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Date : 20131018


Dossier :

A-484-12

 

Référence : 2013 CAF 242

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

et

DANIELLE LEMIRE

 

intimée

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 13 septembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2013.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                  

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

 


Date : 20131018


Dossier :

A-484-12

 

Référence : 2013 CAF 242

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

et

DANIELLE LEMIRE

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté à l’encontre d’une décision rendue par le juge Tardif de la Cour canadienne de l’impôt (le juge de la CCI) qui a accueilli l’appel de Danielle Lemire (l’intimée) à l’encontre d’une cotisation établie par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi).

 

[2]               Plus précisément, le juge de la CCI a conclu que le dépôt par l’intimée de chèques tirés au nom de son conjoint dans son compte de banque personnel ne donnait pas lieu à un transfert des sommes ainsi déposées au sens du paragraphe 160(1) de la Loi puisque les sommes lui avaient été remises dans le cadre d’un mandat qui l’obligeait à les retourner au mandant.

 

[3]               Au soutien de son appel, Sa Majesté la Reine (l’appelante), au nom du Ministre du revenu national (le ministre), prétend qu’en tirant cette conclusion, le juge de la CCI a omis de donner effet à la décision de notre Cour dans Canada c. Livingston, 2008 CAF 89 (Livingston), et que de toute façon la cotisation est bien fondée puisqu’il y a simulation au sens de l’article 1451 du Code civil du Québec, L.R.Q. 1991 (C.c.Q.) et en vertu de l’article 1452 du C.c.Q., le mandat ne peut être opposé au ministre.

 

[4]               Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que l’appel doit être rejeté.

 

MISE EN CONTEXTE

[5]               La trame factuelle se déroule à Montréal, et la période en cause s’échelonne sur quatre ans, soit de 1997 à 2001. Durant cette période, l’intimée, alors infirmière, entretenait une relation avec un dénommé Albert Dupuis, comptable de formation, relation que le juge de la CCI qualifie comme étant celle de conjoints de fait (motifs au paragraphe 88). Au cours de cette période, monsieur Dupuis était endetté envers le fisc pour d’important montants dont le total en 2001 se chiffrait à 279 484,81 $ (motifs au paragraphe 4).

 

[6]               En raison de difficultés financières passées, monsieur Dupuis devait attendre plusieurs jours avant que son institution financière ne libère les sommes déposées par chèque dans son compte, ce qui compliquait la gestion de son cabinet comptable (motifs aux paragraphes 5 et 6). Pour régler ce problème, monsieur Dupuis demanda à l’intimée de déposer ses chèques dans son compte personnel après qu’il les eût endossés. Celle-ci accepta et finira par déposer, durant la période 1997-2001 une somme totale de 686 502,04 $ (motifs au paragraphe 1). Les chèques en question étaient tirés à l’ordre de monsieur Dupuis, pour des montants variant entre 50 $ et 33 619,69 $ (dossier d’appel, pièce A-2 aux pages 59 à 253). Il s’est avéré que la plupart des chèques provenaient de la pratique comptable de monsieur Dupuis (conciliation des dépôts, dossier d’appel aux pages 259 à 292; interrogatoire de monsieur Dupuis, transcription, dossier d’appel à la page 311).

 

[7]               Le procédé était chaque fois le même : monsieur Dupuis endossait les chèques, puis les remettait à l’intimée, qui les déposait dans son propre compte au guichet automatique et effectuait ensuite des retraits au guichet ou au comptoir afin de remettre les sommes en argent comptant à monsieur Dupuis, toujours selon les directives de ce dernier (motifs au paragraphe 13). Durant la période visée, l’intimée identifiait dans son livret bancaire chaque retrait ou dépôt effectué à la demande de monsieur Dupuis au moyen de lettre « A » (ibidem).

 

[8]               Quant à la fréquence des retraits, le juge de la CCI a indiqué qu’en «  [r]ègle générale, les sommes obtenues suite au dépôt des chèques étaient enregistrées directement dans le compte bancaire personnel de l’appelante puis retirées en totalité la journée même » (motifs au paragraphe 8). Les sommes pouvaient exceptionnellement séjourner quelques jours dans le compte de l’intimée, et à quelques rares occasions, celle-ci conservait des petites portions des sommes déposées, à la demande de monsieur Dupuis, pour se rembourser des dépenses encourues pour celui-ci (motifs aux paragraphes 8 et 9).

 

[9]               Ce procédé n’a fait l’objet d’aucune entente écrite entre l’intimée et monsieur Dupuis. Au procès, l’intimée a témoigné du fait qu’elle n’était pas au courant de la situation financière de monsieur Dupuis (motifs aux paragraphes 10 et 11; interrogatoire de l’intimée, transcription, dossier d’appel à la page 332).

 

[10]           En 2002, lors d’une vérification effectuée par Revenu Québec, l’appelante fut avisée des risques associés à cette pratique à laquelle elle mit fin (motifs au paragraphe 12).

 

[11]           Monsieur Dupuis avait fait une première faillite en 1993. Il a déclaré une deuxième faillite le 5 juillet 2007 sans que l’ARC puisse recouvrer les impôts qu’il devait (motifs au paragraphe 1).

 

[12]           Se fondant sur les dépôts des chèques que lui remettait monsieur Dupuis dans son compte de banque personnel, le ministre a conclu qu’il y avait eu transfert des sommes en question en faveur de l’intimée et émit une cotisation à son encontre en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi la tenant solidairement responsable de la dette fiscale de monsieur Dupuis (ibidem).

 

[13]           Le paragraphe 160(1) de la Loi se lit comme suit :

 

 (1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

*                 a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

 

*                 b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

*                  

*                 c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

*                  

les règles suivantes s’appliquent :

 

*                 d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

*                  

*                 e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

 

*             (i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

 

 

*             (ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

*              

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

[…]

 

 (1) Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

 

                  (a) the person’s spouse or common-law partner or a person who has since become the person’s spouse or common- law partner,

 

*                 (b) a person who was under 18 years of age, or

*                  

*                 (c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

*                  

the following rules apply:

 

*                 (d) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay a part of the transferor’s tax under this Part for each taxation year equal to the amount by which the tax for the year is greater than it would have been if it were not for the operation of sections 74.1 to 75.1 of this Act and section 74 of the Income Tax Act, chapter 148 of the Revised Statutes of Canada, 1952, in respect of any income from, or gain from the disposition of, the property so transferred or property substituted therefor, and

 

 

 

 

                  (e) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

 

 

 

*             (i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

*              

*             (ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act in or in respect of the taxation year in which the property was transferred or any preceding taxation year,

 

 

 

but nothing in this subsection shall be deemed to limit the liability of the transferor under any other provision of this Act.

 

 

DÉCISION DE LA CCI

[14]           Le juge de la CCI a rejeté l’argument des procureurs de l’appelante selon lequel il devait donner effet à la décision rendue par notre Cour dans Livingston et conclure que le dépôt des sommes dans le compte de l’intimée donnait nécessairement lieu à un transfert en vertu du paragraphe 160(1). Selon lui, seul un transfert de la propriété des sommes déposées dans le compte de l’intimée peut donner lieu à l’application de cette disposition et la décision Livingston doit être remise en question dans la mesure où elle peut être interprétée autrement.

 

[15]           Analysant l’affaire sous l’angle du droit civil, le juge de la CCI conclut que monsieur Dupuis n’a jamais voulu que l’intimée devienne propriétaire des sommes déposées dans son compte (motifs aux paragraphes 71 et 74). Au contraire, la preuve a établi d’une manière non équivoque que l’intimée agissait selon des instructions strictes et précises de monsieur Dupuis en ce qu’elle lui remettait les sommes encaissées sans délai ou effectuait les dépenses qu’il lui demandait de faire en son nom (motifs aux paragraphes 7 à 9 et 71). Selon le juge de la CCI, l’intimée agissait comme mandataire de monsieur Dupuis (motifs au paragraphe 75).

 

[16]           Selon le juge de la CCI, Livingston « semble renverser un courant jurisprudentiel très ancré […] » (motifs au paragraphe 22). Après avoir survolé la jurisprudence portant sur la question, le juge de la CCI conclut que la simple possession d’un bien ou l’accès à une somme d’argent ne saurait équivaloir à un transfert. Il doit y avoir appauvrissement du patrimoine du cédant du bien et enrichissement corrélatif de celui de son cessionnaire (motifs au paragraphe 30).

 

[17]           Le juge de la CCI a senti important d’écarter l’idée que l’intimée ait pu faire partie d’un subterfuge visant à frustrer le fisc comme ce fut le cas dans Livingston (motifs au paragraphe 85). Selon lui, la preuve révèle que la conduite de l’intimée relevait davantage de la naïveté que de l’insouciance, de l’incurie ou d’un aveuglement volontaire (motifs au paragraphe 77). À la différence de l’intimée, monsieur Dupuis était parfaitement au courant des implications de ces transactions, de par sa formation de comptable (ibidem). Au vu de ce qui précède, le juge conclut que l’intimée «  […] a été mal informée, induite en erreur et essentiellement utilisée par Dupuis, comptable, qui n’a pas hésité à faire des représentations incomplètes à [l’intimée] qui a accepté de lui rendre service » (motifs au paragraphe 80).

[18]           La seule chose à laquelle l’intimée a consenti est de « […] déposer des chèques pour réobtenir l’argent comptant et le remettre à son propriétaire Dupuis » (motifs au paragraphe 81). Ce rôle de dépositaire se vérifie à la lumière de la compatibilité claire et méthodique tenue par l’intimée – dont les entrées auraient été facilement vérifiables par un tiers désireux d’exécuter un bref de saisie – ainsi qu'à son refus de s’adonner à d’autres transactions une fois informée de leurs conséquences possibles par des vérificateurs de Revenu Québec (motifs aux paragraphes 81 et 82).

 

[19]           En fin d’analyse, le juge de la CCI indique que même s’il avait conclu à l’existence de « véritables transferts », le respect des instructions de monsieur Dupuis par l’intimée, sans avoir cherché à s’enrichir, « constituait une contrepartie valable et suffisante pour faire échec à une cotisation en vertu de l’article 160 » (motifs au paragraphe 86).

 

POSITION DES PARTIES

[20]           L’appelante soutient que le juge de la CCI devait suivre les enseignements de notre Cour dans Livingston ainsi que dans Yates c. Canada, 2009 CAF 50, « où il fut clairement établi que le dépôt des sommes dans le compte bancaire d’une autre personne constitue un transfert de biens » au sens du paragraphe 160(1) de la Loi (mémoire de l’appelante au paragraphe 31).

 

[21]           Toujours selon l’appelante, ces décisions sont conformes au droit civil et au droit bancaire puisque suite au dépôt des chèques dans son compte, l’intimée devenait propriétaire des sommes face à la banque et, comme dans Livingston, elle avait droit d’en exiger le retrait. Ceci suffit pour déclencher l’application du paragraphe 160(1) (mémoire de l’appelante aux paragraphes 43 à 45).

 

[22]           De toute façon, l’appelante s’oppose à la qualification de mandat pour désigner l’arrangement entre l’appelante et monsieur Dupuis, faisant valoir qu’«  [i]l n’existe aucun élément factuel qui permet d’établir que Dupuis a donné une procuration à l’intimée de le représenter lors de l’encaissement des chèques à l’égard d’un tiers, nommément à la caisse populaire » (mémoire de l’appelante au paragraphe 51). L’arrangement était plutôt à l’effet que l’intimée déposerait les chèques dans son propre compte en vue de les retirer à la demande de monsieur Dupuis (mémoire de l’appelante au paragraphe 53).

 

[23]           Si par contre il y avait absence de transfert de la propriété des sommes et mandat comme le conclut le juge de la CCI, ce mandat n’était pas opposable au fisc. L’intimée a plutôt fait office de prête-nom en déposant les chèques dans son compte. Ayant fait défaut de dénoncer ce contrat auprès de la banque et des autorités fiscales, elle se représentait comme étant l’unique propriétaire des sommes aux yeux des tiers (mémoire de l’appelante aux paragraphes 56 à 59). La remise des chèques et leur dépôt dans le compte de l’intimée donnent lieu à une apparence de transfert dont les tiers de bonne foi peuvent se prévaloir en vertu de l’article 1452 C.c.Q. (mémoire de l’appelante au paragraphe 62).

 

[24]           Lors de l’audition, les procureurs de l’appelante ont qualifié de déraisonnable l’appréciation par le juge de la CCI du témoignage de l’intimée et en particulier le fait qu’il ait exonéré cette dernière de toute responsabilité. Selon eux, l’intimée ne peut avoir agi sans connaissance de cause au cours des quatre années pendant lesquelles elle s’est prêtée à cette pratique douteuse. L’exonération de l’intimée au motif qu’elle a été utilisée par monsieur Dupuis masque une erreur manifeste et dominante.

[25]           L’intimée, pour sa part, rappelle que le paragraphe 160(1) doit être interprété à la lumière de son objet (mémoire de l’intimée aux paragraphes 15 à 23). Gardant ceci à l’esprit, l’intimée souligne qu’un transfert de biens au sens de la Loi requiert, en plus de la possession du bien au bénéficiaire, une renonciation, de la part du débiteur fiscal, à son droit de propriété sur le bien, et donc un transfert du bien du patrimoine du cédant à celui du bénéficiaire. Ceci exclut donc que la simple possession d’un bien puisse être assimilée à un transfert (mémoire de l’intimée au paragraphe 24).

 

[26]           Selon l’intimée, l’interprétation du terme « transféré » dans Livingston s’est effectuée en fonction du facteur « crucial » identifié par la Cour d’appel dans cette affaire, à savoir qu’il y avait conspiration pour frauder le fisc. À défaut d’une telle volonté de frauder le fisc, la portée du terme doit se limiter au transfert de la propriété du bien (mémoire de l’intimée au paragraphe 26). L’application du paragraphe 160(1) aux cas de simple transfert d’un droit de retrait sans qu’il y ait transfert de la propriété de la somme aurait pour conséquence de pénaliser deux fois le bénéficiaire, qui serait alors à la fois redevable de la somme envers le débiteur fiscal ainsi qu’envers le fisc pour les impôts impayés sur ces sommes (mémoire de l’intimée au paragraphe 27).

 

[27]           L’intimée souligne que l’argument subsidiaire de l’appelante fondé sur les articles 1451 et 1452 du C.c.Q. ne tient pas non plus, car aucun contrat secret ne liait les parties et que celles-ci n’ont jamais représenté à quiconque que le propriétaire des sommes était une personne autre que le débiteur fiscal (mémoire de l’intimée au paragraphe 51). En tout état de cause, l’existence d’un mandat est une question de fait difficilement attaquable à moins d’erreur manifeste et dominante (mémoire de l’intimée au paragraphe 47).

[28]           Finalement, il appartenait au juge de la CCI de juger la crédibilité de l’intimée. Ce dernier a eu l’avantage d’entendre le témoignage de l’intimée et a conclu qu’il était digne de foi. Il n’appartient pas à cette Cour de réévaluer la crédibilité des témoins dans le cadre d’un appel.

 

ANALYSE ET DÉCISION

[29]           Le juge de la CCI a conclu que la relation juridique entre monsieur Dupuis et l’intimée était de la nature d’un mandat. Cette conclusion est conforme à l’article 2130 du C.c.Q. puisque l’intimée, en déposant et encaissant les chèques de monsieur Dupuis, agissait au nom de ce dernier auprès de la banque, et avait l’obligation de lui retourner l’argent qu’elle retirait. Plus précisément, elle n’était pas autorisée à utiliser l’argent à son profit. Donnant effet à la preuve et à l’article 2146 du C.c.Q., il s’ensuit que l’argent est demeuré en tout temps celui de monsieur Dupuis, comme l’a conclu le juge de la CCI.

 

[30]           C’est à bon droit que le juge de la CCI a analysé la relation entre les parties en fonction du droit civil et qu’il a refusé de donner effet à la décision de notre Cour dans Livingston. En effet, la règle énoncée dans cette affaire est issue de la common law, et le juge de la CCI devait rendre sa décision en fonction du droit civil. Sous l’angle du droit civil, il est clair que les sommes déposées dans le compte de l’intimée sont demeurées celles de monsieur Dupuis. Il est aussi clair que le droit de retrait que s’était vu conféré l’intimée n’avait aucune valeur compte tenu de l’obligation qu’elle avait de remettre les sommes à ce dernier. Il s’ensuit qu’aucun transfert de bien n’a eu lieu aux fins du paragraphe 160(1). J’adopte à cet égard le raisonnement de notre Cour dans Sa Majesté la Reine c. 9101-2310 Québec Inc., 2013 CAF 241, aux paragraphes 42 à 63.

 

[31]           Les procureurs de l’appelante ont reconnu lors de l’audition que si Livingston devait être écartée, le seul argument susceptible de leur donner gain de cause est la simulation. Le juge de la CCI n’a pas traité de cette question car elle n’a pas été soulevée devant lui.

 

[32]           L’article 1451 du C.c.Q. se lit comme suit :

 

1451. Il y a simulation lorsque les parties conviennent d'exprimer leur volonté réelle non point dans un contrat apparent, mais dans un contrat secret, aussi appelé contre-lettre.

 

Entre les parties, la contre-lettre l'emporte sur le contrat apparent.

 

1451. Simulation exists where the parties agree to express their true intent, not in an apparent contract, but in a secret contract, also called a counter letter.

 

Between the parties, a counter letter prevails over an apparent contract.

 

 

[33]           Cette disposition envisage que les parties à une simulation conviennent de conclure un contrat apparent et un contrat secret dans le but de cacher leur volonté réelle. Or, compte tenu de l’appréciation par le juge de la CCI du témoignage de l’intimée, il est clair que cette dernière ne s’est pas rendue partie à un acte simulé. Ceci à mon avis suffit pour disposer de l’argument de l’appelante fondé sur la simulation.

 

[34]           Les procureurs de l’appelante ont cependant fait valoir que le juge de la CCI a mal apprécié le témoignage de l’intimée. Selon eux, l’ampleur des sommes qui ont été transférées dans son compte et la durée du stratagème font en sorte qu’elle a nécessairement dû réaliser qu’elle participait à une opération de camouflage ayant pour but de berner les créanciers. Il y a à tout le moins aveuglement volontaire.

 

[35]           Je reconnais que la décision du juge de la CCI quant à l’état d’esprit de l’intimée peut sembler surprenante. Par contre, force est de constater qu’il a cru l’intimée lorsqu’elle a affirmé qu’elle ne faisait qu’accélérer le processus d’encaissement des chèques de monsieur Dupuis et qu’elle n’avait aucune idée de sa situation financière. Les constatations de fait d’un juge de première instance fondées sur la crédibilité des témoins ne peuvent être infirmées en appel en l’absence d’une erreur manifeste et dominante (Geffen c. Succession Goodman, [1991] 2 R.C.S. 353, aux pp. 388 et 389).

 

[36]           Contrairement au juge de la CCI, nous n’avons pas eu l’avantage d’entendre et d’observer l’intimée pendant son témoignage ni son conjoint monsieur Dupuis, qui a aussi témoigné (Housen c. Nikolaisen, 2002 SCC 33, au para. 25). Le juge de la CCI a conclu que l’intimée a été manipulée par ce dernier au point de ne pas avoir été consciente des conséquences de son rôle et il m’est impossible d’exclure que cela puisse en effet avoir été le cas. Il s’ensuit que cette conclusion échappe à notre pouvoir d’intervention.

 

[37]           Puisque l’intimée, compte tenu de son état d’esprit, n’a pu acquiescer à un acte simulé, l’article 1451 du C.c.Q. ne saurait s’appliquer.

 

[38]           Je rejetterais l’appel avec dépens.

« Marc Noël »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

          Johanne Gauthier j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

          Robert M. Mainville j.c.a. »


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


Dossier :

                                                            A-484-12

(APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE ALAIN TARDIF DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DU 18 OCTOBRE 2012, N° DU DOSSIER 2010-862(IT)G.)

 

DOSSIER :

A-484-12

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. DANIELLE LEMIRE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                                Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 13 septembre 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                          

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 18 OCTOBRE 2013

 

 

COMPARUTIONS :

Sophie-Lyne Lefebvre

Benoît Mandeville

 

Pour l'appelante

 

 

Serge Fournier

Étienne Retson Brisson

 

Pour l'intimée

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'appelante

 

BCF s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

Pour l'intimée

 

 

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