.c.Q. C’est précisément ce genre de conséquences absurdes que le législateur fédéral a voulu éviter de par l’adoption de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.

[38]  Qui plus est, l’approche préconisée par l’appelante, voulant qu’on doive limiter l’analyse aux termes de l’article 2186 du C.c.Q., et faire fi des autres dispositions considérées ci-haut, ne me parait pas conforme à celle adoptée par cette Cour dans St-Hilaire. Le litige portait alors sur le sens à donner aux mots « conjoint survivant » et « succession » dans la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. 1985, c. P-36. Dans cette affaire, la Cour, plutôt que de s’en remettre seulement à la définition que le C.c.Q. donne à la notion de succession, s’est aussi attardée aux dispositions relatives à l’indignité successorale et à la révocation de testament.

[39]  En somme, je suis d’avis que la thèse soutenue par l’appelante ne résiste pas à l’analyse. L’exigence d’un objet licite, posée par l’article 1413 du C.c.Q., constitue tout autant une condition essentielle du contrat de société de personnes que celles énumérées à l’article 2186 du C.c.Q. Il convient de mentionner, en passant, que l’appelante ne conteste pas, et ce à bon droit selon moi, le caractère illicite de l’objet poursuivi par le contrat de société dont elle cherchait à établir l’existence (voir Fortin c. Chrétien, 2001 CSC 45, [2001] 2 R.C.S. 500 au para. 21; Gaudet aux pp. 349 et 356; Lluellles et Moore aux pp. 568-569).

[40]  J’ajouterais, en terminant, qu’il importe peu, compte tenu des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation, que les mêmes faits puissent donner lieu à des résultats différents d’une province à l’autre. En supposant même que tel soit le cas (une question sur laquelle je n’ai pas à me prononcer et à propos de laquelle les parties n’ont pas fait de représentations), il ne s’agirait que d’une conséquence normale du fait de vivre dans une fédération, et de surcroit une fédération bijuridique. Comme le notait le juge Décary dans l’affaire St-Hilaire (dissident sur un autre point), au paragraphe 49 :

C’est la Constitution même du Canada qui prévoit que des lois fédérales aient des effets qui soient différents selon qu’elles trouvent application au Québec ou dans les autres provinces. En assurant la perpétuité du droit civil au Québec et en encourageant, à l’article 94, l’uniformisation des lois des provinces autres que le Québec en ce qui concerne la propriété et les droits civils, la Loi constitutionnelle de 1867 consacre au Canada le principe fédéral selon lequel une loi fédérale qui recourt à une source de droit privé externe ne s’appliquera pas nécessairement de façon uniforme à travers le pays. C’est ignorer la Constitution que d’associer de manière systématique toute législation fédérale et common law.

[41]  Il convient maintenant de s’attarder aux arguments subsidiaires soulevés par l’appelante.

(3)  L’exception à l’application du droit provincial

[42]  S’appuyant sur le texte même des articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation, l’appelante soutient que les principes de neutralité et d’équité en matière fiscale viennent précisément contrer l’application en l’espèce des articles 1413, 1417 et 1422 du C.c.Q. Pour les motifs qui suivent, cette prétention ne me paraît pas davantage devoir être retenue.

[43]  Tel que mentionné précédemment, l’article 8.1 de la Loi d’interprétation reconnaît le bijuridisme canadien et consacre de façon expresse le principe de la complémentarité du droit privé provincial dans l’interprétation de la législation fédérale. L’article 8.2, pour sa part, vient faciliter la compréhension des textes bijuridiques en prévoyant que dans l’hypothèse où une disposition emploie de la terminologie propre au droit civil ou à la common law, la terminologie de droit civil trouvera application au Québec alors que celle de common law s’appliquera dans les autres provinces. L’appelante a raison de souligner que ces deux dispositions prévoient explicitement la possibilité pour le législateur fédéral d’écarter le recours au droit provincial (par l’usage des termes « sauf règle de droit s’y opposant »). En revanche, l’appelante ne m’a pas convaincu que ce résultat peut être atteint de façon implicite ; au surplus, les dispositions du C.c.Q. ne me paraissent pas « incompatibles » avec l’article 272.1 de la LTA, ni même avec les principes d’équité et de neutralité en matière fiscale. Je m’explique.

[44]  L’expression « règle de droit » (ou « law » dans la version anglaise) pourrait a priori donner ouverture à une interprétation large susceptible de justifier la mise à l’écart du principe de complémentarité sur la base de précédents jurisprudentiels. Une telle approche ne serait cependant compatible ni avec la lettre, ni avec l’esprit de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.

[45]  Il suffit de considérer l’économie de la loi pour s’en convaincre. Le paragraphe 3(1) de la Loi d’interprétation ne prescrit pas d’exigences particulières pour mettre de côté les règles, principes et définitions énoncés à cette loi. Il suffit d’une « indication contraire » ("contrary intention") dans une loi ou un règlement pour que les règles générales de la Loi d’interprétation ne trouvent pas application. Une indication contraire peut se déduire de la lecture d’un texte législatif ou réglementaire dans son contexte, et ce même en l’absence de mots qui énoncent explicitement une telle intention (voir Ruth Sullivan, Sullivan on the Construction of Statutes, 6e éd., (Markham, Ontario : LexisNexis Canada Inc., 2014), au paragraphe 5.110 [Sullivan]).

[46]  Cette absence de formalisme doit être contrastée avec le langage retenu par le législateur aux articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation. Il ne suffit plus, en effet, qu’une indication contraire se dégage d’un texte pour que le principe de complémentarité soit écarté. Il faut, plutôt, qu’une « règle de droit » s’y opposant soit utilisée par le législateur. Si ce dernier ne parle pas pour ne rien dire, il faut nécessairement déduire de l’utilisation de ces termes une exigence plus rigoureuse pour écarter le droit supplétif provincial. C’est d’ailleurs ce que soutient la professeure Sullivan, selon laquelle ces mots pourraient requérir « an express statement of intent » de la part du législateur fédéral lorsque celui-ci désire, dans un cas précis, écarter le recours aux règles provinciales (Sullivan au para. 5.110). L’auteur Philippe Denault est aussi d’avis qu’une « telle dérogation devrait logiquement être formulée de façon expresse » (La recherche d’unité dans l’interprétation du droit privé fédérale : Cadre juridique et fragments du discours judiciaire, Montréal, Thémis, 2008, aux pp. 93-94), à l’instar de la professeure Aline Grenon (« Le bijuridisme canadien à la croisée des chemins ? Réflexions sur l’incidence de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation », (2011) 56:4 R.D. McGill 775 aux pp. 786-787).

[47]  Sans aller aussi loin, d’autres auteurs ont exprimé l’opinion que la mise à l’écart du principe de complémentarité, si elle n’exige pas nécessairement une disposition législative explicite, requiert à tout le moins que l’on puisse conclure qu’elle s’impose de façon [TRADUCTION] « absolument et nécessairement implicite » (voir, avant l’entrée en vigueur de la Loi d’harmonisation n° 1, Roderick A. Macdonald, “Provincial Law and Federal Commercial Law : Is Atomic Slipper a New Beginning ? ” (1992) 7 B.F.L.R. 437 à la p. 447; David G. Duff, « La Loi de l’impôt sur le revenu et le droit privé au Canada : Complémentarité, dissociation et bijuridisme », (2003) 51:1 Rev. fiscale can. 64 à la p. 118; Archambault aux pp. 2:16 à 2:20).

[48]  Le bien-fondé de cette position m’apparaît indiscutable compte tenu non seulement du texte de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation (tout particulièrement lorsque celui-ci contrasté avec le libellé du paragraphe 3(1) de la même loi), mais également du fondement constitutionnel qui sous-tend le principe de complémentarité (voir St-Hilaire au para. 49). Encore une fois, le droit civil et la common law font pareillement autorité en matière de propriété et de droits civils au Canada ; donner priorité à des règles jurisprudentielles émanant de la common law pour l’application au Québec d’une disposition législative fédérale, sans que le Parlement l’ait clairement requis, serait incompatible non seulement avec les principes énoncés dans le préambule de la Loi d’harmonisation n° 1 et à l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, mais également avec le principe de complémentarité.

[49]  En tout état de cause, je suis d’avis, pour les motifs exposés à la prochaine section, que la jurisprudence citée par l’appelante relativement aux principes de neutralité et d’équité fiscale n’appuie pas sa thèse voulant que l’article 1413 du C.c.Q. se doive être écarté.

(4)  Les principes de neutralité et d’équité fiscale

[50]  L’appelante a fait grand état d’une jurisprudence constante consacrant le principe de la neutralité fiscale, selon lequel les bénéfices provenant d’une entreprise illicite sont imposables de la même manière que les bénéfices d’une entreprise licite. Ce principe a effectivement été entériné dans de nombreuses décisions depuis maintenant près d’un siècle, notamment dans les arrêts Minister of Finance v. Smith, [1927] A.C. 193, [1926] 3 D.L.R. 709, The King v. Carling Export Brewing & Malting Co. Ltd., [1930] S.C.R. 361 rev’d on other grounds [1931] A.C. 435, [1931] 2 D.L.R. 545 et, plus récemment, Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Canada, 2013 CAF 122.

[51]  L’appelante s’appuie sur les arrêts Continental Bank et, plus particulièrement, 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, [1999] 3 R.C.S. 804 [British Columbia] pour étayer sa prétention voulant qu’il faille s’abstenir de considérer l’ordre public tant « pour refuser d’invalider des opérations juridiques que pour déterminer le calcul du bénéfice en matière fiscale » (Mémoire des faits et du droit de l’appelante au para. 46). Selon elle, il « est inexact de prétendre que ces principes doivent recevoir application uniquement dans le cadre de la détermination du bénéfice ou de la taxe nette[,] comme semble l’inférer le juge » (Ibid.). Or, une lecture attentive de ces décisions ne permet pas de conclure que le juge a erré à cet égard.

[52]  En ce qui concerne la première de ces deux affaires, Continental Bank, l’appelante se contente de citer divers passages établissant le principe général selon lequel les considérations d’ordre public ne devraient pas intervenir dans l’analyse des obligations fiscales d’un contribuable, au risque d’introduire de l’incertitude dans les affaires des particuliers et des entreprises (voir paras. 112 et suivants). Elle omet cependant de mentionner le fait le plus important aux yeux de la Cour, soit que les opérations en litige ne contrevenaient pas aux dispositions de la loi applicable, soit la Loi sur les banques, L.R.C. 1985, c. B-1, et que celle-ci prévoyait, au demeurant, que les actes d’une banque ne sont pas nuls du seul fait qu’ils sont contraires à cette loi (au para. 119). Je note aussi que, contrairement à l’espèce, la théorie de l’illégalité invoquée alors n’était pas codifiée dans le Partnerships Act, R.S.O. 1980, c. 370. Cette théorie ne s’intéresse, de plus, qu’aux effets du contrat (aux paras. 64 et suivants). Cela est sans compter que cette décision a été rendue avant l’adoption de l’article 8.1 de la Loi d’interprétation.

[53]  Quant à la deuxième affaire, British Columbia, elle établit qu’il faut tenir compte, dans l’interprétation d’une loi comme la LIR, de son caractère très détaillé, complexe et exhaustif, et que les tribunaux devraient donc se montrer réticents à y intégrer, sous le couvert d’interprétation législative, des notions de politique ou de principe qui ne s’y trouvent pas (au para. 51). Sur cette base, la Cour suprême a écarté la thèse voulant que le législateur ne puisse avoir voulu que la LIR permette la déduction d’amendes, puisque cela irait à l’encontre de l’ordre public (au para. 52). Aux yeux de la Cour, il serait incompatible avec la pratique jurisprudentielle permettant la déduction des dépenses engagées en vue de tirer un revenu illégal que de lire dans la LIR une telle interdiction implicite (au para. 56). Le seul fait que la déduction des amendes et des pénalités puisse « diluer » l’impact de ces sanctions, d’écrire la Cour, ne suffisait pas à créer une « dissonance telle [qu’elle] doive ignorer le sens ordinaire de [la disposition litigieuse] lorsque ce sens ordinaire s’harmonise avec le régime et l’objet de la [LIR] » (au para. 66).

[54]  Il est clair que ce raisonnement ne permet pas d’inférer que l’article 1413 du C.c.Q. se doit d’être écarté dans le cadre du présent litige. D’une part, dans la mesure où cette disposition porte sur les conditions mêmes de formation du contrat de société, elle opère pour ainsi dire en amont du principe de neutralité fiscale. Elle n’a pas d’incidence sur l’existence de l’obligation fiscale elle-même ou sur la façon d’établir un revenu ou une dépense, mais uniquement sur la validité du contrat de société et, par ricochet, sur le caractère solidaire de la dette fiscale. De la même façon que les règles entourant la capacité de contracter, les conditions de formation d’une société de personnes relèvent des provinces. En l’absence de dispositions explicites à l’effet contraire dans la loi fédérale, ces règles doivent trouver application. Quant au principe de neutralité fiscale, il s’applique uniquement aux fins du traitement fiscal (voir Bernier c. Québec (Sous-ministre du Revenu), 2007 QCCA 1003 au para. 20, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, 32269 (31 janvier 2008)).

[55]  Suivant le principe établi dans l’arrêt British Columbia, il ne fait aucun doute que des expressions aussi larges que « fourniture taxable » et « activité commerciale », que l’on retrouve aux articles 123(1), 165 et 221 de la LTA, doivent s’interpréter en faisant abstraction des considérations de légalité, d’ordre public ou de moralité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les revenus tirés de la prostitution ou de la vente de drogues sont taxables (British Columbia au para. 56; Québec (Sous-ministre du Revenu) c. Parent, 2008 QCCA 1476 aux paras. 45-47 [Parent] et Armeni c. Agence du revenu du Québec, 2014 QCCA 1746 [Armeni]). Or, il importe de rappeler que ce qui est contesté dans la présente affaire, ce n’est pas la nature taxable de la vente de drogue, mais bien le caractère solidaire de la dette en résultant.

[56]  C’est pourquoi la prétention de l’appelante voulant que l’interprétation retenue par le juge en l’espèce risque d’exclure de l’application des lois fiscales toute transaction illégale est dénuée de tout fondement. À titre d’exemple, l’appelante réfère à un transfert de droit de propriété qui serait contraire à l’ordre public. Même si un tel contrat de vente serait nul en droit civil, la transaction pourrait néanmoins faire l’objet d’une cotisation dans la mesure où les articles 160 de la LIR et 325 de la LTA parlent en termes généraux de « transf[ert d’un] bien […] par tout […] moyen », et non pas de « vente ». En employant des termes aussi larges, le législateur s’est assuré que toute telle activité, légale ou non, soit couverte. Il n’a pas fait de même à l’article 272.1 de la LTA.

[57]  Une autre raison pour laquelle la présente affaire se distingue de la jurisprudence citée par l’appelante, étroitement reliée à la première, tient au fait que la notion de « société de personne » n’est pas expressément définie à la LTA. Dans l’affaire British Columbia, la Cour suprême a décidé que les dispositions de lois fiscales ne devraient pas être interprétées, au nom de vagues considérations d’ordre public, de manière à exclure les activités illégales de leur champ d’application. Or, on ne peut déduire de cet arrêt que le simple fait pour la loi provinciale applicable d’incorporer expressément des règles fondées sur l’ordre public justifie qu’on en fasse fi. Il est, en fin de compte, sans importance que l’adoption de l’article 1413 du C.c.Q. puisse avoir été encouragée par des considérations d’ordre public. L’insistance de l’appelante sur ce point n’a pour effet que d’obscurcir le débat. Ce qui importe, en l’espèce, est que l’article 1413 du C.c.Q. établit une condition essentielle du contrat de société et que, « sauf règle de droit s’y opposant », les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation commandent que l’on y donne effet.

(5)  Décisions des tribunaux inférieurs

[58]  Enfin, l’appelante a tenté de s’appuyer sur la décision rendue par la Cour du Québec dans Robitaille c. Québec (Sous-ministre du Revenu), 2010 QCCQ 9283 [Robitaille]. Dans cette affaire, le juge a conclu que les fournitures de stupéfiants étaient taxables au sens des articles 16 et 422 de la Loi sur la taxe de vente du Québec, R.L.R.Q. c. T-0.1 [LTVQ]. Au terme d’une analyse de la loi et de la jurisprudence, le juge a noté « que les concepts "fourniture taxable" et "activité commerciale", qui sont à la base de l’obligation du fournisseur de percevoir la taxe, [y] sont définis de façon très large […] sans distinction quant à la légalité ou l’illégalité d’une activité visée » (au para. 76). Il en résultait, selon le juge, que si une personne transfère « la possession de stupéfiants à d’autres personnes, moyennant contrepartie, sur une base commerciale, il y a présence d’une fourniture taxable au sens de la [LTVQ] » (au para. 78). Ce même raisonnement a également été repris dans certaines décisions de la Cour d’appel du Québec (voir Parent et Armeni) et de la Cour canadienne de l’impôt (voir Boisvert c. La Reine, 2016 CCI 195 aux paras. 60-62, et Desroches c. La Reine, 2013 CCI 81 aux paras. 50-54).

[59]  Sur ce plan, la décision Robitaille est tout à fait conforme à la jurisprudence de la Cour suprême et au principe voulant que l’illégalité d’une transaction n’a aucun impact quant à son caractère taxable. Ce qui est plus problématique, en tout respect, c’est que la Cour du Québec réfère à l’article 2186 du C.c.Q. pour déterminer si les demandeurs constituaient une société pour les fins de la LTVQ sans jamais tenir compte de l’article 1413 du C.c.Q. Ce faisant, la Cour a complètement ignoré l’impact de l’objet illicite sur la validité du contrat de société.

[60]  Qui plus est, il appert que les seules autres décisions ayant conclu à la possibilité de tenir solidairement responsables des membres d’un groupe pour les dettes fiscales résultant de leurs activités illégales, soit Clermont c. La Reine, 2017 CCI 32 au para. 68, et Pham c. Agence du revenu du Québec, 2018 QCCQ 1331 aux paras. 220-231, se fondaient plutôt sur le second alinéa de l’article 1525 du C.c.Q., selon lequel la solidarité se présume entre les débiteurs d’une obligation contractée pour l’exploitation ou le service d’une entreprise. Or, c’est précisément la thèse qu’a abandonnée l’appelante au procès, après avoir été questionnée sur l’applicabilité de cette disposition aux faits de l’espèce et sur le lien entre celle-ci et l’article 1413 du C.c.Q. Même si l’appelante n’a fourni aucune explication quant à son choix de s’en remettre au paragraphe 272.1(5) de la LTA plutôt qu’à l’article 1525 du C.c.Q. pour étayer la responsabilité solidaire des membres du clan Raposo, il est permis de croire que l’incongruité de sa position initiale ne lui a pas échappé : en effet, comment pouvait-elle invoquer l’article 1525 du C.c.Q. tout en contestant l’applicabilité de l’article 1413 ?

[61]  En terminant, je note que dans une décision récente, Dupuis c. Wallis, 2018 QCCS 433, la Cour supérieure du Québec a aussi conclu, dans des circonstances similaires à l’espèce, à la nullité absolue d’un contrat de société visant la production et la vente de drogues (aux paras. 11-16).


(6)  Remarques finales

[62]  Bref, je suis d’avis que pour tous les motifs qui précèdent, la thèse de l’appelante doit être rejetée. Encore une fois, ce n’est pas la possibilité qu’une dette fiscale puisse découler d’activités illégales qui est en jeu, mais uniquement les modalités d’une telle dette. L’appelante ne m’a pas convaincu que le juge de la CCI a erré en refusant de tenir l’intimé solidairement responsable, en vertu du paragraphe 272.1(5) de la LTA, de la dette fiscale résultant des activités commerciales du clan Raposo.

[63]  Tel que discuté précédemment, je reconnais que cette conclusion implique que des règles distinctes pourraient régir des situations similaires uniquement en fonction du locus des activités taxées. C’est pourtant là l’une des caractéristiques inhérentes au fédéralisme, que sont d’ailleurs venus consacrer les articles 8.1 et 8.2 de la Loi d’interprétation. Comme le notait le juge Létourneau dans l’arrêt Grimard c. Canada, 2009 CAF 47, au paragraphe 24 :

[…] En adoptant l’article 8.1 de la [Loi d’interprétation] […], [le législateur fédéral] a reconnu le principe de complémentarité du droit civil québécois au droit fédéral lorsque les conditions de l’article 8.1 sont rencontrées. Ce faisant, il permettait par le fait même qu’il y ait disparités de traitement des justiciables canadiens en vertu des lois fédérales.  [Soulignement ajouté.]

(Voir, au même effet, French c. Canada, 2016 CAF 64 au para. 43.)

[64]  Par ailleurs, il ne faut jamais perdre de vue que le Parlement a toujours le loisir de mettre un terme à cette disparité de traitement en définissant lui-même les notions de droit privé auxquelles réfère une loi fédérale, écartant du même coup le recours au droit supplétif provincial. Compte tenu de la fréquence avec laquelle les lois fiscales sont modifiées, il faut présumer que le législateur fédéral s’accommode de l’application à géométrie variable que reçoivent ces lois d’une province à l’autre.

[65]  Compte tenu de cette conclusion, il ne m’est donc pas nécessaire de me prononcer sur la question de savoir s’il existe une société de personnes en l’espèce.

VI.  Conclusion

[66]  Pour l’ensemble de ces motifs, je suis d’avis que le présent appel devrait être rejeté, avec dépens.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord

Richard Boivin j.c.a. »

« Je suis d’accord

Mary J.L. Gleason j.c.a. »


ANNEXE

Loi d’harmonisation n° 1

Préambule

Attendu :

que tous les Canadiens doivent avoir accès à une législation fédérale conforme aux traditions de droit civil et de common law;

que la tradition de droit civil de la province de Québec, qui trouve sa principale expression dans le Code civil du Québec, témoigne du caractère unique de la société québécoise;

qu’une interaction harmonieuse de la législation fédérale et de la législation provinciale s’impose et passe par une interprétation de la législation fédérale qui soit compatible avec la tradition de droit civil ou de common law, selon le cas;

que le plein épanouissement de nos deux grandes traditions juridiques offre aux Canadiens des possibilités accrues de par le monde et facilite les échanges avec la grande majorité des autres pays;

que, sauf règle de droit s’y opposant, le droit provincial en matière de propriété et de droits civils est le droit supplétif pour ce qui est de l’application de la législation fédérale dans les provinces;

que le gouvernement du Canada a pour objectif de faciliter l’accès à une législation fédérale qui tienne compte, dans ses versions française et anglaise, des traditions de droit civil et de common law;

qu’en conséquence, le gouvernement du Canada a institué un programme d’harmonisation de la législation fédérale avec le droit civil de la province de Québec pour que chaque version linguistique tienne compte des traditions de droit civil et de common law,

[…]

Preamble

WHEREAS all Canadians are entitled to access to federal legislation in keeping with the common law and civil law traditions;

WHEREAS the civil law tradition of the Province of Quebec, which finds its principal expression in the Civil Code of Québec, reflects the unique character of Quebec society;

WHEREAS the harmonious interaction of federal legislation and provincial legislation is essential and lies in an interpretation of federal legislation that is compatible with the common law or civil law traditions, as the case may be;

WHEREAS the full development of our two major legal traditions gives Canadians enhanced opportunities worldwide and facilitates exchanges with the vast majority of other countries;

WHEREAS the provincial law, in relation to property and civil rights, is the law that completes federal legislation when applied in a province, unless otherwise provided by law;

WHEREAS the objective of the Government of Canada is to facilitate access to federal legislation that takes into account the common law and civil law traditions, in its English and French versions;

AND WHEREAS the Government of Canada has established a harmonization program of federal legislation with the civil law of the Province of Quebec to ensure that each language version takes into account the common law and civil law traditions;


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-154-18

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. DANIEL RAPOSO

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 mai 2019

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LA JUGE GLEASON

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2019

 

 

COMPARUTIONS :

Alex Boisvert

Éric Labbé

 

Pour l'appelante

 

Chantal Donaldson

Sofia Guedez

 

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nathalie G. Drouin

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'appelante

 

Donaldson Boissonneault

Gatineau (Québec)

 

Pour l'intimé

 

 

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