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Date : 20150115


Dossier : T-1561-13

Référence : 2015 CF 57

Montréal (Québec), le 15 janvier 2015

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

ROBERT BEAULIEU

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 20 août 2013 de l’arbitre de niveau II (l’arbitre) rejetant le grief du caporal Robert Beaulieu (le demandeur) à l’encontre de la décision de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) de lui refuser une nomination à un poste intermédiaire en vertu de l’article 8 du Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (le Règlement).

II.                Les faits

[2]               Le demandeur est un membre de la GRC depuis mars 1982. Il détient un grade de caporal et occupe un poste d’enquêteur à la Section des enquêtes fédérales de Montréal.

[3]               Lorsque le poste de sergent superviseur du groupe 1 par intérim se libéra (ce qui est arrivé à plusieurs reprises), le demandeur a fait application. Le demandeur était alors le membre régulier de grade inférieur avec le plus d’ancienneté et était donc éligible à cette nomination suivant l’article 8 du Règlement. Or, sur la base de la partie 4.E.9. du Manuel de gestion des carrières (le MGC), la GRC a refusé au demandeur les nominations intérimaires qu’il demandait.

[4]               Par la suite, le demandeur a déposé trois griefs au Bureau de la coordination des griefs soit le 7 août 2008, le 8 juillet 2009, et le 9 juillet 2010. Bien que chaque grief vise une période différente, ils furent tous déposés afin de contester la décision de la GRC de nommer un membre junior à la position de sergent de l’état-major par intérim.

[5]               Le 8 mars 2011, l’arbitre de grief niveau I a rejeté les griefs du demandeur.

[6]               Le 20 août 2013, l’arbitre de grief niveau II a rendu une décision rejetant les griefs du demandeur.

[7]               Il ressort de la présente affaire que les procédures ont été d’une durée de plus de cinq ans depuis le dépôt du premier grief.

III.             Décision

[8]               La décision du 20 août 2013 répond de façon combinée aux trois griefs déposés par le demandeur et rejetés initialement par l’arbitre de grief de niveau I, ceux-ci étant essentiellement similaires.

[9]               Au début de la décision, l’arbitre note que le demandeur soutient avoir droit au poste intérimaire qu’il convoite sur la base de l’article 8 du Règlement.

[10]           L’article 15 (1) du Règlement prévoit l’ordre de préséance des membres réguliers de la GRC suivant leur grade.

[11]           L’arbitre souligne qu’afin de soutenir leur décision, les répondants, soit le sergent d’état-major et le surintendant, s’appuient sur le MGC. La partie 4.E.9 du MGC prévoit que le superviseur immédiat du poste libéré nomme selon le mérite la personne chargée d’exercer temporairement les fonctions du poste libéré. Les répondants prétendent que la partie 4.E.9. constitue un ordre et donc une exception prévue à la règle de l’ancienneté au sens de l’article 8 du Règlement.

[12]           L’arbitre souligne que la seule question posée dans cette affaire est la suivante : Le requérant a-t-il démontré que l’article 8 du Règlement empêche les supérieurs du demandeur d’utiliser le MGC afin de donner des postes intérimaires à des membres juniors alors que le requérant est le « membre régulier de grade inférieur […] qui a le plus d’ancienneté » au sens de l’article 8 du Règlement?

[13]           Avant de débuter son analyse de l’application de l’article 8, l’arbitre souligne que le demandeur considère que cet article empêche un gestionnaire de laisser un poste de commandement vacant, que le législateur a prévu une continuité dans le commandement, que cette continuité trouve son fondement dans la nature même de la structure de la GRC et que la seule façon de déroger à cette règle est d’obtenir une consigne du commissaire spécifiant une exception au règlement.

[14]           Au soutien de son raisonnement, l’arbitre affirme que bien que l’article 8 du Règlement enlève de prime abord la flexibilité que détient normalement un gestionnaire de la GRC, une importante exception prévoit que le commissaire a le pouvoir de déroger au principe général établi par cet article.

[15]           L’arbitre souligne que le paragraphe 5 (1) de la Loi sur la Gendarmerie royale du Canada (la Loi) prévoit que le commissaire a « pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s’y rapporte » ce qui sous-entend que la loi octroie au commissaire tous les pouvoirs de gestions qui lui sont nécessaires.

[16]           L’arbitre note que l’article 8 du Règlement n’exige pas que le commissaire procède par le biais de consignes afin de faire exception au principe général de cet article, mais simplement qu’il doit en ordonner autrement, bien que ni la Loi ni le Règlement ne définissent les mots « ordre » ou « ordonner ». La notion de « consigne », quant à elle, fait référence aux « règles à caractère permanent que le commissionnaire établit » au sens du paragraphe 2 (2) de la Loi.

[17]           Il importe donc que les dérogations faites en conformité avec l’article 8 du Règlement soient exécutées sous les ordres du commissaire. Suivant ce raisonnement, l’arbitre souligne que le Manuel d’administration de la GRC (le Manuel) explique en son chapitre III.4 que les « politiques » de la GRC « constituent l’approbation officielle préalable des mesures que les employés doivent prendre dans certaines circonstances. » L’arbitre souligne également que le chapitre III.4 du Manuel indique que « les modifications de politiques de portée nationale peuvent être transmises au coordonnateur » de l’État-major supérieur (ÉMS).

[18]           L’arbitre en déduit donc que, puisque le commissaire fait partie de l’ÉMS, il est impliqué dans le mécanisme d’approbation des directives nationales. L’arbitre appuie également sa position sur le fait que l’avant-propos du Manuel indique que « [l]es politiques et les modalités (directives) sont établies par les officiers désignés sous réserve de l’autorisation du commissaire. » [Soulignements ajoutés] L’arbitre juge donc que les décisions qui sont prises suivant la partie 4.E.9 du MGC sont conformes aux ordres du commissaire au sens de l’article 8 du Règlement.

[19]           Avant de conclure, l’arbitre note qu’aucun grief ne remettait en question la manière dont l’ÉMS et le surintendant du demandeur ont appliqué la partie 4.E.9 du MGC. Qui plus est, le demandeur n’a pas présenté de grief à l’effet qu’il était plus méritoire que la personne qui a reçu le poste intérimaire. L’arbitre en conclut que le grief est fondé uniquement sur le manque d’autorité des supérieurs du demandeur relativement à leur décision de nommer un membre junior et non sur la façon dont cette autorité est exercée.

[20]           Sur la base de l’analyse mentionnée ci-haut, l’arbitre rejette le grief.

IV.             Questions en litige

[21]           Les questions en litige sont les suivantes :

1.      Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.      Les conclusions de l’arbitre sont-elles erronées à la lumière de l’application du principe delegata potestas non potest delegari tel que l’envisage le paragraphe 5 (2) de la Loi?

V.                Dispositions pertinentes

Loi sur la Gendarmerie royale du Canada, LRC 1985, c R-10

Royal Canadian Mounted Police Act, RSC 1985, c R-10

2. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente loi.

2. (1) In this Act,

[…]

[…]

Consignes du commissaire

Commissioner’s standing orders

(2) Les règles à caractère permanent que le commissaire établit en vertu de la présente loi sont appelées consignes du commissaire.

(2) The rules made by the Commissioner under any provision of this Act empowering the Commissioner to make rules shall be known as Commissioner’s standing orders.

5. (1) Le gouverneur en conseil peut nommer un officier, appelé commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, qui, sous la direction du ministre, a pleine autorité sur la Gendarmerie et tout ce qui s’y rapporte.

5. (1) The Governor in Council may appoint an officer, to be known as the Commissioner of the Royal Canadian Mounted Police, who, under the direction of the Minister, has the control and management of the Force and all matters connected therewith.

Délégation

Delegation

(2) Le commissaire peut déléguer à tout membre les pouvoirs ou fonctions que lui attribue la présente loi, à l’exception du pouvoir de délégation que lui accorde le présent paragraphe, du pouvoir que lui accorde la présente loi d’établir des règles et des pouvoirs et fonctions visés à l’article 32 (relativement à toute catégorie de griefs visée dans un règlement pris en application du paragraphe 33(4)), aux paragraphes 42(4) et 43(1), à l’article 45.16, au paragraphe 45.19(5), à l’article 45.26 et aux paragraphes 45.46(1) et (2).

(2) The Commissioner may delegate to any member any of the Commissioner’s powers, duties or functions under this Act, except the power to delegate under this subsection, the power to make rules under this Act and the powers, duties or functions under section 32 (in relation to any type of grievance prescribed pursuant to subsection 33(4)), subsections 42(4) and 43(1), section 45.16, subsection 45.19(5), section 45.26 and subsections 45.46(1) and (2).

Règlements

Regulations

21. (1) Le gouverneur en conseil peut prendre des règlements :

21. (1) The Governor in Council may make regulations

a) concernant le renvoi, par mesure administrative, des membres;

(a) respecting the administrative discharge of members;

b) sur l’organisation, la formation, la conduite, l’exercice des fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration de la Gendarmerie;

(b) for the organization, training, conduct, performance of duties, discipline, efficiency, administration or good government of the Force; and

c) de façon générale, sur la mise en œuvre de la présente loi.

(c) generally, for carrying the purposes and provisions of this Act into effect.

Règles

Rules

(2) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi et de ses règlements, le commissaire peut établir des règles :

(2) Subject to this Act and the regulations, the Commissioner may make rules

a) concernant le renvoi, par mesure administrative, des membres;

(a) respecting the administrative discharge of members; and

b) sur l’organisation, la formation, la conduite, l’exercice des fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration de la Gendarmerie.

(b) for the organization, training, conduct, performance of duties, discipline, efficiency, administration or good government of the Force.

Règlement de la Gendarmerie royale du Canada (1988), DORS/88-361

Royal Canadian Mounted Police Regulations, 1988, SOR/88-361

8. En l’absence de la personne qui a le commandement d’un poste ou de celle qui en a la direction, le commandement ou la direction du poste est assuré, à moins que le Commissaire n’en ordonne autrement, par le membre régulier du grade inférieur suivant, selon l’ordre de préséance des membres réguliers établi au paragraphe 15(1), qui a le plus d’ancienneté et qui est affecté à ce poste.

8. In the absence of the person in command or the person in charge of a post, the command or charge of a post shall, unless the Commissioner directs otherwise, be exercised by the next senior regular member on staff in respect of that post as determined by the order of precedence for regular members in subsection 15(1).

Ordre de préséance

Precedence

15. (1) À moins que le Commissaire n’en ordonne autrement, l’ordre de préséance des membres réguliers, autres que les gendarmes spéciaux, est le suivant :

15. (1) Unless the Commissioner directs otherwise, precedence for regular members, other than special constables, is to be taken in the following order, namely,

a) commissaire;

(a) Commissioner;

b) sous-commissaire;

(b) Deputy Commissioner;

c) commissaire adjoint;

(c) Assistant Commissioner;

d) surintendant principal;

(d) Chief Superintendent;

e) surintendant;

(e) Superintendent;

f) inspecteur;

(f) Inspector;

g) sergent-major du corps;

(g) Corps Sergeant-Major;

h) sergent-major;

(h) Sergeant-Major;

i) sergent-major d’état-major;

(i) Staff Sergeant-Major;

j) sergent d’état-major;

(j) Staff Sergeant;

k) sergent;

(k) Sergeant;

l) caporal;

(l) Corporal; and

m) gendarme.

(m) Constable.

(2) L’ordre de préséance des gendarmes spéciaux et l’ordre de préséance à l’intérieur du grade de membre spécial et des échelons des membres civils sont prescrits par règle par le commissaire.

(2) Precedence for special constables, and within the rank of special constable member or the levels of civilian members, shall be taken in the order prescribed, by rule, by the Commissioner

VI.             Observation des parties

A.                Observation du demandeur

[22]           Dans un premier temps, le demandeur soulève la question de la sous-délégation des pouvoirs du commissaire. Le demandeur soutient que la norme applicable à cette question est celle de la décision correcte puisque l’arbitre interprète et applique une règle de droit générale, soit la règle « delegata potestas non potest delegari » suivant le paragraphe 5 (2) de la Loi. Cependant, à titre subsidiaire, le demandeur soumet que l’interprétation faite par l’arbitre du bulletin du MGC est déraisonnable.

[23]           Le demandeur soumet que l’article 8 du Règlement a été adopté en vertu du pouvoir de délégation de l’alinéa 21 (1) b) de la Loi qui prévoit que le gouverneur en conseil peut prendre des règlements « sur l’organisation, la formation, la conduite, l’exercice des fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration de la Gendarmerie. » De plus, le demandeur soumet que lorsque le commissaire exerce son pouvoir d’établir des règles concernant le « commandement », il exerce ce pouvoir suivant l’alinéa 21 (2) b) de la Loi. Cet article prévoit que, sous réserve de la Loi et du Règlement, le commissaire peut établir des règles sur « l’organisation, la formation, la conduite, l’exercice des fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration de la Gendarmerie. » Le demandeur soutient que ces pouvoirs sont délégués au commissaire et qu’il ne peut les déléguer sans y être autorisé par la Loi.

[24]           Le demandeur soutient également que le commissaire ne peut pas déléguer son pouvoir d’établir des consignes, suivant le paragraphe 5 (2) de la Loi qui prévoit que « [l]e [C]ommissaire peut déléguer à tout membre les pouvoirs ou fonctions que lui attribue la présente loi, à l’exception du pouvoir de délégation [et] […] du pouvoir […] d’établir des règles. » Le demandeur soutient ainsi que la position de l’arbitre a pour effet d’élever au rang de consignes les directives à la partie 4.E.9 du MGC.

[25]           Le demandeur soutient donc que l’arbitre a erré relativement aux limites du pouvoir de délégation du commissaire. Sur cette base, le demandeur conclut que la norme de la décision correcte s’applique à la question de la sous-délégation de pouvoir.

[26]           À titre subsidiaire, le demandeur soutient que la décision de l’arbitre est déraisonnable. Le demandeur soutient que la décision de l’arbitre a pour effet d’accorder à la partie 4.E.9 du MGC le statut de consigne. Le demandeur souligne qu’une directive administrative n’a pas force de Loi.

[27]           Le demandeur réfute la position de l’arbitre selon laquelle le fait d’être impliqué dans un mécanisme d’approbation de directives nationales et leurs modifications fait en sorte que le commissaire a émis un « ordre » à l’effet que les nominations intérimaires ne peuvent être accordées à un membre régulier de grade inférieur.

[28]           Le demandeur soutient que suivant l’article 8 du Règlement, le commissaire se devait d’agir par règle afin de modifier les critères relatifs à la nomination intérimaire. Le demandeur souligne que l’alinéa 21 (2) b) de la Loi exige que le commissaire établisse des règles « sur l’organisation, la formation, la conduite, l’exercice des fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration » de la GRC et qu’il en résulte que c’est par règle que le commissaire devait procéder sous l’article 8 du Règlement. Le demandeur soutient qu’une interprétation contraire à ce raisonnement est contradictoire et déraisonnable.

[29]           Le demandeur argumente qu’abolir la règle de l’ancienneté revient à établir une nouvelle consigne du commissaire s’appliquant désormais à tous les membres de la GRC. Le demandeur soutient donc qu’en vertu de l’importance de règle de l’ancienneté, l’abolition de cette règle doit se faire de façon conforme à la Loi (soit par une consigne).

[30]           Finalement, le demandeur souligne qu’un délai de cinq ans s’est écoulé entre le moment où le grief fut déposé en 2008 et la décision de l’arbitre en 2013. Le demandeur soutient qu’il a subi un préjudice important en raison de ce délai excessif.

B.                 Observation du défendeur

[31]           Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable puisque l’arbitre ne devait pas répondre à une question de droit de portée générale, mais devait plutôt appliquer divers politiques et directives internes (Mousseau c Canada (Procureur général), 2012 CF 1285, au para 15 [Mousseau]). Le défendeur souligne qu’il est établi que l’interprétation par l’arbitre des politiques internes de la GRC est assujettie à la norme de la décision raisonnable (Irvine c Canada (Procureur général), 2012 CF 1370; Irvine v Canada (Attorney General), 2013 FCA 286, au para 26-28 [Irvine]).

[32]           Le défendeur soutient que contrairement aux prétentions du demandeur, l’article 8 du Règlement n’exige pas que le commissaire procède au moyen de consigne puisque cet article ne fait que mentionner « à moins que le commissaire n’en ordonne autrement. » [Soulignements ajoutés] Le défendeur souligne également que l’article 2 de la Loi ne définit pas les mots « ordre » ou « ordonner. »

[33]           Le défendeur soutient que la position du demandeur part d’une prémisse erronée, soit que tout ce qui vise « l’organisation, la formulation, la conduite, l’exercice de fonctions, la discipline, l’efficacité et la bonne administration de la Gendarmerie » doit absolument procéder par l’adoption de règles ou de consignes.

[34]           Le défendeur soutient que l’alinéa 21 (2) b) de la Loi mentionne que le commissaire « peut établir des règles » et que cela indique donc que le commissaire peut déroger aux principes généraux par le biais de règles ou de consigne.

[35]           Le défendeur argumente que puisque l’avant-propos du Manuel indique que les politiques nationales sont établies « par des officiers désignés sous réserve de l’autorisation du commissaire », il en résulte que ces politiques sont prises sous les ordres du commissaire.

[36]           Le défendeur argumente donc que la décision de l’arbitre est raisonnable puisqu’elle constitue l’une des issues possibles eu égard au droit applicable.

[37]           Par ailleurs, en réponse à l’argument du demandeur relatif à la sous-délégation de pouvoir, le défendeur soutient que le commissaire n’avait pas à procéder par le biais de règle et de consigne pour déléguer ses pouvoirs. D’une part, le défendeur soutient que le commissaire n’a fait qu’autoriser les politiques du MGC, sans pour autant déléguer un pouvoir. D’autre part, le défendeur soutient qu’en vertu de l’article 5 (2) de la Loi, le commissaire peut déléguer l’ensemble des pouvoirs qui lui sont attribués, à l’exception des pouvoirs énumérés, dont le pouvoir de prendre des règlements.

[38]           Finalement, le défendeur demande à cette Cour de déclarer que les délais de procédure de grief ne sont pas déraisonnables. Le défendeur soutient aussi que cette Cour ne doit pas traiter ce motif de révision, car il s’agit d’un motif soulevé par le demandeur dans son mémoire des faits et non dans son avis de demande (Tl’azt’en Nation c Sam, 2013 CF 226, au para 6-7 [Tl’azt’en Nation]; Spidel c Canada (Procureur général), 2011 CF 601, au para 16-17 [Spidel]). Le demandeur soutient finalement que la déclaration cherchée par le demandeur n’aurait aucun effet.


VII.          Analyse

A.                Question préliminaire : le délai de traitement du grief

[39]           Tel que mentionné par le défendeur, un demandeur ne peut soulever de nouveaux motifs de révision dans son mémoire qui n’ont pas été soulevés dans son avis de demande (Tl’azt’en Nation, au para 6-7 ; Spidel, au para 16). En l’espèce, rien ne justifie l’exercice du pouvoir discrétionnaire de cette Cour afin de remédier au fait que le demandeur n’a pas initialement soulevé le délai de traitement comme motif de révision.

B.                 La norme de contrôle applicable

[40]           Dans Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au para 70 [Dunsmuir], la Cour suprême mentionne que lorsqu’une question de droit ne revêt pas une importance capitale pour le système juridique et n’est pas étrangère au domaine d’expertise d’un arbitre, la norme applicable est celle de la raisonnabilité.

[41]           Il semble que le demandeur et le défendeur soutiennent tous les deux que l’interprétation faite par l’arbitre de l’article 8 du Règlement est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Le défendeur souligne notamment que cette Cour doit faire preuve de déférence vis-à-vis la décision d’un arbitre de la GRC tel que l’indique l’affaire Mousseau. Dans cette affaire, la juge Tremblay-Lamer souligne au paragraphe 15 l’expertise spécialisée et les larges pouvoirs de l’arbitre.

[42]           Bien que dans la présente affaire les questions posées sont essentiellement des questions de droit, il importe de noter que l’arbitre possède une expertise particulière dans l’interprétation du droit et des textes liés à l’application de la Loi et du Règlement. Dans Nolan c Kerry (Canada) Inc., 2009 CSC 39, le juge Rothstein mentionne au para 29 :

Les questions soulevées dans le présent pourvoi sont essentiellement des questions de droit, car elles portent sur l’interprétation des régimes de retraite et des textes s’y rapportant, comme je l’ai déjà signalé.  Toutefois, le Tribunal possède une expertise pour l’interprétation de ces textes puisqu’il est près du secteur d’activités et qu’il connaît davantage le régime administratif du droit régissant les régimes de retraite.

[Soulignements ajoutés]

[43]           Dans l’affaire Irvine, la Cour d’appel fédérale confirma la décision de la Cour fédérale dans laquelle il est précisé que l’interprétation faite par un arbitre du Manuel est assujettie à la norme de la décision raisonnable. Je note également que le demandeur cite l’affaire Canada (Procureur général) c Amnesty International Canada, 2009 CF 918. Dans cette affaire, le juge Harrington mentionne, au para 47 :

Bien que les questions de pur droit soient plus souvent examinées selon la norme de la décision correcte, il existe certaines exceptions principalement fondées sur l’expertise du tribunal qui a rendu la décision. Par exemple, dans l’arrêt Voice Construction Ltd. c. Construction & General Workers’ Union, Local 92, 2004 CSC 23, [2004] 1 R.C.S. 609, la Cour a fait preuve de retenue à l’égard de l’interprétation donnée par l’arbitre à une convention collective. L’arrêt Nolan c. Kerry (Canada) Inc. 2009 CSC 39, [2009] 2 R.C.S. 678, est un exemple très récent où la Cour a fait preuve de retenue à l’égard des conclusions de droit tirées par un tribunal.

[44]           À mon avis, les conclusions de l’arbitre relativement à l’application de l’article 8 du Règlement doivent être analysées avec déférence. La compréhension de l’application appropriée de cet article nécessite un important degré d’expertise relatif au mode de fonctionnement interne de la GRC (Dunsmuir, au para 54). Je suis donc d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique à cette question.

[45]           Ceci étant dit, relativement à la question soulevée par le demandeur quant à l’application de la règle « delegata potestas non potest delegari », la règle de la décision correcte s’applique (Dunsmuir, au para 50; Murphy c Canada (Revenu national), 2009 CF 1226, aux para 26 et 27).

C.                 L’application du principe delegata potestas non potest delegari et l’interprétation de l’article 8 du Règlement

[46]           L’article 8 du Règlement, adopté par le gouverneur en conseil en vertu du paragraphe 21 (1) de la Loi, prévoit de façon claire que la règle de l’ancienneté prévaut en principe en cas de nomination intérimaire, à moins que le commissaire n’en « ordonne » autrement. Si l’objectif du gouverneur en conseil était de forcer le commissaire à agir par le biais de consigne afin de déroger à la règle de l’ancienneté en matière de nomination intérimaire, celui-ci n’aurait pas utilisé le terme « ordre. »

[47]           Ainsi, la question qui se pose en l’espèce est celle de savoir si le commissaire « ordonne » au sens de l’article 8 du Règlement, par le biais de la partie 4.E.9 du MGC, de privilégier le mérite au profit de l’ancienneté. Si cela est le cas, il ressort de la présente affaire que la question de la sous-délégation de pouvoir n’a pas lieu d’être puisque, par le biais de la partie 4.E.9. du MGC, le commissaire exerce directement son pouvoir d’en « ordonne[r] autrement » au sens de l’article 8 du Règlement.

[48]           Tel que mentionné ci-haut, l’article 8 du Règlement permet au commissaire de déroger à la règle d’ancienneté dans les cas de nomination intérimaire s’il en « ordonne autrement. » Ainsi, je dois considérer si l’arbitre a raisonnablement conclu que la partie 4.E.9 du MGC, lue avec le préambule et le chapitre III.4 du Manuel, indique que le commissaire a « ordonn[é] » au supérieur du demandeur d’écarter la règle de l’ancienneté au profit de la règle du mérite.

[49]           Or, puisque cette affaire repose sur l’interprétation d’un terme clé d’une disposition réglementaire, je suis d’avis qu’il importe de rappeler les enseignements de la Cour suprême relativement à la méthode devant prévaloir en matière d’interprétation législative Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 RCS 27, au para 21 [Rizzo] :

[…] Elmer Driedger dans son ouvrage intitulé Construction of Statutes (2e éd. 1983) résume le mieux la méthode que je privilégie. Il reconnaît que l’interprétation législative ne peut pas être fondée sur le seul libellé du texte de loi.  À la p. 87, il dit:

[Traduction] Aujourd’hui il n’y a qu’un seul principe ou solution: il faut lire les termes d’une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur.

[50]           Le juge Pelletier dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Toledo, 2013 CAF 226, au para 59, résume bien les nuances qui s’ajoutent aux principes d’interprétation énoncés dans l’arrêt Rizzo :

ce seul et unique principe d’interprétation, il faut ajouter la nuance apportée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hypothèques Trustco Canada c. Canada, [2005] 2 R.C.S. 601, au paragraphe 10 :

Il est depuis longtemps établi en matière d'interprétation des lois qu'il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur" : voir 65302 British Columbia Ltd. c. Canada, 1999 CanLII 639 (CSC), [1999] 3 R.C.S. 804, par. 50. L'interprétation d'une disposition législative doit être fondée sur une analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s'harmonise avec la Loi dans son ensemble. Lorsque le libellé d'une disposition est précis et non équivoque, le sens ordinaire des mots joue un rôle primordial dans le processus d'interprétation. Par contre, lorsque les mots utilisés peuvent avoir plus d'un sens raisonnable, leur sens ordinaire joue un rôle moins important. L'incidence relative du sens ordinaire, du contexte et de l'objet sur le processus d'interprétation peut varier, mais les tribunaux doivent, dans tous les cas, chercher à interpréter les dispositions d'une loi comme formant un tout harmonieux.

[51]           Or, suivant les enseignements de la Cour suprême, je note qu’en indiquant au paragraphe 5 (2) de la Loi que le commissaire possède un vaste pouvoir de délégation, le législateur démontre sa sensibilité vis-à-vis le fardeau administratif supporté par le commissaire. Bien que la présente question ne vise pas la délégation de pouvoir, il est raisonnable de conclure que l’intention du législateur était d’éviter de surcharger le commissaire. De plus, l’analyse du Règlement et de la jurisprudence indique que le commissaire possède de vastes pouvoirs et de grandes responsabilités (R v Jageshur, [2002] OJ No 4108 (QL), au para 54 ; Delisle c Inkster, [1993] ACF no 463; Alliance de la fonction publique du Canada c Canada, 2004 CF 13, au para 50). Ces pouvoirs vont jusqu’à autoriser le logement et le matériel de ses membres, tel que leur habillement (articles 69 et 71 du Règlement). Avec respect pour l’opinion contraire, je suis d’avis que l’interprétation de l’article 8 du Règlement proposée par le demandeur ne ferait qu’alourdir la tâche déjà lourde du commissaire. Il m’apparaît que cela serait contraire à l’objet de la Loi et du Règlement.

[52]           Par ailleurs, puisque ni la Loi ni le Règlement ne définissent le terme « ordre » ou le verbe « ordonner » mentionné à l’article 8 du Règlement, il nous est permis de nous tourner au sens ordinaire de ces mots (Monsanto Canada Inc. c Schmeiser, 2004 CSC 34, au para 31). Le Petit Robert définit le verbe « ordonner » comme le fait d’« adjurer, commander, dicter, enjoindre, prescrire » quelque chose. Le Petit Robert définit le mot « ordre » comme étant un « [a]cte par lequel un chef, une autorité manifeste sa volonté; ensemble de dispositions impératives. »

[53]           La version anglaise utilise le terme « directs » au lieu de « ordonne ». Le Concise Oxford Dictionary définit le verbe « direct » comme suit : « control, guide; govern the movements of. » Le mot « direction » est défini comme suit : « the act or process of directing; supervision. »

[54]           Il en résulte que le sens ordinaire des mots employés à l’article 8 du Règlement indique que la mesure prise par le commissaire doit avoir un caractère impératif visant à contraindre ceux qui lui sont subordonnés à agir de façon à faire exception à la règle de l’ancienneté au sens de l’article 8 du Règlement.

[55]           La partie 4.E.9 du MGC mentionne :

Le superviseur immédiat du poste libéré nomme, selon le mérite, l’employé chargé d’exercer temporairement les fonctions du poste libéré.

[56]           Comme le souligne l’arbitre, le chapitre III 4 du Manuel mentionne que les politiques, telle que la partie 4.E.9 du MGC, « constituent l’approbation officielle préalable des mesures que les employés doivent prendre dans certaines circonstances. » [Soulignements ajoutés] Qui plus est, l’avant-propos du commissaire au Manuel indique que « [l]es politiques et les modalités (directives) sont établies par les officiers désignés sous réserve de l’autorisation du commissaire. » [Soulignements ajoutés]

[57]           La partie 4.E.9 du MGC jouit d’un caractère impératif suffisant pour constituer un « ordre » au sens de l’article 8 du Règlement. En effet, il m’apparaît que nul employé de la GRC ne saurait considérer comme facultatif le fait que « [l]e superviseur immédiat du poste libéré nomme, selon le mérite, l’employé chargé d’exercer temporairement ses fonctions. » Ainsi, ayant considéré les éléments ci-haut mentionnés, je suis d’avis que l’interprétation faite par l’arbitre de l’article 8 du Règlement est raisonnable aux regards des faits et du droit.

[58]           Finalement, je note que l’interprétation de l’article 8 du Règlement proposée par le demandeur aurait pour effet de faire fi du mérite des membres la GRC malgré les politiques adoptés au nom du commissaire. Même si le principe de l’ancienneté est important, je doute que l’objet de l’article 8 du Règlement soit de rendre difficile la promotion des membres méritants de la GRC.

VIII.       Conclusion

[59]           Je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens au montant de 1 500 $.

« George R. Locke »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1561-13

 

INTITULÉ :

ROBERT BEAULIEU c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 septembre 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LOCKE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 janvier 2015

 

COMPARUTIONS :

James R.K. Duggan

Alexander Duggan

 

Pour le demandeur

 

Marie-Josée Bertrand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Duggan, Avocats-Lawyers

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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