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Date : 20220408


Dossier : A-292-20

Référence : 2022 CAF 63

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

 

 

LUCIEN RÉMILLARD

 

 

appelant

 

 

et

 

 

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

intimé

 

Audience tenue par vidéoconférence en ligne organisée par le greffe,

le 13 décembre 2021.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 8 avril 2022.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LOCKE

 


Date : 20220408


Dossier : A-292-20

Référence : 2022 CAF 63

CORAM :

LE JUGE DE MONTIGNY

LA JUGE GLEASON

LE JUGE LOCKE

 

ENTRE :

 

 

LUCIEN RÉMILLARD

 

 

appelant

 

 

et

 

 

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

 

intimé

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE DE MONTIGNY

[1] Le présent appel soulève la question intéressante de savoir ce qu’implique le principe de la publicité des débats judiciaires, et comment il se conjugue avec la confidentialité qui entoure le dossier fiscal d’un individu. De façon plus particulière, cette Cour est appelée à déterminer si les documents qui se trouvent dans le dossier certifié transmis par le Ministre au greffe de la Cour conformément à la Règle 318 des Règles des Cours fédérales, D.O.R.S./98-106 (les Règles) perdent leur caractère confidentiel et deviennent accessibles au public, et si, le cas échéant, la Règle 318 contrevient à l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11 (la Charte).

[2] Au terme de motifs étoffés, la Cour fédérale (sous la plume du juge Pamel) a conclu que les dossiers certifiés devenaient accessibles au public dès leur transmission au greffe de la Cour fédérale, et que la transmission d’un tel dossier ne constituait pas une saisie au sens de l’article 8 de la Charte : Rémillard c. Canada (Revenu national), 2020 CF 1061, 2020 CarswellNat 5028. Après avoir pris connaissance des arguments des deux parties ainsi que du dossier qui se trouve devant nous, je suis d’avis que l’appel devrait être rejeté.

I. Les faits

[3] Les faits ne sont pas contestés et sont relativement simples. M. Rémillard est un homme d’affaires retraité. Il dit s’être établi à la Barbade en 2013, et être ainsi devenu un non-résident du Canada aux fins de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. (1985), c. 1 (5e suppl.) (la LIR). Le Ministre vérifie depuis 2015 le statut de non-résident de M. Rémillard, et dans le cadre de cette vérification l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) a fait des demandes d’assistance administrative auprès de certains pays. M. Rémillard a contesté ces demandes le 31 juillet 2019 en déposant une demande de contrôle judiciaire, au motif que les demandes d’assistance représenteraient faussement qu’il est toujours résident canadien.

[4] Dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire, M. Rémillard s’est prévalu de la Règle 317 pour demander la divulgation des documents et informations (les Renseignements) le concernant, obtenus ou créés par l’ARC en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par la LIR. Cette demande est formulée en ces termes :

CONFORMÉMENT À LA RÈGLE 317 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, LE DEMANDEUR DEMANDE AU MINISTRE DE LUI FAIRE PARVENIR ET D’ENVOYER AU GREFFE UNE COPIE CERTIFIÉ[E] DES DOCUMENTS SUIVANTS QUI NE SONT PAS EN SA POSSESSION, MAIS QUI SONT EN POSSESSION DE L’OFFICE FÉDÉRAL :

  • (a) les Demandes Étrangères; et

  • (b) tous les documents pris en compte, consultés, ou générés par le Ministre, ou par toute personne ou entité agissant pour le compte du Ministre, incluant les feuilles de travail, les communications écrites et les notes manuscrites prises lors de communications verbales, qui se rapportent ou qui sont pertinentes aux Demandes Étrangères.

Dossier d’appel, à la page 93.

[5] Suite à cette demande, et en conformité avec la Règle 318, l’ARC a transmis au greffe (en deux envois) une copie certifiée des Renseignements. Le greffe a traité les Renseignements comme documents publics et les a placés dans l’annexe du dossier de la Cour, comme prévu à l’alinéa 23(2)c). Le greffe a aussi envoyé une copie certifiée des Renseignements aux avocats de M. Rémillard.

[6] Les 14 et 15 janvier 2020, un journaliste a contacté M. Rémillard et un de ses fils en lien avec la demande de contrôle judiciaire. C’est de cette façon que M. Rémillard aurait appris que les Renseignements étaient accessibles au public et qu’un journaliste y avait eu accès. Les avocats de M. Rémillard ont alors présenté sans délai une requête ex parte visant à obtenir une ordonnance provisoire de confidentialité et de non-publication pour une période de dix jours.

[7] La Cour fédérale a émis l’ordonnance provisoire dans les heures qui ont suivi le dépôt de la requête, et ordonné que les Renseignements soient traités comme confidentiels suivant la Règle 151 et que leur contenu ne puisse faire l’objet d’une publication. Conformément à cette ordonnance provisoire, M. Rémillard a déposé la requête en confidentialité qui fait l’objet du présent litige. L’ordonnance provisoire a depuis été reconduite jusqu’à l’audition devant le juge Pamel. Un avis de questions constitutionnelles a également été signifié au Procureur général du Canada et à ceux des provinces.

II. La décision de la Cour fédérale faisant l’objet du présent appel

[8] La Cour fédérale a d’abord rejeté les prétentions de M. Rémillard à l’effet qu’il incombait au Ministre ou au greffe de prendre les mesures nécessaires pour préserver la confidentialité des documents transmis jusqu’à ce qu’ils soient déposés en Cour par l’une des parties. Après avoir rappelé que la procédure prévue par les Règles 317 et 318 assurait l’intégrité du dossier en cas de doute et permettait aux parties d’obtenir le dossier dont s’est servi le décideur administratif et répondait donc à un objectif urgent et réel, la Cour fédérale a poursuivi en affirmant que les documents soumis en vertu de la Règle 318 sont clairement visés par le principe de la publicité des débats et sont accessibles au public dès leur réception au greffe par l’effet des Règles 23 et 26.

[9] À ce dernier chapitre, la Cour fédérale a rappelé le caractère fondamental du principe de la publicité des débats, et a refusé d’opérer une distinction entre le dossier de la Cour et son annexe tout en reconnaissant que les documents versés au dossier de la Cour ou à l’annexe ne seront pas tous nécessairement disponibles au public. Le paragraphe 152(1) des Règles permet en effet d’identifier des documents qui doivent être considérés comme confidentiels en vertu d’une règle de droit ou d’une ordonnance de confidentialité de la Cour. Bien qu’un document transmis au greffe en application de la Règle 318 ne fasse pas nécessairement partie du dossier de preuve, il n’en fait pas moins partie du dossier de la Cour et entre de ce fait dans le domaine public.

[10] M. Rémillard avait également avancé un certain nombre d’arguments qui justifiaient selon lui que les Renseignements transmis soient confidentiels même si les Règles les rendent publics. Il s’était notamment appuyé sur le principe d’engagement implicite de confidentialité, en vertu duquel les informations recueillies au cours de la procédure d’enquête préalable ne peuvent être utilisées pour d’autres fins que la préparation du procès.

[11] La Cour fédérale a rejeté cet argument, au motif que la logique et le fondement de ce principe ne peuvent être transposés à la transmission des documents en vertu des Règles 317 et 318. Malgré certaines ressemblances entre les interrogatoires préalables et la procédure prévue aux Règles 317 et 318, cette dernière n’est pas de nature exploratoire mais vise plutôt à donner accès à la Cour de révision et aux parties à tous les documents sur lesquels s’est fondé le décideur administratif pour prendre sa décision. Au surplus, les interrogatoires préalables ont lieu à l’extérieur de la Cour et les documents échangés entre les parties au cours d’un tel interrogatoire ne sont pas en possession de la Cour ou du greffe et demeurent entre les mains des parties tant qu’ils ne sont pas déposés au dossier de la Cour, tandis que les documents réclamés par une partie sous l’autorité de la Règle 317 sont transmis au greffe et placés dans les dossiers de la Cour et leurs annexes.

[12] La Cour fédérale a également rejeté la prétention de M. Rémillard à l’effet que l’article 241 de la LIR protégeait la confidentialité des renseignements fiscaux une fois transmis au greffe. Contrairement à d’autres dispositions comme l’alinéa 83(1)d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 ou les paragraphes 658(1) et 955(1) de la Loi sur les banques, L.C. 1991, c. 46, l’article 241 ne rend pas les Renseignements fiscaux des contribuables intrinsèquement confidentiels en raison de la nature même des documents. Cette dernière disposition n’a pour objet que d’imposer au Ministre l’obligation positive de traiter ces documents de manière confidentielle tant qu’ils sont en sa possession. Une fois les informations transmises au greffe conformément à la Règle 318, c’est cette dernière disposition qui encadre la manière dont ces informations doivent être traitées.

[13] Enfin, la Cour fédérale a écarté l’argument de M. Rémillard selon lequel la divulgation publique des documents transmis au Greffe en vertu de la Règle 318 rendrait la Règle 151 de ces mêmes Règles purement théorique, dans la mesure où les documents seraient rendus publics avant même qu’il puisse en prendre connaissance et s’adresser à la Cour pour en assurer la confidentialité. D’une part, la Cour a souligné que la Règle 151 pouvait être utilisé pour protéger des informations confidentielles même après qu’ils soient entrés dans le domaine public. Au surplus, la Cour a fait preuve de souplesse dans le passé en permettant notamment aux parties de consulter des documents et de décider si elles déposeront une demande en vertu de la Règle 151 avant de rendre des documents publics.

[14] En outre, la Cour fédérale a rejeté l’argument de M. Rémillard fondé sur l’article 8 de la Charte. L’appelant soutenait que la Règle 318, du moins dans la mesure où elle est interprétée comme permettant l’accès du public au dossier transmis par le décideur administratif au greffe, constituait une fouille abusive. La Cour a rejeté cette prétention, se disant d’avis que « les objectifs de la procédure établie par les Règles 317 et 318 et le principe de publicité des débats ne constituent pas des intérêts de l’État que l’article 8 de la Charte vise à moduler » (para. 141).

[15] La Cour reconnaît que M. Rémillard avait une attente raisonnable de vie privée à l’égard de ses renseignements fiscaux, et pouvait donc s’attendre à ce que ces renseignements ne soient connus que des personnes auxquelles ils ont été divulgués et ne soient utilisés que pour les fins sous-jacentes à leur divulgation. Or, les Règles relatives à la divulgation des renseignements fiscaux par le Ministre étaient bien établies en cas de poursuites judiciaires. M. Rémillard ne pouvait ignorer la Règle 318 (ainsi que les Règles 23 et 26), et ne pouvait conserver une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée à partir du moment où il introduisait une demande de contrôle judiciaire contre une décision du Ministre et requérait la transmission de certains documents sous l’autorité de la Règle 317.

[16] Qui plus est, la procédure établie par les Règles 317 et 318 ne constitue pas une procédure d’exécution ou d’application d’une loi; loin de constituer une incursion abusive de l’État dans la vie privée d’une personne, la Règle 318 est un mécanisme procédural visant à assurer le déroulement efficace d’une procédure de contrôle judiciaire.

[17] Enfin, la Cour souligne que M. Rémillard a consenti à la transmission de ses renseignements personnels puisqu’il a lui-même fait une demande à cet effet tel que l’autorise la Règle 317. Quant à l’argument qu’il ne s’agissait pas véritablement d’un consentement puisqu’il n’avait d’autre choix que de faire cette demande pour préparer son dossier, la Cour a réitéré que M. Rémillard contrôlait le moment où cette demande était présentée, qu’il avait la possibilité de demander à la cour de rendre une ordonnance de confidentialité, et qu’il aurait également pu demander que sa demande de contrôle judiciaire soit instruite comme une action.

[18] Compte tenu de sa décision à l’effet que la transmission des informations au greffe était conforme à la Règle 318 et qu’elle ne constituait pas une saisie au sens de l’article 8 de la Charte, la Cour fédérale a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question du caractère raisonnable de la saisie, incluant la conciliation de l’intérêt du contribuable et de l’État. Par voie de conséquence, la Cour a aussi déterminé qu’aucune analyse n’était requise au regard de l’article premier de la Charte.

[19] Enfin, la Cour a refusé d’émettre une ordonnance de confidentialité et de non-publication en vertu de la Règle 151, au motif que la demande de M. Rémillard était d’ordre général et qu’il n’avait pas tenté de démontrer que tous les documents répondent aux exigences d’une telle demande. La Cour a cependant ajouté que M. Rémillard était toujours libre de déposer ultérieurement une requête plus ciblée portant spécifiquement sur les documents à propos desquels il estime que la confidentialité et/ou la non-publication s’imposent.

III. Questions en litige

[20] Le présent appel soulève essentiellement deux questions, que je formulerais de la façon suivante :

  • 1) La Cour fédérale a-t-elle eu raison de conclure que les dossiers certifiés deviennent publics suite à leur transmission au greffe de la Cour en application de la Règle 318?

  • 2) Dans la mesure où les dossiers certifiés deviennent effectivement publics suite à leur transmission au greffe, la Cour fédérale a-t-elle erré en concluant qu’il n’en résultait aucune atteinte à l’article 8 de la Charte?

[21] L’appelant a également soulevé, à titre d’objection préliminaire, la question de savoir si la Cour fédérale pouvait examiner de son propre chef les Renseignements confidentiels transmis au greffe qui n’ont pas fait l’objet d’un dépôt en preuve par l’une ou l’autre des parties. Je traiterai de cette question dans le cadre de mon analyse reliée à la première question.

IV. Analyse

[22] Même si les parties n’en ont pas traité dans leurs mémoires ou leurs observations orales, il convient de se pencher dans un premier temps sur la norme de contrôle applicable. Depuis la décision rendue par la Cour suprême dans l’arrêt Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235 [Housen], il est bien établi que la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit soulevées dans le cadre d’un appel. Or, les questions en litige dans le cadre du présent appel sont clairement de nature juridique, l’une d’entre elles étant même d’ordre constitutionnel. Dans ce contexte, comme le soulignait la Cour suprême, une cour d’appel a donc « toute latitude pour substituer [son] opinion à celle des juges de première instance » (Housen au para. 8).

A. La Cour fédérale a-t-elle eu raison de conclure que les dossiers certifiés deviennent publics suite à leur transmission au greffe de la Cour en application de la Règle 318?

[23] L’appelant fait valoir que la transmission au greffe des documents ou des éléments matériels pertinents par l’office fédéral qui en a la possession ne peut être assimilée à un dépôt en preuve et que, partant, la Cour n’en est pas saisie. Dans un système de justice contradictoire, ce sont les parties qui sont maîtres de leur dossier, y compris des documents qu’elles désirent mettre en preuve. Il en découlerait, par conséquent, que le principe de la publicité des débats ne serait pas engagé tant et aussi longtemps que les parties n’ont pas introduit en preuve les documents dont elles entendent se servir au soutien de leurs procédures. Il serait par ailleurs absurde de conclure que les documents transmis au greffe doivent être accessibles au public en s’appuyant sur le principe de la publicité des débats, dans la mesure où la procédure prévue aux Règles 317 et 318 n’est pas obligatoire et n’est utilisée qu’à la discrétion des parties.

[24] L’appelant soutient également que l’objectif premier de la procédure prévue aux Règles 317 et 318 est de permettre aux justiciables de contester une décision administrative qui les affecte en ayant accès à tous les documents ou éléments matériels pertinents, et se veut en quelque sorte l’équivalent de la procédure d’examen et d’interrogatoires préalables dont peuvent se prévaloir les parties dans le cadre d’une action. L’objectif secondaire d’authentification des documents par le greffe serait, aux yeux de l’appelant, une formalité désuète et une relique du passé et doit plutôt relever des parties. Il serait inconcevable, avance-t-on, que les justiciables désireux d’avoir accès à leur dossier soient contraints de le partager avec le monde entier.

[25] Enfin, l’appelant prétend que la Cour fédérale a erré en invoquant les autres moyens et procédures (tel que la requête en confidentialité prévue à la Règle 151) dont l’appelant aurait pu se prévaloir pour maintenir la confidentialité de ses informations. Non seulement ces remèdes seraient-ils inapplicables en l’espèce, mais au surplus ils ne visent qu’à créer des exceptions à un principe (la publicité des débats) avant même que les conditions soient réunies pour qu’il trouve application.

[26] Ces arguments, qui ont été plaidés avec beaucoup d’aplomb et d’habileté par les avocats de M. Rémillard, sont loin d’être dénués d’intérêt. J’en suis néanmoins arrivé à la conclusion, après mûre réflexion et pour les motifs qui suivent, qu’ils doivent être rejetés.

[27] Pour bien saisir les tenants et aboutissants du débat dont nous sommes saisis, il convient de se pencher dans un premier temps sur les Règles 317 et 318, qui encadrent la transmission au greffe de la Cour du dossier constitué par le décideur administratif, ainsi que sur leur interaction avec les Règles 2, 23 et 26, qui viennent préciser certaines modalités entourant la constitution et la consultation des dossiers de la Cour. J’aborderai dans un deuxième temps l’impact qu’a sur ces Règles le principe de la publicité des débats. Enfin, je terminerai cette portion de mon analyse en examinant le rôle du juge appelé à trancher une demande de contrôle judiciaire et les restrictions que lui impose notre système de justice contradictoire.

[28] La Règle 317 permet à une partie qui n’a pas en sa possession (ou qui n’est pas sûre d’avoir en sa possession) tous les documents sur lesquels s’est fondé le décideur administratif pour prendre sa décision, de demander à ce que lui soit transmis ces documents. Ce mécanisme permet à la partie qui conteste une décision administrative de s’assurer qu’elle a bel et bien tous les documents pertinents à sa demande, et donc de faire valoir efficacement ses droits. La Règle 317 permet également de s’assurer que la décision administrative ne sera pas à l’abri d’un contrôle judiciaire éclairé dans la mesure où la cour de révision aura accès au même dossier et aux mêmes informations que le décideur original. Ce double objectif a été bien résumé par la Cour d’appel de la Saskatchewan dans l’arrêt Hartwig v. Commission of Inquiry into matters relating to the death of Neil Stonechild, 2007 SKCA 74, 284 D.L.R. (4th) 268. S’exprimant dans le contexte d’une disposition similaire à la Rège 317, la Cour écrit (au para. 24) :

[TRADUCTION] Par conséquent, à mon avis, il est nécessaire de reconnaître, et d’agir en conséquence, la réalité selon laquelle, pour que les parties demanderesses dans les demandes de contrôle judiciaire puissent faire valoir leurs droits de contester des décisions administratives en mettant en doute leur caractère raisonnable, elles doivent avoir le droit de voir la cour effectuant le contrôle examiner les éléments de preuve soumis au tribunal en question. Aucune autre issue n’est pleinement compatible avec la teneur actuelle du droit administratif.

Voir aussi: Access Information Agency Inc. c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 224, [2007] A.C.F. no 814 (QL) au paragraphe 7; Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright) c. Alberta, 2015 CAF 268, [2015] A.C.F. no 1397 (QL) au paragraphe 13 [CCLA]; Lukács c. Canada (Office des transports), 2016 CAF 103 au paragraphe 6 [Lukács]; Slansky c. Canada (Procureur général), 2013 CAF 199, 364 D.L.R. (4e) 112 aux paragraphes 275-278, 314-315 [Slansky]; Association des universités et collèges du Canada c. Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, [2012] A.C.F. No. 93 (QL) aux paragraphes 18-20.

[29] La Règle 318 prévoit par ailleurs que l’office fédéral doit transmettre, au greffe et à la partie qui en a fait la demande, une copie certifiée conforme des documents matériels pertinents à la demande, sous réserve des oppositions qu’elle peut faire valoir et que la Cour tranchera.

[30] Tel que mentionné précédemment, l’appelant insiste beaucoup sur le fait que les documents sont transmis au greffe, et non à la Cour, et que cette dernière n’en est donc pas saisie tant qu’ils n’ont pas été déposés en preuve par l’une ou l’autre des parties. Cette affirmation est rigoureusement exacte, tel que l’ont confirmé plusieurs décisions de cette Cour : voir notamment Terminaux portuaires du Québec Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), [1995] 1 CF 459, [1994] A.C.F. 1608 (QL); Premières Nations de Cold Lake c. Noel, 2018 CAF 72, [2018] CarswellNat 1425 au paragraphe 30. Le demandeur (ou le défendeur) pourra choisir de déposer dans son dossier tous les documents transmis par le tribunal ou seulement ceux qu’il entend utiliser au soutien de sa demande, et ce sans qu’il soit nécessaire de les introduire par voie d’affidavit : voir alinéas 309(2)e.1) et 310(2)c.1) des Règles. Voir aussi : CCLA au paragraphe 17; Canada (Procureur général) c. Lacey, 2008 CAF 242, [2008] A.C.F. No. 1221 (QL) aux paragraphes 6-7.

[31] À cet objectif de fournir au demandeur et à la Cour tous les documents sur lesquels s’est fondé le décideur administratif pour prendre sa décision s’en greffe un autre, peut-être secondaire mais néanmoins important, qui consiste à permettre la vérification de l’authenticité des documents transmis. L’appelant a fait valoir devant nous que cet objectif était une relique du passé qui ne se justifiait plus compte tenu de l’évolution de la technologie, que c’est aux parties qu’il revenait de s’assurer de l’authenticité des documents, et qu’il serait absurde de considérer que la transmission au greffe des documents prévus à la Règle 317 puisse répondre à un objectif urgent et réel dans la mesure où ce mécanisme est facultatif.

[32] Avec égards, je ne peux retenir cette prétention.

[33] L’appelant s’est essentiellement appuyé sur un paragraphe de l’arrêt rendu par cette Cour dans l’affaire Gernhart c. Canada, [2000] 2 CF 292, 1999 CarswellNat 2136 [Gernhart] pour appuyer sa prétention. Cette affaire portait uniquement sur la compatibilité du paragraphe 176(1) de la LIR, tel qu’il se lisait à l’époque, avec l’article 8 de la Charte. Cette disposition fiscale prévoyait que le Ministre du revenu national devait transmettre à la Cour canadienne de l’impôt (CCI) des copies des déclarations, avis de cotisations, avis d’oppositions et autres documents pertinents dès qu’un contribuable interjetait appel d’une cotisation. Par l’application de la Règle 16 des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), D.O.R.S./90-688a, tous ces documents devenaient accessibles au grand public. Je reviendrai plus longuement sur cette décision dans la deuxième partie de mon analyse portant sur les fouilles, perquisitions et saisies abusives.

[34] Dans ses représentations écrites, l’appelant s’appuie sur le paragraphe 36 de cette décision pour soutenir que cette Cour a reconnu dans cette affaire que le paragraphe 176(1) de la LIR « est devenue anachronique en raison de l’évolution des mœurs, de la technologie et de la pratique du droit » (aux paras. 34 et 54 du Mémoire de l’appelant). Je formulerais les commentaires suivants eu égard à cette affirmation.

[35] Tout d’abord, il importe de préciser que l’extrait cité par l’appelant n’exprime pas la position de la Cour mais reprend plutôt les propos de l’avocat du Ministre dans son mémoire. D’autre part, la conclusion de la Cour à l’effet que le paragraphe 176(1) de la LIR ne sert plus aucun objectif légitime s’inscrit dans une analyse du caractère abusif de la saisie autorisée par cette disposition. Se fondant sur le fait que l’un des objectifs de la Charte est de garantir que la législation reflète les valeurs de son temps, la Cour ne pouvait que rejeter les prétentions du Ministre et conclure que la seule présence de cette disposition au fil des années ne suffisait pas à en établir le caractère non abusif. Telle n’est cependant pas la question qu’il me faut résoudre à ce stade-ci de l’analyse, qui ne porte que sur le sens et la portée des Règles 317 et 318.

[36] Je note également que le paragraphe 176(1) de la LIR, tel qu’il était alors rédigé, ne comportait aucun objectif d’authentification, comme l’a souligné le procureur de l’intimé. Il faut donc se garder de spéculer sur la position qu’aurait adoptée le Ministre et la décision qu’aurait prise la Cour s’il en avait été autrement. Enfin, il est également pertinent de souligner que l’appelant n’a cité aucune autre décision de cette Cour ou même de la Cour fédérale pour appuyer sa prétention à l’effet que les Règles 317 et 318 n’auraient plus leur raison d’être. Au contraire, cette Cour a réitéré, postérieurement à l’arrêt Gernhart, que l’objectif d’authentification est toujours pertinent : CCLA au paragraphe 18; Canada (Procureur général) c. Canadian North Inc., 2007 CAF 42 au paragraphe 11.

[37] Sans doute pourrait-on envisager d’autres façons de garantir l’authenticité des documents déposés par les parties dans leur dossier respectif et s’en remettre, comme le suggère l’appelant, aux règles du débat contradictoire pour atteindre le même objectif. Je peux même concevoir que l’évolution de la technologie puisse rendre la transmission du dossier du décideur au greffe moins nécessaire qu’à une autre époque pour s’assurer que les documents qui feront éventuellement partie du dossier du demandeur ou du défendeur sont bel et bien des documents qui étaient devant le décideur administratif. Cela n’est cependant pas suffisant pour conclure à l’inapplicabilité d’une Règle, tant et aussi longtemps qu’elle n’a pas été modifiée ou abrogée.

[38] Quoi qu’il en soit, il m’apparaît plus important de situer les Règles 317 et 318 dans l’architecture plus large de l’ensemble des Règles qui gouvernent les Cours fédérales pour bien comprendre leur sens et leur portée. Au nombre des définitions que l’on retrouve à la Règle 2 se trouve celle du « dossier de la Cour », que l’on décrit comme le « dossier tenu conformément aux Règles 23 ou 24 ». La Règle 23 prévoit par ailleurs, à son premier paragraphe, que l’administrateur doit tenir un dossier dans lequel sont classés les documents tels que « les documents déposés en application des présentes règles », « la correspondance échangée entre une partie et le greffe » ainsi que « toutes les ordonnances ». Le deuxième paragraphe prévoit par ailleurs que l’administrateur doit tenir une annexe à chaque dossier de la Cour, dans laquelle seront versés les affidavits, les pièces, et « tous les autres documents et éléments matériels en la possession de la Cour ou du greffe dont les présentes règles n’exigent pas la conservation au dossier de la Cour » (alinéa 23(2)c)). C’est sans conteste dans cette sous-catégorie que tombe le dossier certifié de l’office fédéral transmis au greffe en vertu de la Règle 318.

[39] Bien qu’il puisse être tentant de s’appuyer sur cette règle pour conclure, comme nous y invite l’appelant, que les annexes (et donc le dossier certifié) ne font pas formellement partie du dossier de la Cour, une telle approche me paraît erronée. La définition de l’expression « dossier de la Cour » que l’on retrouve à la Règle 2 n’opère pas de telle distinction, si bien que l’annexe doit être considérée comme faisant partie du dossier de la Cour. S’il fallait conclure que le « dossier de la Cour » n’inclut que le dossier de la Cour mentionné au premier paragraphe de la Règle 23, la définition contenue à la Règle 2 serait inutile et redondante, puisque le dossier de la Cour serait défini comme le dossier de la Cour. Au surplus, l’interprétation suggérée par l’appelant ferait en sorte que les affidavits et les pièces placées à l’annexe ne feraient pas partie du dossier de la Cour, une position manifestement intenable.

[40] Le paragraphe 26(1) prévoit par ailleurs que les dossiers ainsi que les annexes « qui sont disponibles au public » peuvent être examinés par toute personne, lorsque les installations de la Cour le permettent. L’appelant voudrait tirer parti de ce qu’il considère être une condition (« s’ils sont disponibles au public », selon sa lecture) pour conclure que le paragraphe 26(1) ne résout pas la question de l’accessibilité pour le public des dossiers de la cour et de leurs annexes, et ne ferait que prévoir les modalités applicables à la consultation des documents qui sont par ailleurs publics. Dans la mesure où un document n’aurait pas été déposé à la Cour par l’une ou l’autre des parties dans l’un de leurs dossiers respectifs, ce document ne ferait pas partie du dossier de la Cour et ne serait donc pas accessible au public. Cette interprétation me paraît sans fondement.

[41] Les Règles 23 et 26 se trouvent dans la Partie 2 des Règles, qui porte sur l’administration de la Cour. On retrouve notamment dans cette partie des Règles, en sus des dispositions relatives aux dossiers de la Cour (Règles 21-26.1), des règles portant sur les fonctionnaires de la Cour (Règle 12), sur les sceaux des deux cours (Règle 13), sur le greffe (Règles 14-18), sur les droits, frais et honoraires (Règles 19-20), sur les pièces non réclamées (Règle 27), sur les séances de la Cour (Règles 28-40), et sur l’assignation des témoins (Règles 41-46). Il est clair que ces règles n’ont aucune portée de droit substantif et ne visent qu’à faciliter le bon fonctionnement de la Cour. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher les règles régissant la procédure et la preuve, et en particulier celles qui encadrent la confidentialité des documents.

[42] Ce sont les Règles 151 et 152 qui prévoient le régime applicable au dépôt de documents confidentiels. La Règle 151 prévoit qu’une partie peut demander à la Cour, par voie de requête, d’ordonner « que des documents ou éléments matériels qui seront déposés soient considérés comme confidentiels ». Lorsqu’une telle ordonnance est rendue par la Cour, seuls les avocats inscrits au dossier auront accès aux documents identifiés comme confidentiels, et ces derniers doivent s’engager par écrit auprès de la Cour à ne pas divulguer leur contenu.

[43] L’appelant a soutenu, tant devant la Cour fédérale que devant nous, que ces règles seraient illusoires dans une situation comme la sienne puisque les documents seraient rendus publics avant même que le demandeur puisse en prendre connaissance et avant même qu’une requête puisse être présentée pour en préserver la confidentialité. Il a également fait valoir que le recours à ces règles était inutile et mal fondé puisqu’elles ne visent qu’à protéger la confidentialité de documents ou d’informations qui se trouvent dans le dossier que les parties ont déposé à la Cour et qui seraient autrement accessibles au public; le dossier certifié transmis au greffe ne faisant pas partie du dossier de la Cour et n’étant pas public, il n’y aurait nul besoin de se prévaloir des Règles 151 et 152 pour en préserver la confidentialité.

[44] C’est à bon droit, que le juge de première instance a rejeté ces arguments. Je ne reviendrai pas sur le deuxième de ces arguments, qui me paraît circulaire dans la mesure où il s’appuie sur la prémisse que les documents transmis au greffe ne deviennent publics qu’à partir du moment où ils font partie du dossier soumis par les parties à la Cour. Or, c’est précisément la question qui doit être tranchée, et à laquelle répond à sa face même la Règle 26. Qu’en est-il cependant de l’impossibilité pratique dans laquelle se trouvait l’appelant de déposer une requête pour préserver la confidentialité des informations qu’il estime de caractère privé et qui se trouvaient dans le dossier certifié transmis au greffe?

[45] Il est vrai que la Règle 151, telle que libellée, semble être de nature prospective. Elle permet en effet à une partie de déposer une requête visant à obtenir une ordonnance selon laquelle des documents « qui seront déposés » soient considérés comme confidentiels. La Cour fédérale et cette Cour ont toutefois fait preuve de souplesse dans l’application de cette Règle. Ainsi, dans l’arrêt Bah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 693, [2014] A.C.F. no 1068 (QL), la Cour fédérale a considéré qu’elle avait le pouvoir d’ordonner la confidentialité de documents qui avaient déjà été déposés au dossier de la Cour.

[46] La Cour est allée encore plus loin dans l’arrêt Harkat (Re), 2009 CF 167, [2009] A.C.F. no 228 (QL) [Harkat], en permettant à M. Harkat, qui faisait l’objet d’un certificat de sécurité, de consulter des résumés de conversation préparés par les avocats des ministres impliqués et remis à la Cour et aux avocats spéciaux. Les avocats des ministres faisaient valoir que ces documents ne pouvaient demeurer confidentiels et devaient être versés au dossier public de la Cour, sauf si leur divulgation portait atteinte à la sécurité nationale. Les avocats spéciaux soutenaient quant à eux que ces documents pouvaient contenir des renseignements personnels et souhaitaient que M. Harkat puisse en prendre connaissance avant qu’ils soient accessibles au public, de façon à ce qu’il puisse lui-même décider de la suite des choses.

[47] Reconnaissant que M. Harkat avait toujours l’option de solliciter une ordonnance de confidentialité en vertu de la Règle 151 pour bloquer la divulgation de documents par ailleurs non susceptibles de nuire à la sécurité nationale, la Cour a fait droit à la demande des avocats spéciaux. Ce faisant, elle lui a permis de prendre connaissance des résumés de conversation qui ne faisaient pas encore partie du dossier de la Cour, de façon à ce qu’il puisse prendre une décision éclairée quant à l’opportunité de présenter une requête en confidentialité. J’endosse entièrement le lien qu’a fait la Cour fédérale entre cette affaire et la situation de M. Rémillard dans le paragraphe suivant de ses motifs :

[127] La situation à laquelle est confronté M. Rémillard en l’instance est semblable à celle qui troublait M. Harkat. En effet, M. Rémillard affirme en l’espèce que, sans la reconnaissance systématique de la confidentialité des documents transmis au Greffe en vertu de l’article 318 des[Règles], il serait confronté au dilemme de la poule et de l’œuf en ignorant les documents mêmes sur lesquels il souhaite obtenir une ordonnance de confidentialité et ne pourrait donc pas déposer une demande en vertu de l’article 151 des[Règles]. Toutefois, la Cour, dans l’affaire Harkat, a reconnu au paragraphe 14 « que ce dont traite ces documents peut soulever des inquiétudes quant à la protection des renseignements personnels » et que « [p]uisque M. Harkat ignore pour l’instant le contenu des conversations, il est raisonnable de lui donner une possibilité d’examiner les résumés avant qu’il ne décide s’il y a lieu de solliciter une ordonnance de confidentialité. Agir autrement lui retirerait un tel recours.

[48] Le raisonnement de la Cour fédérale dans l’arrêt Harkat a été repris dans l’arrêt Charkaoui, Re, 2009 CF 342, [2010] 3 R.C.F. 67. Cette jurisprudence me paraît tout à fait conforme à la Règle 55, qui permet à la Cour de modifier une règle ou d’en exempter une partie, à la Règle 3, qui énonce le principe général selon lequel les Règles doivent être interprétées et appliquées de façon à permettre d’apporter une solution juste au litige, ainsi qu’à la Règle 4, qui permet à la Cour de déterminer la procédure applicable en cas de silence des Règles. Le juge Stratas (s’exprimant comme juge seul dans une requête) a d’ailleurs reconnu, bien que dans le contexte quelque peu différent d’une opposition par un office fédéral à une demande de transmission en vertu de la Règle 318(2), que cette Cour peut faire appel « à sa plénitude de compétence » dans l’exercice de son pouvoir de surveillance « pour établir les procédures visant à atteindre certains objectifs légitimes dans des cas précis » (Lukács au para. 14).

[49] Il me semble donc que c’est la Règle 151 qui encadre l’accès du public aux documents qui sont déposés à la Cour. En conformité avec la jurisprudence de la Cour suprême sur la publicité des débats, il appartiendra au juge saisi d’une requête en confidentialité de déterminer s’il est nécessaire de soustraire certains documents à la connaissance du public au vu des arguments soulevés par le requérant, « étant donné l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires ». Le plus haut tribunal a réitéré à plusieurs reprises que le pouvoir d’imposer des limites à la publicité des débats judiciaires et à la liberté de la presse d’en rendre compte devait être utilisé avec circonspection et modération, étant donné l’importance cruciale du respect de ces deux valeurs pour le bon fonctionnement de notre démocratie : Sierra Club du Canada c. Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41, [2002] 2 R.C.S. 522 aux paragraphes 1, 36; A.G. (Nova Scotia) c. MacIntyre, 1982 CanLII 14 (CSC), [1982] 1 R.C.S. 175 aux pages 183, 185-186; Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général), [1996] 3 R.C.S. 480, 1996 CarswellNB 462 au paragraphe 23; Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, [2004] 2 R.C.S. 332 aux paragraphes 23-26; Edmonton Journal c. Alberta (Procureur général), 1989 CanLII 20 (CSC), [1989] 2 R.C.S. 1326 aux pages 1326-1339; Dagenais c. Société Radio-Canada, 1994 CanLII 39 (CSC), [1994] 3 R.C.S. 835 à la page 878; R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, [2001] 3 R.C.S. 442 aux paragraphes 32-39; Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25, [2021] A.C.S. no 25 aux paragraphes 30, 39 [Sherman].

[50] Cette Cour a eu l’occasion d’appliquer ces principes à plusieurs reprises, notamment dans l’arrêt Kirikos c. Fowlie, 2016 CAF 80, [2016] A.C.F. no 278, où elle s’est exprimée en ces termes :

19. Qu’entend-on par « principe de la publicité des débats judiciaires »? En un mot, cela signifie qu’au Canada, sauf indication contraire, toutes les procédures judiciaires, y compris les documents faisant partie des dossiers d’un tribunal, restent accessibles au public. Cependant, les ordonnances de confidentialité font figure d’exception. Les ordonnances telles que celle demandée en l’instance ne sont rendues que dans des circonstances exceptionnelles pour éviter des effets néfastes qu’elles pourraient avoir sur le principe de la publicité des débats judiciaires et de la liberté d’expression…

(Je souligne)

[51] C’est donc sous l’autorité de la Règle 151 que l’appelant aurait pu demander une ordonnance de confidentialité pour soustraire au public et à la presse certains documents ou informations qu’il estimait de nature confidentielle. La partie qui requiert une telle ordonnance aura un lourd fardeau, comme l’a récemment rappelé la Cour suprême dans l’arrêt Sherman. S’exprimant au nom d’une Cour unanime, le juge Kasirer a écrit dans cette affaire (au para. 35):

Pour l’application du test des limites discrétionnaires à la publicité des débats judiciaire, le demandeur doit donc démontrer que les renseignements contenus dans le dossier judiciaire sont suffisamment sensibles pour que l’on puisse dire qu’ils touchent au cœur même des renseignements biographiques de la personne et, dans un contexte plus large, qu’il existe un risque sérieux d’atteinte à la dignité de la personne concernée si une ordonnance exceptionnelle n’est pas rendue.

[52] C’est précisément ce que les avocats de M. Rémillard ont fait dès le moment où ce dernier a été contacté par un journaliste. Une ordonnance provisoire a immédiatement été rendue par la Cour fédérale, laquelle est toujours en vigueur suite à l’ordonnance de cette Cour émise le 26 janvier 2021 accueillant la requête en sursis d’exécution de l’ordonnance rendue par la Cour fédérale le 17 novembre 2020.

[53] Tel que mentionné précédemment, les Règles sont assez souples pour assurer le maintien de la confidentialité lorsque les circonstances l’exigent. L’appelant aurait donc pu demander à voir les documents transmis au greffe de la Cour avant qu’ils soient déposés à l’annexe du dossier de la Cour, de façon à pouvoir introduire une requête en confidentialité avant que les documents soient accessibles au public. Compte tenu de l’ampleur des documents requis par l’appelant dans sa demande de transmission en vertu de la Règle 317, il était prévisible que certains de ces documents puissent contenir de l’information qu’il estime confidentielle. En tout état de cause, M. Rémillard a obtenu les documents demandés à l’ARC au même moment que le greffe de la Cour, soit les 30 août et 4 octobre 2019, et il aurait donc pu présenter sa requête en confidentialité bien avant le 15 janvier 2020. Je vois mal, dans ces circonstances, comment M. Rémillard peut prétendre avoir été pris par surprise lorsqu’il a réalisé qu’un journaliste avait eu accès au dossier.

[54] À ceci, l’appelant rétorque, tel que mentionné plus haut, que le principe de la publicité des débats ne s’applique qu’au dossier tel que constitué par les parties et dont la Cour est saisie, et qu’il ne pouvait par conséquent s’attendre à ce que le public et les médias aient accès au dossier transmis par l’ARC au greffe de la Cour sous l’autorité de la Règle 317. J’ai déjà expliqué, dans les paragraphes qui précèdent, pourquoi cette distinction entre le dossier de la Cour et le dossier du greffe ne pouvait tenir la route, au vu des Règles de la Cour. Est-ce à dire pour autant que la Cour peut s’appuyer sur tout le dossier du greffe pour prendre sa décision, et non pas uniquement sur le dossier de preuve constitué par les parties? Cela n’irait-il pas à l’encontre des fondements mêmes de notre système de justice contradictoire, dans le cadre duquel la présentation des faits relève des parties et de leurs avocats?

[55] De façon générale, il est indéniable qu’un juge n’a pas la liberté d’examiner des documents qui ne se trouvent pas dans le dossier de preuve soumis par les parties. La décision rendue par la Cour d’appel de l’Ontario dans Phillips et al. v. Ford Motor Co. of Canada Ltd. et al, [1971] 2 O.R. 637, 18 D.L.R. (3d) 641 (à la page 657), citée par cette Cour dans l’arrêt Gernhart, illustre bien ce principe :

[TRADUCTION] Nos procédures judiciaires découlent d’un système fondé sur la confrontation, dans lequel les parties tentent d’établir, au moyen d’éléments de preuve pertinents soumis à un juge des faits impartial, les incidents ou les circonstances qui constituent le fondement de leurs allégations. Il est présumé dans cette procédure que les parties, assistées de leurs avocats, auront la chance de présenter pleinement et efficacement tous les faits importants ayant une valeur probante à l’appui de leurs thèses respectives et que le juge du procès prendra en considération, de manière posée et impartiale, les faits en litige afin de cerner la vérité des questions à trancher. Le procès n’est pas une expérience scientifique où le juge assumerait le rôle de directeur de recherche; il s’agit plutôt de la tribune établie pour permettre aux parties d’obtenir justice. Manifestement, la Cour doit se préoccuper de la vérité, en ce sens qu’elle reconnaît comme étant vrais certains témoignages sous serment alors qu’elle en rejette d’autres parce qu’ils ne sont pas dignes de foi, mais elle ne peut pas s’engager dans une quête de vérité « scientifique » ou « technologique » lorsque cette quête malmène la fonction principale de la Cour, qui a toujours été de rendre justice en appliquant le droit…

[56] Il en va de même lorsque la Cour agit dans le cadre de son pouvoir de surveillance. Il ne fait aucun doute que la Cour, lorsqu’elle est saisie d’une demande de contrôle judiciaire conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, c. F-7 (la Loi), ne peut s’appuyer que sur les documents qui se trouvent dans le dossier des parties. Il appartient au demandeur de reproduire dans son dossier, en tout ou en partie, le dossier transmis par le décideur administratif; dans l’hypothèse où la partie défenderesse estime qu’un ou plusieurs documents du dossier certifié qui n’ont pas été déposés par la partie demanderesse sont pertinents, elle les ajoutera dans son propre dossier. Seuls ces documents feront partie du dossier de preuve et pourront être considérés par la Cour : voir notamment Canadian North aux paragraphes 9 et 12; CCLA au paragraphe 18.

[57] Bien entendu, ce principe n’est pas sans créer une certaine tension avec l’objectif même qui sous-tend le contrôle judiciaire. En effet, les cours de révision n’ont pas pour mandat de tirer leurs propres conclusions de fait et de se prononcer sur le bien-fondé des prétentions mises de l’avant par les parties, mais uniquement à se prononcer sur la légalité ou la raisonnabilité de décisions prises par les décideurs administratifs. Conformément au principe de la primauté du droit et du rôle dévolu au pouvoir judiciaire de s’assurer que l’exécutif agit dans le cadre des pouvoirs que lui délègue le législateur, il ne revient pas à la cour de révision de se substituer à l’autorité réglementaire ou administrative et d’évaluer elle-même la preuve pour en tirer ses propres conclusions, mais plutôt de s’assurer que la décision prise est raisonnable ou, dans certains cas plus rares, correcte au regard du droit applicable.

[58] Or, il va de soi que pour s’acquitter de cette tâche, la cour de révision doit avoir accès à toute la preuve qui était devant le décideur administratif. Comment, en effet, la cour chargée d’apprécier la raisonnabilité d’une décision et le caractère défendable de la justification donnée au regard de la preuve si elle n’a pas accès à tout le dossier qui était devant l’autorité administrative? N’y a-t-il pas un risque, comme le soulignait mon collègue le juge Stratas (dissident mais pas sur ce point) dans l’arrêt Slansky au paragraphe 276, que l’insuffisance du dossier de preuve puisse dans certaines circonstances immuniser la décision prise par un décideur ou un tribunal administratif? Comment pourra-t-on par exemple évaluer si la preuve au dossier donnait ouverture à une conclusion qui a été tirée si toute la preuve qui était devant l’organe administratif ne se retrouve pas dans le dossier des parties?

[59] À mon avis, ces risques sont réels mais n’autorisent quand même pas la Cour à usurper le rôle des parties dans la présentation de la preuve et des arguments au soutien de leurs positions. Même dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire, les principes fondamentaux de notre système de justice accusatoire continuent de s’appliquer et le juge doit se garder de se muer en avocat et de suppléer à un dossier qu’il estime incomplet en consultant, de son propre chef, le dossier du tribunal transmis au greffe.

[60] Compte tenu de ce qui précède, je suis d’avis que la Cour fédérale a erré en consultant de son propre chef le dossier certifié transmis au greffe par le Ministre, avant même que les parties n’aient déposé leur dossier. Il appert en effet du paragraphe 193 des motifs de la Cour fédérale que le juge a examiné les documents avant de conclure qu’ils ne remplissaient pas tous les conditions requises pour une ordonnance de confidentialité. J’estime cependant que cette erreur est sans conséquence, dans la mesure où elle n’a eu aucune incidence sur les droits des parties. Il faut rappeler que le fardeau repose sur la partie qui demande la confidentialité d’un document ou d’un élément matériel de l’identifier précisément et préciser la règle de droit en vertu de laquelle il doit être soustrait du dossier accessible au public. Dans le cas présent, le juge n’a pas rejeté définitivement la demande de l’appelant, mais s’est contenté d’indiquer qu’elle était trop générale et ne remplissait pas de ce fait les exigences de la Règle 151. Il a cependant expressément préservé le droit de M. Rémillard de présenter une nouvelle requête identifiant spécifiquement les documents pour lesquels la confidentialité lui semblait s’imposer. Je ne vois donc aucun bris d’équité procédurale dans cette démarche.

[61] En résumé, je suis d’accord avec l’appelant pour dire que le juge siégeant en révision judiciaire, comme le juge saisi d’une action, ne peut aller au-delà de ce qui lui a été soumis par les parties dans le cadre de son délibéré et doit s’en tenir au dossier de preuve pour parvenir à sa décision, dans un régime de justice contradictoire comme le nôtre. La seule exception qu’autorisent les Règles se trouve à la Règle 313, en vertu de laquelle la Cour peut demander le dépôt de documents ou d’éléments matériels supplémentaires si elle est d’avis que les dossiers des parties sont incomplets. Il peut en effet arriver que la Cour estime ne pas être en mesure de procéder adéquatement au contrôle judiciaire d’une décision au vu du dossier que lui ont soumis les parties. Il s’agit là d’un pouvoir qui doit être utilisé avec circonspection étant donné que les parties sont normalement maîtres de leur dossier : Pétrolière Impériale c. Jacques, 2014 CSC 66, [2014] 3 R.C.S. 287 au paragraphe 25. Qui plus est, cette Règle n’autorise pas le juge lui-même à consulter le dossier certifié; tout au plus peut-il demander aux parties elles-mêmes de lui présenter des documents ou des preuves qui lui paraissent nécessaires pour mener à bien le rôle qui lui est dévolu.

[62] Je ne tire cependant pas de ce constat la même conclusion que l’appelant. Le caractère contradictoire de notre système de justice ne doit pas être confondu (même s’ils ne sont pas sans liens) avec le principe de la publicité des débats. Ces deux grandes valeurs, dont les origines et la justification diffèrent, peuvent et doivent coexister sans être assimilées. Tel que mentionné plus haut, la publicité des débats devant les tribunaux est essentielle à la transparence du processus judiciaire et a été constitutionnalisé au titre de la liberté d’expression. Il n’en découle pas que tout ce qui doit être accessible au public doit nécessairement se retrouver devant le juge. En fait, rien ne s’oppose à ce que le public puisse consulter des documents et des informations dont le juge ne pourra tenir compte dans l’exercice de ses fonctions judiciaires. En fait, cette situation se produit régulièrement, tant en matière civile que criminelle, sans que cela pose le moindre problème que ce soit. Bref, rien ne s’oppose à ce que le dossier déposé au greffe et accessible au public diffère du dossier déposé en preuve par les parties et qui seul peut être considéré par le juge.

[63] Il se peut bien que le régime entourant l’accessibilité d’un dossier par le public mis en place par les Règles aille au-delà de ce que requiert le principe de la publicité des débats tel qu’interprété par la Cour suprême. Cela ne suffit pas, tant s’en faut, pour en faire un motif d’invalidation, d’autant plus que la Règle 151 et la jurisprudence qui l’entoure protègent adéquatement la confidentialité des documents et des informations dont la diffusion pourrait contrevenir à une règle de droit.

[64] J’en arrive donc à la conclusion qu’il faut répondre par l’affirmative à la première question soulevée par le présent litige. La Cour fédérale a eu raison de conclure que le dossier certifié est devenu public suite à sa transmission au greffe de la Cour en application de la Règle 318.

B. Dans la mesure où les dossiers certifiés deviennent effectivement publics suite à leur transmission au greffe, la Cour fédérale a-t-elle erré en concluant qu’il n’en résultait aucune atteinte à l’article 8 de la Charte?

[65] L’appelant soutient que dans l’hypothèse où la Cour en viendrait à la conclusion que le dossier certifié transmis au greffe en application de la Règle 318 doit être considéré comme étant accessible au public, il faudrait nécessairement en déduire qu’elle autorise une saisie abusive et incompatible avec l’article 8 de la Charte. Dans une telle éventualité, il invite la Cour d’appel à donner une interprétation atténuée à la Règle 318, de façon à ce que la transmission du dossier certifié au greffe de la Cour n’entraîne pas son accessibilité au public, ou alternativement, que les mots « au greffe » de l’alinéa 318(1)a), l’alinéa 318(1)b) et le paragraphe 318(4) de la Règle 318 soient déclarés inopérants.

[66] Comme en première instance, M. Rémillard s’appuie essentiellement sur la décision rendue par cette Cour dans l’arrêt Gernhart pour étayer son argument. Dans cette affaire, dont j’ai déjà traité au paragraphe 34 des présents motifs, la disposition contestée faisait obligation au Ministre de transmettre à la CCI tous les documents pertinents à l’appel qui étaient en sa possession. S’exprimant au nom d’une Cour unanime, le juge Sexton s’est appuyé sur l’arrêt R. c. Dyment, 1988 CanLII 10 (CSC), [1988] 2 R.C.S. 417 [Dyment] pour conclure qu’une saisie peut être effectuée en dehors du contexte d’une enquête, et que la transmission de la déclaration de revenus d’un contribuable à la CCI équivalait à une saisie dans la mesure où le contribuable avait une attente raisonnable de vie privée en produisant sa déclaration et n’avait pas consenti à ce qu’elle soit subséquemment transmise à la Cour. Voici comment le juge Sexton s’exprime à ce propos :

[24] En effet, il est normal que la plupart des saisies soient effectuées dans le cadre d’enquêtes, puisque les enquêtes permettent aux représentants de l’État de circonscrire l’objectif de la saisie. Cette situation est profitable et ne devrait pas être dénaturée par une interprétation qui vise à soustraire à l’application de l’article 8 de la Charte les circonstances où les représentants de l’État n’effectuent pas d’enquêtes. À mon avis, cette conclusion permettrait aux représentants de l’État de travailler activement à l’obtention d’information confidentielle, à des fins autres que celles d’une enquête, et de diffuser cette information inconsidérément, malgré le fait que les gens aient pourtant une attente raisonnable en matière de vie privée à l’égard de cette information.

[67] L’appelant a soutenu devant nous, comme il l’avait fait en Cour fédérale, que la situation de M. Rémillard n’est pas différente de celle dans laquelle se trouvait Mme Gernhart, puisque la Règle 317 permet de rendre publics tous les documents et renseignements personnels d’un justiciable colligés par tout office fédéral, peu importe que ceux-ci soient présentés en preuve ou non. À mon avis, cet argument doit être rejeté, essentiellement pour les raisons données par la Cour fédérale. Malgré l’argumentation habile des avocats de M. Rémillard, il n’y a pas de symétrie entre le régime de transmission du dossier certifié mis en place par les Règles et le paragraphe 176(1) de la LIR.

[68] Il est bien établi que l’objectif visé par l’article 8 de la Charte est de protéger les attentes raisonnables des individus en matière de vie privée: Hunter et autres c. Southam Inc., 1984 CanLII 33 (CSC), [1984] 2 R.C.S. 145 à la page 159; Dyment au paragraphe 15. En d’autres termes, la personne qui veut se réclamer de la protection de l’article 8 doit pouvoir démontrer qu’elle pouvait subjectivement, et de façon objectivement raisonnable, s’attendre au respect de sa vie privée: R. c. Mills, 2019 CSC 22, [2019] 2 R.C.S. 320 au paragraphe 12. Or, la Cour suprême a répété à plus d’une reprise que les attentes légitimes au respect de la vie privée sont nécessairement moindres lorsqu’une personne doit produire des documents dans le cadre d’une activité réglementée (voir par exemple: Thomson Newspapers Ltd. c. Canada (Directeur des enquêtes et recherches, commission sur les pratiques restrictives du commerce), 1990 CanLII 135 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 425 à la p. 507; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général); Tabah c. Québec (Procureur général), 1994 CanLII 89 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 339 à la p. 378; Comité paritaire de l'industrie de la chemise c. Potash; Comité paritaire de l'industrie de la chemise c. Sélection Milton, 1994 CanLII 92 (CSC), [1994] 2 R.C.S. 406 aux pp. 420-421), ou en matière fiscale (voir R. c. McKinlay Transport Ltd., 1990 CanLII 137 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 627 aux pp. 649-650 [McKinlay]; R. c. Jarvis, 2002 CSC 73, [2002] 3 R.C.S. 757 au para. 72).

[69] Dans le cas présent, j’estime que M. Rémillard n’a pas démontré l’existence d’une attente subjective et objectivement raisonnable en matière de vie privée, compte tenu de l’ensemble des circonstances. D’une part, il aurait pu limiter l’ampleur des documents requis dans sa demande de transmission en vertu de la Règle 317. Plutôt que de se contenter des seuls documents considérés par le Ministre dans sa prise de décision, il a élargi la portée de sa demande à tous les documents « consultés ou générés par le [M]inistre ou par toute personne ou entité agissant pour le compte du [M]inistre… », multipliant d’autant le nombre de documents transmis et le risque que des informations confidentielles s’y retrouvent. Qui plus est, il a attendu près de quatre mois avant de saisir la Cour d’une demande de confidentialité, et uniquement après qu’un journaliste ait pris connaissance du dossier certifié. Compte tenu de la Règle 26, dont le libellé est on ne peut plus clair, on se serait attendu à ce qu’il fasse une telle demande beaucoup plus tôt, ne serait-ce que de façon préventive et par surcroît de précaution, s’il craignait réellement pour la protection de sa vie privée.

[70] En supposant même que M. Rémillard ait pu avoir une attente subjective de vie privée eu égard à certaines informations se trouvant dans ces documents, cette attente ne me paraît pas objectivement raisonnable dans les circonstances. Quiconque saisit les tribunaux d’un litige, que ce soit en matière familiale, commerciale, administrative, fiscale ou autre, doit s’attendre à ce que de larges pans de sa vie privée deviennent accessibles au public. C’est d’ailleurs ce que prévoient la Règle 26, ainsi que l’alinéa 241(3)b) de la LIR, en vertu duquel la confidentialité des renseignements transmis au Ministre ne s’applique pas dans les procédures judiciaires ayant trait à l’application ou à l’exécution de cette loi.

[71] J’ajouterais que le concept de saisie suppose que les autorités prennent quelque chose appartenant à une personne sans son consentement (Dyment au para. 26). Dans l’arrêt McKinlay (à la p. 642), on a étendu ce concept à toutes les situations où une personne est tenue de produire de l’information sous la contrainte de l’État. Telle n’est pas la situation dans laquelle se trouvait M. Rémillard. C’est de son propre chef qu’il a demandé au Ministre de lui transmettre (ainsi qu’au greffe) les documents qui le concernaient. Non seulement contrôlait-il l’étendue des documents transmis, mais également le moment où il a fait cette demande. Et il était également informé des documents qui ont été communiqués au greffe puisqu’il en a aussi obtenu copie.

[72] Cette situation n’a donc rien à voir avec celle dans laquelle se trouvait Mme Gernhart. Les documents n’ont pas été transmis par le Ministre de façon automatique mais à la requête de M. Rémillard, et l’information n’a pas été diffusé « inconsidérément » (« indiscriminately » dans la version anglaise de Gernhart), mais uniquement en fonction des critères déterminés par M. Rémillard lui-même. On est donc loin d’une ingérence de l’État dans les affaires privées de l’appelant, comme c’était le cas dans les affaires Gernhart et Dyment. Loin de transmettre des informations confidentielles sans son consentement et sans l’en informer, c’est plutôt à la demande même de M. Rémillard que le Ministre a transmis les documents pertinents au greffe de la Cour.

[73] Dans son mémoire et lors de l’audition, M. Rémillard a fait valoir qu’il n’avait pas vraiment le choix de procéder comme il l’a fait, et qu’il devait se servir de la procédure prévue par les Règles 317 et 318 pour pouvoir exercer valablement sa demande de contrôle judiciaire. C’est à bon droit que la Cour fédérale a rejeté cette prétention.

[74] Tel que mentionné plus haut, la procédure mise en place par les Règles 317 et 318 est facultative et relève de l’initiative du demandeur. C’est à ce dernier qu’il revient de déterminer s’il a tous les documents pertinents pour mener à bien sa demande de contrôle judiciaire. En cas de doute, ou s’il désire compléter son dossier pour s’assurer qu’il a exactement les mêmes informations qu’avait le décideur administratif en prenant sa décision, le demandeur peut se prévaloir de ce mécanisme prévu par les Règles et il lui appartient de déterminer l’ampleur des documents sollicités. Dans le cas présent, il appert que la demande de transmission de documents formulée par les procureurs de M. Rémillard était formulée en termes très généraux, et rien ne permet d’établir que tous les documents demandés étaient pertinents pour établir le bien-fondé de sa demande.

[75] D’autre part, M. Rémillard aurait pu se prévaloir du mécanisme prévu par la Règle 151 et demander à la Cour de rendre une ordonnance visant à protéger la confidentialité de certaines informations se trouvant dans les documents transmis. Le pouvoir conféré par cette Règle a été interprété de façon souple, et les procureurs de M. Rémillard auraient même pu demander à voir les documents transmis avant qu’ils soient mis à la disposition du public.

[76] Enfin, M. Rémillard aurait pu demander que sa demande de contrôle judiciaire soit instruite comme s’il s’agissait d’une action, comme l’autorise le paragraphe 18.4(2) de la Loi. Comme le note la Cour fédérale au paragraphe 182, « [c]ette disposition constitue la réponse du législateur aux préoccupations selon lesquelles une demande de contrôle judiciaire n’offrirait pas les garanties procédurales appropriées lorsqu’un recours déclaratoire est exercé ». Si M. Rémillard croyait vraiment que les garanties procédurales entourant une demande de contrôle judiciaire n’étaient pas suffisantes pour protéger la confidentialité de ses informations personnelles, il aurait pu se prévaloir de cette option.

[77] Pour tous ces motifs, je suis donc d’avis que la procédure établie par les Règles 317 et 318 n’a pas pour effet d’opérer une saisie, même lorsque conjuguée avec la Règle 26. Il ne m’est donc pas nécessaire de me pencher sur la question de savoir si cette procédure est abusive au sens de l’article 8 de la Charte.

V. Conclusion

[78] Je rejetterais donc l’appel, avec dépens. Les documents qui ont été transmis au greffe de la Cour fédérale les 30 août et 4 octobre 2019 et qui font présentement l’objet d’une ordonnance de confidentialité, demeureront confidentiels et ne pourront faire l’objet d’une publication pour une durée de soixante jours à compter du présent jugement.

« Yves de Montigny »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Mary J.L. Gleason j.c.a. »

« Je suis d’accord.

George R. Locke j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-292-20

 

INTITULÉ :

LUCIEN RÉMILLARD c. MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidéoconférence

EN LIGNE

 

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 décembre 2021

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

la juge gleason

LE JUGE LOCKE

 

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 AVRIL 2022

 

 

COMPARUTIONS :

Guy Du Pont, Ad. E.

Léon H. Moubayed

Élisabeth Robichaud

 

Pour l'appelant

 

Louis Sébastien

Jonathan Bachir-Legault

Pour l'intimé

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour l'appelant

 

A. François Daigle

Sous-procureur général du Canada

Pour l'intimé

 

 

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