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Date : 20150205


Dossier : IMM-5903-13

Référence : 2015 CF 146

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 février 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

NEIMAT ABDELI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte factuel

[1]               M. Abdeli [le demandeur] a présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sous le régime du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Il demandait la levée de tout critère énoncé dans la LIPR auquel il ne satisfaisait pas. Sa demande a été rejetée, et il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR. Il demande à la Cour d’annuler la décision défavorable et de renvoyer l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Iran maintenant âgé de 49 ans. Il est arrivé au Canada il y a plus de 25 ans, le 15 octobre 1989. Il avait à peine 23 ans à l’époque. Il a immédiatement demandé l’asile, affirmant qu’il était électricien et officier dans l’armée iranienne et qu’il avait été détenu, torturé et menacé de mort parce qu’il s’opposait aux politiques oppressives du gouvernement et militait en faveur de droits politiques accrus pour les Kurdes.

[3]               Sa demande d’asile avait été rejetée au départ par la Section du statut de réfugié [SSR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, mais cette décision a été annulée par la Cour d’appel fédérale le 13 avril 1994 (Abdeli c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, A‑1056‑90 (CAF)). L’affaire a été renvoyée à la SSR. Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration est intervenu pour avancer que le demandeur devait être exclu du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés pour avoir été complice d’infractions internationales en application de l’alinéa 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 150, RT Can 1969 no 6. Au début de 1996, la SSR a retenu l’affirmation du ministre, estimant que le demandeur était au courant des atrocités que l’armée iranienne commettait contre la population kurde, et que les actions du demandeur avaient aidé l’armée en ce sens. Le renvoi du Canada du demandeur a été ordonné et fixé au 13 février 1997.

[4]               Dans l’intervalle, le demandeur avait présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 8 septembre 1994. Certaines exigences avaient apparemment été levées, mais le demandeur « est demeuré assujetti aux dispositions en matière d’admissibilité de la Loi sur l’immigration, L.R.C. 1985, ch. I‑2, aujourd’hui abrogée, et de la [LIPR] » (Abdeli c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1047, au paragraphe 5 [Abdeli]). Le 11 octobre 2005, un agent des visas a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR, et la Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire le 31 août 2006 (Abdeli, au paragraphe 24).

[5]               À l’époque, le demandeur avait présenté deux autres demandes qui étaient toujours en instance : une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire déposée le 7 décembre 2005, et une demande d’évaluation des risques avant renvoi [ERAR] déposée le 19 décembre 2005. La demande d’ERAR a été rejetée le 21 juin 2013. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire déposée en 2005 fait l’objet du présent contrôle.

[6]               Le demandeur a mis à jour trois fois ses observations concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La première fois, le 19 janvier 2007, l’avocat du demandeur a répondu à un agent d’immigration qui voulait savoir s’il s’agissait d’une demande de parrainage conjugal ou d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans une autre lettre datée du 29 janvier 2007, l’avocat du demandeur a ensuite demandé à l’agent d’envisager subsidiairement d’accorder un permis de séjour temporaire (PST) sous le régime du paragraphe 24(1) de la LIPR.

[7]               Dans la dernière communication que le demandeur a reçue au sujet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir une télécopie datée du 7 mai 2007, le bureau de Mississauga de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] avisait le demandeur que sa demande avait été transmise à la section d’ERAR pour décision. Le demandeur a mis à jour sa demande une troisième fois par une lettre datée du 1er mai 2008, qui contenait des documents actuels sur la situation au pays.

II.                Décision faisant l’objet du contrôle

[8]               Plus de cinq ans plus tard, dans une lettre datée du 28 juin 2013, une agente principale d’immigration [l’agente] a rejeté la demande fondée sur le paragraphe 25(1) de la LIPR présentée par le demandeur.

[9]               L’agente a commencé à exposer ses motifs en définissant la norme des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives » et fait observer que cette norme était la perspective à adopter pour évaluer l’ensemble de la demande du demandeur, y compris les risques allégués. Bien que la demande d’ERAR du demandeur ait été rejetée une semaine avant que la décision d’ordre humanitaire ne soit rendue, l’agente a indiqué que tous les risques définis par le demandeur dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire devaient être évalués dans l’optique du paragraphe 25(1).

[10]           Même s’il était au Canada depuis plus de 23 ans, l’agente a conclu que le demandeur avait un degré d’établissement minime ici. Il avait toujours occupé un emploi, mais les derniers renseignements financiers à son sujet remontaient à 2004. Le demandeur avait commencé à travailler à son compte en juillet 2005, et l’agente a noté l’absence de renseignements sur son salaire et même sur son domaine de travail. Le demandeur avait aussi des amis et une femme souhaitant le parrainer, mais rien ne révélait la présence d’enfants. De plus, en raison du peu de renseignements sur la relation conjugale du demandeur, l’agente ne pouvait pas conclure que le maintien de cette relation serait impossible si le demandeur était tenu de présenter sa demande de l’extérieur du Canada et devait se séparer de sa femme à cette fin. Bien qu’une telle situation serait difficile, l’agente a indiqué que le demandeur et sa femme s’étaient mariés en sachant que le demandeur n’avait pas de statut au Canada et que l’expulsion était possible. Dans les circonstances, l’agente n’a pas considéré que les difficultés seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[11]           Bien que la réintégration dans la société iranienne serait vraisemblablement difficile après tout ce temps, a indiqué l’agente, le demandeur avait encore de la famille là‑bas et, en immigrant au Canada, il avait démontré sa capacité de s’adapter à une autre culture et à un environnement différent. L’agente n’a donc pas conclu que ces difficultés seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[12]           En ce qui concerne les éléments de risque, l’agente n’a pas remis en question le récit du demandeur selon lequel il avait été détenu et torturé pour ses opinions politiques. Toutefois, bien que l’Iran permette encore la torture, l’agente a indiqué que le climat politique avait changé dans ce pays. Rien n’établissait que le demandeur était encore recherché par les militaires ou par une autre autorité en Iran, et, en l’absence d’éléments de preuve à cet effet, l’agente n’était pas convaincue que le demandeur serait exposé à de telles difficultés.

[13]           L’agente n’était pas convaincue non plus que le demandeur subirait un préjudice en raison de ses croyances religieuses et politiques actuelles. Il était musulman chiite, la religion d’État en Iran. Si le demandeur ne pratiquait pas sa foi comme les militaires le souhaitaient dans les années 1980, rien ne permettait de croire qu’il serait forcé de rentrer dans l’armée. En outre, l’agente ne pensait pas que l’État serait au courant des croyances religieuses ou politiques du demandeur, car il ne les exprimait pas librement au Canada ni en Iran.

[14]           L’agente a aussi noté que certains demandeurs d’asile déboutés étaient maltraités à leur retour en Iran, mais que d’autres ne l’étaient pas. Comme le demandeur n’avait pas établi qu’il ferait partie des maltraités ni même que l’Iran serait au courant de sa demande d’asile, l’agente a rejeté cette possibilité.

[15]           L’agente n’était pas convaincue que le demandeur subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives, et a donc rejeté la demande.

III.             Observations des parties

A.                Arguments du demandeur

[16]           Le demandeur affirme que la décision faisant l’objet du contrôle soulève deux questions : il allègue d’abord que l’agente a commis une erreur de droit et de fait, et ensuite que l’agente n’a pas du tout examiné sa demande de PST. Le demandeur convient que la première question commande la norme de contrôle du caractère raisonnable, mais soutient que la deuxième est une question de justice naturelle : il cite par exemple Dhandal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 865, aux paragraphes 11 à 17, 82 Imm LR (3d) 214 [Dhandal]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 90 FTR 234, 27 Imm LR (2d) 4.

[17]           Selon le demandeur, la décision de l’agente est déraisonnable. Le cœur de l’affaire, c’est que le demandeur vit au Canada sans problème depuis plus de 24 ans, et qu’il fallait, sur le seul fondement de la durée de son séjour au Canada, conclure qu’il subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées.

[18]           De plus, le demandeur déclare avoir été condamné à mort en Iran. Il ne peut retourner là‑bas tant que la situation ne changera pas, et il n’a pas d’autres destinations viables pour lui. Selon le demandeur, son incapacité prolongée de quitter le Canada pour ces raisons a mené à son établissement ici comme l’envisageait ce qui constitue maintenant les sections 11.4 et 11.5 du chapitre IP 5 du guide Traitement des demandes au Canada, « Demande présentée par des immigrants au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire » [le guide].

[19]           Le demandeur soutient que la conclusion de l’agente sur son établissement au Canada soulève plusieurs problèmes. Premièrement, le fait de mentionner à répétition que les renseignements sont insuffisants obscurcit les motifs; c’est un motif que les agents peuvent invoquer quand bon leur semble. Si l’agente souhaitait dire que les renseignements étaient insuffisants, elle devait expliquer ce qui manquait. À cet égard, le demandeur se fonde sur la décision Velazquez Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1009, où monsieur le juge Donald Rennie s’est exprimé ainsi à propos du caractère suffisant des motifs :

[19]      Il est devenu monnaie courante de lire des décisions CH et des décisions d’ERAR dans lesquelles les motifs exposés se limitent à la formule suivante : « Les demandeurs allèguent X; cependant, je ne relève pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir X. » Ce genre de formule type est contraire à la raison d’être des motifs de décisions, puisqu’elle obscurcit plutôt que ne révèle la justification de la décision de l’agent. Les motifs devraient être rédigés pour permettre au demandeur de comprendre pourquoi une décision a été rendue et non pour mettre la décision à l’abri d’un contrôle judiciaire [...]

[20]           Deuxièmement, la conclusion sur le degré d’établissement du demandeur est déraisonnable compte tenu du temps qui s’est écoulé depuis le dépôt de la demande en 2005. Quand l’agente renvoyait aux derniers renseignements qui lui avaient été présentés, elle parlait des observations faites en 2007 et en 2008. Si l’agente avait des réserves à propos du caractère actuel des renseignements, soutient le demandeur, elle aurait dû lui demander des renseignements à jour. Si le demandeur reconnaît qu’il lui incombait de fournir des éléments de preuve à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il affirme que le moment où la décision a été rendue dépendait uniquement de l’agente. Cette situation, affirme le demandeur, pose problème, surtout lorsqu’il faut attendre longtemps la décision et que l’agent concerné n’avertit pas que la décision sera rendue. Le demandeur soutient que, selon les règles élémentaires de l’équité procédurale, l’agente devait demander des renseignements à jour dans les circonstances de l’espèce.

[21]           Le demandeur avance aussi que CIC avait l’obligation d’examiner sa demande de PST (le demandeur cite Dhandal, aux paragraphes 11 à 17, et Lee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1461, 304 FTR 241, aux paragraphes 16 à 18). Le demandeur dit que l’agente devait au moins se pencher sur la demande de PST, et que c’était une erreur d’en faire totalement abstraction. Selon le demandeur, si l’agente n’avait pas le pouvoir ou la compétence nécessaire pour examiner la demande de PST, elle aurait dû transmettre la demande au décideur pertinent.

B.                 Arguments du défendeur

[22]           Le défendeur est d’accord avec le demandeur pour ce qui est de la norme de contrôle applicable à la décision de l’agente et à la demande de PST.

[23]           Le défendeur souligne que le demandeur a été exclu du bénéfice de la protection accordée aux réfugiés sur le fondement de l’alinéa 1Fa) et que sa demande d’ERAR a été rejetée parce qu’il a été conclu qu’il ne serait pas exposé à un risque. Le défendeur affirme donc qu’il ne s’agit pas d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ordinaire. De plus, la dispense pour motifs d’ordre humanitaire est toujours une mesure exceptionnelle et totalement discrétionnaire et, ajoute le défendeur, la période passée au Canada de celui qui présente une telle demande ne permet pas à elle seule d’accueillir la demande.

[24]           Sur ce point, le défendeur soutient que la conclusion de l’agente selon laquelle les éléments de preuve étaient insuffisants ne doit pas être lue isolément; elle doit plutôt être examinée dans le contexte des constatations et du résumé de la preuve précédant cette conclusion. Le défendeur déclare que la Cour ne doit pas modifier la décision de l’agente, à moins que la décision n’appartienne pas aux issues acceptables (il cite Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]).

[25]           Pour ce qui est des renseignements périmés, le défendeur soutient qu’il incombe aux demandeurs de produire des éléments de preuve lorsqu’ils invoquent des motifs d’ordre humanitaire (il cite Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38, aux paragraphes 5 et 8, [2004] 2 RCF 635 [Owusu]). Le demandeur bénéficiait de l’assistance d’un avocat, et il connaissait bien le système d’immigration. Le demandeur aurait pu produire tous les éléments de preuve qu’il voulait à tout moment quand de nouveaux faits importants se produisaient, mais il est pourtant resté muet, affirme le défendeur. En outre, ajoute le défendeur, bien que le guide énonce que l’agent doit agir de manière équitable et demander tout renseignement supplémentaire nécessaire, l’agent n’a pas pour autant l’obligation de demander des renseignements actualisés.

[26]           En résumé, le défendeur dit que la décision de l’agente appartient aux issues possibles acceptables et qu’elle est donc raisonnable. Il incombait au demandeur, et non à l’agente, de mettre à jour ces renseignements.

[27]           Quant au PST, le défendeur dit que l’agente n’avait pas le pouvoir d’examiner une telle demande, de sorte qu’elle n’a pas manqué à la justice naturelle en l’ignorant.

IV.             Questions en litige et analyse

A.                Norme de contrôle

[28]           Une décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, puisqu’elle fait intervenir des questions mixtes de fait et de droit : voir, par exemple, Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189, au paragraphe 18; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, aux paragraphes 30 à 32 et 37, 372 DLR (4th) 539.

[29]           Par conséquent, la Cour ne modifiera pas les conclusions de fait ni les décisions discrétionnaires d’un agent ayant examiné les motifs d’ordre humanitaire si elles sont intelligibles, transparentes, justifiables, et appartiennent aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 47. La cour de révision ne peut soupeser à nouveau les éléments de preuve ni substituer la solution qu’elle juge appropriée à celle qui a été retenue : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339. Comme corollaire, la Cour n’a pas le [traduction] « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, au paragraphe 54, [2011] 3 RCS 654).

[30]           En ce qui concerne la question de savoir si l’agente était tenue d’examiner la demande de PST, une « cour de révision ne peut pas faire preuve de retenue à l’égard du choix d’un tribunal administratif de ne pas examiner un argument lorsque l’équité procédurale commande qu’il le fasse » (Turner c Canada (Procureur général), 2012 CAF 159, au paragraphe 43, 431 NR 237). Cette question sera contrôlée selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79, [2014] 1 RCS 502).

B.                 La décision de l’agente était‑elle raisonnable?

[31]           Je suis d’accord avec le demandeur sur le point suivant : bien que le guide énonce que l’agent doit agir de manière équitable et demander tout renseignement supplémentaire nécessaire, l’agent n’a pas pour autant l’obligation de demander des renseignements actualisés avant de rendre une décision pour motifs d’ordre humanitaire.

[32]           Toutefois, l’examen de la décision de l’agente dans son ensemble révèle nettement que l’établissement du demandeur au Canada n’a pas été dûment pris en considération. L’évaluation du degré d’établissement du demandeur au Canada faite par l’agente tient dans quatre paragraphes à peine :

[traduction] Le demandeur vit au Canada depuis octobre 1989, une période de plus de 23 ans. Durant cette période, il a occupé un emploi au Canada. Il a travaillé un certain temps pour Mastec Canada (de 1998 à 2000), ensuite pour Wircomm Inc. (de 2000 à 2003), puis il a travaillé pour Rogers à titre de technicien de 2003 jusqu’en juillet 2005. D’après les derniers renseignements au dossier, le demandeur est actuellement travailleur autonome. Je constate qu’il n’a pas indiqué dans quel domaine et qu’il n’a pas fourni de relevé de son revenu d’emploi, de documents sur son entreprise, ni de renseignements fiscaux. Les derniers renseignements financiers concernant le demandeur remontent à 2004; il travaillait alors pour Rogers et avait gagné 60 129,07 $. Le demandeur a noué des liens d’amitié, et je note qu’il a joint dans ses observations des lettres de soutien rédigées par des amis.

Le demandeur s’est marié en novembre 2005. Il ne dit pas s’il a de la famille, à part sa femme, vivant au Canada. La femme du demandeur a produit un formulaire IMM 1344B, une entente de parrainage non contraignante, à l’appui de la demande de résidence permanente au Canada du demandeur. Les renseignements sur la relation du demandeur avec sa femme au Canada sont minimes. Rien ne me donne à penser que, si le demandeur devait retourner en Iran pour présenter sa demande de résidence permanente au Canada, lui et sa femme seraient incapables de maintenir leur relation ou que leur relation souffrirait au point d’exposer le demandeur à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Le demandeur et sa femme savaient que le demandeur n’avait pas de statut au Canada avant de se marier et, par conséquent, ils étaient au courant de la possibilité de séparation de longue durée. Bien qu’elle soit difficile, je ne puis conclure que cette situation équivaut à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives justifiant la dispense.

Le demandeur n’a pas déclaré d’enfants et, à ma connaissance, la femme du demandeur n’en a pas non plus. D’après les renseignements au dossier, je ne suis pas convaincue que le demandeur subirait, en raison de ses liens familiaux au Canada, des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait retourner en Iran pour présenter sa demande de résidence permanente au Canada.

Le demandeur n’a pas fourni de renseignements suffisants pour démontrer que son degré d’établissement au Canada est plus que minime, en raison de son emploi ou de ses liens familiaux, ou sur le plan financier. Après avoir examiné l’établissement du demandeur au Canada, le temps qu’il a passé au Canada, son emploi, sa participation et son intégration à la collectivité de même que ses liens familiaux, je ne puis conclure que le demandeur subirait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait retourner en Iran pour présenter sa demande de résidence permanente au Canada.

[33]           Si l’agente a manifestement examiné les éléments de preuve concernant l’établissement du demandeur, le problème, c’est qu’elle s’est fondée à cet égard sur des renseignements sérieusement périmés.

[34]           La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur a été reçue par CIC le 7 décembre 2005 et mise à jour la dernière fois le 1er mai 2008. Avant d’envoyer la lettre de décision datée du 28 juin 2013, CIC n’avait pas communiqué avec le demandeur depuis le 7 mai 2007, plus de six ans auparavant. Comme les délais étaient entièrement attribuables à CIC, il était déraisonnable pour l’agente de tirer des conclusions défavorables du fait que des renseignements plus actuels n’avaient pas été présentés.

[35]           Évidemment, il est bien établi que celui qui invoque des motifs d’ordre humanitaire doit présenter ses meilleurs arguments, et qu’il a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande (Owusu, aux paragraphes 5 et 8). Toutefois, en l’espèce, la période passée par le demandeur au Canada, et l’établissement qui en découlait, était clairement en soi un aspect important des considérations d’ordre humanitaire. Ce facteur commandait une analyse appropriée, attentive et sensible à la période inhabituellement longue pendant laquelle le demandeur avait vécu et s’était établi au Canada au cours des quelque 25 dernières années, et aux difficultés personnelles qu’il subirait s’il retournait en Iran.

[36]           En l’espèce, le demandeur a attendu environ sept années et demie la décision concernant sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Compte tenu de ce délai, il était déraisonnable pour l’agente de conclure que le demandeur [traduction] « n’a[vait] pas fourni de renseignements suffisants pour établir que son degré d’établissement au Canada [était] plus que minime », et de sous-estimer ensuite les importantes difficultés que le demandeur subirait s’il devait quitter le Canada après être arrivé au pays il y a maintenant plus de 25 ans.

[37]           Bien sûr, le degré d’établissement du demandeur au Canada n’est qu’un des divers facteurs devant être pris en considération et soupesés en vue d’évaluer les difficultés dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’appréciation de la preuve relève aussi de l’expertise et du pouvoir discrétionnaire de l’agent, et la Cour doit hésiter à modifier une décision discrétionnaire rendue par un agent. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, l’agente avait l’obligation d’évaluer pleinement les éléments de preuve personnels montrant le degré d’établissement du demandeur. Comme la décision de l’agente était fondée sur des renseignements sérieusement périmés, elle ne peut être justifiée et n’est pas raisonnable. Rien n’interdit de penser que, après cette longue période, le demandeur aurait pu tout aussi bien être décédé.

[38]           Un autre aspect de la décision de l’agente qui pose problème à cet égard est l’observation suivante :

[traduction] Rien ne me donne à penser que, si le demandeur devait retourner en Iran pour présenter sa demande de résidence permanente au Canada, lui et sa femme seraient incapables de maintenir leur relation ou que leur relation souffrirait au point d’exposer le demandeur à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[39]           Dans cet extrait, l’agente semble partir du principe que le demandeur souhaite seulement obtenir l’autorisation de présenter sa demande de résidence permanente depuis le Canada, et que le problème serait la séparation de longue durée, quoique temporaire, des époux en attendant la décision à propos du visa de résidence permanente. C’est ignorer le fait que le demandeur a également demandé la levée de l’interdiction de territoire au titre de l’article 35 de la LIPR et que, par suite des modifications apportées au paragraphe 25(1) à peine 10 jours avant que l’agente ne rende sa décision, il lui sera dorénavant impossible de présenter une telle demande (Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers, LC 2013, c 16, article 9). Par conséquent, si les considérations d’ordre humanitaire sont rejetées et que le demandeur n’obtient pas de PST, sa femme et lui ne pourront probablement plus jamais vivre encore ensemble au Canada. En limitant de manière artificielle son analyse des difficultés à cet égard à une séparation temporaire des époux, l’agente semble ne pas avoir pleinement apprécié les répercussions éventuelles de sa décision.

[40]           Puisque la décision doit être annulée pour les motifs exposés ci‑dessus, la Cour n’a pas à examiner les arguments des parties concernant la demande de PST. L’agente n’ayant rendu aucune décision relativement à cette demande, il n’y a rien à annuler.

V.                Conclusion

[41]           En définitive, je conclus donc que le fait que l’agente se soit fondée sur des renseignements périmés pour diminuer le degré d’établissement du demandeur ne peut se justifier. Par conséquent, sa décision à cet égard est déraisonnable et doit être annulée. L’affaire doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen, et le demandeur doit être autorisé à mettre à jour les renseignements figurant dans sa demande.

[42]           Aucune des parties n’a soulevé de question de portée générale aux fins de certification, de sorte qu’aucune n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision, et le demandeur a l’autorisation de mettre à jour les renseignements figurant dans ladite demande.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5903-13

 

INTITULÉ :

NEIMAT ABDELI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 NovembRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR Le demandeur

 

Martin Anderson

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUr Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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