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Date : 20210723


Dossier : A-474-19

Référence : 2021 CAF 149

[TRADUCTION FRANÇAISE]

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY AND COMPANY et

ELI LILLY CANADA INC.

intimées

Audience tenue par vidéoconférence organisée par le greffe, le 29 avril 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario) le 23 juillet 2021.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 


Date : 20210723


Dossier : A-474-19

Référence : 2021 CAF 149

CORAM :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

LE JUGE BOIVIN

 

 

ENTRE :

APOTEX INC.

appelante

et

ELI LILLY AND COMPANY et

ELI LILLY CANADA INC.

intimées

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE BOIVIN

I. Introduction

[1] L’appelante, la société Apotex Inc. (Apotex), interjette appel du jugement rendu par le juge Zinn de la Cour fédérale le 10 décembre 2019 (2019 CF 1463) (jugement et motifs confidentiels publiés le 20 novembre 2019). Le présent appel est le second dont la Cour est saisie concernant la quantification des dommages-intérêts demandés par les intimées, les sociétés Eli Lilly and Company (Lilly US) et Eli Lilly Canada Inc. (Lilly Canada) (collectivement désignées Lilly). Plus précisément, le présent appel porte sur le calcul des intérêts appliqués aux dommages-intérêts accordés à Lilly.

II. Exposé des faits

[2] Il y a près de 25 ans, le 18 juin 1997, Lilly a intenté une action en contrefaçon de brevet, au motif qu’Apotex avait porté atteinte à ses droits conférés par huit brevets en important du céphaclor en vrac pour utilisation dans l’Apo-cefaclor, un antibiotique permettant de traiter des infections bactériennes. Lilly US est titulaire de ces brevets, et Lilly Canada, une filiale en propriété exclusive de Lilly US, peut exercer les droits que confèrent ces brevets en vertu d’une licence délivrée par Lilly US. Apotex a vendu de l’Apo-cefaclor au Canada après janvier 1997.

[3] Environ 12 ans plus tard, le 1er octobre 2009, au terme d’un long procès, la juge Gauthier, qui siégeait alors à la Cour fédérale, rend le jugement sur la responsabilité, dans lequel elle conclut qu’Apotex a contrefait au moins une revendication valide dans chacun des huit brevets appartenant à Lilly US (arrêt Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2009 CF 991; conf. par 2010 CAF 240; autorisation de pourvoi refusée, [2011] 2 R.C.S. v). La juge Gauthier ayant par la suite été nommée à la Cour d’appel fédérale en 2011, le juge Zinn (le juge de la Cour fédérale) a été chargé d’entendre le renvoi et de quantifier les dommages-intérêts accordés à Lilly.

[4] En guise de réparation pour la contrefaçon, Lilly a choisi des dommages-intérêts en application du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, L.R.C. (1985), ch. P-4, aux termes duquel « [q]uiconque contrefait un brevet est responsable envers le breveté […] du dommage que cette contrefaçon [lui] a fait subir […] » (arrêt Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2014 CF 1254, [2015] 4 R.C.F. 601, par. 4 (le premier jugement sur les dommages-intérêts)). En application du paragraphe 55(1) de la Loi sur les brevets, le juge de la Cour fédérale conclut que Lilly a subi des dommages sous la forme de profits perdus sur une période de cinq ans. Il lui accorde par conséquent des dommages-intérêts. Ces derniers comprennent également des intérêts composés avant jugement pour la « valeur temporelle » des profits perdus au cours des 17 années qui ont précédé le jugement sur les dommages-intérêts. Sur le fondement de l’arrêt de la Cour suprême du Canada intitulé Banque d’Amérique du Canada c. Société de Fiducie Mutuelle, 2002 CSC 43, [2002] 2 R.C.S. 601 [l’arrêt Banque d’Amérique du Canada], le juge de la Cour fédérale indique qu’il est nécessaire d’accorder des dommages-intérêts reconnaissant la valeur temporelle des profits perdus sur une période si longue, correspondant à de nombreuses années, afin que Lilly soit indemnisée pour l’intégralité « du dommage » que cette contrefaçon lui a fait subir. Ainsi, le juge de la Cour fédérale conclut que l’intérêt composé avant jugement représente davantage la valeur temporelle de l’argent que l’intérêt simple. Il accorde par conséquent des dommages-intérêts avec intérêts composés, afin d’indemniser Lilly du manque à gagner qu’Apotex lui a fait subir en contrefaisant ses brevets.

[5] Apotex a interjeté appel devant notre Cour du premier jugement sur les dommages-intérêts rendu par le juge de la Cour fédérale. L’appel est rejeté, sauf en ce qui concerne la portion de l’ordonnance qui représente les intérêts – c.-à-d. les intérêts composés (Apotex Inc. c. Eli Lilly and Company, 2018 CAF 217 (autorisation de pourvoi refusée le 23 mai 2019, [2019] 2 R.C.S. vi)) [l’arrêt 2018 CAF 217]. À ce propos, la Cour conclut que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en déclarant que « dans le monde d’aujourd’hui, il existe une présomption selon laquelle une demanderesse comme Lilly aurait gagné de l’intérêt composé sur les fonds dus » (2018 CAF 217, par. 27). La Cour rappelle que ni le droit fédéral ni celui d’autres ressorts de common law ne prévoient de présomption générale en faveur d’intérêts composés et « que la perte d’intérêts doit être prouvée au même titre que toute autre forme de perte ou de dommage » (ibid., par. 158). Par conséquent, la Cour est d’avis qu’il incombe au juge de la Cour fédérale de vérifier si la preuve suffit pour qu’il soit satisfait au fardeau . La Cour estime également que le raisonnement du juge de la Cour fédérale, qui a retenu le taux annuel de profit sur les ventes de Lilly Canada pour l’appliquer à la somme intégrale des dommages-intérêts, est loin d’être évident (ibid., par. 161 et 162). Notre Cour ordonne par conséquent que cet aspect précis du jugement sur les dommages-intérêts, soit l’ordonnance quant aux intérêts composés, soit renvoyé au juge de la Cour fédérale pour nouvel examen.

[6] Le juge de la Cour fédérale réexamine son ordonnance quant aux dommages-intérêts. Il obtient le même résultat et maintient sa décision d’accorder des dommages-intérêts avec intérêts (2019 CF 1463) (le deuxième jugement sur les dommages-intérêts).

[7] Apotex interjette appel du deuxième jugement sur les dommages-intérêts et demande à la Cour d’annuler le jugement initial maintenu par le juge de la Cour fédérale. Pour les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel avec dépens.

III. Jugement visé par le présent appel : deuxième jugement sur les dommages-intérêts

[8] Le juge de la Cour fédérale examine les directives que notre Cour lui a fournies aux fins du nouvel examen. Dès le début, il examine la question du manque à gagner pour Lilly. Il souligne que cette évaluation fait intervenir une question hypothétique, que l’on pourrait formuler en ces termes : « [s]i Apotex a privé à tort Lilly de profits en raison de la perte de ventes de céphaclor (c’est-à-dire les profits perdus), qu’est-ce que Lilly aurait pu faire et aurait fait des profits perdus au moment où elle aurait dû les réaliser? » (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 22). En examinant cette question, il déclare que, suivant la jurisprudence, le monde réel nous renseigne sur le monde hypothétique. Pour ce motif, il retient les éléments de preuve présentés par Lilly indiquant qu’elle n’aurait pas manqué de faire fructifier les profits et que le modèle d’affaires de Lilly US consiste à optimiser le rendement des investissements et le rendement des revenus.

[9] Plus précisément, le juge de la Cour fédérale examine la preuve de Lilly portant sur les ventes nettes et le revenu avant impôt. Il définit, à la lumière des éléments de preuve de l’expert de Lilly Canada à l’égard des marges bénéficiaires, le taux de rendement — c.-à-d. le taux d’intérêt — comme la moyenne des taux de rendement annuels. Il conclut également que la somme des profits perdus de Lilly n’était jamais supérieure à une certaine proportion de ses profits annuels moyens à l’échelle mondiale. Par conséquent, son ajout aurait eu une incidence minimale sur les activités commerciales ou la rentabilité de Lilly.

[10] En ce qui concerne la norme de preuve dans un monde hypothétique, le juge de la Cour fédérale conclut qu’il faut davantage qu’une simple déclaration, faite sans fondement, selon laquelle la demanderesse (en l’occurrence Lilly) aurait pu se conduire d’une façon particulière. À cet égard, il rappelle les commentaires de la juge Snider dans l’affaire Sanofi-Aventis Canada Inc. c. Teva Canada limitée, 2012 CF 552 [affaire Ramipril CF], confirmé par notre Cour (2014 CAF 67 [arrêt Ramipril], selon lesquels une réclamation pour pertes découlant de l’impossibilité d’utiliser des profits exige que « le demandeur […] présente une preuve claire et ne reposant pas sur des conjectures d’une occasion manquée » (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 38 et 39). Néanmoins, il conclut que les commentaires de la juge dans le jugement Ramipril CF n’excluent pas la possibilité de dommages-intérêts pour manque à gagner dans tous les cas autres que ceux où un manque à gagner en particulier est prouvé, car une telle exigence dans le monde hypothétique « aurait pour effet qu’un demandeur ne pourrait recouvrer les dommages-intérêts dans presque tous les cas » (ibid., par. 40). Il explique par ailleurs que, dans le monde hypothétique, en général, le demandeur « se fonde[rait] sur des éléments de preuve pour démontrer, selon la prépondérance des probabilités, quel aurait été le résultat si, à ce moment-là, les profits perdus avaient été comptabilisés avec les autres profits de l’entreprise et investis ou dépensés ensemble » (ibid., par. 40).

[11] Le juge de la Cour fédérale, se penchant sur les faits de l’affaire, conclut que, pour qu’une demande quant aux dommages-intérêts avec intérêts soit bien fondée, Lilly doit établir, selon la prépondérance des probabilités, la jouissance qu’elle aurait pu avoir et aurait eu des profits supplémentaires qu’elle aurait réalisés grâce à la vente de céphaclor de 1997 à 2001 et jusqu’à la date du jugement. Il reprend les formulations « aurait eu » et « aurait pu » employées dans l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Teva Canada Limited, 2016 CAF 161 [Pfizer c. Teva], qui concernait une demande de dommages-intérêts fondée sur l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), D.O.R.S./93-133. Toutefois, il admet que « la quantification de ce dommage dans un monde hypothétique ne peut pas être exact[e] » (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 48). Plus précisément, il déclare qu’il est satisfait à l’élément « aurait pu » si Lilly démontre que rien ne l’aurait empêchée d’être en mesure de générer le taux de rendement sur le manque à gagner. Pour sa part, l’élément « aurait eu » est rempli si Lilly démontre qu’elle aurait généré le taux de rendement sur les profits perdus. Le juge de la Cour fédérale ajoute que les éléments « aurait pu » et « aurait eu » doivent être examinés séparément, et que la preuve du premier n’emporte pas la preuve du second.

[12] Le juge de la Cour fédérale se penche ensuite sur la question de la démarche qu’il convient d’adopter pour examiner les éléments « aurait pu » et « aurait eu ». Il s’attache surtout à la jouissance que Lilly aurait pu avoir et aurait eu des profits perdus si ces derniers avaient été réalisés quand ils auraient dû l’être. À cet égard, il conclut que les témoignages des experts des parties « ne sont pas utiles », car ils présentent l’usage que Lilly aurait pu avoir et aurait eu de ces profits, comme s’il s’agissait d’une somme distincte de ses autres profits, et non ce qu’elle aurait pu faire et aurait fait si elle les avait réalisés en même temps que les autres.

[13] En examinant ce que Lilly « aurait pu » faire avec ces profits, le juge de la Cour fédérale retient la preuve du directeur des finances de Lilly US, Brendan Crowley, selon lequel les profits perdus auraient été versés, avec les autres profits de la société, dans la réserve servant aux investissements. Après avoir examiné les documents financiers de Lilly et les applications auxquelles Lilly destine les profits réalisés dans le monde réel, le juge de la Cour fédérale conclut qu’il est fort probable que Lilly aurait réparti les profits perdus entre ces mêmes applications. Selon lui, ces profits auraient pu générer, à tout le moins, le taux de rendement déterminé, puisque ce taux moyen est calculé en fonction de ce que le juge de la Cour fédérale qualifie de succès et échecs de la société. Il est donc d’avis que les profits perdus auraient permis à Lilly de générer le taux de rendement qu’il avait déterminé, et qu’un tel scénario n’avait rien d’impossible (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 61 et 62).

[14] Le juge de la Cour fédérale se penche ensuite sur les applications auxquelles Lilly « aurait » destiné les profits perdus s’ils avaient été réalisés au moment où ils auraient dû l’être. Il conclut que les profits supplémentaires que Lilly aurait réalisés si Apotex n’avait pas contrefait les brevets auraient été intégrés aux autres profits et que les décisions concernant l’emploi de ces fonds auraient pris en compte la somme globale, et non pas seulement les recettes que Lilly aurait réalisées des ventes supplémentaires de céphaclor. Il retient l’élément de preuve avancé par l’expert de Lilly, M. Foerster, analyste financier agréé et professeur de finances, selon lequel les profits perdus auraient été investis dans l’entreprise. Selon le juge de la Cour fédérale, comme les profits perdus ne représentent qu’une toute petite proportion des profits annuels de Lilly de 1997 à 2001, le passé se révèle une bonne preuve du « monde hypothétique » de cette dernière. Par conséquent, étant donné que la réserve de profits de la société a généré au minimum le taux de rendement déterminé, le juge de la Cour fédérale est d’avis qu’il en aurait été de même si les profits avaient été légèrement supérieurs en raison de l’ajout des profits perdus.

[15] En outre, à propos du taux de rendement déterminé, le juge de la Cour fédérale explique que le manque à gagner constitue « en général, une occasion manquée pour Lilly Canada » et que ce taux représente la marge bénéficiaire de Lilly Canada au cours de la période visée. Il explique en outre que ce taux correspond aux profits moyens minimaux de Lilly, qu’il représente par conséquent le rendement moyen de Lilly Canada et qu’il est loisible au juge de première instance de fixer le taux d’intérêt adéquat (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 71 et 72).

[16] Finalement, le juge de la Cour fédérale ne se penche pas sur les conséquences fiscales de la décision d’accorder des dommages-intérêts avec intérêts, car la question a d’abord été soulevée indirectement au procès par Apotex, mais elle n’a pas été plaidée. Comme il conclut à l’absence, dans le dossier de l’une ou l’autre des parties, de tout élément quant aux taux d’imposition, aux déductions ou aux remises d’impôts applicables, toute analyse de la Cour reposerait sur des conjonctures. Par conséquent, il maintient dans son deuxième jugement sur les dommages-intérêts sa décision d’accorder des intérêts rendue dans le premier.

IV. Questions portées en appel

[17] La seule question à trancher dans le présent appel est celle de savoir si le juge de la Cour fédérale a commis une erreur susceptible de révision quand il a réexaminé sa décision d’accorder des intérêts que j’ai décrite plus haut.

V. Discussion

A. Norme de contrôle

[18] La norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle énoncée dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235. Les questions de droit sont assujetties à celle de la décision correcte. Les conclusions de fait et les inférences de fait doivent être examinées selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, qui est une « norme de contrôle appelant un degré élevé de retenue ». L’erreur doit être évidente et toucher « directement à l’issue de l’affaire » (arrêt Apotex Inc. c. ADIR, 2020 CAF 60, par. 71 à 73). Les conclusions mixtes de fait et de droit doivent être examinées selon la norme appelant à la retenue, à moins qu’une erreur de droit isolable puisse être établie. Dans ce cas, cette erreur doit être examinée selon la norme de la décision correcte.

B. Lien de causalité et atténuation

[19] Dans le présent appel, Apotex soutient que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur, car il n’a pas examiné la question du lien de causalité ni celle de savoir si Lilly avait atténué les préjudices qu’elle a subis.

[20] Plus précisément, en ce qui concerne le lien de causalité, Apotex affirme que le demandeur doit établir, d’une part, que le comportement du défendeur a causé la perte invoquée et, d’autre part, que le demandeur n’était pas en mesure d’atténuer cette perte. Selon elle, en l’espèce, le juge de la Cour fédérale n’a pas jamais posé la question pertinente qui suit, en ce qui concerne le lien de causalité, et qu’il n’y a pas non plus répondu : [traduction] « la contrefaçon par Apotex, dont découle une perte de profits pour ventes perdues de céphaclor d’environ 31 millions de dollars entre 1997 et 2000, constitue-t-elle nécessairement la cause de l’occasion ratée d’investir ces fonds et de générer un rendement de plus de 75 millions de dollars jusqu’en 2015? » (mémoire des faits et du droit supplémentaire d’Apotex, par. 46).

[21] À l’appui de cet argument, Apotex affirme que, pendant la période pertinente, Lilly jouissait d’une situation financière extrêmement solide; elle disposait de fonds excédentaires et de liquidités déposées à la banque ne générant que des intérêts composés de 2,5930 %. Selon Apotex, il s’ensuit que, si Lilly disposait par ailleurs des fonds lui permettant de saisir une occasion d’investir, alors le lien de causalité ne peut être établi. Autrement dit, étant donné que Lilly disposait d’un excédent de trésorerie très important, l’absence des 31 millions de dollars en profits perdus ne l’a pas privée d’une occasion d’investir.

[22] Le raisonnement d’Apotex pose problème en ce sens que l’erreur qu’elle invoque tient à l’absence d’éléments de preuve concernant une occasion perdue précise. Or, la question à laquelle le juge de la Cour fédérale devait répondre, à propos du calcul des intérêts appliqués aux dommages-intérêts, portait sur la « valeur temporelle » de l’argent, et non sur une occasion perdue précise (premier jugement sur les dommages-intérêts, par. 118 à 121).

[23] Quoi qu’il en soit, Apotex invoque deux arrêts portant que le lien de causalité ne peut être établi si le demandeur disposait par ailleurs des fonds nécessaires pour saisir une occasion d’investir perdue (Mortgage Express v. Countrywide Surveyors Limited, [2016] EWHC 1830 (Ch), par. 53 à 55 et Bielanski v. Mundenchira, 2019 ONSC 1162, par. 116 et 117). Toutefois, ces deux arrêts traitent de manques à gagner précis, à savoir la possibilité d’offrir d’autres prêts et celle d’investir dans des projets d’immeubles en copropriété. Ces affaires diffèrent donc de la présente espèce. Le jugement sur les dommages-intérêts dans le présent appel concerne la situation générale qui aurait été celle de Lilly si elle avait réalisé le manque à gagner, c’est-à-dire son incapacité de générer des revenus à partir des profits perdus pendant la période pertinente. Il convient de souligner que, dans l’arrêt 2018 CAF 217, aux paragraphes 157 et 162, la Cour reconnaît expressément que les dommages-intérêts avec intérêts composés constituent peut-être un moyen de tenir compte de la valeur temporelle de l’argent ou de compenser un manque à gagner précis.

[24] En l’espèce, il ne fait aucun doute que le juge de la Cour fédérale avait compris que Lilly demandait des dommages-intérêts pour la valeur temporelle de l’argent, et non pour un manque à gagner précis (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 14 et 15). De par sa nature, l’ordonnance adjugeant des dommages-intérêts avec intérêts composés cherche à indemniser une partie du manque à gagner que constitue l’impossibilité d’utiliser des fonds pendant une certaine période (arrêt Banque d’Amérique du Canada, par. 21 à 23). En l’espèce, il s’agit de plus de 17 ans. Je suis d’avis que le juge de la Cour fédérale a correctement traité la question du lien de causalité. Il a posé la bonne question et il s’est attaché à bon droit à déterminer ce que Lilly « aurait pu » faire et « aurait » fait avec les profits perdus au moment où elle aurait dû les réaliser (arrêt Pfizer c. Teva).

[25] De même, le juge de la Cour fédérale a affirmé à bon droit qu’il incombait à Lilly d’établir, selon la prépondérance des probabilités, les applications auxquelles elle « aurait pu » et « aurait » destiné les profits perdus en litige. Il a correctement conclu que l’ordonnance quant aux dommages-intérêts en l’espèce portait sur deux éléments : les profits perdus et l’occasion perdue d’utiliser ces profits entre la date à laquelle Lilly aurait dû les réaliser et la date du jugement. Il n’y a par conséquent là non plus aucune erreur susceptible de révision.

[26] Comme je le mentionne plus haut, Apotex affirme également que le juge de la Cour fédérale a fait fi à tort de la question de l’atténuation, notamment en faisant abstraction du fait que Lilly n’avait pas tenté d’atténuer le préjudice subi. À cet égard, il convient de rappeler que c’est à l’intimé qu’il incombe d’établir qu’il n’y a pas eu atténuation (en l’occurrence Apotex) (Apotex Inc. c. Canada, 2017 CAF 73, par. 153). Premièrement, la question de l’atténuation n’a pas été soulevée devant le juge de la Cour fédérale à l’audition de la demande de réexamen (transcription de l’audition de la demande de réexamen, 19 septembre 2019, recueil de Lilly, onglets 38 et 39) et elle n’est pas non plus mentionnée dans l’avis d’appel d’Apotex. Deuxièmement, Apotex n’a présenté aucun élément de preuve à cet égard, de sorte que la Cour ne dispose que de simples affirmations. Dans ces circonstances, je conclus que la Cour n’a pas été saisie en bonne et due forme de la question de l’atténuation et je refuse de l’examiner.

C. Appréciation des éléments de preuve et taux de rendement

[27] Apotex affirme également que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur manifeste et dominante dans son appréciation des éléments de preuve. Plus précisément, elle affirme qu’il a, à mauvais droit, accordé peu de poids au témoignage de l’expert d’Apotex, M. Harington.

[28] Au risque de répéter un truisme, rappelons qu’il est présumé que le juge de la Cour fédérale a examiné tous les éléments de preuve (Teva Canada Limitée c. Novartis Pharmaceuticals Canada Inc., 2013 CAF 244, par. 12; Alcon Canada Inc. c. Actavis Pharma Company, 2015 CAF 191, [2015] A.C.F. no 1083 (QL), par. 11). En l’espèce, le juge de la Cour fédérale a effectivement examiné le témoignage de M. Harington, mais il a privilégié celui d’un autre témoin. Au risque de répéter un autre truisme, mentionnons que préférer un témoin à un autre ne constitue pas une erreur manifeste et dominante. En l’espèce, le juge de la Cour fédérale estimait que le témoignage de M. Harington n’était pas utile, car il traitait les profits perdus comme une « somme distincte » des autres profits de Lilly (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 53 et 54). En réalité, le juge de la Cour fédérale a accordé peu de poids à l’opinion des experts des deux parties, car ils ont tous deux envisagé la question de ce que Lilly aurait fait des profits perdus en partant du principe que toutes les décisions avaient été prises et que l’utilisation des profits perdus était déterminée après coup (ibid., par. 64). Il était loisible au juge de la Cour fédérale de privilégier la preuve des faits du témoin de Lilly à celle de l’expert d’Apotex lorsqu’il a tranché la question de savoir à quelles applications Lilly aurait pu et aurait destiné ses profits perdus. Il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la valeur des éléments de preuve et de substituer sa propre appréciation des témoignages à celle du juge de la Cour fédérale (Packers Plus Energy Services Inc. c. Essential Energy Services Ltd., 2019 CAF 96, par. 33; Eli Lilly and Company c. Apotex Inc., 2010 CAF 240, par. 8).

[29] Apotex soutient également qu’il n’existe aucun lien logique entre la décision du juge de la Cour fédérale et le fondement de sa décision. Elle soulève trois lacunes principales dans le raisonnement du juge de la Cour fédérale :

il n’existe aucun lien logique entre intégrer les profits perdus à la réserve de Lilly et les « répartir » entre toutes les applications auxquelles Lilly destine son argent;

il n’existe aucun lien logique entre « répartir » les profits perdus entre toutes les applications auxquelles Lilly destine son argent et générer un rendement égal à la marge bénéficiaire de Lilly Canada;

il n’existe aucun rapport logique (et preuve à l’appui) de sorte que la décision du juge du renvoi est incompatible avec l’arrêt Ramipril CF.

[30] Apotex ne dit pas que Lilly n’aurait rien fait avec les profits perdus. Elle ne nie pas non plus que ces fonds auraient été intégrés à la réserve de Lilly. Apotex conteste plutôt la thèse sur les fins auxquelles Lilly aurait pu et aurait consacré les profits perdus après qu’ils auraient intégré la réserve (mémoire des faits et du droit d’Apotex, par. 69 et 75). En réalité, les arguments d’Apotex concernant l’absence de [traduction] « lien logique » entre l’intégration des profits perdus à la réserve de Lilly et leur répartition entre toutes les fins auxquelles Lilly consacre ses fonds revient à contester les conclusions de fait du juge de la Cour fédérale. En effet, ce dernier a ajouté foi au témoignage de Brendan Crowley, selon lequel Lilly n’aurait pas « simplement laissé dormir les profits perdus », mais aurait plutôt optimisé le rendement des investissements et des revenus. Il s’agit d’une conclusion de fait. Le juge de la Cour fédérale a accepté ce témoignage, car il a jugé que « cela fait partie des fonctions de M. Crowley de connaître ces choses-là, [et] parce que cela est conforme au bon sens » (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 27 et 55). De même, le juge de la Cour fédérale a retenu le témoignage de M. Crowley selon lequel les fonds supplémentaires représentés par les profits perdus auraient été intégrés à la réserve dont Lilly dispose pour investir. Après avoir examiné les documents financiers, il a conclu qu’il était « fort probable que, si les profits perdus avaient été réalisés au moment où ils auraient dû l’être, ils [auraient été] répartis entre ces mêmes utilisations » (ibid., par. 56). Ces conclusions sont fondées sur le dossier de preuve, que le juge de la Cour fédérale a examiné dans son intégralité, et elles commandent la déférence. Apotex n’a pas réussi à établir l’existence d’une erreur manifeste et dominante.

[31] Apotex prétend également qu’il n’existe aucun lien logique entre la conclusion du juge de la Cour fédérale selon laquelle les profits perdus auraient été « répartis » entre toutes les fins auxquelles Lilly consacre ses fonds et celle selon laquelle Lilly aurait ainsi généré un rendement équivalent à la marge bénéficiaire de Lilly Canada (mémoire des faits et du droit d’Apotex, par. 77 à 80 et 85). Apotex conteste par conséquent la proposition voulant que la marge bénéficiaire de Lilly Canada corresponde au rendement que Lilly aurait pu générer ou aurait généré si elle avait réparti les profits perdus entre toutes les fins auxquelles elle consacre habituellement ses fonds. Autrement dit, selon Apotex, la conclusion du juge de la Cour fédérale quant à la répartition des profits perdus entre les diverses fins auxquelles Lilly consacre ses fonds ne permet pas de déterminer le taux de rendement constant applicable au manque à gagner (mémoire des faits et du droit d’Apotex, par. 76 à 80). Apotex conteste par conséquent la conclusion du juge de la Cour fédérale, selon laquelle la preuve documentaire et financière, tirée du monde réel, met en lumière les fins auxquelles Lilly aurait pu consacrer et aurait consacré ces fonds supplémentaires dans le monde hypothétique (mémoire des faits et du droit d’Apotex, par. 80 à 82).

[32] Il était pourtant loisible au juge de la Cour fédérale, après en avoir examiné plusieurs, de fixer un taux de rendement rétrospectif en tenant compte de toutes les fins auxquelles Lilly consacre ses fonds. Par exemple, M. Foerster a admis qu’un taux composé équivalant aux marges bénéficiaires de Lilly Canada constituerait un [traduction] « scénario viable », car les marges bénéficiaires réelles constituent des rendements réels (témoignage de M. Foerster, p. 62 et 63; dossier d’appel, vol. 54, onglet 231- 015773). Il a également affirmé qu’il aurait été irréaliste que Lilly investisse à un taux bancaire au lieu de faire fructifier ses avoirs au moyen d’autres investissements dans son entreprise (témoignage de M. Foerster, p. 32 et 33; dossier d’appel, vol. 54, onglet 231-015766). Il s’ensuit que, comme le prétend Lilly et d’après le dossier, [traduction] « il était tout à fait raisonnable pour [le juge de la Cour fédérale] de décider qu’il était, dans les faits, nécessaire d’ordonner le paiement des intérêts composés avant jugement, intégrés aux dommages-intérêts, à un taux établi en fonction des fins et des rendements antérieurs, afin d’indemniser Lilly pour les profits perdus, compte tenu du temps écoulé et de la valeur temporelle de l’argent » (mémoire des faits et du droit de Lilly, par. 91). Ce faisant, le juge de la Cour fédérale est parvenu à une conclusion conforme aux directives de la Cour. J’estime également qu’il a justifié adéquatement sa décision à la lumière de la preuve. Je ne vois aucune erreur manifeste et dominante dans l’appréciation des éléments de preuve par le juge de la Cour fédérale.

[33] Dans la même veine, Apotex prétend que le juge de la Cour fédérale a commis une erreur en n’appliquant pas le cadre du jugement Ramipril CF comme il aurait fallu. Toutefois, Apotex demande à la Cour de faire des rapprochements bancals entre l’affaire Ramipril CF et l’affaire en instance. Par exemple, la première n’intéresse aucunement des dommages-intérêts accordés pour compenser la valeur temporelle de l’argent. Dans cette affaire, Teva demandait plutôt d’être indemnisée pour avoir été privée de l’occasion de réinvestir les profits « en vue d’accroître la valeur de Teva, par exemple, en investissant dans la recherche et le développement ainsi que dans le contentieux », et la juge a conclu que les éléments de preuve fournis pour établir cette occasion perdue reposaient sur des conjonctures (jugement Ramipril CF, par. 288 à 292). Par ailleurs, Teva demandait non seulement des intérêts avant jugement, mais aussi des dommages-intérêts pour des pertes indirectes (ibid., par. 283 à 300). Comme je le souligne plus haut, le juge de la Cour fédérale comprenait que Lilly demandait des dommages-intérêts représentant la valeur temporaire de l’argent et il a conclu que les éléments de preuve – contrairement à ceux dans l’affaire Ramipril CF – ne reposaient pas sur des conjonctures. Plus précisément, il a souscrit à la thèse selon laquelle Lilly aurait pu intégrer et aurait intégré les profits perdus à la réserve lui servant à investir dans son entreprise, et ils auraient ainsi généré un rendement sur ces profits semblable à ses rendements antérieurs (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 55 à 69). Par conséquent, l’affaire Ramipril CF diffère de l’affaire en instance à plusieurs aspects. Il s’ensuit que les rapprochements avec l’arrêt Ramipril, rendu par notre Cour, qu’Apotex essaie d’établir comportent les mêmes lacunes. L’argument d’Apotex ne peut pas être retenu.

[34] Pour finir, Apotex affirme que le juge de la Cour fédérale a fait fi de l’effet de l’impôt sur le revenu sur le montant des dommages-intérêts. Selon elle, essentiellement, il est possible d’estimer les taux d’imposition annuels à partir des états financiers au dossier. Ainsi, la Cour peut ordonner à M. Harington de recalculer le montant des intérêts en appliquant le taux d’imposition estimé de Lilly Canada (mémoire des faits et du droit d’Apotex, par. 103 à 105). À cet égard, il convient de souligner que les considérations fiscales dans le présent contexte sont fort complexes et qu’elles exigent probablement davantage d’éléments de preuve des parties. En l’espèce, le dossier est muet sur les taux d’imposition réels de Lilly pour toutes les années d’imposition pertinentes et ne contient aucun calcul concernant le montant de majoration (témoignage de M. Harington, p. 84, 92 et 93; dossier d’appel, vol. 54, onglet 235- 016043, 016045 et 016046). À l’audience, Apotex a reconnu la possibilité d’un dossier lacunaire à l’égard de la question de l’imposition. Dans ces circonstances, compte tenu du dossier lacunaire concernant les répercussions fiscales de la décision d’accorder des dommages-intérêts avec intérêts, je souscris à la conclusion du juge de la Cour fédérale, selon laquelle toute conclusion à cet égard reposerait sur des conjonctures (deuxième jugement sur les dommages-intérêts, par. 77). Par conséquent, le juge de la Cour fédérale n’a commis aucune erreur en rendant cette décision.

VI. Conclusion

[35] Pour les motifs qui précèdent, je rejetterais l’appel avec dépens.

« Richard Boivin »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Wyman W. Webb, j.c.a. »

« Je suis d’accord.

D.G. Near, j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

A-474-19

 

INTITULÉ :

APOTEX INC. c.

ELI LILLY AND COMPANY ET ELI LILLY CANADA INC.

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 avril 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE BOIVIN

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE WEBB

LE JUGE NEAR

 

DATE DES MOTIFS :

Le 23 juillet 2021

 

COMPARUTIONS :

H. B. Radomski

Jordan Scopa

 

Pour l’appelante

 

Anthony Creber

Marc Richard

Adam Heckman

 

Pour les intimées

 

AVOCAT INSCRIT AU DOSSIER :

Goodmans LLP

Toronto (Ontario)

 

Pour l’appelante

 

Gowling Lafleur Henderson LLP

Toronto (Ontario)

Pour les intimées

 

 

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