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Date : 20131018


Dossier :

A-483-12

 

Référence : 2013 CAF 241

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

et

9101-2310 QUÉBEC INC.

 

intimée

 

Audience tenue à Montréal (Québec), le 9 septembre 2013.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2013.

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                                                  LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                                                  

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

                                                                                                                                                           

 

 


Date : 20131018


Dossier :

A-483-12

 

Référence : 2013 CAF 241

CORAM :     

LE JUGE NOËL

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

 

 

ENTRE :

SA MAJESTÉ LA REINE

 

appelante

et

9101-2310 QUÉBEC INC.

 

intimée

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE NOËL

[1]         Il s’agit d’un appel dirigé à l’encontre d’une décision rendue par le juge Archambault de la Cour canadienne de l’impôt (juge de la CCI) par laquelle il a accueilli l’appel de 9101-2310 Québec Inc. (l’intimée ou 2310) à l’encontre d’une cotisation établie en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985, ch. 1 (5e suppl.) (la Loi).

 

[2]         Cette disposition a pour but de faciliter le recouvrement de l’impôt dû et impayé en rendant le bénéficiaire d’un transfert de bien effectué par un débiteur fiscal solidairement responsable de la dette de ce dernier jusqu’à concurrence de la valeur du bien transféré. En l’occurrence, la cotisation en litige tient 2310 solidairement responsable de la dette fiscale d’Alain-Guy Garneau (M. Garneau ou le débiteur fiscal) suite au dépôt d’une somme de 305 441,32 $ appartenant au débiteur fiscal dans le compte bancaire de 2310 au cours de l’année 2002.

 

[3]         Le juge de la CCI a annulé la cotisation au motif qu’aucun transfert n’avait eu lieu parce que l’entente entre les parties était à l’effet que la somme en question demeurait celle du débiteur fiscal malgré ce dépôt.

 

[4]         Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis d’accueillir l’appel puisque compte tenu de la preuve, il y a eu simulation au sens de l’article 1451 du Code civil du Québec, L.R.Q. c. C-1991 (C.c.Q.) et qu’en vertu de l’article 1452 du C.c.Q., la cotisation émise à l’encontre de l’intimée est valide même si la propriété de la somme est demeurée inchangée.

 

MISE EN CONTEXTE

[5]         Au cours de l’année 2002, une compagnie d’assurance a émis et remis à M. Garneau un chèque au montant de 305 441,32 $ à titre d’indemnité pour dommages résultant de la destruction d’un bâtiment lui appartenant suite à un incendie (motifs au paragraphe 5). À cette époque, M. Garneau, résidant de Val-d’Or en Abitibi, avait de nombreux démêlés judiciaires tant sur le plan civil que, semble-t-il, criminel (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 294, lignes 1 à 13). En plus d’être endetté envers le fisc, M. Garneau devait des sommes importantes à la Banque fédérale de développement (BFD), laquelle avait déjà saisi certains de ses actifs (motifs aux paragraphes 5 et 10; témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 348 et à la page 293, lignes 12 à 17).

 

[6]         L’intimée a fait valoir devant le juge de la CCI que le produit de l’assurance reçu par M. Garneau aurait été saisi par la BFD s’il avait été déposé dans son compte bancaire. Le juge de la CCI a accepté ce témoignage (motifs au paragraphe 5). De fait, M. Garneau ne possédait pas de compte bancaire personnel, de crainte de se le faire saisir (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 aux pages 295 et 296). Il désirait tout de même avoir accès à cet argent. C’est dans ce contexte que M. Garneau a accepté de s’en remettre à Daniel Pratte, un ami de longue date, qui lui avait offert de déposer la somme dans le compte bancaire de 2310, société détenue par M. Pratte dans laquelle M. Garneau n’avait aucun intérêt et avec laquelle il n’avait aucun lien apparent (motifs au paragraphe 5; témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 317, lignes 12 à 25).

 

[7]         M. Pratte a décrit les circonstances qui ont mené au dépôt dans le compte de 2310 comme suit (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 295, lignes 15 à 25 et à la page 296, lignes 1 et 2) :

 

C’est sorti que le … Ça se passe à Amos puis à un moment donné Alain vient puis il dit : « Regarde, j’ai réglé. » Il nous dit ça là. On prend une bière le vendredi ou le jeudi : « J’ai réglé, bla, bla. » Puis après ça, à un moment donné, on est tout seul puis là il dit : « Bon, j’ai un chèque de 305 000 $ puis je n’ai pas de compte de banque. » Parce que là, la situation est connue là, tu sais? Le bloc est saisi, je pense, à ce moment-là. Ça fait que moi je réfléchis puis je lui dis : « Bien, peut-être qu’une de mes compagnies pourrait te donner un coup de main puis le déposer dedans puis le gérer pour toi. …

 

[8]         Le chèque fut déposé dans le compte de 2310. Le juge de la CCI n’explique pas comment le chèque fut transmis, mais selon la preuve, M. Garneau aurait endossé et remis le chèque tiré par la compagnie d’assurance et émis en son nom à M. Pratte qui l’aurait ensuite déposé dans le compte de 2310 (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 296, lignes 7 à 11, à la page 298, lignes 19 à 25 et à la page 299, lignes 1 à 7; bordereau de dépôt, dossier d’appel, vol. 1 à la page 154).

 

[9]         Afin de confirmer le fait que la somme demeurait sienne, M. Garneau a signé une lettre adressée à M. Pratte en tant que président de 2310, portant la date du 23 mars 2002 dont le contenu se lit (dossier d’appel, vol. 1 à la page 70) :

 

Par la présente, je vous demande par l’entremise de votre société, de gérer l’argent que je dépose dans votre compte dont le but est de payer mes comptes déjà dus et ceux à venir.

 

Je vous relève donc de la responsabilité des impôts et autres implications des retombées qui pourraient en découler.

 

 

[10]     M. Pratte a expliqué que c’est lui qui a exigé cette lettre. Il rapporte ainsi les propos qu’il aurait tenus à M. Garneau à ce sujet (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 296, lignes 11 à 17) :

 

Bon, bien signe moi un papier comme quoi que regarde, moi je n’ai rien à voir. Je vais le mettre dans ce compte-là parce qu’il faut un compte de banque puis quand tu vas me demander des chèques, je vais te faire des chèques pour ton montant, parce que je ne veux pas que ça ait aucun impact sur la vie …

 

 

[11]     M. Garneau a fini par régler son litige avec la BFD laquelle semble avoir accepté un montant moindre que celui qu’elle tentait de recouvrer (idem à la page 296, lignes 24 et 25 et à la page 297, lignes 1 à 3). La preuve a révélé que même après ce règlement, 2310 est demeurée détentrice de ce qui restait de la somme déposée, et ce jusqu’à épuisement. Lorsqu’on lui a demandé pourquoi le montage était demeuré en place, M. Pratte a expliqué qu’après le règlement les affaires de
M. Garneau n’allaient pas « bien mieux » (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 à la page 310, ligne 16).

 

[12]     La somme déposée a été déboursée par 2310 selon les directives de M. Garneau et comme bon lui semblait. Un peu plus de la moitié du montant a été utilisée pour payer la somme qu’il a accepté de verser à la BFD (motifs au paragraphe 6). Des dépenses courantes encourues par
M. Garneau furent aussi défrayées et une partie importante a été retournée à M. Garneau et à ses enfants (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 aux pages 336 à 341; chèques et conciliation, dossier d’appel, vol. 1 aux pages 113, 199 à 201, 203, 204, 214).

 

[13]     La preuve a révélé que M. Garneau a eu accès à une carte de débit pendant une courte période de temps, mais M. Pratte a affirmé avoir effectué tous les retraits (témoignage de M. Pratte, transcription, dossier d’appel, vol. 2 aux pages 334 et 335).

 

[14]     M. Garneau a fait faillite en 2007 et sa dette fiscale est demeurée impayée.

 

[15]     Tenant pour acquis que le dépôt de la somme dans le compte de 2310 avait donné lieu à un transfert au sens du paragraphe 160(1) de la Loi, le Ministre du Revenu national (le ministre) a émis une cotisation tenant 2310 solidairement responsable de la dette fiscale de M. Garneau qui se chiffrait à 63 433,46 $ au moment du dépôt.

 

[16]     Le seul moyen invoqué par l’intimée à l’encontre de cette cotisation dans l’avis d’appel qui fut déposé devant la Cour canadienne de l’impôt était qu’il y avait absence de lien de dépendance entre le débiteur fiscal et 2310 au moment du dépôt (avis d’appel, dossier d’appel, vol. 1 à la page 51). Ce n’est que lors du procès que la question de savoir s’il y avait eu ou non transfert de la propriété de la somme déposée a été soulevée. C’est dans ce contexte que la lettre du 23 mars 2002 fut déposée par M. Pratte afin de démontrer que la somme était demeurée celle de M. Garneau.

 

[17]     La preuve a par ailleurs révélé que M. Garneau s’était départi d’autres actifs pendant la même période et que le paragraphe 160(1) fut aussi invoqué à l’égard de ces transferts (témoignage de Nathalie Launier, dossier d’appel, vol. 2 à la page 379, lignes 15 à 23).

 

[18]     Cette disposition se lit comme suit :

 

 (1) Lorsqu’une personne a, depuis le 1er mai 1951, transféré des biens, directement ou indirectement, au moyen d’une fiducie ou de toute autre façon à l’une des personnes suivantes :

 

*                 a) son époux ou conjoint de fait ou une personne devenue depuis son époux ou conjoint de fait;

 

 

*                 b) une personne qui était âgée de moins de 18 ans;

*                  

*                 c) une personne avec laquelle elle avait un lien de dépendance,

*                  

les règles suivantes s’appliquent :

 

*                 d) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement d’une partie de l’impôt de l’auteur du transfert en vertu de la présente partie pour chaque année d’imposition égale à l’excédent de l’impôt pour l’année sur ce que cet impôt aurait été sans l’application des articles 74.1 à 75.1 de la présente loi et de l’article 74 de la Loi de l’impôt sur le revenu, chapitre 148 des Statuts revisés du Canada de 1952, à l’égard de tout revenu tiré des biens ainsi transférés ou des biens y substitués ou à l’égard de tout gain tiré de la disposition de tels biens;

*                  

*                 e) le bénéficiaire et l’auteur du transfert sont solidairement responsables du paiement en vertu de la présente loi d’un montant égal au moins élevé des montants suivants :

 

 

*             (i) l’excédent éventuel de la juste valeur marchande des biens au moment du transfert sur la juste valeur marchande à ce moment de la contrepartie donnée pour le bien,

 

 

*             (ii) le total des montants dont chacun représente un montant que l’auteur du transfert doit payer en vertu de la présente loi au cours de l’année d’imposition dans laquelle les biens ont été transférés ou d’une année d’imposition antérieure ou pour une de ces années;

*              

aucune disposition du présent paragraphe n’est toutefois réputée limiter la responsabilité de l’auteur du transfert en vertu de quelque autre disposition de la présente loi.

 

[…]

 

 (1) Where a person has, on or after May 1, 1951, transferred property, either directly or indirectly, by means of a trust or by any other means whatever, to

 

 

                  (a) the person’s spouse or common-law partner or a person who has since become the person’s spouse or common- law partner,

 

*                 (b) a person who was under 18 years of age, or

*                  

*                 (c) a person with whom the person was not dealing at arm’s length,

*                  

the following rules apply:

 

*                 (d) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay a part of the transferor’s tax under this Part for each taxation year equal to the amount by which the tax for the year is greater than it would have been if it were not for the operation of sections 74.1 to 75.1 of this Act and section 74 of the Income Tax Act, chapter 148 of the Revised Statutes of Canada, 1952, in respect of any income from, or gain from the disposition of, the property so transferred or property substituted therefor, and

 

 

 

 

                  (e) the transferee and transferor are jointly and severally liable to pay under this Act an amount equal to the lesser of

 

 

 

 

*             (i) the amount, if any, by which the fair market value of the property at the time it was transferred exceeds the fair market value at that time of the consideration given for the property, and

*              

*             (ii) the total of all amounts each of which is an amount that the transferor is liable to pay under this Act in or in respect of the taxation year in which the property was transferred or any preceding taxation year,

 

 

 

but nothing in this subsection shall be deemed to limit the liability of the transferor under any other provision of this Act.

 

 

DÉCISION DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT

[19]     Le juge de la CCI a consacré la majorité de ses motifs aux arguments de l’appelante (intimée devant lui) basés sur la décision de notre Cour dans Canada c. Livingston, 2008 CAF 89 (Livingston). Il a rejeté de façon catégorique l’argument selon lequel cette décision aurait établi que tout dépôt effectué par un débiteur fiscal qui cherche à éluder le paiement de l’impôt dans le compte d’une personne liée donne lieu à un transfert au sens du paragraphe 160(1).

 

[20]     Selon le juge de la CCI, le dépôt d’une somme d’argent dans le compte d’autrui peut faire preuve d’un transfert, mais ce n’est pas nécessairement le cas (motifs au paragraphe 58). Pour qu’il y ait transfert aux fins du paragraphe 160(1), il faut que le cédant ait l’intention de transférer la propriété de la somme déposée en faveur du cessionnaire (motifs au paragraphe 82). En d’autres mots, il doit y avoir transfert de la propriété de la somme en question.

 

[21]     Par ailleurs, si la règle énoncée dans Livingston est à l’effet que le dépôt d’une somme dans le compte d’autrui constitue un transfert même si le débiteur fiscal demeure propriétaire de la somme déposée, comme l’affirment les procureurs de l’appelante, cette décision se démarque de l’état du droit et a été rendue sans égard à l’approche traditionnelle et aux précédents jurisprudentiels applicables en la matière (motifs au paragraphe 47). Le juge de la CCI rejette l’interprétation proposée par les procureurs de l’appelante (motifs au paragraphe 58).

 

[22]     Après analyse des faits et du droit, le juge de la CCI vient à la conclusion qu’aucun transfert de propriété à 2310 n’avait eu lieu malgré le dépôt dans le compte de 2310.

 

[23]     En effet, M. Garneau n’avait aucune intention de transférer à 2310 la propriété de la somme. Bien que la manœuvre avait pour but de dissimuler le fait que cette somme faisait partie du patrimoine du débiteur fiscal face à la BFD afin d’empêcher qu’elle soit saisie, l’entente telle que reflétée par la lettre du 23 mars 2002 était à l’effet que le débiteur fiscal demeurait propriétaire de cet argent, lequel devait être déboursé selon ses directives dans le cadre d’un mandat régi par le C.c.Q. C’est donc qu’il n’y a pas eu transfert au sens du paragraphe 160(1).

 

[24]     Quant au lien de dépendance requis par l’alinéa 160(1)c), le juge de la CCI s’est prononcé comme suit (motifs au paragraphe 83) :

 

[…], comme il n'y a pas eu de transfert de propriété entre les deux parties, il est difficile de déterminer comment on pourrait établir l'existence d'un lien de dépendance de fait entre 2310 et M. Garneau. Il n'existait aucun lien de dépendance légale entre les parties, étant donné que M. Garneau et M. Pratte n'avaient aucun lien de parenté entre eux. En vertu du contrat de mandat, 2310 était tenue d'exécuter les directives données par M. Garneau, à savoir celles d'effectuer le paiement de ses dettes. Il n'y a aucune raison dans de telles circonstances de s'intéresser à la notion de lien de dépendance puisque, par définition, un mandataire doit toujours suivre les directives de son mandant et que, aux fins fiscales, il n'existe aucune cession qui a été faite entre les deux.

 

 

[25]     Compte tenu de l’effet recherché par le dépôt de la somme dans le compte de 2310, et de l’entente du 23 mars 2002 qui confirmait que malgré le dépôt M. Garneau demeurait propriétaire de la somme, le juge de la CCI a senti le besoin d’ajouter de son propre chef quelques mots sur la simulation en droit québécois (motifs aux paragraphes 67 et 68) :

 

[67]      Il n'y a pas de doute que, si M. Garneau avait prétendu auprès des autorités fiscales que la somme remise à 2310 ne se trouvait plus dans son patrimoine parce qu'il y avait eu transfert de propriété et s'il leur avait remis un contrat apparent ou un document appuyant cette description de l'opération alors qu'en vertu d'une contre-lettre il existait un contrat de mandat, la situation aurait été différente. Le ministre aurait pu alors se prévaloir du contrat apparent pour recouvrer les sommes qui lui étaient dues en établissant une cotisation en vertu du paragraphe 160(1) de la Loi et, en vertu de l'article 1451 et suiv. du [C.c.Q.], ne pas tenir compte du contrat occulte. À cet égard, voir notamment la décision que j'ai rendue dans l'affaire Bolduc c. La Reine, [2002] A.C.I. no 664 (QL), 2003 DTC 221, décision que la Cour d'appel fédérale a confirmée à 2003 CAF 411, 2003 DTC 5735, [2004] 2 C.T.C. 173. Notons ici qu'il n'a été allégué dans la réponse à l'avis d'appel aucune simulation dans la remise par M. Garneau de la somme de 305 441,32 $ à 2310. La preuve présentée à l'audience n'a pas non plus révélé l'existence d'une telle simulation.

 

[68]      Il est important de noter que la somme déposée dans le compte bancaire de 2310 a servi à acquitter des dettes de M. Garneau ou de certains membres de sa famille. Dans un tel cas, il est difficile de comprendre comment un tiers aurait pu croire que les paiements effectués par 2310 étaient des paiements pour son compte, étant donné que le créancier savait pertinemment que le débiteur était M. Garneau ou l'un des membres de sa famille et non pas 2310. Donc, il n'y a pas lieu ici de conclure à l'existence d'une simulation.

 

 

POSITION DES PARTIES

[26]     L’appelante soutient d’abord que le juge de la CCI a erré dans son interprétation de la notion de transfert aux fins de l’application du paragraphe 160(1) et qu’il n’a pas respecté l’objet et l’esprit de cette disposition. L’objectif du paragraphe 160(1) est d’empêcher que l’on puisse faire échec aux efforts déployés par le ministre pour percevoir les impôts qui lui sont dus (mémoire de l’appelante au paragraphe 41). Selon l’appelante, le juge de la CCI devait donner effet à la décision de notre Cour dans Livingston qui établit, selon elle, que tout dépôt par un débiteur fiscal dans le compte bancaire d’une autre personne constitue un transfert au sens de l’article 160 (mémoire de l’appelante au paragraphe 43).

 

[27]     Dans un autre ordre d’idée, l’appelante maintient que l’objectif visé par le débiteur fiscal était d’éviter l’emprise de ses créanciers et qu’afin d’atteindre cet objectif il fallait nécessairement qu’il y ait transfert de propriété du moins en apparence (mémoire de l’appelante au paragraphe 46).

 

[28]     S’il y a mandat comme l’a conclu le juge de la CCI, l’appelante soumet qu’il n’est pas opposable au ministre (mémoire de l’appelante aux paragraphes 54 et 60). En effet, en permettant que la somme soit déposée dans son propre compte, 2310 a agi comme prête-nom et a permis au débiteur fiscal de camoufler face aux tiers, dont la BFD, le fait qu’il était propriétaire de cette somme (mémoire de l’appelante au paragraphe 58). Il s’ensuit que le ministre pouvait, conformément aux articles 1451 et 1452 du C.c.Q., se prévaloir du transfert apparent entre les parties (mémoire de l’appelante au paragraphe 63).

 

[29]     Par ailleurs, la preuve révèle qu’il existait un lien de dépendance entre M. Pratte et 2310 d’une part et le débiteur fiscal d’autre part puisque même s’ils ne sont pas des personnes liées par le sang ou par liens conjugaux, tous agissaient de concert afin de permettre au débiteur fiscal de cacher ses avoirs (mémoire de l’appelante aux paragraphes 76 et 77).

[30]     L’appelante a ajouté lors de l’audition que de toute façon le mandat conféré à M. Pratte avait un objet illicite, et que compte tenu de l’article 1413 du C.c.Q., le juge de la CCI ne pouvait y donner effet. Elle cite à cet égard la décision de la Cour d’appel du Québec dans Durand c. Drolet, 1993 CanLII 4058 (QC CA) à la page 11.

 

[31]     L’intimée, pour sa part, soumet que le juge de la CCI a tiré la bonne conclusion. Le paragraphe 160(1) de la Loi ne peut s’appliquer en l’absence d’un transfert de la propriété de la somme déposée dans son compte. En l’occurrence, puisque le patrimoine de chacune des parties est demeuré inchangé, il ne peut y avoir eu transfert et le paragraphe 160(1) ne saurait s’appliquer (mémoire de l’intimée au paragraphe 29).

 

[32]     Selon elle, il est faux de prétendre que le seul motif de l’entente était de soustraire du patrimoine du débiteur fiscal le montant du chèque de 305 441,32 $ (mémoire de l’intimée au paragraphe 32). Le but était aussi de laisser plus de temps au débiteur fiscal pour régler son litige avec la BFD et « surtout » de pallier au fait que ce dernier n’avait pas de compte bancaire (mémoire de l’intimée au paragraphe 34).

 

[33]     Finalement, on ne peut parler de contre-lettre puisque les transactions mises en œuvre ne laissent pas croire qu’il y a eu transfert de propriété. Au contraire, le seul contrat entre les parties est celui du mandat tel que reflété par la lettre du 23 mars 2002 (mémoire de l’intimée au paragraphe 36).

 

 

ANALYSE ET DÉCISION

[34]     Il suffit pour disposer de l’appel de s’en remettre au témoignage de M. Pratte devant le juge de la CCI selon lequel le chèque lui fut remis et déposé dans le compte de 2310 afin d’éviter que la somme soit saisie entre les mains du débiteur fiscal. La seule inférence que l’on peut tirer de ce témoignage est que la BFD aurait saisi cette somme si M. Garneau avait laissé voir qu’elle lui appartenait. En l’occurrence, en remettant le chèque endossé à M. Pratte pour qu’il le dépose dans le compte de 2310, le débiteur fiscal a fait en sorte que cet argent semble être celui de 2310 malgré le fait que selon l’entente conclue avec M. Pratte, la somme lui appartenait. Il s’agit-là d’une simulation au sens de l’article 1451 du C.c.Q. :

 

1451. Il y a simulation lorsque les parties conviennent d'exprimer leur volonté réelle non point dans un contrat apparent, mais dans un contrat secret, aussi appelé contre-lettre.

 

Entre les parties, la contre-lettre l'emporte sur le contrat apparent.

 

1451. Simulation exists where the parties agree to express their true intent, not in an apparent contract, but in a secret contract, also called a counter letter.

 

Between the parties, a counter letter prevails over an apparent contract.

 

 

 

[35]     Le ministre, lorsqu’il exerce une mesure de recouvrement, peut se prévaloir du contrat apparent tout autant que l’aurait pu la BFD (Transport H. Cordeau Inc. c. Canada, [1999] A.C.F. no 1659 (CAF) (QL); Garas c. Canada (Procureur général), 2009 QCCS 2838, conf. par 2011 QCCA 528; Vigneault c. Canada, [2001] A.C.I. no 880 (QL); Bolduc c. Canada, [2002] A.C.I. no 664 (QL), conf. par 2003 CAF 411). C’est ce qui découle de l’article 1452 du C.c.Q. :

 

1452. Les tiers de bonne foi peuvent, selon leur intérêt, se prévaloir du contrat apparent ou de la contre-lettre, mais s'il survient entre eux un conflit d'intérêts, celui qui se prévaut du contrat apparent est préféré.

 

1452. Third persons in good faith may, according to their interest, avail themselves of the apparent contract or the counter letter; however, where conflicts of interest arise between them, preference is given to the person who avails himself of the apparent contract.

 

 

[36]     Le fait que M. Pratte ait déclaré devant le juge de la CCI ne pas avoir été au courant de la dette fiscale de M. Garneau (motifs au paragraphe 10) importe peu aux fins de l’application du paragraphe 160(1) (Wannan c. Canada, 2003 CAF 423 au paragraphe 3). M. Garneau était lui bien au courant de cette dette et ce qui importe pour nos fins, c’est que lui et M. Pratte savaient que la manœuvre était susceptible d’avoir l’effet recherché à l’égard de tout créancier non informé. Je rappelle à cet égard que M. Pratte a expliqué lors de son témoignage que le reste des sommes détenues dans le compte de 2310 ne fut pas retourné à M. Garneau suite au règlement avec la BFD précisément parce que ce dernier était toujours en difficulté financière (témoignage de M. Pratte, transcription, vol. 2 à la page 310, ligne 16). La seule conclusion qui peut être tirée de ce témoignage est que le montage demeurait utile à vis-à-vis d’autres créanciers.

 

[37]     Contrairement à ce que dit le juge de la CCI au paragraphe 67 de ses motifs, le débiteur fiscal n’avait pas à « prétendre » auprès des autorités fiscales que la somme ne lui appartenait pas pour que l’article 1452 opère en faveur du ministre. Il suffit qu’il ait créé l’apparence face aux tiers que la somme était celle de 2310 alors qu’en réalité elle faisait partie de son patrimoine.

 

[38]     Le commentaire du juge de la CCI au paragraphe 68 de ses motifs selon lequel il est difficile de comprendre comment un tiers aurait pu être leurré par la manœuvre est contraire à la preuve puisque le but recherché face à la BFD – tel qu’il l’a lui-même identifié – a été atteint. Par ailleurs, tel que dit précédemment, la seule raison pour laquelle le montage est demeuré en place après le règlement avec la BFD est qu’il gardait ses effets face à d’autres créanciers.

 

[39]     Quant à l’existence d’un lien de dépendance entre le débiteur fiscal d’une part et M. Pratte et sa société de l’autre, la preuve ne pourrait être plus claire. M. Pratte, en permettant au débiteur fiscal d’utiliser le compte bancaire de 2310 afin de dissimuler le fait qu’il était le propriétaire réel de la somme déposée, agissait de concert avec ce dernier et strictement à titre d’accommodateur (témoignage de M. Pratte, dossier d’appel, vol. 2 à la page 303, lignes 18 à 25). L’existence d’un lien de dépendance peut découler de la relation juridique des parties ou du contexte factuel (Swiss Bank Corporation c. M.R.N., [1974] R.C.S. 1144). Selon les faits, le débiteur fiscal ne transigeait pas à distance avec M. Pratte et sa société.

 

[40]     Finalement, il est vrai que le ministre n’a pas allégué simulation dans sa réponse à l’avis d’appel, mais ceci ne fait pas obstacle à l’argument de l’appelante (motifs au paragraphe 67). En effet, le fait que la manœuvre avait pour but de soustraire le montant du chèque des avoirs du débiteur fiscal face à ses créanciers découle de la preuve présentée devant le juge de la CCI et il devait tirer une conclusion conforme à cette preuve. À mon avis, le juge de la CCI a tiré une conclusion contraire à la preuve en jugeant qu’il n’y a pas eu simulation.

 

[41]     Il s’ensuit que le ministre est en droit de s’en remettre à l’apparence de transfert créée par le dépôt de la somme dans le compte de 2310 et ce, malgré la lettre du 23 mars 2002 qui confirme le contraire. La responsabilité de 2310 est dès lors engagée par l’effet combiné de l’article 1452 du C.c.Q. et du paragraphe 160(1) de la Loi.

- l’arrêt Livingston

[42]     Je crois tout de même utile de commenter brièvement l’impact de la décision de notre Cour dans Livingston sur la présente affaire compte tenu de l’importante controverse que cette décision a soulevée comme en font foi les motifs du juge de la CCI (motifs, aux paragraphes 41 à 66).

 

[43]     Avant d’aborder cette décision, il est utile de citer la définition du mot « bien » qui apparaît au paragraphe 248(1) de la Loi :

 

« biens » - « biens » Biens de toute nature, meubles ou immeubles, corporels ou incorporels, y compris, sans préjudice de la portée générale de ce qui précède :

 

a) les droits de quelque nature qu’ils soient, les actions ou parts;

 

b) à moins d’une intention contraire évidente, l’argent;

 

c) les avoirs forestiers;

 

 

d) les travaux en cours d’une entreprise qui est une profession libérale.

 

property” – “property” means property of any kind whatever whether real or personal or corporeal or incorporeal and, without restricting the generality of the foregoing, includes

 

(a) a right of any kind whatever, a share or a chose in action,

 

(b) unless a contrary intention is evident, money,

 

(c) a timber resource property, and

 

(d) the work in progress of a business that is a profession;

 

[44]     Un bref commentaire sur le rôle du droit des provinces dans l’application de la Loi est aussi de mise. L’état du droit est à l’effet qu’à moins que le législateur fédéral se dissocie du rôle supplétif du droit privé des provinces (voir l’article 8.1 de la Loi d’interprétation, L.R.C. (1985), ch. I-21), il y a transfert de la propriété d’un bien aux fins de la loi lorsqu’il y a changement de propriété en vertu du droit civil du Québec ou de la common law de chacune des autres provinces canadiennes, selon que la cause soit mue au Québec ou ailleurs au Canada.

 

[45]     Selon le C.c.Q., la propriété est le droit d’user, de jouir et de disposer librement et complètement d’un bien, sous réserve des limites et des conditions fixées par la Loi (article 947 du C.c.Q.), de sorte que l’intention de se départir de tous ces attributs et une intention concomitante de les acquérir donne lieu à un changement de la propriété du bien en question.

 

[46]     La common law n’offre pas de définition claire de la notion de propriété. Elle comporte cependant deux éléments, le titre légal « legal title » et la propriété bénéficiaire « beneficial ownership » qui confèrent des droits de nature très distincte. Comme la décision de la Cour suprême dans Pecore c. Pecore, [2007] 1 R.C.S. 795 (Pecore) le fait voir, seule une perspective historique permet de comprendre la nature de ces droits (Pecore au paragraphe 84) :

 

[…] Au XVe siècle, il n’était pas inhabituel, en Angleterre, qu’un propriétaire foncier convienne de transférer son titre de propriété à une personne qui, à son tour, acceptait de le détenir au profit du propriétaire et suivant ses directives, ce qui avait pour effet de séparer l’intérêt en common law [i.e. titre légal] et l’intérêt bénéficiaire. Cette pratique permettait d’éviter le paiement de l’impôt féodal exigible lors de la transmission d’un bien-fonds à un héritier.

 

 

[47]     Il n’est pas nécessaire pour nos fins d’explorer plus avant ces deux formes de propriété en common law si ce n’est que pour constater que malgré la dualité (Pecore au paragraphe 4) :

 

[…] Le propriétaire bénéficiaire d’un bien est [TRADUCTION] « le véritable propriétaire du bien même si ce dernier n’est pas à son nom » : Csak c. Aumon (1990), 69 D.L.R. (4th) 567 (H.C.J. Ont.), p. 570. […]

 

 

[48]     Ceci explique pourquoi pour fins fiscales lorsque la common law constitue le droit supplétif, c’est la propriété bénéficiaire qui importe et le titre légal a peu d’incidence (voir par exemple les causes suivantes qui confirment que lorsque ces deux formes de propriété sont scindées, il ne peut y avoir disposition – i.e. vente – aux fins de la Loi, sans que le vendeur se départisse de la propriété bénéficiaire « beneficial ownership » du bien : M.N.R. v. Wardean Drilling Limited, 69 D.T.C. 5194 (Cour de l’Échiquier); The Queen v. Henuset Bros. Ltd., 1977 C.T.C. 228, 77 D.T.C. 5169 (CCI); Kamsel leasing Inc. c. Canada (M.N.R.), [1993] A.C.I. no 12 (QL); Gartz c. Canada, [1994] A.C.I. no 240 (QL)).

 

[49]     Livingston traite d’une situation semblable à celle ici en cause, mais dont les faits sont survenus en Colombie-Britannique. Afin de permettre à la débitrice fiscale de cacher des sommes au fisc et d’éviter une saisie, Mme Livingston a accepté que cette dernière dépose son argent dans son compte bancaire. La manœuvre a fonctionné et la débitrice fiscale a éventuellement fait faillite sans payer les impôts dont elle était redevable. Se fondant sur le paragraphe 160(1), le ministre a tenu Mme Livingston solidairement responsable de la dette de la débitrice fiscale en alléguant qu’il y avait eu transfert des sommes déposées dans son compte bancaire.

 

[50]     La Cour d’appel a confirmé le bien-fondé de la cotisation. Ce faisant, elle a rejeté l’argument de l’appelante selon lequel il n’y avait pas eu transfert parce que la propriété bénéficiaire « beneficial ownership » des sommes déposées était demeurée celle de la débitrice fiscale (Livingston au paragraphe 20).

 

[51]     Se fondant sur une interprétation contextuelle du paragraphe 160(1), la Cour a conclu que le transfert du titre légal « legal title » des sommes déposées par la débitrice fiscale à Mme Livingston était suffisant, compte tenu des circonstances, pour permettre l’application du paragraphe 160(1). Malgré le fait que cette disposition s’applique sans égard à l’intention des parties, la Cour a qualifié de « crucial » le fait que Mme Livingston et la débitrice fiscale avaient agi de connivence dans le but de léser le fisc (Livingston au paragraphe 12).

 

[52]     L’essentiel de l’argument soulevé par Mme Livingston et du raisonnement de la Cour pour en disposer ressort des paragraphes suivants (Livingston aux paragraphes 20, 21 et 22) :

 

[20]      L'intimée soutient que le dépôt de sommes sur un compte bancaire ne constitue pas en soi un transfert de biens au titulaire de ce compte : l'auteur du transfert doit aussi se dessaisir des sommes déposées sur le compte, ce qui, fait-elle valoir, ne s'est en l'occurrence jamais produit. Il s'ensuit, selon l'intimée, qu'il n'y a pas eu transfert de biens et qu'elle n'a pas acquis le titre de bénéficiaire des fonds déposés, qui est resté à Mme Davies. L'intimée demande par conséquent à la Cour de conclure que Mme Davies a constitué une fiducie résultoire. Cet argument ne me convainc en rien.

 

[21]      Le dépôt de sommes sur le compte bancaire d'une autre personne constitue un transfert de biens. Rappelons, pour lever toute ambiguïté, que le dépôt de sommes par Mme Davies sur le compte de l'intimée permettait à cette dernière de les en retirer n'importe quand. Le bien transféré était le droit d'exiger de la banque qu'elle remette à l'intimée la totalité des sommes déposées. La valeur de ce droit était la valeur totale desdites sommes.

 

[22]      En outre, il y a transfert de biens pour l'application de l'article 160 même si la propriété bénéficiaire ou effective n'a pas été transférée. Le paragraphe 160(1) s'applique à tout transfert de biens – « au moyen d'une fiducie ou de toute autre façon ». Par conséquent, ce paragraphe définit le transfert à une fiducie comme un transfert de biens. Il est certain que, même si l'auteur du transfert est le bénéficiaire de la fiducie, le titre juridique a été transféré au fiduciaire. Il s'agit donc là d'un transfert de biens pour l'application du paragraphe 160(1), qui, après tout, a entre autres pour objet d'empêcher l'auteur du transfert de cacher ses biens, y compris derrière une fiducie, pour éviter que l'[Agence du revenu du Canada] ne les saisisse. Par conséquent, il n'est pas nécessaire d'examiner l'argument de l'intimée selon lequel Mme Davies a conservé le titre de bénéficiaire des sommes déposées.

 

[Mon soulignement.]

 

 

[53]     La règle qui se dégage de cette décision telle que je la comprends est que le transfert du titre légal « legal title » d’une somme d’argent peut donner lieu à un transfert aux fins du paragraphe 160(1) lorsqu’il a pour but de masquer le fait que le débiteur fiscal détient la propriété bénéficiaire « beneficial ownership » de cette somme et d’ainsi faire échec aux mesures de recouvrement du fisc.

 

[54]     Il n’est pas nécessaire ou opportun de considérer le bien-fondé de cette règle dans le contexte de la présente affaire puisqu’étant issue de la common law, elle ne s’applique pas au Québec. Le juge de la CCI se devait d’analyser la relation juridique entre les parties en fonction du C.c.Q., et c’est ce qu’il a fait.

 

[55]     Suite à cette analyse, il a conclu que M. Pratte détenait les sommes du débiteur fiscal dans le cadre d’un mandat et que la somme était demeurée celle du débiteur fiscal. Cette conclusion trouve assise dans la preuve et donne effet aux dispositions du C.c.Q. qui régissaient cette relation (les articles 2130, 2132, 2133, 2146). Elle est aussi conforme à l’article 911 du C.c.Q. qui traite de l’administrateur qui détient le bien d’autrui. Il s’ensuit que selon le droit civil, la propriété des sommes détenues dans le compte du mandataire demeurait inchangée.

 

[56]     Le juge de la CCI s’est aussi demandé si le droit qui fut conféré au mandataire de retirer de son compte les sommes qui appartenaient au débiteur fiscal pouvait donner lieu à un transfert de bien aux fins du paragraphe 160(1) (motifs au paragraphe 55). Ce droit de retrait est un incident du mandat confié par le débiteur fiscal, et est de la nature d’un droit personnel lorsqu’analysé sous l’angle du droit civil.

 

[57]     Un droit personnel peut être considéré comme un bien au sens des articles 899 à 907 du C.c.Q., – plus précisément un meuble incorporel – dans la mesure où il a une valeur économique quelconque (Pierre-Claude Lafond, Précis de droit des biens, Montréal, Thémis, 2e éd. 2007 à la page 35). En l’occurrence, le juge de la CCI s’est enquis de la valeur économique du droit qu’avait le mandataire d’accéder à l’argent appartenant au débiteur fiscal et a conclu qu’il n’en avait aucune compte tenu de l’obligation qu’avait le mandataire de retirer les sommes au seul bénéfice du débiteur fiscal (motifs au paragraphe 56).

 

[58]     Cette conclusion est conforme à la preuve. La valeur du bien transféré doit s’établir au moment du transfert (Heavyside c. Canada, [1996] A.C.F. no 1608 (C.A.) (QL) au paragraphe 9) et il est impossible d’attribuer une valeur quelconque à ce droit au moment du transfert allégué à moins de retenir l’hypothèse que le mandataire allait utiliser le droit de retrait pour son bénéfice personnel. Or, ceci exige que l’on tienne pour acquis que le mandataire allait agir de façon contraire au mandat qui lui fut conféré. Selon le droit civil, la bonne foi se présume (article 6 de la C.c.Q.) et gouverne la conduite des parties à un contrat pendant sa durée et ce, à compter du moment où il est conclu (article 1375 du C.c.Q.). C’est à bon droit que le juge de la CCI a conclu que le droit de retrait n’avait aucune valeur.

 

[59]     Il s’ensuit que ce droit n’avait pas qualité de bien selon le droit civil et qu’à tout événement l’attribution de ce droit était sans conséquence puisque le paragraphe 160(1) limite la responsabilité du bénéficiaire d’un transfert à la valeur du bien transféré.

 

[60]     Je crois utile d’ajouter que l’unique but du paragraphe 160(1) est de protéger l’intégralité du patrimoine d’un débiteur fiscal. Cette mesure a été décrite comme étant draconienne parce qu’elle s’applique même si un transfert s’effectue de bonne foi – i.e. sans visée fiscale – et permet de récupérer l’impôt auprès d’une personne autre que celle qui en est redevable au premier titre, sans limite dans le temps et sans égard à ce qui a pu advenir du bien transféré ou de sa valeur depuis son transfert. Bref, le paragraphe 160(1) élimine pour le fisc toute vulnérabilité susceptible de découler d’un transfert de biens entre personnes liées pour une contrepartie inférieure à la juste valeur marchande quelles que soient les circonstances donnant lieu au transfert.

 

[61]     Compte tenu du but recherché, il n’y a pas lieu d’appliquer le paragraphe 160(1) lorsque le patrimoine du débiteur fiscal demeure intact. Les difficultés qui découlent de transferts de propriété simulés sont indéniables, mais elles ne sont pas parmi celles que le paragraphe 160(1) a pour but de résoudre. Par contre, les articles 1451 et 1452 du C.c.Q., lesquels ont été conçus afin de faire échec à la simulation, permettent de répondre à ces difficultés, lorsqu’ils sont applicables.

 

[62]     Finalement, je tiens à préciser que notre Cour dans Yates c. Canada, 2009 CAF 50 (Yates) ne donne pas au paragraphe 160(1) l’effet que les procureurs de l’appelant préconisent (mémoire de l’appelante au paragraphe 43). La conclusion de la Cour dans cette affaire est basée sur le fait que M. Yates s’était « départi » "divested himself" de la somme déposée dans le compte de son épouse (Yates au paragraphe 5). Le juge de première instance avait conclu que le dépôt faisait preuve d’un transfert au profit de son épouse (2007 TCC 498, au paragraphe 15). La seule question qui se posait était de savoir si l’épouse avait donné une contrepartie (Yates aux paragraphes 6 à 21).

 

[63]     J’en viens donc à la conclusion que le juge de la CCI a eu raison de rejeter l’argument des procureurs de l’appelante selon lequel Livingston dictait l’issue de l’appel devant lui.

 

DISPOSITION

[64]     Compte tenu de la conclusion à laquelle j’en arrive au paragraphe 41 des présents motifs, j’accueillerais l’appel avec dépens, j’annulerais la décision du juge de la CCI et rendant la décision qu’il aurait dû rendre, je rejetterais l’appel de 2310 avec dépens.

 

« Marc Noël »

j.c.a.

« Je suis d’accord.

          Johanne Gauthier j.c.a. »

 

« Je suis d’accord.

          Robert M. Mainville j.c.a. »

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 


Dossier :

                                                            A-483-12

(APPEL D’UN JUGEMENT DE L’HONORABLE JUGE ARCHAMBAULT DE LA COUR CANADIENNE DE L’IMPÔT DU 12 JUIN 2012, No DU DOSSIER 2009-2880(IT)G.)

 

DOSSIER :

A-483-12

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE c. 9101-2310 QUÉBEC INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

                                                                                                Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

                                                                                                LE 9 SEPTEMBRE 2013

MOTIFS DU JUGEMENT :

                                                                                                LE JUGE NOËL

Y ONT SOUSCRIT :                                                          

LA JUGE GAUTHIER

LE JUGE MAINVILLE

 

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                LE 18 OCTOBRE 2013

COMPARUTIONS :

Sophie-Lyne Lefebvre

Benoît Mandeville

 

Pour l'appelante

 

Simon Corbeil

 

Pour l'intiméE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

Pour l'appelante

 

CAIN LAMARRE CASGRAIN WELLS

Val-d'Or (Québec)

 

Pour l'intiméE

 

 

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