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Date : 20140402


Dossier :

A-338-13

 

Référence : 2014 CAF 89

Présent :         Le juge Stratas

 

ENTRE :

V.I. FABRIKANT

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU

CHEF DU CANADA et

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

 

intimés

 

Requête jugée sur dossier sans comparution des parties.

Ordonnance rendue à Ottawa (Ontario), le 2 avril 2014.

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :                                                                LE JUGE STRATAS

 


Date : 20140402


Dossier :

A-338-13

 

Référence : 2014 CAF 89

Présent :         Le juge Stratas

 

ENTRE :

V.I. FABRIKANT

 

appelant

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU

CHEF DU CANADA et

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

 

intimés

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE STRATAS

[1]               Monsieur Fabrikant est un détenu de l’Établissement Archambault qui n’est pas représenté par avocat. Il présente une requête visant à obtenir une dispense des droits de 50 $ payables pour le dépôt d’un avis d’appel. Les intimés s’y opposent.

 

A.        La compétence de la Cour dans le cadre de la présente requête

 

[2]               Aux termes du paragraphe 71(4) des Règles des Cours fédérales, un avis d’appel ne peut être présenté pour dépôt que si l’appelant proposé a acquitté les droits prévus pour le dépôt. L’article 19 des Règles précise que les droits payables sont établis aux termes du tarif A. Selon le tarif A, les droits payables à l’heure actuelle pour le dépôt d’un avis d’appel s’élèvent à 50 $.

 

[3]               L’article 55 des Règles porte que « [d]ans des circonstances spéciales, la Cour peut, [...] modifier une règle ou exempter une partie ou une personne de son application ».

 

[4]               Compte tenu du pouvoir expressément reconnu à l’article 55, il ne m’est pas nécessaire d’examiner si la compétence de la Cour est aussi fondée sur sa compétence absolue ou inhérente à réglementer sa propre procédure : voir, par exemple, les arrêts Association des compagnies de téléphone du Québec Inc. c. Canada (Procureur général), 2012 CAF 203, aux paragraphes 26 à 29; Canada (Revenu national) c. JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, au paragraphe 48; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance vie RBC, 2013 CAF 50, au paragraphe 35.

 

[5]               Par conséquent, la Cour a compétence pour accorder la réparation demandée. La question qui se pose est celle de savoir si la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder la dispense du paiement des droits de dépôt.

 

B.        Principes régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour

 

[6]               À mon avis, il y a deux principes opposés qui sont au cœur même de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour en ce qui a trait à l’octroi d’une dispense des droits de dépôt. La tâche de la Cour consiste tout d’abord à examiner comment ces deux principes opposés entrent en jeu à la lumière des éléments de preuve produits dans le cadre de la requête.

 

[7]               Ces deux principes opposés sont les suivants :

 

           Le droit de s’adresser à la Cour. Il ne s’agit pas d’un droit illimité et absolu : Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873. Des restrictions raisonnables sont appropriées. Cependant, au moment de considérer l’exercice de son pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense des droits payables, la Cour doit tenir dûment compte du principe de l’accès aux tribunaux. Il constitue « un des piliers de base qui protège les droits et libertés de nos citoyens » : B.C.G.E.U. c. Colombie-Britannique (Procureur général), [1988] 2 R.C.S. 214, au paragraphe 26. À vrai dire, depuis plus de 500 ans, en vertu du système de justice que nous tenons de l’Angleterre, ceux qui sont incapables d’acquitter les frais judiciaires ont été exemptés de le faire : A Means to Help and Speed Poor Persons in their Suits (R.‑U.) (1495) 11 Henry VII ch. 12. Voir également l’analyse dans l’arrêt Vilardell c. Dunham, 2013 BCCA 65, le jugement Polewsky c. Home Hardware Stores Ltd. (2003), 66 O.R. (3d) 600, 229 D.L.R. (4th) 308 (C. div.), et le jugement Toronto Dominion Bank c. Beaton, 2012 ABQB 125.

 

           La nécessité d’exiger des droits pour des services rendus. Cet élément comporte aussi une dimension liée à l’accès à la justice. Les cours ne peuvent rendre justice sans avoir les ressources adéquates. Des droits raisonnables d’utilisation représentent une source de revenus importante nécessaire aux cours pour financer leurs opérations. Il n’y a rien de répréhensible dans le fait d’exiger des personnes qui font appel aux services de la Cour de payer des droits afin de contribuer au coût de ces services. Comme le démontre la loi britannique précitée, des frais judiciaires constituent en outre une caractéristique du système de justice britannique depuis plus de 500 ans.

 

[8]               Au moment d’exercer son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit aller au-delà d’une simple appréciation de ces principes faite à la lumière des éléments de preuve produits dans le cadre de la requête. Le paragraphe 71(4) des Règles impose l’obligation d’acquitter des droits, et ce, sans réserve. L’article 55 des Règles prévoit que la Cour peut déroger à cette obligation seulement dans des « circonstances spéciales ». Pour cette raison, rares sont les cas où la Cour assouplit cette exigence d’acquitter des droits.

 

C.        Insistance sur l’existence d’éléments de preuve suffisamment détaillés et crédibles

 

[9]               Toutes les décisions rendues par la Cour sur ce point ont la forme d’une ordonnance, parfois précédée d’un préambule explicatif et sans motifs. Toutefois, l’examen de ces ordonnances révèle une insistance pour que les éléments de preuve présentés à l’appui de la dispense des droits soient détaillés et crédibles.

 

[10]           Il est beaucoup trop facile pour ceux qui cherchent à obtenir une dispense des droits d’affirmer qu’ils sont pauvres. Il est aussi facile de pousser un peu plus loin et d’affirmer qu’ils sont incapables d’acquitter les droits. Or, ni l’une ni l’autre de ces affirmations, sans plus, ne suffira. Je me suis déjà prononcé dans le contexte similaire de la preuve de préjudice irréparable devant être présentée au soutien d’une requête en sursis : voir mes commentaires en ce sens dans les arrêts Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48, Glooscap Heritage Society c. Ministre du Revenu national, 2012 CAF 255, au paragraphe 31, et Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126.

 

[11]           À mon avis, compte tenu de l’obligation de démontrer l’existence de « circonstances spéciales », seuls des éléments de preuve détaillés et crédibles suffiront. En général, les parties qui cherchent à obtenir une dispense des droits doivent décrire, en détail, leur situation financière, en précisant les montants relatifs aux sources de financement, éléments d’actif et dépenses.

 

D.        Le dossier de preuve en l’espèce

 

[12]           La Cour dispose d’un affidavit souscrit par M. Fabrikant et d’un affidavit souscrit par un assistant juridique membre du personnel du ministère de la Justice.

 

[13]           L’affidavit de l’assistant juridique, présenté par les intimés, comporte simplement en pièce jointe le mémoire des faits et du droit déposé par les intimés dans le dossier A-274-13. Il s’agit, dans ce dossier, de l’appel interjeté par M. Fabrikant à l’égard du rejet d’une autre demande qu’il a présentée pour obtenir une dispense de droits. La pertinence du dossier A-274-13 en l’espèce n’est pas clairement établie. En fait, l’examen de la page 4 de la décision contestée ‑ qui a été rendue par le protonotaire dans le dossier A-274-13 ‑ indique que les éléments de preuve présentés par M. Fabrikant étaient moins détaillés que ceux dont je dispose. Il incombera à une formation de la Cour, dans le cadre du dossier A-274-13, d’examiner les décisions rendues en première instance et de décider s’il existe des motifs justifiant son intervention. Je n’ai pas à trancher cette question dans la présente requête.

 

[14]           Dans son affidavit, M. Fabrikant déclare que, si la dispense des droits n’est pas autorisée, il [traduction] « ne serait plus en mesure de poursuivre la présente affaire, qui est très importante pour [lui] ». Voici les renseignements qu’il présente relativement à sa situation financière, renseignements qui ne sont pas contredits par les intimés :

[traduction]

1.             Cela fait maintenant 21 ans que je suis en prison. Mon salaire officiel en prison est établi à 52,50 $ aux deux semaines. Après toutes les retenues, il me reste 20,93 $ que je peux réellement dépenser. Cela revient à 20,93 $/14 =  1,40 $ par jour. Un appel téléphonique à ma famille coûte 0,57 $. J’avais l’habitude de faire trois appels tous les jours, mais maintenant à cause des nouvelles retenues, je n’en ai plus les moyens. Il ne reste plus d’argent pour les frais postaux ou les articles vendus à la cantine. Ma famille n’a pas d’auto; ils ne peuvent pas me rendre visite en prison, la communication par téléphone revêt donc une importance cruciale; les aliments servis en prison sont en grande partie immangeables, il faut donc aussi compter sur des achats à la cantine pour se nourrir.

 

2.             J’ai été extrêmement chanceux de bénéficier du plein soutien moral de ma famille au cours de toutes ces années, et il serait tout à fait inapproprié pour moi de demander à l’une ou l’autre de ces personnes de dépenser de l’argent pour moi, d'autant plus que mon épouse et mes enfants ne sont pas du tout à l’aise sur le plan financier.

 

3.             J’ai déjà emprunté d’importantes sommes d’argent à mes parents afin de sauver ma vie en payant pour des soins en cardiologie, que le Service correctionnel a refusé de payer, et afin de payer des études universitaires à mes enfants.

 

 

D.        Analyse

 

[15]           Les intimés s’opposent à la requête de M. Fabrikant pour trois motifs.

 

[16]           Premièrement, les intimés soutiennent que les éléments de preuve ne montrent pas, pour M. Fabrikant, les [traduction] « sources de revenu ou sa capacité à obtenir une aide financière, de la famille ou d’amis, sous forme de prêt ou d’aide volontaire ». Je ne suis pas d’accord. C’est exactement ce que fait le passage de son affidavit présenté ci-dessus.

 

[17]           Deuxièmement, les intimés font remarquer qu’il y a un appel en suspens devant la Cour dans le cadre du dossier A-274-13 à la suite du rejet d’une requête présentée par M. Fabrikant pour obtenir une dispense de droits. C’est vrai mais, comme je l’ai fait remarquer ci-dessus, le dossier de preuve dans cette affaire semble être différent. J’ajouterais que M. Fabrikant a obtenu des dispenses de droits de la Cour à différentes reprises fondées sur les dossiers de preuve respectivement présentés à la Cour dans chacune de ces instances. Tout ce que je peux faire, c’est exercer mon pouvoir discrétionnaire à la lumière du dossier de preuve précis dont je dispose.

 

[18]           Troisièmement, les intimés laissent entendre que le fait d’accorder à M. Fabrikant une dispense des droits [traduction] « créerait un précédent pour presque tous les détenus. » Je rejette cette affirmation. Différents détenus disposent de différents moyens financiers. Certains détenus ont de grands moyens. La Cour devrait établir si elle doit octroyer une dispense des droits fondée sur les principes susmentionnés et les éléments de preuve précis dont elle dispose, et non sur des arguments basés sur des généralisations qui risquent de nous mener à la dérive.

 

[19]           Dans la mesure où la situation financière de M. Fabrikant est semblable à celle d’autres détenus, je m’inquiète du fait qu’un exercice défavorable du pouvoir discrétionnaire en l’espèce empêche toute une catégorie de détenus d’avoir accès aux tribunaux. Il s’agit d’un point important puisque la jurisprudence indique que les détenus doivent souvent s’adresser aux tribunaux. En fait, le Comité des règles voudra peut-être examiner les Règles et voir s’il y a lieu de les modifier de manière à ce que certaines catégories précises de plaideurs puissent obtenir une dispense de droits, plutôt que d’obliger les personnes appartenant à ces catégories à présenter, au cas par cas, des requêtes chronophages et parfois compliquées.

 

[20]           Je crois aussi comprendre que la Cour a déclaré que M. Fabrikant était un plaideur qui agissait de façon vexatoire aux termes de l’article 40 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7. Or, le paragraphe 40(3) de la Loi l’autorise à engager par requête une nouvelle instance et je crois comprendre qu’il l’a fait. Ultimement, il devra surmonter cet obstacle difficile. Il n’en demeure pas moins une personne qui a un droit d’accès aux tribunaux, bien qu’il s’agisse d’un accès qui peut uniquement être fourni, à l’heure actuelle, par le biais du paragraphe 40(3) de la Loi.

 

[21]           Selon les éléments de preuve dont la Cour dispose, les droits de 50 $ payables pour le dépôt correspondent à un peu plus que cinq semaines de salaire net pour M. Fabrikant avant de régler ses autres dépenses. Il est manifeste, selon les détails fournis dans l’affidavit de M. Fabrikant, que ces autres dépenses sont importantes et que, de façon réaliste, celui-ci ne peut faire appel à des actifs ou à d’autres sources de financement.

 

[22]           Dans ces conditions, sur le fondement du dossier de preuve dont dispose la Cour et des principes susmentionnés, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire de manière à autoriser la dispense des droits.

 

[23]           J’insiste sur le fait que ma décision dans la présente requête résulte du pouvoir discrétionnaire que j’ai moi-même exercé sur le fondement du dossier de preuve précis dont je dispose; il ne s’agit pas d’un appel à l’égard de l’exercice discrétionnaire d’un juge d’une instance inférieure, auquel s’applique la norme de contrôle énoncée dans les arrêts Housen c. Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 R.C.S. 235, ou Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., 2003 CSC 27, [2003] 1 R.C.S. 450, selon le cas.

 

E.        Décision

 

[24]           La requête est accueillie avec dépens. Une dispense des droits de 50 $ payables pour le dépôt de l’avis d’appel est accordée.

 

« David Stratas »

j.c.a.

Traduction certifiée conforme

Mario Lagacé, jurilinguiste

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DoSSIER :

                                                                                                A-338-13

 

INTITULÉ :

V.I. FABRIKANT c. SA

MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et

SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA

 

 

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

                                                                                                Le juge Stratas

DATE DES MOTIFS :

                                                                                                Le 2 avril 2014

OBSERVATIONS ÉCRITES PAR :

V.I. Fabrikant

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Éric Lafrenière

Complexe Guy-Favreau

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LES INTIMÉS

 

 

 

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