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Date : 201502 06


Dossier : IMM-8260-13

Référence : 2015 CF 158

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario) , le 6 février  2015

En présence de monsieur le juge  Rennie

ENTRE :

RAFI ALEKOZAI

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur demande l’annulation de la décision datée du 4 décembre 2013 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la Commission) a conclu qu’il n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande est accueillie.

I.  Faits

[2]  Le demandeur, Rafi Alekozai, est un citoyen de l’Afghanistan âgé de 32 ans. Il a travaillé à titre d’interprète pour l’Agence américaine pour le développement international (USAID) de 2002 à 2005, et à titre d’interprète et de gestionnaire de projet pour American Voices, une organisation américaine sans but lucratif, d’octobre 2005 à novembre 2011. En août 2011, il a reçu deux appels d’un inconnu affirmant être un taliban, qui l’a accusé de travailler pour les Américains et d’être un espion. L’inconnu a menacé le demandeur de mort si celui‑ci refusait de collaborer. En septembre 2011, le demandeur a reçu six autres appels; le dernier a été reçu le 20 septembre 2011, ou vers cette date.

[3]  À la suite du dernier appel, et sur le conseil de son père, le demandeur est allé habiter chez un ami. Le 21 septembre 2011, cinq talibans armés se sont présentés à la résidence familiale et ont battu le frère du demandeur, Arif. Le demandeur ne s’est pas adressé à la police ni à l’armée parce qu’il estimait que ni l’une ni l’autre ne pouvait le protéger contre les talibans. Le demandeur a quitté l’Afghanistan et a passé environ deux mois aux États‑Unis avant d’entrer au Canada par le poste de Niagara Falls, où il a demandé l’asile.

[4]  La Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur. Selon elle, la crédibilité constituait la question déterminante. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible en se fondant sur divers facteurs. Elle a tiré une conclusion défavorable relativement à la crédibilité en raison des incohérences contenues dans le récit du demandeur. Plus particulièrement, le demandeur ne se rappelait pas les dates des appels reçus en septembre 2011. Dans son témoignage, il a affirmé avoir reçu le dernier appel le 21 septembre 2011, mais dans son formulaire de renseignements personnels, il avait plutôt déclaré que le dernier appel avait eu lieu le 20 septembre 2011.

[5]  La Commission a aussi tiré une conclusion défavorable de la lettre que John Ferguson, directeur général d’American Voices, avait rédigée pour appuyer le demandeur. Selon la lettre, le demandeur avait reçu des menaces et des appels anonymes [traduction] « au début de l’année 2011 », mais selon le témoignage du demandeur, les appels avaient eu lieu en août et en septembre 2011. La Commission a aussi accordé beaucoup d’importance au fait que le demandeur avait passé deux mois aux États‑Unis avant de demander l’asile, étant donné surtout que le demandeur était venu en aide à des organisations américaines en Afghanistan. Selon le raisonnement de la Commission, comme le demandeur avait obtenu un visa pour se rendre aux États‑Unis et qu’il avait travaillé pour des organisations américaines, il aurait été raisonnable qu’il demande l’asile dans ce pays. La Commission a aussi noté l’absence d’éléments de preuve qui auraient corroboré les six appels de menace reçus des talibans et l’agression subie par son frère.

[6]  Enfin, la Commission a examiné si le demandeur devait bénéficier de la protection au Canada en raison de son profil. La Commission a reconnu que, selon les rapports sur la situation au pays, les personnes travaillant pour des organisations américaines en Afghanistan étaient prises pour cible par les talibans. La Commission a toutefois conclu que, compte tenu de la longue période pendant laquelle le demandeur avait travaillé pour l’organisation d’aide et présentait ce profil, s’il n’avait pas été agressé par les talibans avant son départ, il n’existait même pas de possibilité sérieuse qu’il le soit à l’avenir.

[7]  Les questions de crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Lorsque le caractère raisonnable d’une décision est examiné, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47. À mon avis, les motifs en l’espèce ne satisfont pas à ce critère.

[8]  Premièrement, les incohérences dans le témoignage sur lesquelles reposait la conclusion que le demandeur n’était pas crédible étaient peu importantes et ne suffisaient pas à elles seules à ébranler la crédibilité générale du demandeur : Fatih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857. Par exemple, la différence d’un jour dans la date de l’appel des talibans cadre autant avec un souvenir honnête qu’avec un souvenir erroné. De plus, l’incohérence se situe entre les notes prises au point d’entrée et le témoignage du demandeur. Les incohérences mineures entre le témoignage livré de vive voix par le demandeur et les notes prises au point d’entrée n’ont pas, en général, une grande valeur probante étant donné les circonstances dans lesquelles les documents sont préparés et leur objet. Dans le présent cas, le demandeur a également expliqué la différence d’un jour, mais la Commission n’a pas tenu compte de l’explication.

[9]  Dans la même veine, la Commission a rejeté sommairement la lettre de l’organisation d’aide, au motif que, selon la lettre, les menaces des talibans avaient eu lieu [traduction] « au début de l’année 2011 ». La Commission n’a pas examiné le fond de la lettre, parce que la lettre n’indiquait pas avec précision à quel moment les menaces avaient été reçues. Cette imprécision peut influer sur le poids à accorder à la lettre, mais ne saurait constituer, à elle seule et sans autre analyse, un motif permettant de rejeter un document par ailleurs pertinent et convaincant, qui cadre avec le témoignage du demandeur.

[10]  Je me penche maintenant sur la manière dont la Commission a tenu compte de l’absence de documents qui auraient corroboré l’agression subie par le frère du demandeur et les appels de menace. L’absence de documents corroborants n’entraîne pas, en soi, une conclusion défavorable quant à la crédibilité; c’est plutôt l’absence d’une explication raisonnable justifiant le manque de documents corroborants qui peut raisonnablement entraîner une conclusion défavorable : Giraldo Cortes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 329. La question de savoir comment un appel de menace fait par les talibans peut être corroboré demeure entière.

[11]  Il convenait certainement de souligner le fait que les appels n’avaient pas été signalés à la police, mais la Commission n’a pas prêté attention à l’explication donnée par le demandeur, qui estimait que la police n’était pas efficace ni digne de confiance. La preuve documentaire présentée à la Commission contenait des éléments qui donnaient un fondement objectif à la réserve du demandeur; la Commission était tenue d’examiner ces éléments, mais elle ne l’a pas fait. L’analyse de la protection de l’État requise n’a pas été réalisée : Melgares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1162; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421.

[12]  La Commission a accordé beaucoup de poids au défaut du demandeur de demander l’asile aux États‑Unis. Le demandeur a attendu une courte période avant de demander l’asile – deux mois. Le demandeur a témoigné n’avoir jamais envisagé de demander l’asile aux États‑Unis parce qu’il avait, dès le début, l’intention de se réfugier au Canada. Ses sœurs demeurent à Burlington et à Montréal. Aussi, bien que les États‑Unis soient un pays tiers sûr, je note qu’une des exceptions à la règle du pays tiers sûr est le fait pour le demandeur de passer par un pays sûr pour demander l’asile dans un pays où vivent des membres de sa famille immédiate. Pour être en mesure de demander l’asile au Canada après avoir passé par les États‑Unis, a également expliqué le demandeur, il devait avoir un parent présent au Canada au moment de déposer sa demande. Il a attendu aux États‑Unis jusqu’à ce que sa sœur rentre au Canada après un voyage à l’étranger. Tenter d’être réuni avec sa famille est un motif valable pour un étranger de ne pas demander l’asile à la première occasion; Gopalarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1138.

[13]  La Commission, faisant abstraction des explications données par le demandeur à cet égard, a conclu qu’il aurait dû demander l’asile aux États‑Unis simplement parce qu’il avait obtenu un visa pour se rendre là‑bas et qu’il avait travaillé pour une organisation d’aide américaine.

[14]  Voyons maintenant le troisième motif pour lequel la demande est accueillie. Dans certains cas, la Commission a l’obligation d’évaluer la situation au pays, indépendamment de son appréciation de la crédibilité. En l’espèce, le demandeur était interprète et avait travaillé pour un employeur américain pendant un certain nombre d’années. Les rapports sur la situation au pays indiquent qu’il avait le profil d’une personne qui serait exposée à un risque.

[15]  La Commission avait peu de choses à dire sur la situation au pays, à part reconnaître que les personnes comme le demandeur pouvaient être prises pour cible par les talibans. Toutefois, la Commission a supposé que le demandeur ne serait pas agressé dans l’avenir – la Commission a à la fois formulé une hypothèse et tiré une conclusion allant directement à l’encontre de la preuve documentaire venant de sources fiables.

[16]  La Commission a également fait le raisonnement suivant : parce que le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté par les talibans, il ne serait pas exposé à un risque. Cette conclusion passe à côté de la question. L’important, c’est de savoir comment le demandeur serait perçu par les agents de persécution. Comme l’a écrit le juge Robert Mainville dans la décision Saifee c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 589, « s’il peut être établi que l’agent a rendu sa décision sans connaître la situation dans le pays, ceci peut en soi constituer un motif valable pour infirmer la décision dans le cadre d’une procédure de contrôle judiciaire ». Dans le présent cas, la Commission a estimé que, compte tenu du temps qui s’était écoulé, les talibans ne s’intéresseraient plus au demandeur. Rien dans les rapports sur la situation au pays n’appuyait la conclusion tirée à cet égard par la Commission.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a pas de question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8260-13

INTITULÉ :

RAFI ALEKOZAI c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 JANVIER  2015

JUGEMENT ET MOTIFS  :

LE JUGE  RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 6 FÉVRIER  2015

COMPARUTIONS :

M. Howard P. Eisenberg

POUR LE DEMANDEUR

M. Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eisenberg & Young, LLP

Avocats

Hamilton (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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