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Date : 20150126


Dossier : IMM-5514-13

Référence : 2015 CF 99

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

HOMAYON AAZAMYAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire et le contexte

[1]               Il s’agit d’une demande présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), afin que plusieurs exigences de la LIPR soient levées pour des considérations d’ordre humanitaire. Un agent principal (l’agent) a refusé la demande le 29 juillet 2013. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de ce refus en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR et il demande à la Cour d’annuler la décision défavorable et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Afghanistan maintenant âgé de 49 ans, qui est venu au Canada avec son épouse et ses deux filles (alors âgées d’un an et de trois ans) le 15 avril 2008. Ils ont immédiatement demandé l’asile et l’épouse du demandeur a donné naissance à une autre fille en 2011, avant leur audience. Le 1er juin 2012, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a décidé que l’épouse et les deux enfants aînées du demandeur étaient des réfugiées au sens de la Convention.

[3]               La SPR a toutefois décidé que le demandeur n’était pas un réfugié au sens de la Convention car, entre 1984 et 1989 ou 1991, il avait été membre de la Force aérienne afghane (la FAA), une organisation qui avait commis des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité pendant cette période. Le demandeur, qui s’était joint de son plein gré à la FAA et avait atteint le grade de capitaine, prétendait avoir été seulement un instructeur dont la tâche principale consistait à former des pilotes civils, mais la SPR ne l’a pas considéré comme une personne crédible. De plus, elle a conclu que le demandeur était ou aurait dû être au courant des crimes commis par la FAA et qu’il aurait pu quitter l’organisation à n’importe quel moment sans subir de conséquence. La SPR a estimé que le demandeur avait finalement déserté la FAA uniquement parce que celle‑ci était devenue trop dangereuse, et non parce qu’il était troublé par les violations des droits de la personne commises par la FAA. La SPR a décidé qu’il y avait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait été complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, de sorte qu’il ne pouvait pas obtenir l’asile, conformément à l’article 98 de la LIPR et à l’alinéa 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 150, RT Can 1969 no 6.

[4]               En novembre 2012, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en vertu du paragraphe 112(1) de la LIPR, mais cette demande a été rejetée le 13 février 2013. La famille du demandeur avait obtenu l’asile uniquement en raison de l’emploi de l’épouse de ce dernier, et l’agent d’ERAR ne croyait pas que quelqu’un allait se rappeler que l’épouse du demandeur avait travaillé pour une organisation occidentale plus de cinq ans auparavant ou allait viser le demandeur pour cette raison. L’agent d’ERAR a aussi décidé que le demandeur était admissible à la protection uniquement en vertu du paragraphe 97(1) de la LIPR et, même s’il était possible qu’il coure certains risques en Afghanistan, l’agent d’ERAR n’était pas convaincu que l’un ou l’autre de ces risques était personnalisé. En conséquence, il a rejeté la demande et la Cour a refusé d’accorder au demandeur l’autorisation de demander le contrôle judiciaire de cette décision le 20 juin 2013 (Aazamyar c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, IMM‑1932‑13).

[5]               Entre temps, le demandeur avait aussi présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (la demande CH) le 29 juin 2012, et il a transmis des renseignements additionnels le 18 décembre 2012.

II.                La décision faisant l’objet du présent contrôle

[6]               L’agent a rejeté la demande CH du demandeur le 29 juillet 2013.

[7]               Après avoir résumé les décisions de la SPR et de l’agent d’ERAR, l’agent a mentionné que le demandeur était relativement bien établi au Canada. Le demandeur est titulaire d’un baccalauréat, il occupe un certain nombre d’emplois à temps partiel, et il envisage de lancer une entreprise avec son épouse. Selon l’agent, le demandeur était donc indépendant sur le plan financier et n’avait pas besoin de recourir à l’aide sociale. L’agent a aussi reconnu que le demandeur faisait du bénévolat pour l’Armée du Salut et qu’il aidait ses voisins âgés. De plus, il a rappelé que l’épouse du demandeur et leurs deux filles aînées étaient des réfugiées au sens de la Convention et qu’elles avaient présenté une demande de résidence permanente. L’agent a décidé que ces faits étayaient la demande CH du demandeur.

[8]               L’agent s’est ensuite intéressé à la question de l’intérêt supérieur des trois enfants du demandeur. Ce dernier a présenté des arguments relativement aux articles 9 et 18 de la Convention relative aux droits de l’enfant, 1577 RTNU 3, RT Can 1992 no 3, mais ils ont été rejetés. L’agent a estimé que ces dispositions ne prévoyaient pas à quel moment il pourrait être acceptable de séparer des enfants de leurs parents pour cause d’incarcération ou d’expulsion. L’agent a néanmoins convenu que l’expulsion du demandeur aurait comme effet le plus probable la séparation des enfants de leur père pour une période indéfinie, étant donné que l’épouse et les enfants du demandeur seraient exposées à un risque sérieux de persécution si elles retournaient avec lui en Afghanistan. L’agent a reconnu que la famille du demandeur en serait gravement perturbée, étant donné qu’elle était très unie et que le demandeur était un excellent père. Les enfants pourraient peut‑être s’adapter au bout du compte, mais l’agent a convenu que l’absence de leur père aurait de graves répercussions sur elles. De plus, l’absence du demandeur rendrait difficile la vie de son épouse, car elle serait forcée de prendre soin seule des trois enfants en disposant de moins de ressources financières, ce qui, probablement, retarderait ses projets de lancer une entreprise ou de faire des études de droit ou y mettrait fin. L’agent a conclu qu’[traduction« il est nettement dans l’intérêt supérieur des enfants que M. Aazamyar demeure au Canada avec elles ».

[9]               L’agent a aussi fait remarquer que l’Afghanistan est un pays à l’égard duquel le Canada a temporairement suspendu les renvois. Le demandeur ne peut bénéficier de cette suspension, mais la preuve démontrait que les conditions sont très difficiles dans ce pays. L’agent a toutefois mentionné que des millions de réfugiés afghans sont retournés en Afghanistan depuis la fin de la guerre et que 60 p. 100 d’entre eux se sont réintégrés dans leur communauté d’origine. De plus, les grandes villes comme Kaboul et Herat étaient relativement sûres, et l’agent a rappelé que le demandeur avait vécu à Kaboul de 2002 à 2007 et qu’il était allé vivre en Inde en 2007 seulement en raison des risques courus par son épouse. L’agent n’a pas été en mesure de cerner les difficultés additionnelles que le demandeur subirait s’il retournait en Afghanistan maintenant, outre sa séparation de sa famille. Néanmoins, il a reconnu que le demandeur subirait probablement certaines difficultés en raison des conditions générales existant en Afghanistan.

[10]           L’agent a ensuite indiqué qu’il fallait déterminer si ces difficultés étaient inhabituelles, injustifiées ou excessives. Il a fait remarquer que, en dépit des conclusions de la SPR, le demandeur continuait de nier et de minimiser sa complicité dans des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Il a écrit :

[traduction] En l’espèce, M. Aazamyar n’a pas les mains propres. Il continue de nier ou de minimiser sa complicité dans des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité, ou de présenter faussement cette complicité. Ces déclarations intéressées témoignent d’une indifférence pour la gravité des conclusions de la SPR ou la nature du conflit dans lequel il a été impliqué. Elles révèlent aussi – ce qui est encore plus grave – une indifférence pour les nombreuses victimes de la Force aérienne afghane, au sein de laquelle il occupait un poste important. Il s’agit d’un facteur défavorable majeur auquel j’accorde une grande importance.

[11]           Même si cette complicité a pris fin il y a plus de 20 ans et que le demandeur ne présentait aucun risque pour le Canada maintenant, l’agent a affirmé que la LIPR visait habituellement à empêcher les personnes comme le demandeur d’entrer au Canada. Il a indiqué ce qui suit à cet égard :

[traduction] La complicité de M. Aazamyar semble avoir pris fin en 1989 ou en 1991. Il semble s’être bien conduit depuis ce temps. Il ne semble pas constituer un danger pour la sécurité du Canada pour ce qui est de l’avenir.

Cependant, étant donné les observations de l’ASFC et les conclusions de la SPR, il existe des motifs raisonnables de croire que M. Aazamyar est interdit de territoire en vertu de l’article 35 en raison de sa complicité. M. Aazamyar reconnaît d’ailleurs ce fait vu sa demande visant à obtenir une levée de l’interdiction de territoire.

Il y a toujours des situations exceptionnelles, mais, selon moi, la LIPR vise à interdire l’accès au territoire canadien aux personnes se trouvant dans la situation de M. Aazamyar, même si elles ne présentent pas actuellement une menace.

[12]           En conséquence, l’agent a conclu que la complicité du demandeur était un facteur défavorable majeur qui l’emportait grandement sur les difficultés que sa famille et lui subiraient par suite de son renvoi du Canada. Il a affirmé à la section 5 de sa décision :

[traduction] La SPR a effectué un examen approfondi et a conclu qu’il avait été complice de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité. Il n’était pas un témoin crédible. Ici, il répète ses fausses déclarations concernant la nature de son rôle au sein de la Force aérienne afghane (selon lesquelles il était un instructeur de pilotes civils, et non un commandant d’une unité de combat) et ne met pas en cause les arguments de la SPR. Il n’est pas aussi sincère quand il parle de son passé que quand il parle de sa vie de famille.

[13]           Ayant pris en compte l’ensemble des circonstances, l’agent a finalement conclu que [traduction« les difficultés éventuelles ne sont pas inhabituelles, injustifiées ou excessives en l’espèce », et il a décidé que la situation n’était pas exceptionnelle au point de lever l’interdiction de territoire du demandeur ou toute autre exigence de la LIPR.

III.             Les observations des parties

A.                Les observations du demandeur

[14]           Le demandeur affirme que l’agent a consulté un certain nombre de documents qu’il n’avait pas produits ou dont il n’avait même pas été en possession, et il soutient qu’il était injuste que l’agent ne les lui ait pas communiqués et ne lui ait pas demandé de les commenter.

[15]           Le demandeur soutient également que la décision de l’agent concernant sa complicité dans des crimes de guerre est déraisonnable, car l’agent n’y a pas fait expressément référence à Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 (Ezokola), un arrêt rendu une dizaine de jours avant cette décision. Le demandeur fait remarquer que l’agent s’est appuyé fortement sur les motifs de la SPR, et il prétend que l’agent n’a pas tenu compte de manière appropriée de la limitation de l’étendue de la complicité établie dans Ezokola.

[16]           Plus particulièrement, le demandeur soutient que, si l’agent pouvait s’appuyer sur les conclusions de fait de la SPR, il a eu tort de faire sienne la conclusion de droit de celle‑ci selon laquelle le demandeur avait été complice. En conséquence, le demandeur soutient que l’agent n’a pas apprécié de manière raisonnable le degré et l’étendue de sa complicité dans des crimes de guerre. En outre, il soulève des doutes quant à la question de savoir si un agent chargé des demandes CH a le pouvoir, en vertu de la loi, de tirer une conclusion de droit au sujet de la complicité du demandeur ou s’il a la formation requise pour le faire.

[17]           En outre, le demandeur affirme qu’il était déraisonnable que l’agent conclue qu’il ne subirait aucune difficulté inhabituelle pour la seule raison qu’il n’avait pas mis en question les conclusions de complicité de la SPR. Il soutient que les conclusions de fait de la SPR parlent d’elles‑mêmes, de sorte qu’il ne convenait pas que l’agent mette l’accent sur son manque de sincérité ou sur son absence de remords concernant sa complicité. Il affirme que, comme il s’agissait du principal motif sur lequel la décision était fondée et que sa demande était étayée par tous les autres facteurs décrits à la section 5.11 du guide opérationnel IP5, Demandes d’établissement présentées au Canada pour des considérations humanitaires (CH), la décision de l’agent en entier était déraisonnable.

[18]           Enfin, le demandeur fait valoir qu’il ne peut présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada s’il est interdit de territoire pour complicité de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, ce qui donne le coup de grâce à la décision de l’agent.

B.                 La thèse du défendeur

[19]           Le défendeur soutient que le fait que le demandeur ne peut pas présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada n’a aucune importance; il s’agit en l’espèce d’une demande CH visant à obtenir la levée d’une exigence de la LIPR, et le défendeur affirme que la séparation des familles est parfois une conséquence inévitable de ce processus. Selon lui, l’agent a tenu dûment compte de l’intérêt supérieur des enfants. Toutefois, ce facteur à lui seul n’est pas déterminant. Le défendeur fait également remarquer que ce n’est pas un examen fondé sur la norme de la décision correcte qui permet à la Cour de déterminer si les facteurs ont été soupesés correctement. À son avis, l’élément important en l’espèce est le fait que le demandeur n’a pas été sincère et n’a pas tout dit au sujet de sa complicité dans les crimes de guerre commis par la FAA, ce qui constituait un facteur défavorable important.  

[20]           Le défendeur affirme également que l’agent a la compétence voulue pour examiner les facteurs relatifs à la complicité du demandeur dans les crimes de guerre et qu’il fallait procéder à cet examen parce que la question de l’interdiction de territoire du demandeur était nettement en litige. Citant Syed c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1163, au paragraphe 23, 300 FTR 132 (Syed), le défendeur affirme que l’agent était obligé d’accepter la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait été complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.

[21]           Le défendeur soutient qu’Ezokola n’y change rien, car la Cour suprême du Canada y a seulement précisé les règles de droit concernant la complicité qui existaient déjà, sans s’en écarter radicalement. Selon lui, il faut encore s’intéresser à la question de la complicité coupable et il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas où le demandeur est coupable par association des crimes de guerre commis par la FAA. Au contraire, le demandeur était un officier supérieur. Selon le défendeur, l’agent a importé à juste titre les conclusions de la SPR concernant la complicité du demandeur dans ces crimes et s’est fondé sur elles pour conclure que le demandeur était complice des crimes de la FAA. En conséquence, le défendeur fait valoir qu’Ezokola n’a aucune incidence sur la décision de l’agent.

[22]           Le défendeur invite donc la Cour a appliqué la « doctrine de la futilité », sur la foi de Kamanzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1261 (disponible sur CanLII) (Kamanzi), car il serait inutile de renvoyer l’affaire à un autre agent qui, même s’il appliquait le critère qui a été précisé dans Ezokola, ne pourrait que conclure que le demandeur a été complice des crimes de guerre de la FAA.

[23]           Enfin, le défendeur soutient que le processus a été équitable. Aucun des documents qui n’auraient pas été communiqués ne renfermait de l’information que le demandeur ne connaissait pas et, de toute façon, l’agent ne s’est appuyé sur aucun de ces documents. En fait, l’agent s’est surtout appuyé sur la décision de la SPR, que le demandeur avait clairement à sa disposition.

IV.             Analyse

A.                La norme de contrôle

[24]           La norme de contrôle qui s’applique à une décision CH est celle de la raisonnabilité, car cette décision porte sur des questions mixtes de fait et de droit : voir, par exemple, Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18. La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, aux paragraphes 30 et 32, 372 DLR (4th) 539, qu’une décision CH est analogue au type de décision à laquelle a été appliquée la norme de la raisonnabilité dans Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559.

[25]           La Cour ne devrait donc pas intervenir si la décision de l’agent chargé des demandes CH est intelligible, transparente et justifiable et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve dont disposait l’agent et de substituer à la décision de ce dernier l’issue qui serait à son avis préférable : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339. En d’autres termes, la Cour n’a pas le [traduction« pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

B.                 La décision de l’agent était-elle raisonnable?

[26]           Aucune des parties n’a prétendu que les conclusions tirées par l’agent relativement à l’intérêt supérieur des enfants du demandeur et au degré d’établissement de celui‑ci n’étaient pas raisonnables. Ces facteurs étaient favorables au demandeur et, en conséquence, la question de la complicité était le facteur déterminant dans l’esprit de l’agent.

[27]           La question essentielle à laquelle la Cour doit répondre est donc la suivante : la décision de l’agent concernant la complicité du demandeur était‑elle raisonnable? Bien que les agents qui étudient une demande CH visant à obtenir une dispense ne soient pas nécessairement chargés de conclure à l’interdiction de territoire d’un étranger, le fait que l’agent croyait que le demandeur était interdit de territoire au Canada en raison du paragraphe 35(1) de la LIPR était un facteur important en l’espèce. En conséquence, il faut d’abord déterminer si l’agent était lié par la conclusion de droit de la SPR selon laquelle le demandeur avait été complice des crimes contre l’humanité commis par la FAA.

[28]           L’alinéa 15b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement), est libellé ainsi :

15. Les décisions ci-après ont, quant aux faits, force de chose jugée pour le constat de l’interdiction de territoire d’un étranger ou d’un résident permanent au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi :

15. For the purpose of determining whether a foreign national or permanent resident is inadmissible under paragraph 35(1)(a) of the Act, if any of the following decisions or the following determination has been rendered, the findings of fact set out in that decision or determination shall be considered as conclusive findings of fact:

[…]

b) toute décision de la Commission, fondée sur les conclusions que l’intéressé a commis un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, qu’il est visé par la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

(b) a determination by the Board, based on findings that the foreign national or permanent resident has committed a war crime or a crime against humanity, that the foreign national or permanent resident is a person referred to in section F of Article 1 of the Refugee Convention; …

[29]           Dans Syed, la Cour a laissé entendre que non seulement les conclusions de fait de la SPR, mais aussi sa décision relative à la complicité, ont, quant aux faits, « force de chose jugée » pour le constat de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR (Syed, aux paragraphes 14 à 23). Par contre, dans Abdeli c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1047, au paragraphe 19, [2006] ACF no 1322 (QL) (Abdeli), la Cour a affirmé qu’un agent « doit […] tirer la conclusion de fait que le demandeur a commis des crimes contre l’humanité. Ces conclusions factuelles sont différentes de n’importe quelle conclusion que la Commission peut avoir tirée au sujet de l’exclusion – ou non – d’une personne ».

[30]           Ma collègue la juge Anne Mactavish a récemment statué dans Johnson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 868, [2014] ACF no 893 (QL) (Johnson), que l’alinéa 15b) du Règlement a été interprété correctement dans Abdeli. La juge Mactavish a affirmé ce qui suit à ce sujet :

[24]      L’alinéa 15b) du Règlement dispose que les décisions que prend la Commission quant aux faits dans le cadre d’une procédure d’exclusion doivent être considérées comme des conclusions de fait ayant force de chose jugée en vue de déterminer l’admissibilité selon l’article 35 de la LIPR. Cela est logique étant donné qu’on réduit ainsi l’éventualité d’une remise en cause de questions de fait qui ont déjà été tranchées par un tribunal expert dans le contexte d’une audience.

[25]      Rien de l’article 15b) du Règlement ne permet de croire que les agents sont liés par les conclusions mixtes de fait et de droit qu’a tirées la Commission. Les agents d’immigration qui doivent prendre des décisions quant à l’admissibilité doivent plutôt examiner les conclusions de fait de la Commission à la lumière des dispositions de l’article 35 de la LIPR.

[Souligné dans l’original.]

[31]           Je souscris à cette conclusion qui signifie que, bien qu’un agent chargé des demandes CH qui doit rendre une décision en matière d’interdiction de territoire doive accepter et faire siennes les conclusions de fait de la SPR, il doit aussi tirer ses propres conclusions mixtes de fait et de droit qui sont nécessaires pour décider si la personne concernée est interdite de territoire. En conséquence, alors qu’il était lié par les conclusions de fait de la SPR en l’espèce, l’agent ne l’était pas par la conclusion de celle‑ci selon laquelle le demandeur avait été complice des crimes contre l’humanité commis par la FAA.

[32]           Il faut donc déterminer s’il était raisonnable que l’agent rejette la demande du demandeur sans faire référence à Ezokola. À cet égard, le juge Yves de Montigny a mentionné ce qui suit dans Sabadao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 815, au paragraphe 22 (disponible sur CanLII) :

[traduction] [L]es agents devraient tenir compte de l’évolution récente de la jurisprudence, dans le but non pas d’infirmer indirectement ou implicitement une décision définitive, mais bien de mettre ce facteur en balance avec les autres considérations d’ordre humanitaire. […] Si une nouvelle interprétation jurisprudentielle d’une disposition sur l’interdiction de territoire avait pour effet de faire en sorte que la demande d’asile du demandeur aurait pu tourner autrement, l’agente devait certainement en tenir compte dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire.

[33]           Après que la SPR a statué sur la complicité du demandeur et peu de temps avant que l’agent ne rende sa décision, la Cour suprême a décidé dans Ezokola que l’approche canadienne à l’égard de la participation à des crimes contre l’humanité ou à des crimes de guerre avait été élargie de façon indue, et elle a précisé le critère applicable afin de régler le problème.

[34]           Actuellement, la simple association devient complicité coupable uniquement « lorsqu’une personne apporte une contribution significative aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe » (Ezokola, paragraphe 87 (souligné dans l’original)). De plus, le demandeur d’asile doit être au courant des crimes ou du dessein criminel de l’organisation et savoir que « son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel » (Ezokola, au paragraphe 89 (souligné dans l’original)). Pour savoir s’il existe des raisons sérieuses de penser qu’une personne est complice, les six facteurs pertinents doivent être « soupes[és] dans le but principal de déterminer s’il y a eu une contribution à la fois volontaire, significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel » (Ezokola, au paragraphe 92).

[35]           Il ressort clairement du dossier que la SPR a examiné et appliqué le critère qui existait avant Ezokola pour apprécier la complicité du demandeur, notamment en faisant référence à Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 RCF 306, 89 DLR (4th) 173 (CA) (Ramirez), et à Moreno c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), [1994] 1 RCF 298, 107 DLR (4th) 424 (CA). Il n’est pas clair, cependant, si c’est ce que l’agent a fait également.

[36]           Le simple fait que l’agent en l’espèce n’a pas fait expressément référence au critère relatif à la complicité précisé par la Cour suprême dans Ezokola ou qu’il ne semble pas s’être fondé sur ce critère ne rend pas sa décision déraisonnable. Comme il a été mentionné précédemment, la Cour ne devrait pas intervenir si la décision de l’agent est intelligible, transparente et justifiable et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[37]           Il n’est pas possible de dire que l’agent n’a pas examiné et apprécié la complicité du demandeur, ni qu’il a simplement énuméré les conclusions de fait de la SPR et conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en raison de cette complicité. Au contraire, l’agent a cité la raison suivante qui a été invoquée par le demandeur au soutien de sa demande CH avant de procéder à l’appréciation de sa complicité :

[traduction] Je demande cette dispense parce que tous les autres membres de ma famille ont obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention et parce que mon rôle dans l’armée afghane découlait de mon désir d’être pilote et de l’absence de programmes de formation de pilote civil en Afghanistan à l’époque. Je n’ai pas été impliqué dans la perpétration de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité et la seule chose que je voulais était d’être pilote et de former d’autres pilotes.

[38]           L’agent a ensuite fait remarquer que le demandeur était au courant de l’appréciation que la SPR avait faite de sa complicité, [traduction« même s’il n’a pas mis en cause ces conclusions ici ». L’agent a indiqué qu’il préférait l’appréciation de la SPR aux déclarations [traduction« banales » du demandeur, qu’il considérait comme [traduction« une tentative de ne pas dire la vérité au sujet de son passé ».

[39]           L’agent a cependant fait sienne la conclusion suivante de la SPR, qu’il a citée lorsqu’il a statué sur la complicité du demandeur :

Je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile savait, ou aurait dû savoir, que les pilotes qu’il avait formés appuyaient, dans leurs activités, cet objectif [de terrifier, de mutiler et de tuer des civils] et que son allégation selon laquelle il n’a formé des pilotes qu’à des fins commerciales n’est pas crédible. Il n’a d’ailleurs pas fourni d’éléments de preuve à ce titre.

[Insertion ajoutée par l’agent.]

[40]           Cette conclusion de la SPR, selon laquelle le demandeur « savait ou aurait dû savoir » ce qu’était l’objectif de la FAA est problématique parce qu’elle fait partie du cadre factuel dont l’agent a tenu compte pour apprécier la complicité du demandeur. Bien que l’agent ait tiré sa propre conclusion concernant la complicité du demandeur et l’interdiction de territoire en résultant, cette conclusion était inspirée par la conclusion ci‑dessus qui semble ressembler énormément au type de « culpabilité par association » qui a été rejetée dans Ezokola.

[41]           Il est impossible de savoir, à la lumière des motifs de la décision de l’agent en cause en l’espèce, si la complicité et l’interdiction de territoire du demandeur auraient pu être appréciées et fondées sur le critère précisé par la Cour suprême du Canada dans Ezokola. Par conséquent, dans la mesure où la décision de l’agent était fondée sur la conclusion de droit de la SPR selon laquelle le demandeur avait été complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité (il ne fait aucun doute que cette conclusion a été tirée sur la foi du critère établi dans Ramirez), sa décision ne peut pas se justifier au regard des faits et du droit.

[42]           Le défendeur soutient que la présente affaire ne devrait pas être renvoyée pour faire l’objet d’une nouvelle décision, car l’issue sera inévitablement la même étant donné les conclusions de fait de la SPR concernant le rôle du demandeur et sa participation aux crimes commis par la FAA. Selon le défendeur, un autre agent qui serait bien informé au sujet du nouveau critère établi dans Ezokola arriverait à la même conclusion et rejetterait la demande du demandeur en raison de sa complicité dans les crimes commis par la FAA.

[43]           Je ne suis pas de cet avis. Les faits en l’espèce ne sont pas aussi simples que dans Kamanzi (voir le paragraphe 10) et la crédibilité du demandeur dans cette affaire n’était pas sérieusement contestée. De plus, il n’incombe pas à la Cour, mais plutôt à un agent d’immigration, de statuer sur la demande CH du demandeur (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, aux paragraphes 37 et 38, 372 DLR (4th) 567).

[44]           Comme la décision doit donc être annulée, il n’est pas nécessaire d’examiner la prétention du demandeur selon laquelle il n’a pas eu droit à l’équité procédurale.

V.                Conclusion

[45]           Compte tenu des motifs exposés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec l’arrêt Ezokola de la Cour suprême du Canada.

[46]           Aucune partie n’a soulevé une question de portée générale à des fins de certification, de sorte que je n’en certifierai aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent afin qu’il rende une nouvelle décision en conformité avec l’arrêt Ezokola de la Cour suprême du Canada.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5514-13

 

INTITULÉ :

HOMAYON AAZAMYAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 NovembRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Yehuda Levinson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

John Provart

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Levinson et associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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