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Date : 20140605


Dossier : A-107-13

Référence : 2014 CAF 150

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS

LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

 

appelante

 

et

 

PREMIÈRE NATION DE KITSELAS

 

intimée

 

et

 

UNE COALITION DE PREMIÈRES NATIONS DIRIGÉE PAR L’UNION OF BRITISH COLUMBIA INDIAN CHIEFS

 

intervenante

et

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

intervenant

 

Audience tenue à Vancouver (Colombie‑Britannique), les 7 et 8 avril 2014

Jugement rendu à Ottawa (Ontario), le 5 juin 2014

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS


Date : 5 juin 2014


Dossier : A-107-13

Référence : 2014 CAF 150

CORAM :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS

LE JUGE MAINVILLE

 

ENTRE :

 

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA

 

appelante

 

et

 

PREMIÈRE NATION DE KITSELAS

 

intimée

 

et

 

UNE COALITION DE PREMIÈRES NATIONS DIRIGÉE PAR L’UNION OF BRITISH COLUMBIA INDIAN CHIEFS

 

intervenante

et

TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

intervenant

 

MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MAINVILLE

[1]               La Cour est saisie, en application de l'article 28 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, d'une demande de contrôle judiciaire de la décision en date du 19 février 2013, répertoriée sous la référence 2013 TRPC 1 (les motifs), par laquelle le juge Harry Slade (le juge), président du Tribunal des revendications particulières, a conclu que la Première Nation de Kitselas (les Kitselas) avait valablement établi que la Couronne du chef du Canada (le Canada) avait manqué à l'une de ses obligations légales en n'incluant pas une parcelle de terre de 10,5 acres dans une réserve initialement mise de côté en 1891 et désignée « R.I. no 1 de Kitselas ».

[2]               Le principal argument du Canada est que le juge a commis une erreur de droit en concluant que le Canada avait une obligation fiduciaire dans le cadre du processus d'attribution des réserves. Le Canada soutient de plus que le juge a fondé sa décision sur des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit déraisonnables. Il affirme enfin que le juge a commis une erreur en concluant que le Canada était seul responsable de toute violation de son obligation en ce qui concerne les terres exclues.

[3]               Pour les motifs dont l'exposé suit, je rejetterais la présente demande de contrôle judiciaire.

Le CONTEXTE ET LES FAITS

[4]               Le juge a donné, des faits historiques relatifs à la revendication en litige dans la présente instance, une récapitulation détaillée qu'il serait inutile de répéter ici. Qu'il nous suffise de rappeler brièvement les plus pertinents de ces faits.

[5]               Le territoire que les Kitselas ont occupé historiquement se situe le long de la rivière Skeena, en Colombie‑Britannique, en amont de Port Essington, localité elle-même située près de l'embouchure de la Skeena.

[6]               Quand la Colombie‑Britannique a adhéré à la Confédération en 1871, les questions autochtones étaient visées à l’article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique, L.R.C. 1985, app. II, no 10, lequel prévoyait notamment le transfert d’étendues de terres par le gouvernement provincial au gouvernement fédéral au nom et au profit des diverses populations autochtones de la province.

[7]               Pour ce faire, le Canada et la Colombie‑Britannique ont créé la Commission mixte des réserves indiennes. Les commissaires étaient chargés de visiter chaque nation autochtone de la Colombie-Britannique afin d’examiner les lieux aux fins de l'attribution de réserves, ainsi que d’établir et de déterminer à l’égard de chaque nation séparément le nombre, l'étendue et l'emplacement des réserves devant être attribuées, compte tenu de ses habitudes, de ses souhaits et de ses activités, de la superficie disponible dans la région occupée par elle et des revendications des colons blancs.

[8]               En septembre 1891, Peter O'Reilly, qui était alors le commissaire unique de la Commission mixte des réserves indiennes, a longé la Skeena dans le but de délimiter les terres à mettre de côté aux fins de la constitution de réserves pour les Kitselas et d'autres nations autochtones. Après divers entretiens et échanges de lettres avec des représentants des Kitselas, le commissaire O'Reilly a recommandé la mise de côté pour eux d'un territoire d'une superficie totale de 2 910 acres et sa division en six réserves, dont la R.I. no 1 de Kitselas, qui faisait 2 110 acres.

[9]               Le commissaire O'Reilly a exclu de la R.I. no 1 de Kitselas une parcelle d'environ 10 acres située sur la rive gauche de la Skeena, où la Compagnie de la Baie d'Hudson avait alors un entrepôt. Dans la lettre en date du 28 janvier 1892 qu'il a adressée au commissaire principal des Terres et des Travaux publics de la Colombie-Britannique afin de faire entériner sa recommandation d'attribution de réserves, le commissaire O'Reilly soulignait ce qui suit : [TRADUCTION] « Il n'y a aucun établissement dans les environs de ces réserves et, s'il devait y en avoir, il y a peu de chances que les intérêts des Blancs et des Indiens entrent en conflit. » Il poursuivait en expliquant dans les termes suivants l'exclusion d'une parcelle d'environ 10 acres de la R.I. no 1 de Kitselas :

[TRADUCTION]

J'ai exclu de la réserve no 1 de Kitselas une parcelle d'une superficie de dix acres située sur la rive gauche de la rivière, juste en aval du canyon, car, je crois, il serait avantageux pour le public que ces terres soient déclarées comme une réserve publique, et vous pourriez penser qu'il serait souhaitable de donner suite à ma suggestion. La Compagnie de la Baie d'Hudson a déjà érigé sur les lieux un petit entrepôt.

[10]           La Colombie‑Britannique et le Canada ont finalement entériné les recommandations du commissaire O'Reilly touchant l'attribution de réserves. Les terres en question, une fois que les deux gouvernements en eurent approuvé l'attribution, ont été considérées comme « réservées à titre provisoire » et soustraites aux usages incompatibles. Les terres réservées à titre provisoire, telles que le territoire de la R.I. no 1 de Kitselas, ne sont devenues des réserves de plein droit, au sens de la Loi sur les Indiens, L.R.C. 1985, ch. I‑5, que le 29 juillet1938, date à laquelle la Colombie‑Britannique en a transféré l’administration et le contrôle au Canada.

[11]           On a procédé en 1901 à l'arpentage du territoire de la R.I. no 1 de Kitselas et de la parcelle de 10,5 acres qui en avait été exclue. Cette parcelle exclue, appelée « lot 113 », était enclavée de trois côtés dans la R.I. no 1 de Kitselas, le quatrième coïncidant avec la rive.

[12]           La Colombie‑Britannique a par la suite subdivisé le lot 113 en 50 parcelles, dont certaines ont été achetées par des spéculateurs. Le lot 113 est resté inexploité jusqu'à ce qu'il devînt, en 1907, un centre de services pour les ouvriers travaillant à la construction d'un chemin de fer. Une fois les travaux achevés en 1913, la terre a été abandonnée. La Colombie‑Britannique a finalement repris les lots ainsi subdivisés pour défaut de paiement de taxes. La parcelle de terre correspondant au lot 113 est aujourd’hui un parc provincial.

[13]           En 2000, les Kitselas ont présenté une revendication au ministre des Affaires indiennes en vertu de la politique canadienne sur le règlement des revendications dites « particulières » découlant des traités conclus avec les Indiens et des terres de réserve. Les Kitselas ont affirmé que le Canada avait manqué à son obligation fiduciaire du fait qu’il a exclu 10,5 acres connus comme étant le lot 113 de la R.I. no 1 de Kitselas. Le ministre a rejeté la revendication et en a avisé les Kitselas en 2009. Par conséquent, ceux-ci ont introduit une instance en vertu de la Loi sur le Tribunal des revendications particulières, L.C. 2008, ch. 22 (la Loi sur le TRP), alors d'adoption récente.

LA DÉCISION visée par le CONTRÔLE

[14]           Après un examen approfondi de la preuve et l'audition des témoins, notamment la preuve de l’histoire orale, le juge a formulé les importantes conclusions de fait qui suivent :

a)                  La parcelle de 10,5 acres exclue de la R.I. no 1 de Kitselas comprenait l'emplacement d'un ancien village des Kitselas appelé Gitaus. Même s’il existait des signes visibles de l’utilisation du site de cet ancien village en 1891, le commissaire O'Reilly ne l’aurait pas considéré comme un village; il y a cependant tout lieu de penser que, de leur point de vue, les Kitselas n'avaient pas abandonné cet emplacement au moment où le commissaire O'Reilly délimitait les réserves, et cet emplacement était important pour leur identité (aux paragraphes 81 à 87 des motifs).

b)                  Des habitations indiennes se trouvaient sur l'emplacement de Gitaus lorsque le commissaire O'Reilly l'a inspecté en 1891, et il ne peut que les avoir vues (aux paragraphes 88 à 90 des motifs).

c)                  La parcelle de 10,5 acres ne faisait l'objet d'aucune revendication de la part de colons blancs, elle n'a pas été exclue en prévision de son utilisation aux fins de transport, et la Compagnie de la Baie d'Hudson n'avait pas besoin de plus d'un acre pour ses activités à cet endroit (aux paragraphes 91 à 93 des motifs).

d)                 La preuve ne permettait pas de conclure que la parcelle de 10,5 acres ne ferait pas partie aujourd'hui de la R.I. no 1 de Kitselas si le commissaire O'Reilly ne l'avait pas exclue (au paragraphe 147 des motifs).

[15]           Se fondant principalement sur l'analyse exposée par le juge Binnie dans l’arrêt Bande indienne Wewaykum c. Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 R.C.S. 245 (Wewaykum), le juge a conclu que la présence d'une obligation fiduciaire était subordonnée à deux conditions générales : il faut qu'il existe un droit indien identifiable et que la Couronne exerce, à l'égard de ce droit, un pouvoir discrétionnaire suffisant pour permettre de conclure à une obligation de cette nature (aux paragraphes 107 à 113 des motifs).

[16]           Tout en reconnaissant que les 10,5 acres exclus de la réserve n'étaient pas détenus en fiducie par les Kitselas ni considérés comme faisant partie d'une « réserve provisoire », le juge a néanmoins conclu que les Kitselas avaient un droit indien identifiable sur cette parcelle exclue au motif qu'elle était visée par l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique. « Les autorités coloniales », explique‑t‑il au paragraphe 143 des motifs, « ont reconnu le droit qu'avaient les Indiens à l'égard des terres qu'ils utilisaient et occupaient. Après l'adhésion à la Confédération, la politique coloniale est devenue une responsabilité constitutionnelle du Canada. » Il en déduit, au paragraphe 144 de ses motifs, « que les Nations indiennes avaient, à tout le moins, un intérêt pratique important à l'égard des terres qu'elles utilisaient habituellement » et qu'« [i]l s'agissait là d'un droit identifiable ».

[17]           Pour ce qui concerne la condition selon laquelle la Couronne doit exercer, à l'égard des terres en question, un pouvoir discrétionnaire suffisant pour donner naissance à une obligation fiduciaire, le juge a conclu qu'aucun élément de la preuve n'étayait la thèse que les 10,5 acres en litige n'auraient pas fait partie de la R.I. no 1 si le commissaire O'Reilly n'en avait recommandé l'exclusion (au paragraphe 147 des motifs). Selon le juge, « [l]e commissaire O'Reilly était l'intermédiaire par lequel le gouvernement fédéral allait exercer ses pouvoirs discrétionnaires en matière d'établissement de réserves » (au paragraphe 200 des motifs).

[18]           Comme le commissaire O'Reilly avait notamment pour directive « de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils [étaient] attachés », c'était par rapport à l'exécution de cette directive et de ses autres instructions, a conclu le juge, que devaient être « évaluées les obligations de loyauté, de bonne foi, de communication et d'agir de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt des Indiens » (aux paragraphes 168 et 169 des motifs).

[19]           Le juge a également conclu que la preuve, considérée dans son ensemble, n'établissait pas que le commissaire O'Reilly avait informé les Kitselas de l'exclusion des 10,5 acres de la réserve (aux paragraphes 182 et 183 des motifs). Qui plus est, comme la parcelle exclue ne faisait l'objet d'aucune revendication de colons blancs, le juge a conclu que le commissaire O'Reilly n'était pas autorisé à l'exclure du territoire prévu pour la réserve, une fois admis que les Kitselas l'utilisaient et l'occupaient à titre d'établissement ancien auquel ils étaient attachés (aux paragraphes 201 et 202).

[20]           Par conséquent, le juge a conclu que le Canada, par les agissements du commissaire O'Reilly, n'avait pas agi de manière raisonnable et diligente à l'égard de l'intérêt supérieur des Kitselas en excluant de leur R.I. no 1 la parcelle de terre en question, sauf pour ce qui concerne la parcelle d'un acre où la Compagnie de la Baie d'Hudson avait un entrepôt (aux paragraphes 203 à 205 des motifs).

Les questions en litige

[21]           Le Canada soulève les questions suivantes comme étant les plus importantes de celles que soulève sa demande de contrôle judiciaire :

a)                   Quelle est la norme de contrôle applicable?

b)                  Le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Canada avait une obligation fiduciaire envers les Kitselas dans le cadre du processus d'attribution des terres de réserve?

c)                   Dans la négative, le juge a‑t‑il commis une erreur en concluant que le Canada avait manqué à son obligation?

d)                  Dans l'hypothèse où le Canada aurait manqué à son obligation, le juge a‑t‑il commis une erreur en déclarant le Canada seul responsable de toutes pertes découlant de ce manquement?

LA NORME DE CONTRÔLE

[22]           Il est acquis aux débats que les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par le juge dans la décision attaquée doivent être contrôlées suivant la norme de la décision raisonnable. Cependant, les parties ne s'entendent pas sur la norme de contrôle applicable aux conclusions de droit du juge.

[23]           Les principales questions de droit que le Canada a soulevées dans sa demande sont les suivantes : 1) le juge a‑t‑il élargi à tort les définitions des droits indiens identifiables et de l'exercice du pouvoir discrétionnaire de la Couronne à l’égard de ces droits afin d'en déduire l'existence d'une obligation fiduciaire? Et 2) dans l'hypothèse où cette obligation existerait, le juge a‑t‑il commis une erreur relativement au partage de la responsabilité inhérente à cette obligation entre le Canada et la Colombie‑Britannique? Selon le Canada, ces questions juridiques de fond doivent être examinées suivant la norme de la décision correcte.

[24]           Je n'ai pas à examiner la norme de contrôle applicable à la seconde question, puisqu'elle ne se pose pas en l'espèce, comme on le verra dans la dernière section des présents motifs. Je pense cependant comme le Canada que la première question en litige doit être examinée suivant la norme de la décision correcte, pour les raisons dont l'exposé suit.

[25]           Plusieurs facteurs déterminent la norme de contrôle applicable, notamment l'objet de la Loi sur le TRP, la nature de la question en cause, l'expertise spéciale du Tribunal des revendications particulières et l'existence ou l'inexistence d'une clause privative : Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 62 à 64.

[26]           La Loi sur le TRP a pour objet d'établir le Tribunal des revendications particulières, qui se compose de juges de juridiction supérieure venant de partout au Canada et qui est chargé de statuer sur le bien-fondé des revendications particulières admissibles des Premières Nations, ainsi que sur les indemnités y afférentes. Les revendications particulières visées dans cette loi sont principalement les revendications historiques qu'il n'est en général plus possible de porter devant les cours supérieures en raison de l'écoulement du temps. Avant la création du Tribunal des revendications particulières, c'est le ministre qui statuait sur ces revendications, sans qu'intervînt aucun mécanisme juridictionnel indépendant et contraignant. L'objet fondamental de la Loi sur le TRP est donc de permettre le règlement des revendications par des juges de juridiction supérieure sans égard pour toute règle ou théorie qui aurait pour effet de limiter un recours, ou de prescrire des droits contre le Canada, en raison de l'écoulement du temps ou d'un retard.

[27]           Le mandat du juge de juridiction supérieure siégeant sous le régime de la Loi sur le TRP comporte deux aspects principaux. Premièrement, il doit statuer sur le bien‑fondé de la revendication en cause (article 14 de la Loi sur le TRP). Deuxièmement, s'il déclare la revendication fondée, il doit ensuite se prononcer sur l’indemnité qu’il convient d’accorder (article 20 de la Loi sur le TRP).

[28]           Le Tribunal des revendications particulières doit statuer sur le bien-fondé de la revendication en cause suivant des principes juridiques généraux, notamment les principes du droit fiduciaire applicables aux rapports entre la Couronne et les autochtones (alinéa 14(1)c) de la Loi sur le TRP). La Loi sur le TRP n'instaure pas un régime de responsabilité propre aux revendications particulières, qui sont plutôt réglées conformément aux principes généraux de la common law fédérale relative aux affaires autochtones.

[29]           Le juge de juridiction supérieure agissant à titre de membre du Tribunal des revendications particulières n'est lié par aucune règle ou théorie qui aurait pour effet de limiter un recours ou de prescrire des droits contre la Couronne en raison de l'écoulement du temps, et il jouit d'une certaine souplesse pour recevoir des éléments de preuve, notamment l’histoire orale (alinéa 13(1)b) et article 19 de la Loi sur le TRP). Cependant, lorsqu'il statue sur le bien-fondé d'une revendication particulière, le juge de juridiction supérieure agissant en tant que membre du Tribunal des revendications particulières doit appliquer et interpréter le droit de la même manière que s'il siégeait en cour supérieure.

[30]           La question de savoir s'il existe une obligation fiduciaire et les règles à appliquer pour juger du bien-fondé d'une revendication particulière constituent des questions juridiques de fond. Dans la Loi sur le TRP, il n’y a pas de régime administratif distinct à mettre en œuvre ou à prendre en considération relativement au bien-fondé d'une revendication, pas plus que cette loi n'exige de statuer en fonction d'exigences concurrentes de politique générale ou d'un pouvoir décisionnel discrétionnaire. Le juge de juridiction supérieure siégeant comme membre du Tribunal a plutôt pour tâche d'appliquer, dans l'examen du bien-fondé de la revendication particulière en cause, des règles juridiques semblables à celles qu'appliquerait toute cour supérieure.

[31]           Les instances de contrôle judiciaire usent parfois de retenue envers certaines instances de droit administratif, même lorsque celles‑ci interprètent les règles juridiques qu'appliquent les tribunaux. Par exemple, l'arbitre du travail qui interprète, aux fins d'exécution d'une convention collective, le droit général de la préclusion pour question déjà tranchée a droit à la retenue judiciaire (Nor-Man Regional Health Authority Inc. c. Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 R.C.S. 616). La Cour suprême du Canada a affirmé au paragraphe 54 de l'arrêt Dunsmuir que la déférence peut « s'imposer lorsque le tribunal administratif a acquis une expertise dans l'application d'une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé ». Mais dans la présente espèce, comme je le disais plus haut, le Tribunal des revendications particulières doit appliquer le même droit des fiducies que celui appliqué par les tribunaux, sans faire une évaluation spécialisée ou y ajouter des considérations de principe.

[32]           Un autre facteur important qui influe sur la détermination de la norme de contrôle est que les décisions du Tribunal des revendications particulières ne sont pas protégées par une clause privative rigoureuse (article 34 de la Loi sur le TRP). C'est là une indication importante que ses conclusions sur l'existence d'une obligation fiduciaire ne font pas jouer la retenue judiciaire.

[33]           En outre, les revendications mettant en jeu l'existence d'une obligation fiduciaire ne sont pas portées exclusivement devant le Tribunal des revendications particulières, mais le sont aussi devant les cours supérieures. En fait, la Loi sur le TRP prévoit elle-même la possibilité d'introduire devant des juridictions supérieures des instances fondées essentiellement sur les mêmes faits (au paragraphe 15(3) et à l’article 37 de la Loi sur le TRP). Or, comme le faisait observer le juge Rothstein au paragraphe 14 de l’arrêt Rogers Communications Inc. c. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2012 CSC 35, [2012] 2 R.C.S. 283, il serait illogique de contrôler la décision d'un tribunal administratif sur un point de droit selon une norme déférente, mais d’appliquer la norme de la décision correcte dans un appel formé contre la décision d'un tribunal judiciaire de première instance sur exactement le même point de droit.

[34]           Il est en effet de la plus haute importance que soient uniformes les décisions du Tribunal des revendications particulières et celles des tribunaux sur les questions relatives à la relation fiduciaire entre la Couronne et les peuples autochtones, ainsi que sur les conditions auxquelles cette relation entraîne des obligations fiduciaires. Ces questions reposent sur des fondements constitutionnels bien établis qui découlent notamment de la Proclamation royale de 1763, du paragraphe 91(24) et de l'article 109 de la Loi constitutionnelle de 1867, de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et d'autres textes constitutionnels. S'agissant par exemple de la décision attaquée, le juge a fondé entre autres sur une disposition constitutionnelle, soit l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique, l'analyse l'ayant mené à la conclusion que la Couronne était en l'espèce soumise à une obligation fiduciaire. La présence de contradictions touchant de si importantes questions serait choquante et entraînerait de graves conséquences pratiques.

[35]           Pour tous ces motifs, je conclus que la norme de contrôle applicable à la décision du Tribunal des revendications particulières sur le point de droit en litige dans la présente instance est celle de la décision correcte.

[36]           Même si la norme de contrôle applicable en l’espèce était celle de la décision raisonnable, la gamme des issues raisonnables serait étroite. Les normes constitutionnelles et la jurisprudence relatives à l'obligation fiduciaire de la Couronne limitent considérablement le nombre d’issues acceptables pouvant se justifier au regard de la question de droit à laquelle devait répondre le Tribunal des revendications particulières. En outre, les fondements constitutionnels sous-jacents et les normes impératives qui régissent ce domaine imposent d’autres contraintes.

LE JUGE A‑T‑IL COMMIS UNE ERREUR EN CONCLUANT QUE LE CANADA AVAIT UNE OBLIGATION FIDUCIAIRE ENVERS LES KITSELAS DANS LE CADRE DU PROCESSUS D'ATTRIBUTION DES RÉSERVES?

[37]           Le Canada soutient qu'il n'avait pas d'obligation fiduciaire relativement aux 10,5 acres exclus de la R.I. no 1 de Kitselas. Premièrement, fait‑il valoir, même s'il est peut-être vrai que les Kitselas utilisaient habituellement la parcelle de terre exclue, « l'utilisation habituelle » ne constitue pas en soi un droit identifiable pouvant donner naissance à une obligation fiduciaire, puisqu'il n'est pas suffisamment précis. Deuxièmement, le Canada affirme qu’il n'a pas exercé un pouvoir discrétionnaire sur la parcelle exclue de manière à ce qu'il en découle une quelconque obligation fiduciaire.

[38]           Je rejette ces arguments pour les motifs exposés plus loin. Je conclus que, dans le contexte des faits particuliers qui nous occupent, le juge est arrivé à la juste conclusion de droit concernant l'obligation fiduciaire que le Canada, en l'espèce, avait envers les Kitselas.

[39]           La doctrine des droits autochtones découle de l'affirmation par la Couronne de sa souveraineté sur les peuples autochtones des territoires qui forment aujourd'hui le Canada. Cette doctrine limite la souveraineté première des peuples autochtones en les soumettant en définitive à l'autorité de la Couronne. Ces limites et le pouvoir discrétionnaire, qui en résulte pour la Couronne, de gérer sa relation avec les autochtones ont conduit à définir cette relation comme étant de nature fiduciaire. Cette relation fiduciaire entraîne des obligations politiques pour le Canada dans ses rapports avec les peuples autochtones. Cependant, cette relation n'est pas seulement politique.

[40]           La relation fiduciaire trouve aussi son expression et sa confirmation dans l'examen par les tribunaux des activités de l'État qui influent sur la situation des peuples autochtones. La Cour suprême du Canada a ainsi reconnu que la relation fiduciaire sui generis liant la Couronne aux peuples autochtones marque de son empreinte l'action étatique à leur égard, notamment l'interprétation et l'application des engagements, traités et dispositions législatives qui les concernent, dont le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 (R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075 (Sparrow), à la page 1108; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au paragraphe 9; et Province of Ontario c. Dominion of Canada and Province of Quebec : In Re Indian Claims (1895), 25 S.C.R. 434, aux pages 534 et 535).

[41]           En plus de servir de principe directeur aux tribunaux, la relation fiduciaire peut aussi donner naissance à des obligations fiduciaires exécutoires en justice pour la Couronne, dans les cas où celle‑ci assume ou exerce un pouvoir discrétionnaire sur les droits ou intérêts des peuples autochtones. Par exemple, dans l'arrêt Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335 (Guerin), la Cour suprême du Canada a confirmé une indemnité pécuniaire accordée par une juridiction inférieure contre le Canada pour fautes commises dans des opérations foncières qui mettaient en jeu la location de terres d'une réserve. La Cour suprême est arrivée à cette décision parce qu’elle estimait que la Couronne était assujettie à une obligation fiduciaire exécutoire en justice dans son administration des terres de réserve. Elle a précisé que cette obligation exécutoire découlait des rapports historiques liant la Couronne et les peuples autochtones, ainsi que dans la nature du titre ancestral, en particulier dans le principe de l'inaliénabilité des terres des réserves indiennes, sauf cession à la Couronne.

[42]           Or, les obligations fiduciaires exécutoires en justice qui pèsent sur la Couronne ne se limitent pas aux opérations mettant en jeu des terres de réserve. Elles prennent naissance « lorsqu'une loi, un contrat ou peut-être un engagement unilatéral impose à une partie l'obligation d'agir au profit d'une autre partie et que cette obligation est assortie d'un pouvoir discrétionnaire » (Guerin, à la page 384). Dans le contexte des affaires autochtones, une obligation fiduciaire peut naître du fait que la « Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l'égard d'intérêts autochtones particuliers » : Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, [2013] 1 R.C.S. 623, au paragraphe 49, où la Cour cite Nation haida c. Colombie‑Britannique (Ministre des Forêts), 2004 CSC 73, [2004] 3 R.C.S. 511, au paragraphe 18.

[43]           S'il est vrai que tous les aspects de la relation entre la Couronne et les peuples autochtones ne donnent pas nécessairement naissance à une obligation fiduciaire exécutoire en justice, les tribunaux ont conclu à l'existence d'une telle obligation dans divers cas. Il paraît à cet égard particulièrement pertinent pour la présente instance de citer le paragraphe 68 de l'arrêt Conseil de la bande dénée de Ross River c. Canada, 2002 CSC 54, [2002] 2 R.C.S. 816 (Ross River), où le juge LeBel a reconnu que le processus de création de réserves est présumé faire naître l'obligation fiduciaire de la Couronne :

Il faut se rappeler que, dans le cadre de la procédure de création des réserves, comme dans les autres aspects de ses rapports avec les Premières nations, la Couronne doit rester consciente de ses obligations de fiduciaire et de leur incidence sur cette procédure, et prendre en considération la nature sui generis des droits fonciers des Autochtones.

[44]           Comme le faisait en outre observer le juge Binnie au paragraphe 89 de l’arrêt Wewaykum, les peuples autochtones « étaient entièrement tributaires de la Couronne pour que le processus de création des réserves aboutisse ». C'est pourquoi la Cour a attribué à la Couronne une obligation fiduciaire dans le processus de création de réserves en cause dans cet arrêt, même si les terres en question n'étaient pas officiellement reconnues comme terres de réserve sous le régime de la Loi sur les Indiens, mais seulement « réservées à titre provisoire » dans le cadre du processus de création de réserves mis en œuvre en Colombie‑Britannique.

[45]           Le juge Binnie a fait remarquer ce qui suit au paragraphe 79 de l’arrêt Wewaykum : « Dans l’arrêt Ross River [...], tous les juges de notre Cour ont reconnu que la réparation fondée sur l’existence d’une obligation fiduciaire n’était pas limitée aux droits garantis par l’art. 35 (Sparrow) ou aux réserves existantes (Guerin). Lorsqu’elle existe, l’obligation de fiduciaire vise à faciliter le contrôle de l’exercice par la Couronne de l’autorité et des pouvoirs discrétionnaires considérables qu’elle a graduellement assumés à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones. »

[46]           L'arrêt Wewaykum concernait l'étendue de l'obligation fiduciaire de la Couronne relativement au processus de création de réserves indiennes en Colombie‑Britannique, sur un territoire qui, contrairement à celui qui nous occupe dans la présente instance, ne faisait pas partie des terres tribales traditionnelles (Wewaykum, aux paragraphes 5 et 77). Le juge Binnie a souligné que les rapports fiduciaires entre les peuples autochtones et la Couronne donnent naissance à une obligation fiduciaire pour celle‑ci dans les cas où il existe un droit indien identifiable et où la Couronne exerce à l'égard de ce droit des pouvoirs discrétionnaires d'une manière entraînant une responsabilité de la nature d'une obligation de droit privé (Wewaykum, au paragraphe 85). Gardant ces considérations à l’esprit, le juge Binnie a tiré la conclusion suivante concernant l'obligation fiduciaire qui pèse sur la Couronne avant la création d'une réserve (Wewaykum, au paragraphe 86) :

Avant de créer une réserve, la Couronne accomplit une fonction de droit public prévue par la Loi sur les Indiens, laquelle fonction est assujettie au pouvoir de supervision des tribunaux compétents pour connaître des recours de droit public. Des rapports fiduciaires peuvent également naître à cette étape, mais l’obligation de la Couronne à cet égard se limite aux devoirs élémentaires de loyauté, de bonne foi dans l’exécution de son mandat, de communication complète de l’information, eu égard aux circonstances, et d’exercice de la prudence ordinaire dans l’intérêt des bénéficiaires autochtones de l’obligation.

[47]           Le juge Binnie a développé son raisonnement sur l'obligation fiduciaire incombant à la Couronne avant la création d'une réserve aux paragraphes 94 à 97 de l’arrêt Wewaykum. Il y a répété que la naissance d'une obligation fiduciaire impose à la Couronne, en plus de ses obligations de droit public, des devoirs de loyauté, de bonne foi et de communication complète de l'information pertinente, ainsi que celui d'agir de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt du bénéficiaire. La reconnaissance d'une telle obligation fiduciaire, ajoutait‑il, donne ouverture à une panoplie de recours en equity dans les cas où la Couronne y manque.

[48]           C'est précisément la voie qu'a suivie le juge en l’espèce. Se fondant principalement sur les principes énoncés dans l'arrêt Wewaykum de la Cour suprême du Canada, il a conclu, au paragraphe 111 de ses motifs, que l’autorité et les pouvoirs discrétionnaires considérables assumés par la Couronne à l’égard de divers aspects de la vie des peuples autochtones dont il est question à l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique peuvent, dans certaines circonstances, donner naissance à une obligation fiduciaire touchant la fourniture ou la non-fourniture de terres de réserve.

[49]           Le juge a conclu à cet égard que les Kitselas avaient, dans les circonstances de l’affaire un droit identifiable suffisant sur la parcelle de terre de 10,5 acres exclue de la réserve pour donner naissance à l'obligation fiduciaire qui sous-tend l'article 13, et que l'engagement unilatéral de la Couronne dont il est question dans cet article suffisait lui-même à faire jouer, relativement aux terres exclues en l’espèce, les obligations de loyauté, de bonne foi et de communication complète de l'information, ainsi que le devoir d'agir de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt du bénéficiaire de l’obligation. Le juge a en outre conclu que la violation d'une telle obligation relevait de sa compétence en vertu de l'alinéa 14(1)c) de la Loi sur le TRP, ainsi libellé :

14. (1) Sous réserve des articles 15 et 16, la première nation peut saisir le Tribunal d’une revendication fondée sur l’un ou l’autre des faits ci-après en vue d’être indemnisée des pertes en résultant :

14. (1) Subject to sections 15 and 16, a First Nation may file with the Tribunal a claim based on any of the following grounds, for compensation for its losses arising from those grounds:

c) la violation d’une obligation légale de Sa Majesté découlant de la fourniture ou de la non-fourniture de terres d’une réserve — notamment un engagement unilatéral donnant lieu à une obligation fiduciaire légale — ou de l’administration par Sa Majesté de terres d’une réserve, ou de l’administration par elle de l’argent des Indiens ou de tout autre élément d’actif de la première nation;

 

(c) a breach of a legal obligation arising from the Crown’s provision or non-provision of reserve lands, including unilateral undertakings that give rise to a fiduciary obligation at law, or its administration of reserve lands, Indian moneys or other assets of the First Nation;

[50]           Ces conclusions du juge ne me paraissent entachées d'aucune erreur de droit fondamentale.

[51]           Le juge a pris en compte, avec raison, le caractère exceptionnel de l'histoire de la création des réserves en Colombie‑Britannique. Contrairement aux cas de l'Ontario et de la plus grande partie de l'Ouest canadien, la création des réserves en Colombie‑Britannique ne s'est pas faite à partir de traités, mais plutôt d'un engagement unilatéral de la Couronne, notamment énoncé à l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique et dans les diverses directives établies par la Couronne aux fins d'application de cet article. En conséquence, l'État n'a pas négocié avec les peuples autochtones pour définir les paramètres de la politique d'attribution de réserves, et l'attribution effective des terres aux fins de la création de réserves a été en grande partie laissée à la discrétion des représentants de la Couronne qui agissaient conformément aux directives qu’ils avaient reçues.

[52]           Ainsi que le juge l'a constaté en l’espèce, les directives qui régissaient la mise en œuvre de la politique étatique unilatérale d'attribution de réserves en Colombie‑Britannique exigeaient clairement des représentants de la Couronne chargés de cette mise en œuvre qu'ils prennent en considération et en compte l'utilisation effective des terres par les nations autochtones pour lesquelles les réserves devaient être créées. C'est notamment le cas des instructions données par le ministère des Affaires indiennes au commissaire O'Reilly en 1880 : [TRADUCTION] « Pour l'attribution des terres de réserve, [...] [v]ous devrez tenir spécialement compte des habitudes, des souhaits et des activités de la bande, des limites du territoire que celle‑ci fréquente, ainsi que des revendications des colons blancs (s'il y en a) » (au paragraphe 15 des motifs). Pour reprendre les termes en lesquels le commissaire Sproat résumait l'essentiel dans son rapport de 1878, [TRADUCTION]  « [l]a première condition [était] de laisser les Indiens dans les lieux anciens auxquels ils [étaient] attachés » (au paragraphe 16 des motifs).

[53]           En l'espèce, le juge a tiré les conclusions de fait suivantes : 1) la parcelle de 10,5 acres exclue de la R.I. no 1 de Kitselas comprenait l'emplacement d'un ancien village des Kitselas appelé Gitaus; 2) du point de vue autochtone, cet emplacement n'avait jamais été abandonné; 3) il y avait des habitations indiennes sur cet emplacement lorsque le commissaire O'Reilly a décidé d'exclure les 10,5 acres en question de la réserve; 4) la parcelle de terre exclue ne faisait l'objet d'aucune revendication de la part de colons blancs; 5) cette parcelle de terre n'a pas été exclue en prévision de son utilisation pour le transport public; et 6) si le commissaire O'Reilly avait recommandé d'inclure cette parcelle de terre dans la réserve, le Canada aussi bien que la Colombie‑Britannique auraient suivi cette recommandation.

[54]           Vu ces conclusions de fait, je ne vois aucune erreur de droit dans la conclusion du juge selon laquelle les Kitselas avaient sur la parcelle de terre exclue un droit identifiable dont découlait une obligation fiduciaire comprenant des devoirs de loyauté, de bonne foi et de communication complète, ainsi que celui d'agir de façon raisonnable et diligente dans l'intérêt des Kitselas, s'agissant de décider s'il fallait inclure cette parcelle de terre dans la R.I. no 1 de Kitselas ou l'en exclure. La parcelle de terre en question était nettement délimitée et définie, et le droit identifiable à l’égard de cette parcelle de terre était fondé sur l’utilisation et l’occupation actuelle et historique que les Kitselas en faisaient à titre d'établissement, un droit expressément prévu à l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique et dans les directives de la Couronne visant la mise en œuvre en cet article.

LE JUGE A‑T‑IL COMMIS UNE ERREUR EN CONCLUANT QUE LE CANADA AVAIT MANQUÉ À SON OBLIGATION?

[55]           Subsidiairement, le Canada fait valoir que, même si la Couronne avait une obligation fiduciaire envers les Kitselas pour ce qui concerne la décision d'exclure de la réserve les terres en question, le juge a eu tort de conclure qu'elle avait manqué à cette obligation 1) en omettant d'informer les Kitselas de cette exclusion et 2) en excluant, contrairement à son devoir d'agir de façon raisonnable et diligente, une superficie supérieure à la parcelle d'un acre dont la Compagnie de la Baie d'Hudson avait besoin pour son entrepôt.

[56]           Le Canada reconnaît que ses arguments contestent les conclusions de fait du juge, et que, par conséquent, notre Cour doit appliquer à l'examen de ces conclusions la norme de la décision raisonnable. Le Canada soutient donc que les conclusions du juge sont déraisonnables au motif qu'elles n'appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

a)      L'omission d'informer les Kitselas de l'exclusion

[57]           Après un examen approfondi, le juge a conclu que la preuve, considérée dans son ensemble, n'établissait pas que le commissaire O'Reilly avait informé les Kitselas que la parcelle de terre en question serait exclue de leur R.I. no 1 (au paragraphe 182 des motifs). Il a également conclu que, si on les avait informés de l'exclusion, les Kitselas s'y seraient certainement opposés (au paragraphe 181 des motifs).

[58]           Le Canada soutient que ces conclusions entrent en contradiction avec la preuve, invoquant divers documents qui rendent compte de discussions entre le commissaire O'Reilly et les Kitselas sur l'étendue de la réserve. Je pense comme le juge que si ces documents montrent que des discussions ont eu lieu touchant l'étendue globale de la réserve et ses limites, ils n'établissent pas qu'on ait informé les Kitselas que la parcelle de 10,5 acres serait exclue, exclusion à laquelle, comme l'a conclu le juge, ils se seraient certainement opposés vu les circonstances. Sur cette question, le juge a attribué une force probante au fait que les Kitselas eux-mêmes avaient informé en 1892 la Compagnie de la Baie d'Hudson que la parcelle de terre en question était comprise dans leur réserve, fait incompatible avec la thèse du Canada selon laquelle ils auraient été au courant de l'exclusion (au paragraphe 177 des motifs).

[59]           Le Canada invoque aussi un plan de la réserve communiqué à l'agent local des Indiens en 1903, où la parcelle de terre en question est représentée comme exclue. Selon le Canada, le juge se serait trompé en concluant au paragraphe 178 de ses motifs que la preuve n'établissait pas que ce plan avait effectivement été transmis aux Kitselas. Le juge, explique le Canada au paragraphe 103(4) de son mémoire, aurait dû [TRADUCTION] « supposer qu'on l'avait fait ». Je ne suis pas d’accord. Étant donné la preuve produite devant lui, il était loisible au juge de supposer le contraire. En l'absence d’une preuve directe sur ce point, la conclusion du juge appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

b)                  Le fait de n'avoir pas agi de façon raisonnable et diligente

[60]           Le Canada affirme en outre qu'il était erroné de la part du juge de conclure que le commissaire O'Reilly n'avait pas agi de façon raisonnable et diligente en excluant de la R.I. no 1 des Kitselas les 10,5 acres en cause. Le Canada invoque notamment à ce propos l'erreur que le juge aurait commise dans l'interprétation du mandat du commissaire concernant la directive d'équilibrer les revendications des colons blancs et celles des Kitselas. Selon le Canada, le juge se serait trompé en assimilant ce mandat à la tâche étroitement définie d'établir s'il existait des revendications de colons blancs, plutôt qu'à celle de tenir compte, dans un sens plus large, des intérêts de ces colons (au paragraphe 121 du mémoire du Canada).

[61]           Même s'il a constaté l'absence de revendications en cours de la part de colons blancs, soutient le Canada, le commissaire O'Reilly a néanmoins agi de façon raisonnable en excluant les 10,5 acres, étant donné l'importance stratégique de celle‑ci pour le transport public. Selon le Canada, [TRADUCTION] « le lot 113 était situé au meilleur endroit possible pour permettre de contourner le Canyon ou pour attendre des conditions plus favorables lorsque, comme il arrivait souvent, il se révélait infranchissable ou trop dangereux » (au paragraphe 137 du mémoire du Canada).

[62]           L'argument du Canada présente trois défauts : a) il ne tient pas compte de la conclusion du juge selon laquelle le commissaire O'Reilly avait déjà exclu de la réserve toutes les terres offrant des possibilités de transport, notamment le portage existant qui longeait la Skeena (au paragraphe 92 des motifs); b) le commissaire O'Reilly n'a jamais invoqué explicitement les besoins de transport public pour justifier l'exclusion de la parcelle de terre en question (au paragraphe 29 des motifs); et c) la Colombie‑Britannique a par la suite subdivisé les terres exclues en parcelles qu'elle a vendues à des spéculateurs (au paragraphe 35 des motifs). Vu la myriade d’éléments de preuve dont il disposait, il était raisonnablement possible pour le juge de conclure que le commissaire O'Reilly n'avait pas exclu la parcelle de terre de 10,5 acres afin qu’elle soit utilisée pour le transport public.

Le juge a‑t‑il commis une erreur en déclarant le canada seul responsable de toutes pertes découlant du manquement à l'obligation?

[63]           Enfin, le Canada soutient que le juge a commis une erreur en le déclarant seul responsable des pertes résultant pour les Kitselas du manquement à l'obligation fiduciaire de la Couronne à l'égard des 10,5 acres exclus de la réserve.

[64]           Le Canada affirme que la Colombie‑Britannique assume aussi une part de responsabilité en l'espèce, et que les responsabilités du Canada en ce qui concerne le montant de l’indemnité à être versé aux Kitselas devrait être réduit en conséquence. Le Canada invoque à cet égard l'alinéa 20(1)i) de la Loi sur le TRP, ainsi libellé :

20. (1) Lorsqu’il statue sur l’indemnité relative à une revendication particulière, le Tribunal :

20. (1) The Tribunal, in making a decision on the issue of compensation for a specific claim,

i) dans le cas où il estime qu’un tiers est, en tout ou en partie, à l’origine des faits ou pertes mentionnés au paragraphe 14(1), n’accorde une indemnité à la charge de Sa Majesté que dans la mesure où ces pertes sont attribuables à la faute de celle-ci.

(i) shall, if it finds that a third party caused or contributed to the acts or omissions referred to in subsection 14(1) or the loss arising from those acts or omissions, award compensation against the Crown only to the extent that the Crown is at fault for the loss.

[Non souligné dans l’original]

[Emphasis added]

 

[65]           Le défaut de l'argumentation du Canada sur ce point tient à la disjonction des questions en litige. Par ordonnance en date du 3 juillet 2012, le juge a disjoint les questions du bien-fondé de la revendication et de l'indemnisation y afférente, étant entendu que la première serait tranchée séparément de la seconde. Par conséquent, le juge ne se prononce dans la décision attaquée que sur le bien-fondé de la revendication. Rappelons qu'il formule sa conclusion finale dans les termes suivants au paragraphe 205 de ses motifs : « La Première Nation de Kitselas a démontré que la Couronne avait manqué à son obligation légale en excluant de la RI no 1 de Kitselas des terres qui excédaient les besoins de la Compagnie de la Baie d'Hudson (un acre). »

[66]           Comme il ressort à l'évidence de l'article 20 de la Loi sur le TRP, la question de la responsabilité d'un tiers qui réduirait la charge indemnitaire du Canada est à trancher sous le chef de l'indemnisation. En fait, le juge n'a tiré aucune conclusion finale dans ses motifs à l’égard de la responsabilité possible de la Colombie‑Britannique et son effet sur la charge indemnitaire éventuelle du Canada.

[67]           Le juge rappelle aux paragraphes 192 et 193 de ses motifs que le Canada s'est attribué le rôle principal dans les rapports entre les peuples autochtones et la Couronne et qu'il a de plus assumé l’entière responsabilité à l’égard du droit des autochtones sur les terres en Colombie‑Britannique selon les termes de l'article 13 des Conditions de l'adhésion de la Colombie‑Britannique. Cependant, ces constatations ne prêtent pas en elles-mêmes à controverse et reprennent en grande partie les observations formulées par le juge Binnie aux paragraphes 93 et 97 de l’arrêt Wewaykum. Elles ne sauraient à elles seules servir de base à une conclusion touchant la part que la Colombie‑Britannique aurait prise (le cas échéant) dans la violation et qui pourrait influer sur la charge indemnitaire du Canada. Il s'agit plutôt là d'un point à décider à l'étape de l'instance où sera examinée la question de l'indemnisation, conformément à l'ordonnance de disjonction rendue par le juge.

CONCLUSION

[68]           En conséquence, je rejetterais la demande et adjugerais les dépens à l'intimée. Aucune ordonnance ne devrait être prononcée quant aux dépens à l’égard des intervenants.

« Robert M. Mainville »

j.c.a.

« Je suis d'accord.

           K. Sharlow, j.c.a. »

« Je suis d'accord.

           David Stratas, j.c.a. »


COUR D'APPEL FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DoSSIER :

A‑107‑13

APPEL D'UNE DÉCISION DE M. LE JUGE HARRY SLADE (LE JUGE), PRÉSIDENT DU TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES, EN DATE DU 19 FÉVRIER 2013 (2013 TRPC 1)

 

INTITULÉ :

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA c. LA PREMIÈRE NATION DE KITSELAS ET UNE COALITION DE PREMIÈRES NATIONS DIRIGÉE PAR L’UNION OF BRITISH COLUMBIA INDIAN CHIEFS

 

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATES DE L'AUDIENCE :

LES 7 ET 8 AVRIL 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT :

LE JUGE MAINVILLE

 

Y ONT SOUSCRIT :

LA JUGE SHARLOW

LE JUGE STRATAS

 

DATE DES MOTIFS:

LE 5 JUIN 2014

 

COMPARUTIONS :

Rosemarie Schipizky

Sean Stynes

Chris Elsner

 

POUR L'APPELANTE

 

Stan Ashcroft

 

POUR L'INTIMÉE

 

Clarine Ostrove

Leah Pence

 

pour l'intervenante : COALITION DE PREMIÈRES NATIONS DIRIGÉE PAR L’UNION OF BRITISH COLUMBIA INDIAN CHIEFS

 

Paul Cavalluzzo

Adrienne Telford

Alisa Lombard

POUR L'INTERVENANT : TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

 

POUR L'APPELantE

 

Ashcroft & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR L'INTIMÉE

 

Mandell Pinder LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR L'INTERVENANTE : COALITION DE PREMIÈRES NATIONS DIRIGÉE PAR L’UNION OF BRITISH COLUMBIA INDIAN CHIEFS

 

Cavalluzzo Shilton McIntyre Cornish

Toronto (Ontario)

 

POUR L'INTERVENANT : TRIBUNAL DES REVENDICATIONS PARTICULIÈRES

 

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