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Date : 20140502


Dossier : A-90-13

Référence : 2014 CAF 111

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

appelante

et

DENISE SEELEY ET LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intimées

et

EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE

intervenant

LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

intervenante

Audience tenue à Toronto (Ontario), le 12 mars 2014.

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 2 mai 2014.

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 


Date : 20140502


Dossier : A-90-13

Référence : 2014 CAF 111

CORAM :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE MAINVILLE

LE JUGE SCOTT

 

ENTRE :

 

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

 

appelante

 

et

 

DENISE SEELEY ET LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

intimées

 

et

 

EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE

 

intervenant

 

LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

intervenante

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie de l’appel d’un jugement, répertorié sous la référence 2013 CF 117, par lequel le juge Mandamin de la Cour fédérale (le juge de la Cour fédérale) a rejeté la demande de contrôle judiciaire de la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN ou la Compagnie), qui attaquait la décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) répertoriée sous la référence 2010 TCDP 23.

[2]               Le Tribunal a conclu que le CN avait agi de manière discriminatoire, au sens des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6, envers l’intimée Denise Seeley du fait de sa situation de famille, en refusant de lui accorder les mesures d’accommodement dont elle avait besoin pour s’occuper de ses enfants après qu’elle eut été mutée de Jasper à Vancouver pour pallier une pénurie de main‑d’œuvre.

[3]               Par les motifs qui suivent, je rejetterais l’appel.

[4]               L’appel a été entendu immédiatement après un appel par lequel le procureur général du Canada, représentant l’Agence des services frontaliers du Canada, s’opposait à Mme Fiona Johnstone sur des questions de droit analogues à celles soulevées en l’espèce. Les motifs du jugement de la Cour dans l’affaire Canada (Procureur général) c. Johnstone et al., 2014 CAF 110 (Johnstone), ont été rendus en même temps que les présents motifs. Par souci de clarté et de concision, nous ferons, dans les présents motifs, de nombreux renvois à l’arrêt Johnstone.

Faits et procédures

[5]               Les faits de cette affaire sont exposés de manière circonstanciée dans la décision du Tribunal et il n’y a pas lieu de les reprendre ici. Aux fins du présent appel, les principaux faits peuvent se résumer de la manière qui suit.

[6]               Le CN a, au Canada, plus de 15 000 employés, dont plus de 4 000 font partie du « personnel des trains », c’est-à-dire les chefs de train et les mécaniciens de locomotive. Les employés de cette catégorie appelée « personnel des trains » travaillent soit sur la « route », soit au « triage ». Le « travail de route » est effectué par des employés qui embarquent dans un train à un terminal et qui mènent le train à un autre terminal. Ils attendent ensuite à ce deuxième terminal pour revenir plus tard à leur terminal local. Un employé de triage travaille généralement à la gare de triage, transférant les wagons couverts et emboîtant les trains. Un employé de triage n’a pas besoin de quitter le terminal. Le pourcentage de femmes parmi le personnel des trains est d’un peu plus de trois pour cent.

[7]               En raison de la nature des opérations du CN, le personnel des trains doit être disponible pour travailler au lieu et au moment requis. Le CN applique donc un ensemble très détaillé de règles de rappel et de mobilité qui reposent en grande partie sur les droits d’ancienneté. Revêt une pertinence particulière en l’espèce la clause 148.11 de la convention collective, selon laquelle les employés embauchés après le 29 juin 1990 peuvent être tenus de travailler dans un autre terminal de la région de l’Ouest (qui s’étend de Vancouver à Thunder Bay) et ont l’obligation de se présenter à ce terminal dans les 30 jours suivant l’appel, à moins de présenter une raison satisfaisante pour justifier le fait qu’ils ne se présenteront pas.

[8]               Les membres du personnel des trains mis à pied demeurent indéfiniment inscrits sur une liste de rappel et continuent, pendant leur période de mise à pied, à accumuler l’ancienneté. La clause 115 de la convention collective stipule que l’employé qui est mis à pied est prioritaire pour le réemploi si l’effectif est augmenté dans son district de séniorité, et qu’il reprend du service selon l’ordre d’ancienneté. Cette clause stipule aussi que, si l’employé travaille ailleurs au moment du rappel, il peut se voir accorder 30 jours pour se présenter au travail. S’il ne se présente pas au travail, et qu’il ne donne pas pour cela de raison satisfaisante, il perd ses droits d’ancienneté.

[9]               Mme Seeley a été engagée par le CN le 2 juillet 1991, et s’est qualifiée en tant que chef de train en 1993. Son terminal local était celui de Jasper (Alberta). Son mari, lui aussi employé du CN, est mécanicien de locomotive. Il compte plus de 30 années de service. Mme Seeley a travaillé de 1991 à 1997, année de sa mise à pied. Elle a, pendant cette période de mise à pied, néanmoins continué à accumuler son ancienneté et, entre 1997 et 2001, a effectué quelques heures de travail à l’occasion d’appels d’urgence.

[10]           En janvier 1999, Mme Seeley et son mari ont eu leur premier enfant. Après cela, la famille a déménagé de Jasper à Brûlé (Alberta), petite collectivité située à environ 98 kilomètres de Jasper. Un deuxième enfant est né en 2003.

[11]           En 2005, le CN faisait face, dans son terminal de Vancouver, à une sérieuse pénurie de personnel ferroviaire. En février 2005, la Compagnie a décidé, afin de maintenir son niveau d’opération, de rappeler des chefs de train mis à pied de la région de l’Ouest pour répondre à la pénurie qui touchait le terminal de Vancouver. C’est ainsi que 47 chefs de train ont été rappelés en fonction de leur ancienneté. Douze d’entre eux se sont présentés au travail à Vancouver et sont toujours employés par le CN, 30 ont fait l’objet d’un congédiement administratif conformément aux modalités de la convention collective ou ont choisi de démissionner, et cinq, relevés de l’obligation de se présenter au travail à Vancouver, sont toujours employés par le CN, y compris certains qui avaient été accommodés afin de pouvoir s’occuper de parents malades.

[12]           Mme Seeley a été rappelée à la fin de février 2005, suivant la clause 115 de la convention collective pour répondre à la pénurie de personnel à Vancouver, conformément à ce que prévoit la clause 148.11 de la convention en question. Mme Seeley a envoyé au CN plusieurs lettres demandant à la Compagnie de lui accorder des mesures d’accommodement concernant la garde de ses enfants. Elle faisait valoir qu’il lui serait difficile d’emmener ses enfants à Vancouver, et que, vu ses responsabilités parentales, il n’était guère possible de les laisser avec leur père, dont les obligations professionnelles envers le CN posaient les mêmes problèmes en matière de garde d’enfants. Elle a aussi demandé que sa situation soit considérée comme une question de compassion, et qu’on lui permette d’attendre que la pénurie de Vancouver soit réglée ou qu’il y ait du travail pour elle au terminal de Jasper ou au terminal adjacent d’Edson. Elle a relevé que, au CN, certains membres du personnel ferroviaire avaient déjà eu droit à des accommodements pour raisons médicales, et elle a demandé qu’on lui accorde une mesure d’accommodement en raison de ses obligations parentales en matière de garde d’enfants.

[13]           Le CN a reporté au 30 juin 2005 la date à laquelle elle devait se présenter à Vancouver pour le travail. Mme Seeley a poursuivi ses efforts en vue d’obtenir des mesures d’accommodement qui lui permettraient de remplir ses obligations parentales en matière de garde d’enfants, mais le CN a refusé de donner suite à ses demandes. Le 4 juillet 2005, le CN a informé Mme Seeley de sa perte d’ancienneté, lui signifiant son congédiement du fait qu’elle ne s’était pas présentée à Vancouver pour répondre à la pénurie de personnel.

[14]           Mme Seeley a porté plainte au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, faisant valoir que le CN avait commis à son égard un acte discriminatoire fondé sur sa situation de famille.

[15]           Les dispositions de la Loi canadienne sur les droits de la personne d’une pertinence particulière en l’espèce sont le paragraphe 3(1) et les articles 7 et 10, selon lesquels :

3. (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’état matrimonial, la situation de famille, l’état de personne graciée ou la déficience.

 

3. (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, marital status, family status, disability et conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

[Je souligne]

[Emphasis added]

 

7. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects :

 

7. It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

 

a) de refuser d’employer ou de continuer d’employer un individu;

 

(a) to refuse to employ or continue to employ any individual, or

 

b) de le défavoriser en cours d’emploi.

 

(b) in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

 

on a prohibited ground of discrimination.

 

10. Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite et s’il est susceptible d’annihiler les chances d’emploi ou d’avancement d’un individu ou d’une catégorie d’individus, le fait, pour l’employeur, l’association patronale ou l’organisation syndicale :

 

10. It is a discriminatory practice for an employer, employee organization or employer organization

 

a) de fixer ou d’appliquer des lignes de conduite;

 

(a) to establish or pursue a policy or practice, or

 

b) de conclure des ententes touchant le recrutement, les mises en rapport, l’engagement, les promotions, la formation, l’apprentissage, les mutations ou tout autre aspect d’un emploi présent ou éventuel.

(b) to enter into an agreement affecting recruitment, referral, hiring, promotion, training, apprenticeship, transfer or any other matter relating to employment or prospective employment,

 

 

that deprives or tends to deprive an individual or class of individuals of any employment opportunities on a prohibited ground of discrimination.

La décision du Tribunal

[16]           Se fondant sur la décision qu’il avait rendue à l’occassion de l’affaire Brown c. Canada (Ministère du revenu national), 1993 CanLII 683, le Tribunal a jugé que la situation de famille, en tant que motif de distinction illicite aux termes de la Loi canadienne sur les droits de la personne, comprend les obligations parentales en matière de garde des enfants.

[17]           En ce qui concerne le critère permettant de conclure qu’une preuve de discrimination prima facie fondée sur ce motif a été rapportée, le Tribunal a rejeté le raisonnement retenu par la Cour d’appel de la Colombie-Britannique à l’occasion de l’affaire Health Sciences Association of British Columbia c. Campbell River and North Island Transition Society, 2004 BCCA 260, 240 D.L.R. (4th) 479 (Campbell River). Le Tribunal a relevé que, selon le critère de la jurisprudence Campbell River, « une preuve prima facie est établie lorsqu’un changement dans une condition d’emploi imposé par l’employeur entraîne une atteinte grave envers une obligation ou un devoir parental important, ou une obligation ou un devoir familial de l’employé » (Campbell River, au paragraphe 39).

[18]           Le Tribunal a plutôt retenu le même raisonnement que celui consacré par lui à l’occasion des affaires Hoyt c. Chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 33 (Hoyt) et Johnstone c. Agence des services frontaliers du Canada, 2010 TCDP 20, raisonnement qui avait aussi été retunu par le juge Barnes de la Cour fédérale à l’occasion de l’affaire Johnstone c. Canada (Procureur général), 2007 CF 36, 306 F.T.R. 271. Selon cette approche, pour établir de prime abord qu’un acte discriminatoire a été commis en raison de sa situation de famille, motif de distinction illicite, l’intéressé ne doit pas avoir à tolérer un certain niveau de discrimination avant de pouvoir se prévaloir de la protection offerte par la Loi canadienne sur les droits de la personne.

[19]           Le Tribunal a conclu que Mme Seeley avait effectivement établi de prime abord l’existence d’un acte discriminatoire à son égard, puisqu’elle avait démontré qu’elle avait deux enfants, qu’en raison de l’emploi du temps de son mari qui, lui aussi, était au service du CN, elle ne pouvait pas lui confier la garde de ses enfants, qu’on lui avait demandé de déménager provisoirement à Vancouver « sans renseignement au sujet de la durée de son séjour là-bas ou de l’hébergement prévu à son arrivée » et que ce déménagement temporaire « troublerait la garde de ses enfants et qu’il lui serait impossible de prendre des mesures afin d’obtenir des services de garde appropriés pour ses enfants » (décision du Tribunal, au paragraphe 123).

[20]           Le Tribunal a en outre conclu que le CN n’avait pas établi que la mesure d’accommodement que lui demandait de prendre Mme Seeley lui aurait, aux termes mêmes du troisième volet du critère tripartite consacré par la jurisprudence Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3 (Meiorin) aux paragraphes 54 et 55, imposé une contrainte excessive. Le Tribunal a conclu, vu les éléments de preuve versés aux débats que « la Compagnie n’[avait] pas fait preuve de compassion envers la situation de la plaignante » et qu’elle « n’[avait] pas répondu à ses nombreuses demandes de mesures d’accommodement et personne n’[avait] rencontré la plaignante, ni n’[avait] communiqué avec elle, pour discuter de sa situation […] » (décision du Tribunal, au paragraphe 150).

[21]           Le Tribunal a par ailleurs conclu que le CN n’avait pas tenu compte du fait que les questions touchant la situation de famille qui mettent en jeu les responsabilités et les obligations parentales constituent un motif de distinction illicite appelant des mesures d’accommodement, et que le CN avait, par conséquent, refusé de prendre dûment en compte la situation de Mme Seeley et, ce faisant, n’avait pas satisfait au volet procédural de l’obligation d’accommodement (décision du Tribunal, aux paragraphes 151 à 165).

[22]           Le Tribunal a également rejeté la thèse du CN portant que les mesures d’accommodement demandées par Mme Seeley lui causeraient des contraintes excessives et que ce serait en fait reconnaître à la plaignante une « super ancienneté » du simple fait de sa situation parentale. Selon le Tribunal, le CN n’a pas rapporté la preuve qu’en accordant à Mme Seeley les accommodements voulus, la Compagnie subirait des contraintes opérationnelles excessives, qu’elle était inondée de demandes d’accommodement de la part de personnes se trouvant dans une situation comparable à celle de Mme Seeley, ou que les mesures d’accommodement qui lui étaient demandées entraîneraient pour elle une contrainte excessive en ce qui a trait aux coûts (décision du Tribunal, aux paragraphes 116 à 173).

[23]           Le Tribunal a donc conclu que le CN avait effectivement violé les articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne. Elle a ordonné au CN a) de collaborer avec la Commission canadienne des droits de la personne afin de mettre un terme à cet acte et à ce comportement discriminatoires; b) de réintégrer Mme Seeley à compter du mois de mars 2007, et cela sans perte d’ancienneté, cette date étant celle à laquelle elle aurait repris le travail au terminal de Jasper si elle était demeurée en situation de rappel et inscrite sur la liste d’ancienneté; c) d’indemniser Mme Seeley, à compter du 1er mars 2007, de sa perte de salaire et d’avantages sociaux, l’indemnité étant cependant réduite de 30 % en raison de ce que Mme Seeley avait pu faire pour atténuer son préjudice, et d) de verser à Mme Seeley la somme de 15 000 $ à titre d’indemnité pour préjudice moral.

[24]           Le Tribunal a également ordonné au CN de verser à Mme Seeley la somme de 20 000 $ au titre de l’indemnité spéciale prévue par le paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, en raison du comportement inconsidéré reproché au CN. Cette indemnité découlait essentiellement du fait que, selon le Tribunal, les gestionnaires du CN n’avaient tenu aucun compte de la politique d’accommodement en vigueur au sein de la Compagnie, politique selon laquelle la situation de famille constitue effectivement un motif de distinction illicite, estimant par ailleurs que les gestionnaires du CN « n’[avaient] fait aucun effort pour essayer de comprendre la situation de la plaignante. Ils n’[avaient] pas tenu compte de ces lettres et ils [avaient] choisi les motifs de discrimination pour lesquels ils devaient prendre des mesures d’accommodement et pour lesquels ils croyaient que de telles mesures n’étaient pas nécessaires » (décision du Tribunal, au paragraphe 191).

La décision du juge de la Cour fédérale

[25]           Le CN a présenté à la Cour fédérale une demande de contrôle judiciaire de la décision du Tribunal par laquelle il invoquait plusieurs motifs. Le juge de la Cour fédéral a rejeté la demande.

[26]           Le juge s’est prononcé sur l’ensemble des questions dont il était saisi, leur appliquant la norme de contrôle du caractère raisonnable, notamment la question de ce qu’englobe le motif de distinction illicite que constitue la situation de famille, et le critère juridique permettant d’établir de prime abord l’existence d’un acte discriminatoire fondé sur ce motif.

[27]           Le juge a rejeté la thèse avancée par le CN, qui faisait valoir que le Tribunal avait commis une erreur en donnant une interprétation trop large au concept de situation de famille. Il a en fait conclu qu’il était raisonnable de la part du Tribunal de conclure que la situation de famille englobe les obligations rattachées à la garde des enfants, étant donné que « [c]ette interprétation s’accorde avec le sens courant des mots, de même qu’avec les objets de la [Loi canadienne sur les droits de la personne] qui expriment la volonté du législateur fédéral. Le Tribunal a interprété les mots de la loi libéralement de manière à donner pleinement effet aux droits énoncés dans la Loi, et son interprétation est conforme aux décisions déjà rendues en matière de droits de la personne par les tribunaux du travail ainsi qu’à la jurisprudence pertinente » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 70).

[28]           Le juge de la Cour fédérale a également conclu que le critère appliqué par le Tribunal pour conclure qu’une preuve de prime abord de discrimination avait été établie était raisonnable, tout comme son application de ce critère à la situation de Mme Seeley. Ce faisant, le juge a expressément écarté le critère de l’« atteinte grave » retenu par la jurisprudence Campbell River.

[29]           Se penchant ensuite sur les arguments avancés par le CN à propos de l’obligation dans laquelle était la Compagnie d’accorder des mesures d’accommodement, le juge a conclu qu’il avait été, de la part du Tribunal, raisonnable de conclure que le CN n’avait satisfait au troisième volet du critère consacré par la jurisprudence Meiorin. Le juge de la Cour fédérale a relevé que le CN n’avait jamais répondu aux demandes d’accommodement présentées par Mme Seeley, n’avait pas considéré que les obligations que la situation de famille de Mme Seeley lui imposaient quant à la garde de ses enfants appelaient des mesures d’accommodement et qu’en outre, le CN n’avait pas satisfait au volet procédural de cette obligation d’accommodement (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 106).

[30]           En ce qui concerne les observations présentées par le CN sur la question de la « super ancienneté » et des clauses de la convention collective, le juge de la Cour fédérale a jugé que ces questions étaient valables, mais qu’elles ne pouvaient pas être soulevées en l’occurrence, étant donné que le CN n’avait pas examiné la question avec le syndicat avant de congédier Mme Seeley (motifs du juge de la Cour fédérale, aux paragraphes 108 et 109).

[31]           Le juge de la Cour fédérale a par ailleurs jugé que le Tribunal disposait de motifs suffisants pour conclure de façon raisonnable qu’en l’occurrence, le CN avait eu une conduite inconsidérée, et il a en conséquence confirmé les dommages-intérêts spéciaux accordés par le Tribunal.

Questions soulevées dans le présent appel

[32]           Les questions soulevées dans le présent appel sont les suivantes :

1.         Quelle est la norme de contrôle pertinente?

2.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en jugeant que le concept de situation de famille englobait les obligations en matière de garde des enfants, et en dégageant le critère juridique permettant de conclure à l’existence d’une preuve prima facie de discrimination fondée sur la situation de famille?

3.         Compte tenu du sens et de la portée qu’il convient de donner au concept de situation de famille et du critère juridique applicable, le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que la preuve de prime abord de discrimination fondée sur la situation de famille avait été rapportée?

4.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en concluant qu’en l’occurrence le CN n’avait pas satisfait au critère consacré par la jurisprudence Meiorin?

5.         Le Tribunal a-t-il commis une erreur susceptible de contrôle en accordant l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne?

[33]           Les deux premières de ces questions sont longuement examinées dans les motifs du jugement publiés simultanément dans l’arrêt Johnstone.

La norme de contrôle judiciaire

[34]           Ainsi que la Cour l’a relevé à l’occasion de l’affaire Johnstone, lorsqu’elle est saisie de l’appel d’un jugement portant sur une demande de contrôle judiciaire, la Cour a pour mission de rechercher si le juge de première instance a défini et appliqué la bonne norme de contrôle et, dans la négative, d’analyser la décision visée par la demande du contrôle judiciaire en fonction de la bonne norme. Il s’ensuit que la juridiction d’appel doit essentiellement porter son attention sur la décision administrative, en l’occurrence, la décision du Tribunal. Le choix que le juge de première instance fait en arrêtant la norme de contrôle applicable constitue en soi une question de droit assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte.

[35]           Il n’est pas controversé entre les parties que les conclusions que le Tribunal a tirées en ce qui concerne les questions de fait ou les questions mixtes de fait et de droit sont assujetties à la norme de contrôle de la décision raisonnable. Cependant, il y a controverse sur la norme de contrôle applicable aux conclusions de droit que le Tribunal a tirées en ce qui concerne a) le sens et la portée du concept de situation de famille en tant que motif de distinction illicite et b) le critère juridique permettant de conclure à un acte discriminatoire fondé sur ce motif illicite.

[36]           Vu les motifs abondamment développés dans l’arrêt Johnstone, la présomption selon laquelle les décisions du Tribunal sont raisonnables est réfutée, et, en ce qui concerne ces deux questions de droit, c’est la norme de la décision correcte qui joue. S’il en est ainsi, c’est essentiellement parce que :

a)                  selon la jurisprudence constante de la Cour suprême du Canada, les droits fondamentaux énoncés dans les lois relatives aux droits de la personne sont des droits quasi-constitutionnels, et le principe selon lequel les questions constitutionnelles sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte vaut également pour les questions quasi-constitutionnelles portant sur des droits de la personne fondamentaux énoncés dans la Loi canadienne sur les droits de la personne;

b)                  de nombreux tribunaux, tant judiciaires qu’administratifs, sont appelés à interpréter et à mettre en œuvre les droits inscrits dans des textes de loi sur les droits de la personne, y compris la Loi canadienne sur les droits de la personne, et il serait illogique d’examiner la décision du Tribunal sur les points de droit en litige en l’espèce selon une norme déférente, mais d’appliquer la norme de la décision correcte à la décision d’un juge de première instance sur le même point de droit;

c)                  étant donné que la plupart des provinces ont adopté des lois en matière des droits de la personne qui interdisent la discrimination fondée sur la situation de famille, par souci d’uniformité entre ces diverses lois, le sens et la portée du concept de situation de famille et le critère juridique permettant de conclure à l’existence d’un acte discriminatoire fondé sur ce motif de distinction illicite constituent des questions qui revêtent une importance capitale pour le système juridique;

d)                 la Cour suprême du Canada a déjà jugé que c’était la norme de la décision correcte qui jouait en ce qui conscerne le sens et la portée du concept de situation de famille tel qu’il figure dans la Loi canadienne sur les droits de la personne, et c’est à la Cour suprême du Canada qu’il appartient de décider si cette approche a été implicitement écartée par sa jurisprudence plus récente concernant la norme de contrôle applicable.

Le sens et la portée du concept de situation de famille, et le critère permettant de conclure à l’existence d’un acte discriminatoire de prime abord

[37]           Contrairement à l’appelant dans l’affaire Johnstone, le CN ne conteste pas en espèce que le motif de distinction illicite que constitue la situation de famille est suffisamment large pour englober des obligations parentales ayant trait à la garde des enfants.

[38]           Le CN soutient plutôt que [traduction] « la question que soulève le présent appel est celle de savoir dans quelles conditions une obligation parentale permet de conclure à l’existence d’un acte discriminatoire de prime abord qui, cela étant, appelle des mesures d’accommodement », et que [traduction] « le règlement de cette question exige que l’on évalue la nature même des obligations parentales » (mémoire du CN, au paragraphe 40). Selon le CN, [traduction] « les aspects non-obligatoires de l’éducation des enfants ne font pas partie des obligations parentales et ne sont, par conséquent, pas protégés par la législation sur les droits de la personne » (mémoire du CN, au paragraphe 41).

[39]           Le CN fait en outre valoir que les parents ont plusieurs moyens de faire face à la fois aux obligations professionnelles qu’ils ont envers leur employeur, et à leurs obligations parentales, notamment en faisant garder les enfants par l’un des époux, ou par d’autres membres de la famille, en les confiant à des garderies, en retenant les services d’une gardienne ou en trouvant diverses autres solutions pratiques. Le CN soutient donc qu’en ce qui concerne les obligations touchant la garde d’enfants, on ne saurait conclure à l’existence d’une discrimination fondée sur la situation de famille, à moins que l’absence de mesures d’accommodement au travail ne laisse aucune solution raisonnable en matière de garde d’enfants (mémoire du CN, au paragraphe 48).

[40]           Le CN soutient donc que, pour ce qui est des obligations en matière de garde d’enfants, le critère permettant d’établir la preuve de prime abord de discrimination fondée sur la situation de famille exige d’un plaignant qu’il démontre (1) qu’une obligation parentale est effectivement en cause, et non une simple préférence quant aux moyens de faire face à cette obligation; (2) qu’il existe un lien de causalité entre l’obligation parentale en question et les conséquences défavorables sur le travail; (3) qu’il a fait tout ce qu’il était raisonnable de faire pour s’acquitter de l’obligation parentale en cause, mais qu’il lui est impossible de faire face à cette obligation sans bénéficier d’une mesure d’accommodement au travail; et (4) que les faits de l’affaire démontrent que l’employeur a agi de façon arbitraire ou que celui-ci a perpétué un préjugé ou appliqué des stéréotypes (mémoire du CN, au paragraphe 57).

[41]           Ainsi que la Cour en a décidé à l’occasion de l’affaire Johnstone, le motif de distinction illicite que constitue la situation de famille englobe les obligations parentales dont le non-respect engage la responsabilité juridique du parent envers l’enfant. En matière de garde d’enfants, les obligations qu’englobe le concept de situation de famille sont donc celles qui revêtent un caractère immuable ou qui sont considérées comme immuables telles que celles qui font partie intégrante de la relation juridique qui existe entre le parent et son enfant. Par conséquent, les obligations en matière de garde d’enfants en cause en l’espèce sont celles que le parent ne saurait négliger sans engager sa responsabilité juridique. Cette façon d’aborder la question permet d’éviter la banalisation des droits de la personne qu’entraînerait le fait d’accorder à de simples choix personnels la protection des droits de la personne.

[42]           Ainsi que l’enseigne également la jurisprudence Johnstone, pour rapporter la preuve de prime abord de discrimination en milieu de travail fondée sur un motif illicite, en l’occurrence la situation de famille en raison des obligations liées à la garde des enfants, la personne qui se prétend victime de discrimination doit démontrer (i) qu’elle assume l’entretien et la surveillance d’un enfant; (ii) que l’obligation en cause liée à la garde des enfants fait intervenir sa responsabilité légale envers cet enfant et qu’il ne s’agit pas simplement d’un choix personnel; (iii) que la personne en question a déployé les efforts raisonnables pour s’acquitter de ses obligations en matière de garde d’enfants en explorant les solutions de rechange raisonnables et qu’aucune de ces solutions n’est réaliste; et (iv) que les règles contestées régissant le milieu de travail entravent plus que de manière négligeable ou insignifiante sa capacité de s’acquitter de ses obligations liées à la garde des enfants.

[43]           Ces facteurs font, dans l’arrêt Johnstone, l’objet d’une explication détaillée sur laquelle il n’y a pas lieu de revenir en l’espèce.

Application aux circonstances propres à Mme Seeley

[44]           Fondamentalement, il n’est pas controversé entre les parties que Mme Seeley répond aux deux premiers volets du critère permettant de conclure à l’existence d’un acte discriminatoire de prime abord. À l’époque où on lui a demandé d’aller travailler à Vancouver, elle avait deux jeunes enfants, dont elle et son mari assuraient la garde et la surveillance. Son mari et elle étaient juridiquement tenus de faire en sorte que, pendant qu’ils étaient en service, leurs enfants ne manqueraient ni de soins ni de surveillance.

[45]           Le différend concerne en l’espèce les deux derniers volets, c’est-à-dire la question de savoir si Mme Seeley a fait des efforts raisonnables afin de trouver d’autres solutions lui permettant raisonnablement de faire face à ses obligations en matière de garde d’enfants, mais que de telles solutions ne s’offraient raisonnablement pas à elle, et si son rappel au travail pour palier la pénurie de personnel à Vancouver l’empêchait d’une manière plus que négligeable ou insignifiante de faire face à ses obligations en matière de garde d’enfants.

[46]           Selon le CN, en allant vivre dans le hameau de Brûlé (Alberta), Mme Seeley s’est elle‑même mise dans une situation où elle n’aurait, pour la garde de ses enfants, pas accès aux services lui permettant de faire face à ses obligations envers son employeur. Le CN estime qu’il s’agissait d’un choix personnel. Le CN ajoute que Mme Seeley a décidé de ne pas emmener ses enfants à Vancouver lors de son affectation. Ainsi, selon le CN, Mme Seeley [traduction] « n’a pas effectué un choix entre les diverses solutions qui s’offraient à elle pour la garde de ses enfants, mais a simplement voulu imposer la solution qu’elle préférait : une exemption pure et simple de l’obligation de pallier la pénurie de personnel qui lui incombait selon la convention collective » (mémoire du CN, au paragraphe 60).

[47]           Le CN fait par ailleurs valoir que [traduction] « [Mme] Seeley n’ayant fait aucun effort pour examiner les solutions qui, en matière de garde d’enfants, pourraient s’offrir à elle à Vancouver ou à Brûlé (ou, plus près de chez elle, à Jasper ou à Hinton (Alberta)), elle n’a pas réussi à établir l’existence d’un lien de causalité entre le fait de ne pas s’être présentée au travail à Vancouver (et le congédiement que cela a entraîné) et ses obligations parentales » (mémoire du CN, au paragraphe 62). Par conséquent, [traduction] « si le Tribunal avait procédé à l’analyse que lui imposait la jurisprudence, il aurait constaté une totale absence d’éléments de preuve concernant les efforts que Mme Seeley aurait faits afin de pouvoir remplir ses obligations parentales en même temps que ses obligations professionnelles » (mémoire du CN, au paragraphe 63).

[48]           Le CN soutient par ailleurs que les éléments de preuve produits devant le Tribunal ne permettaient guère de conclure en l’existence d’un comportement arbitraire, à la perpétuation d’un préjugé ou à l’application de stéréotypes, étant donné que le seul désavantage subi par Mme Seeley est la fin de l’avantage exceptionnel que constituait la possibilité qu’elle conservait d’être rappelée au travail huit ans après avoir été mise à pied alors qu’elle ne répondait plus à ce qui conditionnait l’existence de cet avantage, à savoir l’acceptation des occasions de travail qui lui étaient proposées (mémoire du CN, aux paragraphes 69 à 72).

[49]           Le CN ajoute que c’est à tort que le Tribunal a accordé un poids considérable à la conclusion selon laquelle le CN n’avait pas estimé que la situation de Mme Seeley appelait une mesure d’accommodement, et n’avait rien fait pour l’accommoder. Ce raisonnement est, aux yeux du CN, problématique, car la législation en matière de droits de la personne ne reconnaissent pas l’existence d’une obligation distincte d’accommodement avant qu’une preuve de prime abord de discrimination n’ait été établie (mémoire du CN, aux paragraphes 74 à 76).

[50]           Les arguments développés par le CN soulèvent une difficulté fondamentale du fait qu’aucun des gestionnaires de la Compagnie n’a fourni à Mme Seeley, au sujet de son affectation à Vancouver, de renseignements utiles qui lui auraient permis de savoir de quoi elle aurait besoin pour la garde de ses enfants. Le CN n’a en fait donné aucune réponse utile aux nombreuses demandes de renseignement que lui avait adressées Mme Seeley. Précisons que, le 25 février 2005, un représentant du CN a confié au mari de Mme Seeley un message disant qu’elle était tenue de palier une pénurie de personnel à Vancouver et de se présenter au travail à Vancouver dans les deux semaines suivantes. C’est là l’unique renseignement que le CN ait jamais donné à Mme Seeley (décision du Tribunal, aux paragraphes 44 et 45, 60 à 62 et 123).

[51]           Le CN n’a jamais donné à Mme Seeley de renseignements concernant la durée approximative de son rappel au travail à Vancouver, le lieu où, à Vancouver, elle serait affectée, son horaire de travail à Vancouver, le logement qui serait mis à sa disposition à Vancouver, ou tout autre renseignement pertinent qui l’aurait raisonnablement aidée à décider si, en donnant suite à son rappel par la Compagnie, elle serait en même temps en mesure de pourvoir à ses besoins en matière de garde d’enfants. Il aurait donc été, de la part de Mme Seeley, irréaliste d’envisager d’emmener ses enfants avec elle à Vancouver étant donné qu’elle n’avait aucune idée de quel serait, à Vancouver son lieu de travail, de quel serait son horaire et de la durée de son affectation dans cette ville.

[52]           Dans ces conditions, le Tribunal a conclu que la preuve de prime abord de discrimination avait été rapportée, et le juge de la Cour fédérale a conclu que cette décision était raisonnable. À cet égard, je retiens l’appréciation que le juge de la Cour fédérale a portée sur la question au paragraphe 90 de ses motifs :

[90]      Je suis d’accord pour dire que, peu importe la norme que l’on applique, Mme Seeley a présenté des éléments de preuve établissant qu’elle a été victime prima facie de discrimination fondée sur sa situation de famille. C’est elle qui est la principale responsable des soins à prodiguer à ses deux enfants en bas âge. Son mari travaille à temps plein et il est le principal soutien de la famille. Le choix de la résidence à Brûlé n’avait jamais été un problème auparavant et il ressort du témoignage de Mme Seeley qu’elle avait vérifié s’il existait des services de garde dans la localité voisine de Hinton. Le CN ne lui a jamais fourni des renseignements nécessaires pour qu’elle vérifie s’il existait des services de garde pour elle à Vancouver. Une évaluation réaliste de la situation de famille de Mme Seeley révèle effectivement qu’elle aurait de graves difficultés à s’acquitter de ces responsabilités envers ses enfants si elle devait répondre à une affectation de rappel indéfini pour combler la pénurie qui existe à Vancouver.

[53]           En ce qui concerne le quatrième volet du critère, il paraît évident que le fait de demander à Mme Seeley de quitter l’Alberta pour se rendre en Colombie-Britannique afin d’y pallier une pénurie de personnel constitue bien une situation professionnelle qui nuit plus que de manière négligeable ou insignifiante au respect, par Mme Seeley, des obligations qui lui incombent en matière de garde de ses enfants.

[54]           Dans les circonstances, à l’instar du juge de la Cour fédérale, je n’interviendrais pas dans la décision du Tribunal selon laquelle Mme Seeley a réussi à rapporter la preuve de prime abord de discrimination, comme il lui appartenait de le faire. La conclusion sur ce point aurait très bien pu être différente si le CN avait fourni à Mme Seeley des renseignements pertinents concernant les fonctions qu’elle serait appelée à assumer à Vancouver, mais la Compagnie n’a pas procédé ainsi.

L’obligation d’accommodement

[55]           Une fois que la preuve de prime abord de discrimination a été rapportée, la charge de la preuve passe à l’employeur, qui doit alors démontrer que l’acte ou la norme contesté était en fait une exigence professionnelle justifiée (EPJ). À ce sujet, voici le critère que la Cour suprême du Canada a dégagé aux paragraphes 54 et 55 de l’arrêt Meiorin :

[54]      Après avoir examiné les diverses possibilités qui s’offrent, je propose d’adopter la méthode en trois étapes qui suit pour déterminer si une norme discriminatoire à première vue est une EPJ. L’employeur peut justifier la norme contestée en établissant selon la prépondérance des probabilités :

(1)  qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause;

(2)  qu’il a adopté la norme particulière en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail;

(3)  que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. Pour prouver que la norme est raisonnablement nécessaire, il faut démontrer qu’il est impossible de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le demandeur sans que l’employeur subisse une contrainte excessive.

[55]      Cette méthode est fondée sur la nécessité d’établir des normes qui composent avec l’apport potentiel de tous les employés dans la mesure où cela peut être fait sans que l’employeur subisse une contrainte excessive. Il est évident que des normes peuvent léser les membres d’un groupe particulier. Mais, comme le juge Wilson l’a fait remarquer dans Central Alberta Dairy Pool, précité, à la p. 518, « [s]’il est possible de trouver une solution raisonnable qui évite d’imposer une règle donnée aux membres d’un groupe, cette règle ne sera pas considérée comme [une EPJ] ». Il s’ensuit que la règle ou la norme jugée raisonnablement nécessaire doit composer avec les différences individuelles dans la mesure où cela ne cause aucune contrainte excessive. À moins qu’aucun accommodement ne soit possible sans imposer une contrainte excessive, la norme telle qu’elle existe n’est pas une EPJ, et la preuve prima facie de l’existence de discrimination n’est pas réfutée.

[56]           Le Tribunal a conclu en l’occurrence que le CN avait satisfait aux deux premiers volets du critère de la jurisprudence Meiorin. Le Tribunal a aussi cependant conclu que le CN n’avait pas satisfait au troisième volet, étant donné que le CN n’avait pas démontré que la mesure d’accommodement qu’il aurait pu accorder à Mme Seeley lui aurait imposé une contrainte excessive.

[57]           Le CN a avancé devant le Tribunal trois arguments distincts à l’appui de sa thèse selon laquelle il n’a pas manqué à son obligation d’accommodement, et il les invoque de nouveau dans le présent appel.

[58]           Premièrement, selon le CN, le fait d’avoir reporté de plusieurs mois, jusqu’au 30 juin 2005, la date à laquelle Mme Seeley était tenue de se présenter au travail à Vancouver constitue, compte tenu des circonstances, une mesure d’accommodement raisonnable et suffisante. Le Tribunal a rejeté cet argument, estimant que « cela n’était pas du tout une réponse valable à la demande de la plaignante ni au fondement factuel de sa situation, qu’elle avait exposée à son employeur dans ses diverses lettres » (motifs du Tribunal, au paragraphe 145). J’abonde dans le même sens.

[59]           Ainsi que l’a conclu le Tribunal, aux paragraphes 150 et suivants de sa décision, le CN n’a pas fait preuve de compassion vu la situation de Mme Seeley, n’a pas répondu à ses demandes, et n’a pas considéré les questions de situation de famille qui comprennent les obligations et les responsabilités parentales comme un motif de discrimination qui nécessitait une forme d’accommodement.

[60]           Deuxièmement, le CN ajoute qu’en tout état de cause, l’obligation d’accommodement ne saurait porter à exempter complètement Mme Seeley de l’obligation de se présenter au travail conformément aux modalités de la convention collective. Je reconnais qu’en général, l’obligation d’accommodement donne lieu à une mesure d’accommodement qui permet à l’employé d’exercer les activités relatives à son travail. Toutefois, chaque affaire doit être examinée à la lumière des circonstances qui lui sont particulières.

[61]           Le CN avait accordé des accommodements à d’autres membres du personnel des trains qui avaient, comme Mme Seeley, fait l’objet d’un rappel à Vancouver. On peut citer à titre d’exemple l’employé AB, qui a été affecté au terminal de Sioux Lookout. Affecté à sa gare d’attache, il n’était plus tenu de répondre à la pénurie de personnel à Vancouver (décision du Tribunal, au paragraphe 49). Dans le même ordre d’idée, l’employé U a bénéficié de plusieurs mesures d’accommodement (prolongation du délai de présentation au travail, congé, et affectation à sa gare d’attache) afin qu’il puisse s’occuper de son père qui était mourant (décision du Tribunal aux paragraphes 50 à 57 et 130).

[62]           Il ressort très clairement de ces exemples que le CN a accordé à d’autres employés des mesures d’accommodement qu’elle n’a même pas envisagé d’accorder à Mme Seeley. Vu les cisconstances, les arguments développés par le CN sur ce point ne sont guère convaincants.

[63]           Troisièmement, le CN affirme que le Tribunal n’a tenu aucun compte des droits d’ancienneté tels qu’ils découlent de la convention collective, argument qualifié, tant par le Tribunal que par le juge de la Cour fédérale, de thèse de la « super-ancienneté ». Estimant que le CN n’avait pas rapporté la preuve que le fait d’accommoder Mme Seeley aurait entraîné une contrainte excessive pour le CN ou pour ses employés ayant davantage d’ancienneté, le Tribunal a rejeté cet argument (décision du Tribunal, aux paragraphes 166 à 173). Le juge de la Cour fédérale a en outre constaté que le CN n’avait même pas examiné la question avec le syndicat avant de congédier Mme Seeley, et qu’il ne lui était par conséquent pas loisible de soulever la question après coup (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 109).

[64]           À cet égard, je retiens les conclusions du Tribunal et du juge de la Cour fédérale. J’ajoute que les clauses d’une convention collective concernant l’ancienneté ou d’autres questions ne font normalement pas obstacle aux mesures d’accommodement exigées par les lois en matière de droits de la personne : Commission scolaire régionale de Chambly c. Bergevin, [1994] 2 R.C.S. 525, à la page 551; Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. Syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal, 2007 CSC 4, [2007] 1 R.C.S. 161, aux paragraphes 11 à 28.

Indemnité spéciale

[65]           En l’espèce, le CN ne conteste aucune des mesures accordées par le Tribunal, à l’exception toutefois de la somme de 20 000 $ accordée à la plaignante au titre de l’indemnité spéciale prévue au paragraphe 53(3) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, qui dispose que :

53.  (3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

 

53.  (3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

[66]           Selon le CN, vu les éléments de preuve versés aux débats, le tribunal ne pouvait conclure que la Compagnie avait agi de manière inconsidérée. Le CN fait valoir qu’à l’époque où elle a pris à l’égard de Mme Seeley les décisions en cause, l’arrêt Campbell River était le seul arrêt rendu en appel concernant la portée du motif de distinction illicite que constitue la situation de famille, et que la jurisprudence sur laquelle le Tribunal s’est fondé pour justifier une interprétation plus large du concept de situation de famille n’existait pas encore à l’époque où Mme Seeley a été congédiée, c’est-à-dire le 4 juillet 2005. Le CN soutient que [traduction] « le fait de ne pas avoir suivi une jurisprudence qui n’existait pas encore à l’époque ne saurait être tenu pour un comportement inconsidéré » (mémoire du CN, au paragraphe 117).

[67]           Le CN ajoute que, pour conclure qu’il avait agi de manière inconsidérée, le Tribunal s’est fondé sur le fait que le CN n’avait pas suivi, au sujet de Mme Seeley, ses propres directives internes en matière d’accommodement. Selon le CN, [traduction] « on imagine mal pourquoi le CN aurait procédé ainsi, alors que le droit applicable à l’époque en cause ne donnait aucune indication que les circonstances entourant la situation de Mme Seeley pourraient établir l’existence d’une discrimination de prime abord» (mémoire du CN, au paragraphe 118).

[68]           Le juge de la Cour fédérale a rejeté ces arguments, estimant que le CN avait « constamment ignoré le fondement de la demande d’accommodement de Mme Seeley, malgré le fait que la jurisprudence reconnaît que les obligations relatives à la garde des enfants font partie du concept de “situation de famille” protégé par les lois sur les droits de la personne » (motifs du juge de la Cour fédérale, au paragraphe 113). Je suis d’accord à cet égard avec le juge de la Cour fédérale, et j’ajoute que le fait que le CN n’ait fourni à Mme Seeley, au sujet de son affectation à Vancouver, aucun renseignement utile qui aurait pu l’aider à décider des mesures qu’il lui faudrait prendre pour la garde de ses enfants constituait, en tout état de cause, une forme de comportement inconsidéré.

Conclusion

[69]           Je rejetterais en conséquence l’appel, les dépens de Mme Seeley étant à la charge du CN. Il ne devrait y avoir aucune adjudication des dépens en ce qui concerne l’intimée, la Commission canadienne des droits de la personne, ou toute autre partie intervenante.

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

 

« Je suis d’accord

            J.D. Denis Pelletier, j.c.a. »

 

« Je suis d’accord

            A.F. Scott, j.c.a. »

 

 

 


COUR D’APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

A-90-13

APPEL D’UNE DÉCISION DU JUGE MANDAMIN EN DATE DU 1er FÉVRIER 2013, DOSSIER T-1775-10

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c. DENISE SEELEY ET LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE et LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MARS 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LE JUGE PELLETIER

LE JUGE SCOTT

 

DATE des motifs :

LE 2 MAI 2014

 

COMPARUTIONS :

Richard Charney

William Hlibchuk

Brian Gottheil

 

POUR L’appelante

 

David Baker

Meryl Zisman Gary

 

POUR L’INTIMÉE, denise seeley

 

Sheila Osborne-Brown

Daniel Poulin

Erin Collins

POUR L’INTIMÉE, la COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

Christina Hall

John Craig

 

POUR L’INTERVENANT, EMPLOYEURS DES TRANSPORTS ET COMMUNICATIONS DE RÉGIE FÉDÉRALE

 

Cathy Pike

 

POUR L’intervenante, LA COMMISSION ONTARIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose

Toronto (Ontario)

 

pour l’appelante

 

Bakerlaw

Toronto (Ontario)

 

pour l’intimée, denise seeley

 

Commission canadienne des droits de la personne

Ottawa (Ontario)

 

pour l’intimée, la commission canadienne des droits de la personne

 

Fasken Martineau

Toronto (Ontario)

 

pour l’intervenant, employeurS des transports et communications de régie fédérale

 

Commission ontarienne des droits de la personne

Toronto (Ontario)

 

pour l’intervenante, la commission ontarienne des droits de la personne

 

 

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