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Date : 20150105


Dossier : T‑1459‑13

Référence : 2015 CF 4

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

RAED JASER

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               La Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission) a révoqué la réhabilitation du demandeur en vertu de l’alinéa 7b) de la Loi sur le casier judiciaire, LRC 1985, c C‑47 (la Loi), après avoir appris qu’il avait été accusé de plusieurs infractions liées au terrorisme. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Commission au titre du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, et il demande que la décision de la Commission soit annulée, que l’alinéa 7b) de la Loi soit déclaré inconstitutionnel et que les dépens lui soient adjugés.

[2]               Le demandeur a été déclaré coupable de plusieurs crimes entre 1997 et 2001, notamment pour avoir commis une fraude dépassant 5 000 $ et pour avoir proféré des menaces, des crimes pour lesquels il a obtenu une réhabilitation le 24 avril 2009.

[3]               Quatre ans plus tard, le 22 avril 2013, le demandeur a été accusé de plusieurs infractions de terrorisme qu’il aurait commises entre le 1er avril et le 25 septembre 2012. Peu de temps après, la Commission a été mise au courant de ces accusations par l’intermédiaire de sources médiatiques et elle a demandé à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) de la renseigner sur ces accusations. Le 24 mai 2013, la GRC a envoyé à la Commission une lettre dans laquelle elle confirmait les accusations et à laquelle était jointe une copie de la dénonciation qui visait le demandeur. Il y était allégué que le demandeur : (1) avait comploté pour le compte d’un groupe terroriste en vue de nuire aux moyens de transport (Code criminel, LRC 1985, c C‑46, articles 83.2 et 248); (2) avait comploté pour le compte d’un groupe terroriste en vue d’assassiner des personnes inconnues (Code criminel, article 83.2 et paragraphe 235(1)); (3) avait sciemment participé à une activité d’un groupe terroriste, ou y avait contribué, dans le but d’accroître la capacité de ce groupe de se livrer à une activité terroriste ou de la faciliter (Code criminel, art. 83.18).

[4]               La Commission a ensuite envoyé au demandeur une lettre datée du 6 juin 2013, dans laquelle elle proposait de révoquer sa réhabilitation (on parle de « suspension du casier » depuis que la Loi a été modifiée en 2012). La Commission y mentionnait qu’elle avait reçu des renseignements indiquant que le demandeur avait cessé de bien se conduire, en raison d’accusations de complot en vue de se livrer à une attaque terroriste contre un train de voyageurs de Via Rail; cette lettre invitait également le demandeur à présenter des observations écrites dans un délai de 60 jours, avant qu’une décision définitive soit prise concernant la révocation de sa réhabilitation.

[5]               Dans une lettre datée du 23 juillet 2013, l’avocat du demandeur a répondu à la Commission que [traduction] « procéder à une révocation de la réhabilitation à cette étape‑ci est totalement injuste pour M. Jaser et constitue un abus de procédure ». Il a avancé quatre motifs justifiant le maintien du statu quo jusqu’à ce que les accusations criminelles pesant contre le demandeur aient fait l’objet d’une décision définitive : (1) la Commission ne disposait de rien d’autre que d’allégations; (2) exiger une réponse maintenant serait incompatible avec la présomption d’innocence et le droit de son client de garder le silence avant la tenue du procès; (3) la Commission semblait être animée par un parti pris politique; (4) il n’y avait pas lieu de débattre de la révocation proposée dans l’attente du procès, puisque la réhabilitation du demandeur serait automatiquement révoquée en cas de verdict de culpabilité et que la Commission pourrait toujours réexaminer la question plus tard s’il était acquitté.


II.                La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[6]               Dans une lettre datée du 30 juillet 2013, la Commission a décidé que les observations de l’avocat du demandeur ne fournissaient pas d’explications suffisantes pour modifier la recommandation initiale de révoquer la réhabilitation. Par conséquent, la Commission a révoqué la réhabilitation du demandeur, en vertu de l’article 7 de la Loi, qui est rédigé en ces termes :

7. La Commission peut révoquer la suspension du casier [réhabilitation] dans l’un ou l’autre des cas suivants :

7. A record suspension [pardon] may be revoked by the Board

[...]

[...]

b) il existe des preuves convaincantes, selon elle, du fait que l’intéressé a cessé de bien se conduire;

(b) on evidence establishing to the satisfaction of the Board that the person to whom it relates is no longer of good conduct; ...

[7]               La Commission a conclu que le demandeur avait cessé de bien se conduire, parce qu’il faisait l’objet d’accusations criminelles extrêmement lourdes qui constituaient une menace directe et grave à la sécurité du public, et qu’il n’avait fourni aucun renseignement sur la conduite à l’origine des accusations portées contre lui. En ce qui a trait à l’allégation d’abus de procédure soulevée par l’avocat du demandeur, la Commission a mentionné qu’elle ne s’était pas appuyée sur les reportages des médias concernant la conduite reprochée au demandeur, mais bien sur les renseignements officiels que lui avait communiqués la GRC. La Commission a conclu que ces renseignements étaient fiables et convaincants pour déterminer que le demandeur ne satisfaisait plus au critère de bonne conduite.


III.             Questions en litige

[8]               Les parties conviennent que la présente affaire soulève deux importantes questions :

1.                  L’alinéa 7b) de la Loi est‑il inconstitutionnel?

2.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur de fait ou de droit en révoquant la réhabilitation du demandeur?

[9]               Par ailleurs, certains éléments de la deuxième question mentionnée au paragraphe précédent exigent que la Cour applique des normes de contrôle différentes, si bien qu’il est utile de diviser et de reformuler les questions de la façon suivante :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  L’alinéa 7b) de la Loi est‑il inconstitutionnel?

3.                  La procédure a‑t‑elle été inéquitable?

4.                  La Commission a‑t‑elle commis une erreur en s’appuyant sur des accusations non prouvées pour révoquer la réhabilitation?

IV.             Arguments des parties

A.                Arguments du demandeur

[10]           Le demandeur souligne que ce qui constitue une bonne conduite est une appréciation factuelle fondée sur les directives énoncées au chapitre 14.1 du Manuel des politiques de la Commission (le Manuel). Il fait remarquer que, même si les paragraphes 12 à 17 de ces directives donnent des indications sur ce qui constitue une bonne conduite, il n’y est pas dit explicitement ce qui n’en constitue pas une. Il n’y est pas mentionné non plus que des accusations criminelles en instance doivent être prises en considération dans l’appréciation de la bonne conduite. Néanmoins, le demandeur affirme que les directives contenues dans le Manuel devraient s’appliquer aux évaluations visant à déterminer s’il y a lieu de révoquer une réhabilitation.

[11]           Le demandeur soutient que, du fait que la Commission exerce un pouvoir d’origine législative, son champ d’action est limité par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.U.), 1982, c 11, art 32 (la Charte).

[12]           L’article 7 de la Charte est rédigé en ces termes :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

[13]           Le demandeur est d’avis que la révocation de sa réhabilitation au moment où il fait l’objet d’accusations criminelles fait entrer en jeu les droits qui lui sont garantis à l’article 7 de la Charte, parce que ses déclarations de culpabilité antérieures pourront être mises en preuve contre lui. Il affirme que les principes de justice fondamentale sont violés pour deux raisons : (1) il y a atteinte à son droit de garder le silence et à son droit de ne pas s’incriminer; (2) la mesure est arbitraire et d’une portée excessive.

[14]           Le demandeur soutient que, même si la Loi ne force personne à parler ou à dire des choses incriminantes, elle porte néanmoins atteinte à son droit au silence en créant une procédure à laquelle il ne peut participer, sauf en renonçant à ce droit. Le demandeur affirme qu’il se trouve dans une impasse : ou il répond des accusations devant la Commission et court le risque de créer de la preuve que le ministère public pourra utiliser contre lui au procès, ou bien il garde le silence et s’assure ainsi d’un résultat qui lui est préjudiciable : la révocation de sa réhabilitation. C’est cette dernière situation qui est survenue en l’espèce puisque la Commission a fondé la révocation de la réhabilitation du demandeur sur le fait qu’il [traduction« n’a fourni aucun renseignement sur les circonstances de la conduite à l’origine des accusations [portées contre lui] dont il a été fait état ci‑dessus ».

[15]           Le demandeur avance de plus que l’alinéa 7b) de la Loi a une portée excessive dans la mesure où il pourrait être utilisé lorsque des accusations criminelles sont en instance. Selon lui, la Commission a utilisé l’alinéa 7b) d’une manière incompatible avec les objectifs de la Loi. La réhabilitation, affirme‑t‑il, vise à procurer un avantage mesurable aux personnes qui ont une bonne conduite malgré des antécédents criminels, pour soutenir leurs efforts de réhabilitation, et à préserver la considération dont jouit l’administration de la justice. Il prétend que la révocation des réhabilitations sur le fondement d’accusations non jugées est inutile et n’offre aucun lien logique avec ces objectifs.

[16]           De plus, le demandeur souligne que, en vertu de l’alinéa 7.2a) de la Loi, la réhabilitation cessera automatiquement s’il est déclaré coupable des accusations en instance. Il soutient que, si le demandeur est acquitté ou si les accusations en instance sont suspendues, la Charte n’entrera plus en jeu et que la Commission pourra alors évaluer la possibilité de révoquer sa réhabilitation, en vertu de l’alinéa 7b).

[17]           Pour les mêmes raisons, le demandeur soutient que ces violations ne peuvent se justifier au regard de l’article premier de la Charte, puisqu’une mesure législative de portée excessive « ne pourrait, selon toute évidence, satisfaire au volet de l’atteinte minimale de l’analyse fondée sur l’article premier » (R c Heywood, [1994] 3 RCS 761, aux pages 802 et 803, 120 DLR (4th) 348 (Heywood); Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, aux paragraphes 73 à 76, [2013] 3 RCS 1101 (Bedford)). Par conséquent, le demandeur affirme que l’alinéa 7b) de la Loi devrait être déclaré invalide dans la mesure où il est incompatible avec l’article 7 de la Charte, ou être interprété en tenant compte du paragraphe 24(1) de la Charte, de sorte qu’une réhabilitation ne puisse être révoquée sur le fondement d’accusations criminelles en instance.

[18]           En ce qui a trait au fond de la décision de la Commission, le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision correcte, puisque ce sont des questions constitutionnelles et des questions d’équité procédurale qui doivent être tranchées.

[19]           De plus, le demandeur affirme qu’il était arbitraire et abusif de la part de la Commission de conclure qu’il avait cessé de bien se conduire, en raison uniquement d’allégations non prouvées contenues dans la dénonciation déposée quant aux accusations en instance. Ces allégations, à elles seules, ne prouvent pas les faits, au dire du demandeur, et, puisque la Commission n’a pas eu accès à la preuve susceptible d’étayer les accusations, elle a agi de manière déraisonnable.

[20]           Le demandeur reproche également à la Commission d’avoir abusé de la procédure en révoquant sa réhabilitation au moment où elle l’a fait, et ce, sans preuve appropriée à l’appui. Il soutient que le fait qu’il soit tenu d’expliquer les circonstances des accusations au moment où il risque d’être condamné dans un procès criminel porte atteinte à son droit de garder le silence, fait entrer en ligne de compte d’autres principes fondamentaux d’équité et, de surcroît, risque aussi de déconsidérer l’administration de la justice. Selon le demandeur, la Commission n’a pas bien soupesé les droits garantis par la Charte qui sont en jeu et les objectifs législatifs de la Loi, contrairement aux indications contenues dans l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395, aux paragraphes 3, 5 et 6 (Doré).

[21]           Ce manque de considération à l’égard des droits du demandeur est de plus aggravé, affirme‑t‑il, par les commentaires que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile et le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ont faits à propos des infractions antérieures pour lesquelles il avait été réhabilité, le jour même où la Commission recommandait la révocation de sa réhabilitation. Puisqu’il avait droit à la protection offerte par la Loi jusqu’à la révocation de sa réhabilitation, le demandeur soutient que le fait que les ministres ont fait état de ces infractions ce jour‑là laisse croire à l’existence d’un lien ou, à tout le moins, [traduction] d’« une coïncidence intéressante » entre les commentaires des ministres et la ligne de conduite de la Commission.

[22]           Le demandeur soutient donc que la décision de la Commission devrait être annulée, même si l’alinéa 7b) de la Loi est valide sur le plan constitutionnel. De plus, le demandeur exige que, en cas de renvoi de l’affaire à la Commission, la Cour lui ordonne de s’abstenir d’examiner la question de la révocation de sa réhabilitation jusqu’à ce que les accusations criminelles pesant contre lui soient jugées de manière définitive.

B.                 Arguments du défendeur

[23]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission est celle du caractère raisonnable. Il souligne qu’une réhabilitation est un pouvoir discrétionnaire, et non un droit. Une réhabilitation n’efface pas les condamnations, et, même une fois qu’elle lui est accordée, le délinquant ne pourra pas continuer d’en bénéficier s’il cesse de bien se conduire.

[24]           Le défendeur soutient également que le critère pour déterminer si la décision de la Commission est inconstitutionnelle est exposé dans Bedford, au paragraphe 76. Ainsi, le demandeur doit démontrer l’existence d’un lien réel, et non d’un lien hypothétique, et présenter une preuve suffisante pour établir le lien de causalité. Le défendeur souligne que la Commission a pris sa décision seulement après avoir été mise au courant que des accusations étaient portées, que le demandeur n’était pas obligé de répondre à la lettre de la Commission datée du 6 juin 2013 et que la Commission n’a communiqué aucun renseignement aux procureurs de la GRC ou du ministère public.

[25]           Compte tenu de cela, le défendeur soutient que la révocation d’une réhabilitation ne fait pas entrer en jeu l’article 7 de la Charte. Il affirme que, même si le poursuivant au procès criminel du demandeur pourrait chercher à utiliser son casier judiciaire contre lui dans certaines situations, le juge du procès sera en mesure d’évaluer les conséquences possibles sur les droits garantis par la Charte au moment de décider si le casier judiciaire doit être admis en preuve. Il mentionne que, par conséquent, la procédure de révocation devant la Commission n’a rien à voir avec la procédure criminelle.

[26]           Même s’il peut avoir été porté atteinte aux droits du demandeur prévus à l’article 7 de la Charte, le défendeur avance que la procédure devant la Commission était compatible avec les principes de justice fondamentale. Une procédure devant la Commission n’est pas un procès criminel, et le défendeur soutient que les critères d’équité doivent être appréciés dans un contexte administratif (Lepage c Canada (Procureur général), 2007 QCCA 567, au paragraphe 14 (CanLII); Doré, au paragraphe 36). En fait, le défendeur fait valoir que ni la présomption d’innocence ni le droit de ne pas être contraint à témoigner ne s’appliquent (par exemple Giroux c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles) (1994), 89 FTR 307, au paragraphe 20 (1re inst.) (QL) (Giroux); Fernandez c Canada (Procureur général), 2011 CF 275, aux paragraphes 54 et 55, [2012] 4 RCF 411 (Fernandez)). Le défendeur est d’avis que la Commission peut de plein droit tenir compte des enquêtes policières en cours et des accusations criminelles en instance (par exemple, Prasad c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), 51 FTR 300, 5 Admin LR (2d) 251 (Prasad); R c Davis, (1996) BCJ No 2119 (QL), aux paragraphes 22 à 26 (Davis)).

[27]           Le défendeur n’est pas d’accord avec le demandeur pour dire que l’alinéa 7b) de la Loi a une portée excessive. Il affirme, au contraire, que, suivant l’historique législatif de la Loi, la suspension du casier a pour but d’atténuer pour le délinquant réadapté la stigmatisation attribuable à un casier judiciaire. Dans l’intérêt de la sécurité du public, l’alinéa 7b) de la Loi permet la révocation d’une réhabilitation lorsque le délinquant qui l’a obtenue a manqué à ses engagements envers la société. Le défendeur avance que les effets de l’alinéa 7b) de la Loi sont conformes à ce but et que l’expression « a cessé de bien se conduire » est si flexible que la disposition ne peut avoir une portée excessive.

[28]           Le défendeur soutient de plus que la procédure devant la Commission était équitable, parce que le demandeur a reçu un avis et s’est vu accorder la possibilité de présenter des observations. Le demandeur a eu la chance de participer pleinement au processus de décision, souligne‑t‑il, mais il a tout simplement refusé de présenter des observations.

[29]           Le défendeur soutient également que les conclusions de la Commission et la décision qu’elle a prise sont raisonnables et que la Cour a confirmé que la Commission peut tenir compte des renseignements se rapportant à des accusations en instance ou suspendues. À son avis, la Commission n’est pas tenue de vérifier les renseignements fournis par des sources fiables, telles que la police.

[30]           Le défendeur mentionne qu’il n’y a pas eu abus de procédure et il avance que l’assertion du demandeur quant à l’existence d’un [traduction« lien incontournable » entre les commentaires des deux ministres et la conduite de la Commission n’est pas suffisante pour prouver pareille allégation.

[31]           Enfin, le défendeur prétend que, si la demande est accueillie, il serait inapproprié d’interdire à la Commission d’examiner l’affaire jusqu’à ce que les accusations en instance soient résolues (Halifax (Regional Municipality) c Nova Scotia (Human Rights Commission), 2010 NSCA 8, aux paragraphes 20 à 22, 287 NSR (2d) 329). Tout au plus, affirme‑t‑il, si la décision de la Commission n’est pas raisonnable, la Cour devrait seulement l’annuler et renvoyer l’affaire à la Commission pour un nouvel examen.

V.                Analyse

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable?

[32]           Si des décisions antérieures ont établi de manière satisfaisante le degré de déférence à appliquer à chaque question, l’analyse n’a pas à être reprise (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir)).

[33]           Lorsqu’une partie conteste la constitutionnalité d’une disposition législative, la Cour n’a pas à faire preuve de retenue judiciaire à l’égard de la décision du tribunal administratif (Dunsmuir, au paragraphe 58; Doré, au paragraphe 43). Toutefois, lorsqu’une partie conteste la constitutionnalité d’une décision administrative particulière, la nature très factuelle de cette décision peut néanmoins commander une démarche empreinte d’une certaine retenue (Doré, aux paragraphes 36, 45 à 48, 53 à 58). En l’espèce, comme le demandeur a contesté l’alinéa 7b) de la Loi directement, c’est la norme de la décision correcte qui constitue la norme de contrôle applicable.

[34]           C’est également la norme de contrôle nominale de la question relative à l’équité procédurale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43, [2009] 1 RCS 339 (Khosa); Saini c Canada (Procureur général), 2014 CF 375, au paragraphe 25 (CanLII) (Saini)). Les personnes visées par une décision doivent bénéficier de toute la protection procédurale à laquelle elles ont droit, mais la mesure de redressement peut être refusée si l’erreur procédurale « est un vice de forme et n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice » (Khosa, au paragraphe 43; Loi sur les Cours fédérales, art 18.1(5)).

[35]           Contrairement au demandeur, je ne suis pas d’avis que la décision de la Commission devrait être examinée sur le fond selon la norme de la décision correcte. Dans la mesure où il est question du sens de « bien se conduire », il s’agit de l’interprétation de la Loi, laquelle est étroitement liée au rôle de la Commission. Il convient de présumer que la norme du caractère raisonnable s’applique normalement à ces questions (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, aux paragraphes 30 et 34, [2011] 3 RCS 654). Je ne vois rien qui pourrait justifier que cette présomption soit réfutée, particulièrement si l’on tient compte du fait que l’article 2.1 de la Loi confère à la Commission « toute compétence et latitude pour ordonner, refuser ou révoquer la suspension du casier ».

[36]           Les erreurs alléguées par le demandeur ne visent que les faits et l’application de la loi à ces faits lorsque la Commission a exercé son pouvoir discrétionnaire de révoquer la réhabilitation du demandeur. Toutes ces questions commandent l’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 53; Fernandez, au paragraphe 20; Saini, aux paragraphes 26 et 27; Foster c Canada (Procureur général), 2013 CF 306, au paragraphe 18 (CanLII)). Dans la mesure où ces questions peuvent soulever d’autres questions constitutionnelles résiduelles que celle de savoir si l’alinéa 7b) de la Loi va à l’encontre de l’article 7 de la Charte, elles sont d’un type individualisé décrit dans l’arrêt Doré, au paragraphe 36.

B.                 L’alinéa 7b) de la Loi sur le casier judiciaire est‑il inconstitutionnel?

[37]           Le demandeur fait valoir que la décision de la Commission de révoquer sa réhabilitation fait entrer en jeu les droits qui lui sont garantis à l’article 7 de la Charte, parce que le ministère public pourrait utiliser ses condamnations antérieures contre lui dans le procès en instance.

[38]           À mon avis, toutefois, les droits garantis à l’article 7 de la Charte n’entrent pas encore en jeu et n’ont pas été violés. Dans l’arrêt Bedford, au paragraphe 75, la Cour suprême du Canada a confirmé que les droits prévus à l’article 7 entrent en jeu seulement s’il existe « un lien de causalité suffisant entre [l’effet] imputable à l’État et le préjudice subi par [le demandeur] ». La norme applicable est une norme souple qui « tient compte du contexte et s’attache à l’existence d’un lien réel, et non hypothétique » (Bedford, au paragraphe 76).

[39]           En l’espèce, le demandeur n’a pas encore subi de préjudice dans sa défense contre les accusations dont il fait l’objet et il se peut qu’il n’en subisse jamais. Il est possible que les accusations en instance le visant soient retirées ou suspendues. Même si le procès va de l’avant, le ministère public ne pourra utiliser le casier judiciaire du demandeur contre lui que si le juge du procès l’admet en preuve. Ce dernier sera mieux placé que la Cour pour évaluer les conséquences, sur les droits prévus par la Charte, de l’admission en preuve du casier judiciaire.

[40]           Le demandeur n’a donc pas établi qu’il a subi un préjudice, et il lui incombait de s’acquitter du fardeau de la preuve (Bedford, au paragraphe 78; Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4, au paragraphe 3, [2004] 1 RCS 76).

[41]           Même si l’article 7 de la Charte entrait en jeu, l’alinéa 7b) de la Loi ne deviendrait pas en soi inconstitutionnel. Le demandeur ne conteste pas l’idée que la réhabilitation devrait être révoquée à l’égard des personnes qui « cesse[nt] de bien se conduire ». Il conteste plutôt le moment choisi pour révoquer la réhabilitation, ce qui n’est aucunement prescrit par l’alinéa 7b) de la Loi. Par conséquent, il n’y a rien à annuler ni à retrancher, et le demandeur prie effectivement la Cour d’y voir une exigence selon laquelle aucune accusation non jugée ne devrait être prise en compte par la Commission lorsqu’elle détermine si une personne a cessé de bien se conduire (voir le paragraphe 24(1) de la Charte; Schacter c Canada, [1992] 2 RCS 679, aux pages 695 et 696, 698 à 700, 93 DLR (4th) 1).

[42]           Le problème, c’est que les arguments du demandeur sur ce point ne constituent rien d’autre qu’une contestation de la décision particulière le visant. Le moment choisi par la Commission pour enquêter sur une révocation de réhabilitation relève du pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré à l’article 2.1 de la Loi, et la preuve qu’elle juge satisfaisante est une question purement factuelle. Traiter ces arguments comme une contestation mettant en cause la loi elle‑même court‑circuiterait la norme de contrôle appropriée pour ces questions, comme l’explique l’arrêt Doré, aux paragraphes 34 à 58. Par conséquent, la proposition du demandeur d’inclure certaines exigences dans la loi ne devrait pas être retenue.

C.                 La procédure était‑elle inéquitable?

[43]           Le demandeur se plaint que la décision était inéquitable pour les raisons suivantes : (1) il ne pouvait pas présenter des arguments sans renoncer à son droit de garder le silence dans l’affaire en instance au criminel; (2) en agissant comme elle l’a fait, la Commission a abusé de la procédure.

[44]           Dans le premier cas, la réponse se trouve au paragraphe 7.1(1) de la Loi, qui reconnaît clairement qu’une personne dont la réhabilitation peut être révoquée a le « droit de présenter ou de faire présenter pour son compte les observations qu’[elle] estime utiles ». En l’espèce, la Commission a informé le demandeur du fait qu’elle se proposait de révoquer sa réhabilitation et elle l’a invité à présenter des observations dans les 60 jours. Il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’un délai raisonnable pour rédiger et déposer une réponse et, à mon avis, c’est tout ce qu’exige le paragraphe 7.1(1) de la Loi. Le demandeur s’est vu accorder la possibilité de présenter des arguments de fond, et le simple fait qu’il a choisi de garder le silence pour éviter de nuire à sa défense contre les accusations criminelles en instance ne rend pas la procédure inéquitable.

[45]           Dans le deuxième cas, il incombe au demandeur d’établir l’existence d’un parti pris ou d’un abus de procédure, puisqu’il est présumé que, « en l’absence d’une preuve contraire, les membres d’un tribunal agissent d’une façon équitable et impartiale » (Zündel c Citron, [2000] 4 RCF 225, au paragraphe 36, 189 DLR (4th) 131 (CA)). Dans le meilleur des cas, l’argument du demandeur à cet égard se fonde uniquement sur le fait que la recommandation de révoquer sa réhabilitation a été signée le jour même où certains ministres ont fait des commentaires à son sujet. Je retiens l’argument du défendeur selon laquelle une [traduction« coïncidence intéressante » comme celle‑là ne constitue pas une preuve suffisante pour réfuter la présomption d’équité et d’impartialité.

[46]           En outre, le dossier est dépourvu de toute preuve d’interférence politique au moment où la Commission a pris sa décision. Au contraire, le dossier révèle une progression logique des événements qui ont amené la Commission à se renseigner sur les accusations portées contre le demandeur et à procéder à leur évaluation. La Commission a appris par les médias que des accusations avaient été portées. Dans une lettre datée du 2 mai 2013, environ 10 jours après le dépôt des accusations, la Commission a demandé à la GRC de confirmer les accusations, ce que la GRC a fait dans une lettre datée du 24 mai 2013. Neuf jours plus tard, un membre de la Commission a examiné les renseignements obtenus de la GRC et recommandé la révocation de la réhabilitation, et cette recommandation a été suivie le 30 juillet 2013. Une personne plutôt bien informée de ces faits ne croirait pas à un abus de procédure de la part de la Commission.

[47]           En résumé, la procédure adoptée et suivie par la Commission pour rendre sa décision était équitable.

D.                La Commission a‑t‑elle fait erreur en s’appuyant sur des accusations non prouvées pour révoquer la réhabilitation?

[48]           La Commission a décidé que le demandeur avait cessé de bien se conduire, en s’appuyant seulement sur les renseignements fournis par la GRC qui indiquaient qu’il avait été accusé de crimes graves. Le demandeur soutient que cette conclusion de fait a été tirée de manière arbitraire et abusive, parce qu’une accusation est simplement une allégation et que la Commission n’a eu connaissance d’aucun fait susceptible de corroborer les accusations. À mon avis, les arguments du demandeur à cet égard ne tiennent pas, car ce ne sont pas les allégations à la base des accusations que la Commission a jugées dignes de foi et crédibles, mais bien la dénonciation elle‑même, qui énonçait les accusations. Même s’il était prouvé par la suite que ces allégations sont sans fondement, il était raisonnable pour la Commission de conclure que le demandeur avait cessé de bien se conduire, compte tenu des accusations portées.

[49]           Dans le Manuel, le paragraphe 17 donne les indications suivantes pour évaluer une bonne conduite :

[traduction]

17. La Commission a la responsabilité de valider et de confirmer les renseignements présentés par le demandeur et les organismes de justice pénale. Avant d’être soumises aux commissaires qui prendront la décision, toutes les demandes doivent être examinées soigneusement pour garantir qu’elles répondent aux normes minimales quant à la possibilité de vérifier les renseignements et à leur fiabilité. En outre, les décisions de la Commission doivent être fondées sur des renseignements factuels. Voici les types de documents et de renseignements qui peuvent être pris en compte :

a. les renseignements de la police au sujet d’un comportement non respectueux des lois qui n’a pas entraîné d’accusation;

b. l’information au sujet d’un incident qui a entraîné une accusation qui a par la suite été retirée, maintenue ou rejetée ou qui a donné lieu à un engagement de ne pas troubler l’ordre public, l’utilisation de mesures de rechange ou l’acquittement du demandeur;

c. la pertinence de l’information augmente si les accusations sont d’une nature grave, [...][Non souligné dans l’original.]

[50]           Il ressort clairement des alinéas a et b que la Commission peut et devrait tenir compte des renseignements obtenus de la police au sujet de la conduite du demandeur, même si elle n’a pas entraîné d’accusation ou de verdict de culpabilité.

[51]           Le demandeur avance qu’il faut plus qu’une simple allégation non prouvée. Il met en contraste la présente situation avec celle examinée dans l’affaire Yussuf c Canada (Procureur général), 2004 CF 907 (CanLII) (Yussuf), où la Commission a refusé d’accorder une réhabilitation à un demandeur qui avait été accusé d’avoir commis une infraction, mais non déclaré coupable. La décision de la Commission a été confirmée non seulement parce que la personne avait été accusée, mais aussi parce que la Commission avait tenu compte de la déposition d’un témoin du crime.

[52]           Toutefois, la décision Yussuf n’étaye pas entièrement cet argument du demandeur. Plusieurs décisions dans lesquelles la Commission a conclu que l’intéressé avait cessé de bien se conduire ont été confirmées, alors qu’elle disposait de moins d’information qu’en l’espèce. Par exemple, dans Conille c Canada (Procureur général), 2003 FCT 613 (CanLII) (Conille), la Commission avait décidé de refuser une réhabilitation sur le fondement de la simple confirmation par la GRC que le demandeur était suspect dans une affaire de meurtre (au paragraphe 10); le juge Edmond Blanchard, qui a examiné la décision de la Commission dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire, a affirmé qu’elle n’avait pas commis d’erreur en s’appuyant sur cette confirmation (au paragraphe 24). Le juge Blanchard a de plus fait observer qu’il « n’appartient pas à la Commission d’effectuer des enquêtes policières à la place de la GRC » (au paragraphe 26), et que la présomption d’innocence ne s’applique pas aux demandes de réhabilitation (au paragraphe 30; voir aussi Giroux, au paragraphe 20). De la même manière, dans Davis, au paragraphe 26, la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a décidé ce qui suit :

[traduction]

[L]e processus suivant lequel le gouverneur général en conseil parvient à la décision de révoquer une réhabilitation lui permet de tenir compte de l’existence d’accusations criminelles en instance mais non encore prouvées [...]. [P]our déterminer s’il y a eu manquement aux conditions de réhabilitation, le gouverneur général en conseil peut [...] tenir compte d’éléments tels que le fait que le demandeur était accusé.

[53]           À mon avis, il était raisonnable pour la Commission d’inférer que le demandeur avait cessé de bien se conduire, du simple fait qu’il avait été accusé des infractions alléguées. Même si la Commission n’a pas vérifié les renseignements obtenus de la GRC, il est difficile de concevoir ce qu’elle devait faire de plus, puisque le simple dépôt de la dénonciation est convaincant en lui‑même, peu importe que les allégations qu’elle contient soient vraies ou non. Dans ces circonstances, je ne crois pas que la Commission a commis une erreur en s’appuyant sur la dénonciation.

[54]           En fin de compte, je conclus que la décision de la Commission était raisonnable et faisait partie des issues possibles acceptables.

VI.             Conclusion

[55]           Pour les motifs exposés précédemment, la demande de contrôle judiciaire est, par les présentes, rejetée.

[56]           À l’audience, les parties ont demandé la permission de présenter des observations sur les dépens. Je ne vois aucune raison de s’écarter du principe habituel voulant que les dépens suivent l’issue de la cause et que le défendeur ait droit aux dépens. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens dans les 10 jours civils suivant la date de présente décision, elles pourront soumettre à la Cour de brèves observations écrites d’au plus cinq pages. Le défendeur fera signifier et déposera son mémoire de frais et ses observations dans les 20 jours suivant la date de la présente décision, et le demandeur fera signifier et déposera ses observations dans les 10 jours suivant la réception des observations du défendeur.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.                  Le défendeur a droit aux dépens.

3.                  Si les parties ne parviennent pas à s’entendre sur le montant des dépens dans les 10 jours civils suivant la date de la présente décision, elles pourront chacune soumettre à la Cour des observations écrites d’au plus cinq pages.

4.                  Le défendeur fera signifier et déposera son mémoire de frais et ses observations dans les 20 jours suivant la date de la présente décision.

5.                  Le demandeur fera signifier et déposera ses observations dans les 10 jours suivant la réception des observations du défendeur.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

S. Tasset


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1459‑13

 

INTITULÉ :

RAED JASER c 
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 SeptembRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

John Norris

Meara Conway

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Sims

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Norris

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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