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Date : 20240117


Dossier : A-76-23

Référence : 2024 CAF 14

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

LE JUGE HECKMAN

 

 

ENTRE :

DAPHNE DESJARLAIS

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

Audience tenue à Montréal (Québec), le 17 janvier 2024.

Jugement rendu à Montréal (Québec), le 17 janvier 2024.

MOTIFS DU JUGEMENT:

LE JUGE LEBLANC

 

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE HECKMAN

 


Date : 20240117


Dossier : A-76-23

Référence : 2024 CAF 14

CORAM :

LE JUGE BOIVIN

LE JUGE LEBLANC

LE JUGE HECKMAN

 

 

ENTRE :

DAPHNE DESJARLAIS

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE LEBLANC

[1] La demanderesse, une employée du Service correctionnel du Canada, se pourvoit en contrôle judiciaire d’une décision de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la Commission), rendue le 22 décembre 2022 et répertoriée à 2022 CRTESPF 103 (la Décision).

[2] Au terme de sa décision, la Commission rejetait le renvoi à l’arbitrage d’un grief logé par la demanderesse en vertu de l’alinéa 209(1)b) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, L.C. 2003, c. 22, art. 2, à l’encontre d’une mesure disciplinaire prise à son endroit par son employeur. Celui-ci lui reprochait des défaillances, durant son quart de travail dans la nuit du 22 au 23 janvier 2017, dans sa surveillance d’une détenue qui présentait alors un risque élevé de suicide et qui, de ce fait, avait été placée sous surveillance accrue dans une cellule de l’unité d’isolement du pénitencier où la demanderesse travaillait.

[3] La Commission s’est dite satisfaite que l’employeur avait rencontré son fardeau de preuve à l’égard de deux des quatre actes d’inconduite reprochés à la demanderesse, soit ceux de ne pas avoir, à certaines périodes du quart de travail, effectué ses patrouilles de sécurité et assuré une observation constante de la détenue comme l’exigeaient les règles et procédures applicables. Bien qu’elle ait exonéré la demanderesse des deux autres actes d’inconduite qui étaient dirigés contre elle, soit ceux de ne pas avoir assuré, plus spécifiquement, une surveillance constante de la détenue vulnérable lorsqu’elle était assise sur le mur du fond de l’unité d’isolement et de ne pas avoir dénoncé une collègue de travail qui, selon l’employeur, avait aussi failli à ses obligations de surveillance accrue, la Commission a maintenu la mesure disciplinaire prise par l’employeur, ne la jugeant pas excessive dans les circonstances.

[4] Devant nous, la demanderesse reproche à la Commission d’avoir ignoré l’un de ses arguments, soit une défense de mesure disciplinaire discriminatoire, et d’avoir maintenu cette mesure — une suspension de 15 jours sans salaire — malgré qu’elle ait été exonérée de deux des quatre chefs d’inconduite qui pesaient contre elle.

[5] Il n’est pas contesté que la norme de révision applicable à l’examen de la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 R.C.S. 653 (Vavilov); Babb c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 55 au para. 31). Une décision sera raisonnable si elle est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes (Vavilov aux para. 8485). La cour de révision doit s’attarder tant au résultat qu’au raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov au para. 87).

[6] Je suis d’avis, après avoir considéré les représentations écrites et orales des parties et plus généralement l’ensemble du dossier qui est devant nous, que la décision de la Commission est raisonnable et qu’il n’y a donc pas lieu d’intervenir.

[7] Tel qu’indiqué précédemment, la demanderesse reproche à la Commission, dans un premier temps, d’avoir omis de considérer un argument qui, selon elle, était essentiel à sa cause, soit celui d’avoir été traitée différemment d’un collègue qui était aussi d’office durant son quart de travail et qui, lui, n’a pas été sanctionné après avoir pourtant exécuté ses rondes de sécurité de la même manière qu’elle. La demanderesse soutient qu’il est bien établi en droit du travail que le même comportement doit être sanctionné de la même façon, et ce, dans le but de maintenir une certaine cohérence dans l’exercice du pouvoir disciplinaire de l’employeur. Il s’agit là, selon elle, d’un argument important que la Commission ne pouvait ignorer.

[8] Nous ne pouvons faire droit à ce moyen dans les circonstances de la présente affaire. Comme la demanderesse le rappelle elle-même, la Commission n’était pas tenue de traiter de chaque argument et de chaque élément de preuve que lui a soumis la demanderesse (Vavilov aux para. 91, 128), bien qu’elle ait fait référence, dans ses motifs, au témoignage de cet employé (Décision aux paras. 91, 104, 188). Mais plus important encore, il est bien établi que la simple preuve d’une différence de traitement n’est pas suffisante pour faire valoir avec succès une défense de traitement discriminatoire; encore faut-il expliquer les raisons de cette différence de traitement, lesquelles peuvent être multiples (Bridgen c. Canada (Service correctionnel), 2014 CAF 237, 465 N. R. 73 au para. 59 (Bridgen), citant Canada v. Barrett, [1984] F.C.J. No. 249, 53 N. R. 60 au para. 25).

[9] Or, ce fardeau incombait à la demanderesse (Bridgen au para. 60). Toutefois, comme le souligne avec justesse le défendeur dans son mémoire, ce moyen de défense n’apparaissait pas, devant la Commission, aussi essentiel à la demanderesse qu’elle le prétend maintenant. En effet, mis à part une brève référence dans la déclaration d’ouverture, ni la preuve nécessaire ni les autorités soumises par la demanderesse à la Commission ne permettaient d’étayer une telle défense. Bien qu’il eût probablement été souhaitable que la Commission en fasse état, ne serait-ce que brièvement, le fait qu’elle n’ait pas senti besoin de le faire ne constitue pas, dans ces circonstances, une erreur justifiant l’intervention de la Cour.

[10] Je rappelle à cet égard que nous devons interpréter la décision de la Commission et les motifs qui la sous-tendent « en fonction de l’historique et du contexte de l’instance dans laquelle ils ont été rendus », ce qui comprend notamment, la preuve dont la Commission disposait (Vavilov au para. 94). L’absence d’une preuve cruciale — ici ce qui a pu motiver le fait qu’aucune sanction n’a été prise contre ce collègue de la demanderesse — « peut expliquer un aspect du raisonnement du décideur qui ne ressort pas à l’évidence des motifs eux‑mêmes » (Vavilov au para. 94). On pourrait en dire autant du fait, tel que cela ressort aussi de la preuve au dossier, que ce collègue n’était pas chargé, durant ce quart de travail, d’effectuer exactement les mêmes fonctions que la demanderesse. Or, suivant la jurisprudence de la Commission et, plus généralement, les autorités en matière de droit du travail, une défense de traitement discriminatoire ne peut réussir, comme l’énonce la demanderesse elle-même, que s’il y a une parfaite adéquation entre les deux situations (Donald J.M. Brown Q.C., David M. Beatty et Adam J. Beatty, Canadian Labour Arbitration, 5e ed, Thomson Reuters, 2019 (feuilles mobiles mises à jour en 2023) § 7:70; Bridgen au para. 61-62; Ranu v. Deputy Head (Correctional Service of Canada), 2014 PSLRB 89 au para. 48). La preuve, ici, ne pointait pas dans cette direction.

[11] En somme, vu l’historique et le contexte de l’instance dans laquelle la décision de la Commission a été rendue, l’intelligibilité et la transparence de ladite décision n’apparaissent pas affectées par l’absence de mention de la défense de traitement discriminatoire, du moins pas à un point où l’intervention de la Cour s’imposerait.

[12] Quant au deuxième moyen de contestation de la décision de la Commission, lié à son appréciation du caractère excessif de la sanction disciplinaire imposée à la demanderesse, je suis également d’avis qu’il ne peut réussir. Selon la demanderesse, la décision de la Commission est déraisonnable à cet égard puisque celle-ci a maintenu la mesure disciplinaire tout en, du même souffle, l’exonérant de deux des quatre chefs d’inconduite qui pesaient contre elle. Dans un tel contexte, dit-elle, une sanction moins lourde s’imposait.

[13] Dans l’affaire Lloyd c. Canada (Procureur général), 2016 CAF 115, 265 A.C.W.S. (3d) 1036 (Lloyd), une affaire présentant des similitudes avec le présent dossier, la Cour a statué que le caractère raisonnable de la mesure disciplinaire — dans ce cas une suspension de 40 jours — devait être évalué « à la lumière des deux actes d’inconduite qui avaient été établis » (Lloyd au para. 23). Dans cette affaire, il y en avait (7) sept (Lloyd au para. 10). Or, c’est exactement ce que la Commission a fait en l’espèce, étant parfaitement consciente que l’employeur n’avait établi qu’une partie de l’inconduite alléguée (Décision aux para. 191, 205).

[14] La Commission, appliquant la grille d’analyse ressortant de la jurisprudence de ce tribunal (Décision au para. 193, citant Brazeau c. Administrateur général (ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux), 2008 CRTFP 62), laquelle n’est pas remise en cause ici, a jugé que parmi tous les facteurs qu’elle était autorisée à soupeser, celui de la gravité de l’infraction au regard des politiques de l’employeur et de ses obligations était le plus important en l’espèce (Décision au para. 201). Selon la Commission, la gravité des deux actes d’inconduite établis à l’encontre de la demanderesse était telle qu’elle n’était pas convaincue que la sanction imposée à la demanderesse devait être modifiée puisque ces actes d’inconduite touchaient directement la santé et la sécurité de différentes personnes (Décision aux para. 202–205).

[15] À mon sens, cette conclusion respecte les contraintes factuelles et juridiques qui encadraient l’action de la Commission dans la présente affaire. Dans Lloyd, la Cour n’énonce pas que dans les cas où une partie seulement des actes reprochés à l’employé sont établis, la sanction disciplinaire doit nécessairement être révisée à la baisse, ce qu’a reconnu la demanderesse à l’audience. Je ne crois pas non plus qu’un tel énoncé puisse en être inféré (voir aussi : Mackey v. Canada (Attorney General), 2023 FCA 213, au para. 9). Ce jugement de la Cour nous enseigne plutôt que dans de telles circonstances, l’explication du tribunal pour le maintien de la sanction doit être plus robuste qu’elle ne l’était dans cette affaire. En somme, chaque cas est tributaire de ses circonstances propres.

[16] Ici, ce que la demanderesse nous demande, en réalité, c’est de reconsidérer la question, mettre en doute les conclusions tirées par la Commission et, ultimement, substituer nos propres conclusions à celles de cette dernière. Or, comme la Cour a eu l’occasion de le dire à plusieurs reprises, cela va bien au-delà du rôle qui est le nôtre en matière de contrôle judiciaire (Vavilov aux paras. 102, 125; Canada (Procureur général) c. Alexis, 2021 CAF 216, 337 A.C.W.S. (3d) 526 au para. 22; Rouet c. Canada (Justice), 2023 CAF 50 au para. 19).

[17] Pour tous ces motifs, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens.

« René LeBlanc »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

Richard Boivin j.c.a. »

« Je suis d’accord.

Gerald Heckman j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

A-76-23

 

 

INTITULÉ :

DAPHNE DESJARLAIS c. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 janvier 2024

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE boivin

LE JUGE heckman

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 janvier 2024

 

COMPARUTIONS :

Jérémie Côté-Jones

 

Pour la demanderesse

 

Mathieu Cloutier

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ménard Noël Côté-Jones avocats inc.

 

Pour la demanderesse

 

Shalene Curtis-Micallef

Sous-procureure générale du Canada

Pour le défendeur

 

 

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