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Date : 20150106


Dossier : IMM-3979-13

Référence : 2015 CF 1

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 janvier 2015

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

ARUN PRASATH MUTHUTHEVAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Contexte

[1]               M. Arun Prasath Muthuthevar a demandé l’asile après avoir été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Sa demande d’asile est fondée sur le fait que son père a été forcé d’aider les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) et a par la suite été détenu et torturé par l’armée sri lankaise. Il a été établi que le père de M. Muthuthevar avait une crainte fondée d’être persécuté au Sri Lanka, et il a obtenu l’asile au Canada.

[2]               Un tribunal de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande de M. Muthuthevar puisqu’il ne correspondait pas au profil des personnes exposées à un risque de persécution au Sri Lanka. De plus, il semble que le personnel de sécurité du Sri Lanka n’est pas à sa recherche étant donné qu’il a pu quitter le Sri Lanka librement muni de son propre passeport. Enfin, il ne ressort pas de la preuve que M. Muthuthevar ferait l’objet de mauvais traitements advenant son retour au Sri Lanka en tant que demandeur d’asile débouté.

[3]               M. Muthuthevar soutient que la Commission a appliqué le mauvais critère juridique relatif à la protection et lui a imposé un fardeau de preuve trop grand pour étayer sa demande. M. Muthuthevar soutient également que la décision de la Commission est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte d’éléments de preuve cruciaux à l’appui de sa demande ni de la preuve documentaire relative aux conditions actuelles au Sri Lanka.

[4]               Je ne peux conclure que la Commission n’a pas appliqué la bonne norme de preuve. Cependant, elle a fait abstraction d’éléments de preuve pertinents. La conclusion qu’elle a tirée est déraisonnable.

[5]               Il  y a deux questions à trancher :

1.                  La Commission a‑t‑elle appliqué la mauvaise norme?

2.                  La Commission a‑t‑elle fait abstraction d’éléments de preuve importants?

II.                Décision de la Commission

[6]               La Commission a essentiellement conclu que, selon la prépondérance des probabilités, M. Muthuthevar ne serait pas exposé à un risque de persécution ou de mauvais traitements advenant son retour au Sri Lanka. Elle a fait état de la norme de la « prépondérance des probabilités » à plusieurs occasions dans ses motifs au regard des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2002, c 27 [LIPR].

[7]               La Commission a conclu que M. Muthuthevar ne correspondait pas au profil des personnes pouvant être exposées à un risque de mauvais traitements à leur retour au Sri Lanka. Elle a cité plusieurs auteurs d’études et de rapports indépendants qui concluent que les personnes à risque sont celles qui ont des liens avec les TLET. Selon la Commission, M. Muthuthevar ne correspondait pas, de toute évidence, à ce profil étant donné qu’il avait été en mesure de quitter librement le pays muni de son propre passeport.

[8]               De plus, la Commission estime que, selon la prépondérance de la preuve, les demandeurs d’asile déboutés qui retournent au Sri Lanka sont interrogés à leur arrivée, mais ne sont pas persécutés. Enfin, la Commission a conclu que tout risque relatif au fait que M. Muthuthevar est perçu comme une personne riche constitue un risque généralisé, lequel n’est pas visé à l’article 97 de la LIPR.

III.             Première question à trancher : La Commission a‑t‑elle appliqué la mauvaise norme?

[9]               M. Muthuthevar soutient que la Commission a commis une erreur en appliquant la norme de la prépondérance des probabilités au regard de l’article 96 de la LIPR alors que le fardeau qui incombe à un demandeur d’asile consiste simplement à démontrer qu’il y a plus qu’une simple possibilité de persécution. Un demandeur d’asile n’est pas tenu de prouver que la persécution est plus probable qu’improbable.

[10]           Je ne suis pas d’accord. Pour l’essentiel, la Commission a appliqué la bonne norme. Le seul cas où la Commission a peut‑être énoncé le mauvais critère ne démontre pas, à mon avis, qu’elle a mal compris le fardeau qui incombe à un demandeur d’asile.

[11]           La norme de preuve dans les cas de demandes d’asile réunit la norme civile ordinaire – la prépondérance des probabilités – et la norme spéciale unique au contexte de l’immigration qui vise à tenir compte de la notion de risque. On qualifie parfois cette dernière de [traduction] « possibilité raisonnable de persécution » ou de [traduction] « plus qu’une simple possibilité de persécution ». Ainsi, la norme appropriée est celle de la preuve, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur sera exposé à une possibilité raisonnable, ou à plus qu’une simple possibilité, de persécution. S’il satisfait à cette norme, le demandeur d’asile aura alors établi qu’il craint avec raison d’être persécuté, ce qui correspond à la norme énoncée à l’article 96 de la LIPR. (Voir Alam c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 4, au paragraphe 8).

[12]           En l’espèce, la Commission a appliqué la norme civile en ce qui concerne des conclusions de fait distinctes, ce qui est juste et non contesté. La Commission a également associé à maintes reprises la norme civile au concept de risque pour déterminer si M. Muthuthevar avait satisfait au critère aux termes de l’article 96. Voici quelques exemples :

         « j’estime qu’il y a eu un changement des conditions dans le pays, de sorte que, selon la prépondérance des probabilités, il ne serait pas exposé, par son retour au Sri Lanka, au risque d’être persécuté ou de subir un préjudice »;

         « [j]’estime également, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne serait pas exposé à un risque de préjudice grave ou à une menace à sa vie »;

         « j’estime, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile ne serait pas exposé à un risque sérieux de préjudice [sic] »;

         « j’estime, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’y a pas de possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit personnellement exposé, par son retour au Sri Lanka, à un risque de persécution ».

[13]           Ces constatations ont poussé la Commission à conclure finalement que M. Muthuthevar n’était pas parvenu à prouver, selon la prépondérance des probabilités, que sa crainte était fondée. Je ne décèle aucune erreur de la part de la Commission dans ces énoncés de la norme de preuve applicable.

[14]           La Commission a fait une déclaration qui pourrait soulever une préoccupation légitime : « je conclus que la situation, bien qu’imparfaite, n’est pas à ce point dangereuse que le demandeur d’asile [sera] persécuté pour l’un des motifs prévus dans la Convention » (non souligné dans l’original). Cette phrase sous‑entend que M. Muthuthevar devait prouver qu’il serait persécuté au Sri Lanka pour que sa demande d’asile soit accueillie. La Commission aurait dû s’exprimer ainsi : « je conclus que la situation, bien qu’imparfaite, n’est pas à ce point dangereuse que le demandeur d’asile serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention ». Toutefois, après avoir examiné cette déclaration dans le contexte de l’ensemble des autres expressions de la norme appropriée, je ne considère pas que la Commission a mal compris ou mal appliqué la norme de preuve appropriée.

IV.             Deuxième question à trancher : La décision de la Commission était‑elle déraisonnable?

[15]           M. Muthuthevar soutient que la décision de la Commission est déraisonnable à trois égards. Premièrement, la Commission a conclu à tort qu’il ne serait pas ciblé à son retour au Sri Lanka parce qu’il a réussi à quitter ce pays sans attirer l’attention des responsables de la sécurité. Deuxièmement, la Commission n’a pas tenu compte d’éléments de preuve récents démontrant que la situation au Sri Lanka ne s’est pas améliorée autant que le croit la Commission. Troisièmement, la Commission a commis une erreur en concluant que le fait que les personnes considérées comme étant riches soient ciblées constitue un risque généralisé qui ne s’inscrit pas dans la protection prévue par la LIPR.

[16]           J’estime que la Commission a tiré une conclusion déraisonnable quant à la première question. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres arguments présentés par M. Muthuthevar.

[17]           À mon avis, la Commission avait le droit de souligner le fait que M. Muthuthevar n’avait eu aucun problème à quitter le Sri Lanka en 2001. Les autorités n’ont probablement pas considéré qu’il était associé aux TLET à l’époque.

[18]           Cependant, je conviens avec M. Muthuthevar que la Commission devait par la suite chercher à savoir s’il serait maintenant soupçonné d’avoir des liens avec les TLET. En 2001, il était un garçon de 16 ans. Il est maintenant dans la fin de la vingtaine. Il a passé beaucoup de temps au Canada, pays que certains considèrent comme un lieu où se déroulent des activités des TLET. Son père a obtenu le statut de réfugié au Canada en raison de sa crainte d’être persécuté au Sri Lanka après avoir été accusé d’être un membre des TLET.

[19]           À mon avis, la Commission aurait dû déterminer si ces facteurs supplémentaires qui, de toute évidence, ont été soulevés après le départ du Sri Lanka de M. Muthuthevar, pourraient pousser les autorités à le percevoir différemment qu’en 2001. Selon des éléments de preuve documentaire récents dont la Commission a fait abstraction, les demandeurs d’asile déboutés risquent plus que les autres d’être associés aux TLET et d’être arrêtés à leur retour au Sri Lanka. Il ressort également de la preuve que les détenus sont plus souvent victimes de mauvais traitements qu’ils ne l’étaient il y a quelques années. La Commission aurait dû tenir compte de cette preuve avant d’écarter le risque auquel est exposé M. Muthuthevar en se fondant uniquement sur le fait qu’il a été en mesure de quitter le pays librement en 2001.  

[20]           Par conséquent, je conclus que la décision de la Commission ne constitue pas une issue pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

V.                Conclusion et dispositif

[21]           Bien que la Commission ait appliqué la bonne norme de preuve, elle n’a pas vérifié si M. Muthuthevar risquerait d’être persécuté au Sri Lanka compte tenu de son profil actuel plutôt que des circonstances de 2001. Par conséquent, sa décision est déraisonnable. Je dois l’annuler et ordonner à un autre tribunal de la Commission d’examiner à nouveau la demande de M. Muthuthevar. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est énoncée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                            La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Commission en vue d’un nouvel examen.

2.                            Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« James W. O’Reilly »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3979-13

 

INTITULÉ :

ARUN PRASATH MUTHUTHEVAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 SEPTEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Meghan Wilson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman, Nazami & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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