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Date : 20210629


Dossier : A-237-20

Référence : 2021 CAF 128

[TRADUCTION FRANÇAISE]

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.,

ELI LILLY AND COMPANY,

LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A.

ET ICOS CORPORATION

appelantes

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

intimée

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 29 juin 2021.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE RENNIE

 


Date : 20210629


Dossier : A-237-20

Référence : 2021 CAF 128

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ELI LILLY CANADA INC.,

ELI LILLY AND COMPANY,

LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A.

ET ICOS CORPORATION

appelantes

et

MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

intimée

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE RENNIE

[1] L’intimée Mylan Pharmaceuticals ULC demande par voie de requête que soit rendue une ordonnance interdisant aux appelantes Eli Lilly Canada Inc., Eli Lilly and Company, Lilly Del Caribe, Inc., Lilly, S.A. et ICOS Corporation de faire référence au brevet no 1 404 340 délivré au Royaume-Uni (brevet britannique) dans leur mémoire des faits et du droit, d’inclure le brevet britannique dans le cahier conjoint des lois, règlements, jurisprudence et doctrine ou de présenter le brevet britannique au tribunal entendant l’appel.

[2] Les appelantes font référence au brevet britannique dans leur mémoire des faits et du droit en ces termes :

[traduction]

33. Dans l’arrêt Sanofi, le juge Rothstein a cité avec approbation une décision de la Chambre des Lords du Royaume-Uni (arrêt Witsiepe’s), où la nouveauté a été établie parce que le brevet en cause était un brevet de sélection, même si le brevet de genre n’était pas nommé dans le mémoire descriptif32.

32 Sanofi, par. 31 et 32; Du Pont de Nemours (Witsiepe’s) Application [1982] FSR 303, HL; brevet britannique no 1 404 340. [Non souligné dans l’original.]

[3] L’intimée soutient que le brevet britannique ne constitue pas une loi, un règlement, de la jurisprudence ou de la doctrine pour l’application du paragraphe 348(1) et à l’alinéa 70(1)e) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, ni un « règlement » au sens des paragraphes 2(1), 3(1) et 35(1) de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21. Elle affirme que le brevet britannique constitue un élément de preuve qui n’a pas été présenté à la Cour fédérale et qui peut uniquement être présenté à notre Cour par voie de requête visant la production de nouveaux éléments de preuve déposée au titre de l’article 351 des Règles des Cours fédérales.

[4] En réponse, les appelantes allèguent que le renvoi au brevet britannique est permis parce que l’on a fait référence au brevet dans une décision de la Chambre des Lords, citée par la Cour suprême du Canada. Par conséquent, le brevet est une « jurisprudence et doctrine » au sens des Règles des Cours fédérales. Le brevet britannique fournit également le contexte dans lequel s’inscrivent les commentaires formulés dans la décision de la Chambre des Lords et éclaire, à l’intention de la formation de notre Cour chargée de l’instruction de l’appel sur l’interprétation de l’arrêt Apotex Inc. c. Sanofi-Synthelabo Canada Inc., 2008 CSC 61, [2008] 3 R.C.S. 265 (Sanofi), et son application à l’affaire en instance. De plus, aucune requête visant la présentation de nouveaux éléments de preuve en appel n’est exigée, car le brevet britannique relève d’une question de droit, et non d’une question de fait. Subsidiairement, les appelantes prétendent qu’il est préférable de laisser au tribunal instruisant l’appel le soin de trancher la question de la recevabilité du brevet (Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 130, 2010 CarswellNat 1424, par. 10 [Novopharm]).

[5] Je commence par examiner ce dernier argument.

[6] La présente requête porte sur la mention contestée d’un brevet précis. Il est préférable de trancher la question à ce stade précoce, à la lumière d’une requête fondée sur des observations écrites bien étoffées, plutôt que durant l’instruction de l’appel. L’examen de cette question à ce stade-ci permet aux parties de se préparer à l’appel sur un certain pied d’égalité. Aucune date n’a encore été fixée pour l’audition de l’appel, ce qui laisse aux parties le temps, s’il y a lieu, de modifier leurs documents et de les déposer de nouveau. Ces facteurs penchent en faveur du règlement de cette question à ce stade-ci. L’arrêt Novopharm, qui est invoqué par les appelantes, n’est pas utile en l’espèce. Dans cette affaire, notre Cour a décidé de laisser au tribunal le soin de statuer sur la recevabilité du brevet étranger, car l’audience était imminente. Comme je le mentionne plus haut, aucune date n’a encore été fixée pour l’audition du présent appel.

[7] En ce qui concerne le fond de la requête, le renvoi direct au brevet britannique n’est pas autorisé, et ce, pour trois raisons.

[8] Premièrement, les appelantes invoquent le brevet britannique pour démontrer que la décision de la Chambre des Lords, qui est mentionnée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sanofi, portait sur un brevet de sélection qui ne renvoyait pas explicitement au brevet de genre dans son mémoire descriptif. Ce faisant, les appelantes demandent à notre Cour d’accepter des éléments qui ont été admis en preuve par le tribunal de première instance du Royaume-Uni et de tirer nos propres conclusions à partir de cette preuve.

[9] Le brevet britannique a été admis en preuve par la cour des brevets (Patents Court) du Royaume-Uni. Même si l’interprétation de ce brevet constituait une question de droit devant cette cour, le brevet proprement dit est demeuré un « élément de preuve » durant la totalité de l’instance au Royaume-Uni. Un brevet constituant un élément de preuve ne se transforme pas en règle de droit ou en une jurisprudence du simple fait qu’il est interprété par un tribunal. Cette conclusion, qui est fondée sur les principes de la preuve, est également conforme aux orientations données par le législateur quant au recours à des brevets étrangers devant les tribunaux canadiens. L’article 14 de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, dispose que seule une copie certifiée conforme d’un « brevet accordé dans un autre pays » peut être « admise en preuve ». Le brevet britannique a été présenté en preuve devant les tribunaux du Royaume-Uni. Il s’agit d’un élément de preuve devant les tribunaux canadiens.

[10] La question de droit que soulève une affaire n’est pas plus importante que les faits sur lesquels celle-ci repose. L’argument des appelantes occulte ce principe. Pour comprendre l’essentiel d’une affaire, la cour doit nécessairement examiner les faits sur lesquels elle repose. Cette proposition n’est pas nouvelle – elle est vieille comme le monde – et l’interprétation que Lord Halsbury en a faite il y a 120 ans est tout aussi vraie aujourd’hui qu’elle l’était à l’époque (Quinn v. Leathem, [1901] A.C. (H.L.) 495, à la page 81) :

[traduction] […] chaque jugement doit être interprété tel qu’il s’applique aux faits particuliers qui ont été établis, ou que l’on présume avoir été établis, car la plupart des énoncés qui y figurent ne se veulent pas des exposés de l’ensemble du droit, mais sont régis et nuancés par les faits particuliers de l’affaire dans laquelle ils se trouvent. La seconde est qu’une décision ne fait autorité qu’à l’égard de ce qui y est effectivement décidé.

[11] Les appelantes ne font aucune distinction entre les faits et le droit dans leur argument. Les éléments de preuve et le droit se confondent, et la ligne de démarcation entre les faits sur lesquels l’affaire est fondée, et les principes de droit qu’elle défend, est floue.

[12] Deuxièmement, l’alinéa 70(1)e) et le paragraphe 348(1) des Règles des Cours fédérales demandent aux parties de présenter la liste des lois, règlements, jurisprudence et doctrine qu’elles entendent invoquer. Il s’agit des textes de loi, de la jurisprudence et des autres écrits juridiques qui énoncent ou expliquent les règles de droit ou les principes juridiques (Apotex Inc. c. Astrazeneca Canada Inc., 2003 CAF 487, [2004] 2 R.C.F. 364, par. 6 à 11). Un brevet n’est rien de tout cela. Bien qu’il nous aide à comprendre l’issue à laquelle la Chambre des Lords est parvenue, le brevet britannique n’explique ni une règle de droit ni un principe juridique. Même lorsqu’il est question de faits législatifs, pouvant eux aussi offrir un contexte utile, les tribunaux veillent à s’assurer que tout ce qui est élément de preuve soit soumis aux rigueurs de la preuve et ne soit pas introduit par des moyens détournés (voir, par exemple, Public School Boards’ Assn. of Alberta c. Alberta (Procureur général), 2000 CSC 2, [2000] 1 R.C.S. 44).

[13] Enfin, les appelantes font valoir que le brevet britannique doit être considéré comme un règlement puisqu’il a été délivré par voie de lettres patentes et qu’à titre de règlement, il peut faire partie du cahier des lois, règlements, jurisprudence et doctrine. Cet argument ne peut pas être retenu. Bien que le terme « règlement » défini au paragraphe 2(1) de la Loi d’interprétation vise les « lettres patentes », cette définition se limite aux brevets canadiens.

[14] Aux termes de l’article 2 de la Loi d’interprétation, un « règlement » s’entend des « lettres patentes [...] pris[es] a) soit dans l’exercice d’un pouvoir conféré sous le régime d’une loi fédérale; b) soit par le gouverneur en conseil ou sous son autorité ». Comme le souligne l’intimée, une « loi », au sens de la Loi d’interprétation, s’entend d’une « [l]oi fédérale », et non d’un texte de loi d’un pays étranger. J’ajouterais que le « gouverneur en conseil », au sens de la Loi d’interprétation, désigne « le gouverneur général du Canada » et non le souverain ou la souveraine siégeant, en théorie, avec ses ministres à Westminster.

[15] En résumé, un brevet étranger ne satisfait pas à la définition de lois, règlements, jurisprudence ou doctrine reconnue par notre Cour.

[16] Je formule trois observations pour conclure.

[17] Premièrement, le brevet britannique n’a pas été admis en preuve à la Cour fédérale; par conséquent, il incombe aux appelantes de demander par voie de requête que ce brevet soit admis à titre de nouvel élément de preuve en application de l’article 351 des Règles. Je n’ai devant moi aucune requête fondée sur l’article 351 et je ne fais aucun commentaire sur le bien-fondé d’une telle requête.

[18] Deuxièmement, j’ajouterais que, sur le plan pratique, les appelantes sont libres d’attirer l’attention du tribunal instruisant l’appel sur toute décision ou partie de décision rendue par des tribunaux du Royaume-Uni qu’elles jugent nécessaire à l’appui de leur thèse. Une telle mention comprendrait toute portion du brevet britannique à laquelle renvoient les jugements britanniques.

[19] Le troisième point est tout aussi évident. Le tribunal qui instruit le présent appel dispose du plein pouvoir discrétionnaire de déterminer comment l’appel se déroulera, notamment le pouvoir d’admettre des éléments de preuve, nouveaux ou autres, avec ou sans la présentation d’une requête en bonne et due forme, et celui de recevoir tout document qu’il juge utile pour ses délibérations. Une décision rendue par une formation de notre Cour l’emporte sur celle d’un juge siégeant seul à titre de juge des requêtes (Sport Maska Inc. c. Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44, [2016] 4 R.C.F. 3, par. 37; Apotex Inc. c. Canada (Santé), 2017 CAF 160, par. 16). Pour cette raison, je rejette la demande de l’intimée visant à interdire aux appelantes de présenter le brevet au tribunal.

[20] Par conséquent, je suis d’avis d’accueillir la requête en partie. Comme les appelantes et l’intimée ont demandé des dépens de 5 000 $ si elles ont gain de cause, les dépens sont fixés à 5 000 $.

« Donald J. Rennie »

j.c.a.

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-237-20

 

INTITULÉ :

ELI LILLY CANADA INC., ELI LILLY AND COMPANY, LILLY DEL CARIBE, INC., LILLY, S.A. ET ICOS CORPORATION c. MYLAN PHARMACEUTICALS ULC

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

Le 29 juin 2021

OBSERVATIONS ÉCRITES :

Jamie Mills / Adrian Howard / Chantal Saunders / Beverley Moore

Pour les appelantes

J. Bradley White / Nathaniel Lipkus / Lillian Wallace

Pour l’intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour les appelantes

Osler, Hoskin & Harcourt S.E.N.C.R.L./s.r.l.

Ottawa (Ontario)

Pour l’intimée

 

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