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Date : 20150211


Dossier : IMM-1955-14

Référence : 2015 CF 171

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 février 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

EMILE JEAN BARAKAT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET

L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), de la décision de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) de saisir deux documents en application du paragraphe 140(1) de la Loi (la saisie). Ces documents (les documents d’identité) sont un certificat de naissance ainsi qu’un certificat de police concernant Theodora Lorraine Clarke Iselma (Mme Clarke), une citoyenne de Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines qui se trouverait illégalement au Canada depuis 2008.

[2]               Le paragraphe 140(1) de la Loi confère aux agents désignés de l’ASFC le pouvoir de saisir tous documents s’ils ont des motifs raisonnables de croire 1) que la mesure est nécessaire en vue de l’application de la présente Loi ou qu’ils ont été obtenus ou utilisés irrégulièrement ou frauduleusement, ou 2) que la mesure est nécessaire pour en empêcher l’utilisation irrégulière ou frauduleuse.

[3]               Les documents d’identité ont été saisis le 6 mars 2014 pendant qu’ils étaient acheminés à une adresse de Brossard (Québec), en provenance de Georgetown, à Saint‑Vincent‑et‑les Grenadines. Ils avaient été envoyés par une certaine Mme Juliana Paris et étaient destinés à « Émile Barakat ».

[4]               Le lendemain, soit le 7 mars 2014, le demandeur a reçu de l’ASFC un avis selon lequel les documents d’identité avaient été saisis en vertu du paragraphe 140(1) de la Loi. Des photocopies des documents étaient jointes à l’avis.

[5]               Le demandeur, un avocat de Brossard (Québec) à qui l’enveloppe contenant les documents d’identité était adressée, affirme que la saisie porte atteinte au secret professionnel liant l’avocat à son client, étant donné que les documents lui ont été envoyés afin qu’il prépare la demande de résidence permanente de Mme Clarke et que, par conséquent, la saisie doit être annulée et les documents d’identité doivent lui être retournés.

[6]               Le 16 mars 2014, le demandeur a envoyé une lettre au ministre défendeur, l’honorable Steven Blaney, afin de demander que les documents d’identité lui soient retournés au plus tard le 18 mars 2014. Le 27 mars 2014, il a présenté une demande de contrôle judiciaire en son propre nom par laquelle il cherchait à obtenir l’annulation de la saisie.

[7]               Concernant les documents d’identité, on ne trouve au dossier aucun élément de preuve donnant à penser qu’une demande a été présentée en vertu de l’article 254 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le Règlement), qui permet au propriétaire ou au saisi de demander la restitution d’un document saisi en vertu du paragraphe 140(1) de la Loi.

[8]               Le défendeur affirme que le demandeur n’a pas qualité pour contester la saisie. Par ailleurs, il est d’avis que le demandeur aurait dû solliciter la restitution des documents d’identité en vertu de l’article 254 du Règlement avant de présenter une demande de contrôle judiciaire. Enfin, il soutient que, de toute façon, les documents d’identité ne sont pas protégés par le secret professionnel liant l’avocat à son client.

II.                Analyse

[9]               Aux termes du paragraphe 18.1(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, peut présenter une demande de contrôle judiciaire le procureur général du Canada ou « quiconque est directement touché par l’objet de la demande ».

[10]           Le défendeur soutient qu’au moment de déterminer si une personne est directement touchée par la demande contestée, l’accent doit être mis sur les répercussions de la décision et sur la personne dont les droits sont touchés. Le défendeur prétend que Mme Clarke est l’unique personne touchée par la saisie, étant donné qu’elle est la propriétaire des documents d’identité et que c’est elle qui a besoin de ces documents à l’appui de sa demande de résidence permanente.

[11]           Il ne fait nul doute que Mme Clarke est touchée par la saisie et qu’elle aurait qualité pour la contester en présentant soit une demande de restitution des documents d’identité en vertu de l’article 254 du Règlement, soit une demande en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Selon moi, la question n’est toutefois pas aussi simple.

[12]           L’expression « directement touché » doit être interprétée en tenant compte du motif de contrôle sur lequel repose la demande (Irving Shipbuilding Inc. c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116, [2010] 2 RCF 488, au paragraphe 28, autorisation de pourvoi refusée, 33208, 2009).  En l’espèce, comme il est indiqué dans la demande de contrôle judiciaire, le motif de contrôle est que la saisie viole le secret professionnel liant l’avocat à son client. Or, le secret professionnel est un privilège dont jouit le client, et non l’avocat. Il s’agit d’un droit personnel au bénéfice du client (Lavallee, Rackel & Heintz c Canada (Procureur général); White, Ottenheimer & Baker c Canada (Procureur général) [Lavallee]; R c Fink, 2002 CSC 61, [2002] 3 RCS 209; R c Frater, 2008 CanLII 68903 (CS Ont), aux paragraphes 17 et 18; Hubbard, Magotiaux et Duncan, The Law of Privilege in Canada, Aurora, Ontario, Canada Law Book, 2008, aux pages 11 à 56.1).

[13]           Par conséquent, le privilège sur lequel le demandeur fait reposer la demande d’annulation de la saisie appartient à Mme Clarke et est à son bénéfice exclusif. Dans R c Claus, 1999 CanLII 15041 (CS Ont), 139 CCC (3d) 47, la Cour supérieure de justice de l’Ontario affirme que l’avocat peut invoquer le secret professionnel uniquement lorsqu’il agit au nom de son client.

[14]           La question de savoir qui peut revendiquer et faire valoir le privilège des communications entre client et avocat occupe une place de premier plan dans l’arrêt Lavallee de la Cour suprême du Canada, qui conclut que l’article 488.1 du Code criminel visant les documents susceptibles d’être protégés par le privilège des communications entre client et avocat dans un contexte de fouille, de perquisition ou de saisie, est inconstitutionnel. Dans chacun des trois cas examinés dans Lavalee, la police a saisi des documents dans des cabinets d’avocat en vertu d’un mandat, les procédures prévues par l’art. 488.1 pour la protection de documents susceptibles d’être protégés par le privilège des communications entre client et avocat ont été suivies, et les cabinets d’avocats ont invoqué le secret professionnel au nom de leurs clients.

[15]           La Cour suprême a établi des lignes directrices à l’intention du législateur, mettant surtout l’accent sur les détenteurs du privilège, sur le fait que les juges de paix devraient communiquer avec les détenteurs du privilège et que ceux‑ci devraient ensuite avoir une occasion raisonnable de formuler une objection fondée sur le privilège et, si cette objection est contestée, de faire trancher la question par les tribunaux. La Cour ajoute à cet égard que s’il est impossible d’aviser les détenteurs potentiels du privilège, l’avocat qui a la garde des documents saisis, ou un autre avocat nommé par le Barreau ou par la cour, doit examiner les documents pour déterminer si le privilège devrait être invoqué et doit avoir une occasion raisonnable de faire valoir ce privilège. La Cour suprême a clairement établi que le privilège des communications entre client et avocat appartient au client :

39.  Même si je considère qu’il est inutile de réexaminer les nombreuses déclarations de la Cour quant à la nature et à la primauté du secret professionnel de l’avocat en droit canadien, il est utile de répéter que le privilège appartient au client et que seul celui‑ci peut l’invoquer ou y renoncer, directement ou par consentement éclairé (arrêts Solosky, Descôteaux, Geffen, Jones, McClure et Benson, précités). D’après moi, les lacunes de l’art. 488.1, mentionnées dans de nombreuses décisions judiciaires et décrites précédemment, ont toutes en commun une caractéristique dominante fatale, à savoir la violation potentielle du secret professionnel de l’avocat sans que le client n’en ait connaissance et encore moins qu’il y ait consenti. Même si l’avocat compétent essaiera de joindre son client et qu’il invoquera vraisemblablement le privilège général dès le départ, l’État a l’obligation de veiller à ce que les droits du détenteur du privilège demeurent suffisamment protégés.

[16]           En l’espèce, le demandeur agit en son propre nom, et rien dans le dossier ne donne à penser que Mme Clarke invoque son privilège à l’égard des documents d’identité ou qu’il a été impossible de la joindre pour qu’elle puisse invoquer elle‑même ce privilège. Ainsi, on peut fortement douter que le demandeur ait qualité pour contester la saisie au motif qu’elle viole le secret professionnel liant l’avocat à son client.

[17]           Lors de l’audience, le demandeur a insisté sur le fait que sa demande de contrôle judiciaire reposait avant tout sur les répercussions que la saisie effectuée en vertu du paragraphe 140(1) de la Loi pourrait avoir sur sa capacité de représenter ses clients, et non sur la violation alléguée du secret professionnel du point de vue de Mme Clarke. Il a fait valoir que si l’on forçait les avocats à présenter une demande de restitution chaque fois qu’un document est saisi, on causerait [traduction] « un tort irréparable à leur capacité de représenter les intérêts de leur client ».

[18]           L’objectif du demandeur, pour reprendre ses termes, est « d’étirer » le privilège des communications entre client et avocat.  Le seul précédent qu’il a présenté est l’arrêt Maranda c Richer, [2003] 3 RCS 193, qui a été rendu par la Cour suprême dans le contexte du droit criminel et que je considère comme non pertinent en l’espèce. Le demandeur a insisté sur l’importance du secret professionnel liant l’avocat à son client en tant que principe général de droit substantiel, mais il n’a pas soumis d’approche fondée sur des principes qui permettrait à la Cour d’étendre au-delà de sa forme actuelle la portée du privilège des communications entre client et avocat. Surtout, il n’a pas expliqué en quoi cet « étirement » peut – ou pourrait – s’inscrire dans un contexte civil ou réglementaire. Dans l’arrêt Lavallee, précité, la Cour suprême rappelle que dans un contexte de droit criminel, le privilège des communications entre client et avocat appelle une protection plus rigoureuse que dans tout autre contexte :

23.  Dans le cadre d’une enquête criminelle, le privilège prend une autre dimension. Le détenteur du privilège fait face à l’État, qui est son « adversaire singulier », de sorte qu’il a besoin d’une multitude de droits garantis par la Constitution (Irwin Toy Ltd. c. Québec (Procureur général), 1989 CanLII 87 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 927, p. 994). C’est surtout lorsqu’une personne est visée par une enquête criminelle que le besoin de la protection entière du privilège se fait sentir. Il ne s’agit donc pas d’un principe théorique, mais de la question réelle de veiller à ce que le privilège procure la confidentialité qu’il promet.

[19]           Selon moi, le demandeur n’a pas réussi à établir qu’il existe un fondement à un élargissement de la portée du privilège des communications entre client et avocat qui protégerait les avocats contre les obstacles qui pourraient nuire à la réalisation de leurs mandats.  Rien dans la jurisprudence ne permet de penser qu’une telle protection pourrait constituer un prolongement naturel du privilège dans un contexte de droit criminel, et encore moins dans un contexte civil ou réglementaire, comme c’est le cas en l’espèce.

[20]           Quoi qu’il en soit, je suis d’avis que, pour au moins deux raisons, la présente affaire ne se prête pas à l’exploration d’un éventuel élargissement du privilège des communications entre client et avocat. Premièrement, rien ne permet de penser qu’un abus ou préjudice irréparable a résulté de l’exercice des pouvoirs prévus au paragraphe 140(1) de la Loi à l’égard de la saisie de documents susceptibles d’êtres protégés par le secret professionnel liant l’avocat à son client. En l’espèce, le demandeur a expressément admis à l’audience que jamais auparavant au cours de sa carrière des documents lui étant adressés n’avaient été saisis en vertu de la Loi. En outre, aucune inscription sur l’enveloppe ne précisait que les documents étaient destinés à un avocat ou à un cabinet d’avocats. Par conséquent, nous sommes en présence d’un vide factuel quant à la question de savoir si l’application du paragraphe 140(1) de la Loi cause – ou pourrait causer – un préjudice irréparable à la capacité des avocats de représenter adéquatement les intérêts de leurs clients.

[21]           Deuxièmement, il existe à l’heure actuelle un mécanisme tenant compte du secret professionnel liant l’avocat à son client et prévoyant des recours administratifs à cet égard. À l’audience, des extraits d’un guide opérationnel de l’ASFC portant sur les fouilles et les saisies effectuées en vertu de la Loi ont été déposés avec le consentement des parties. Le chapitre 9.3 de ce guide s’adresse à l’agent de l’ASFC habilité à effectuer une saisie en vertu du paragraphe 140(1) de la Loi, le renseignant sur la façon de procéder dans l’éventualité où il serait « en possession d’un document qui soulève ou pourrait soulever la question du secret processionnel ».

[22]           Essentiellement, les lignes directrices ont pour objectif de veiller à ce que les agents de l’ASFC ne portent pas atteinte au privilège, fournissant des directives pour l’identification des documents susceptibles d’être protégés et guidant les agents quant à la marche à suivre en pareille situation. Ainsi, conformément au guide opérationnel, l’agent :

1.                  détermine qui est le titulaire légitime du document;

2.                  déploie tous les efforts pour obtenir le consentement du titulaire du privilège, c’est-à-dire du client;

3.                  si le client manifeste son intention de renoncer au secret professionnel, demande au client de signer une déclaration à cette fin;

4.                  scelle les documents qui ne le sont pas et les identifie de manière appropriée;

5.                  déploie tous les efforts pour obtenir un avis juridique d’une autre source.

[23]           Le guide prévoit également que dans le contexte de l’examen d’envois postaux, dès que l’agent voit un document visé par le privilège et avant qu’il effectue la saisie en vertu de la Loi, il y a lieu d’invoquer la procédure mise en œuvre pour protéger le secret professionnel éventuel.

[24]           Je ne dispose d’aucune preuve selon laquelle le mécanisme existant ne fonctionne pas ou qu’il représente un fardeau excessif pour les avocats, et rien de ce qui m’a été soumis ne remet en question la conformité du mécanisme à la Charte canadienne des droits et libertés. Plus important encore, toutefois, à la lumière de la preuve, aucune demande de restitution des documents d’identité n’a été présentée en vertu de l’article 254 du Règlement, qui prévoit un recours administratif qui aurait pu permettre de régler la question du secret professionnel invoquée par le demandeur.

[25]           Il est bien établi en droit que le défaut d’épuiser tous les recours administratifs possibles peut empêcher l’examen d’une demande de contrôle judiciaire (Harelkin c Université de Regina, [1979] 2 RCS 561, à la page 574; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, aux paragraphes 23 à 26). Je conclus que c’est le cas en l’espèce.

[26]           Le demandeur soutient que les questions soulevées ici concernant le secret professionnel liant l’avocat à son client ont une importance telle que cette règle ne s’applique pas. Vu le contexte de la présente affaire, et pour les raisons susmentionnées, cet argument n’a pas de poids.

[27]           Enfin, même si le demandeur avait, du point de vue du détenteur du privilège, qualité pour invoquer le secret professionnel liant l’avocat à son client, la revendication de ce privilège soulève un problème de taille en l’espèce. Comme il est bien établi, pour que ce privilège entre en jeu, trois conditions doivent être remplies : 1) une communication entre un avocat et son client; 2) qui comporte une consultation ou un avis juridique; et 3) que les parties considèrent comme étant de nature confidentielle (arrêt Maranda, précité, au paragraphe 42). Il est également bien établi que tous les incidents des rapports entre un client et son avocat ne se situent pas dans le cadre de communications privilégiées (Foster Wheeler Power Co. c Société intermunicipale de gestion et d'élimination des déchets (SIGED) inc., 2004 CSC 18, [2004] 1 RCS 456, au paragraphe 37; arrêt Maranda, précité, aux paragraphes 30 et 42).

[28]           Compte tenu des critères susmentionnés, on peut se demander en quoi les documents d’identité, qui ont été obtenus d’une tierce partie et qui devaient être joints à une demande de résidence permanente adressée à un organisme gouvernemental, nommément Citoyenneté et Immigration Canada, pourraient être considérés comme une communication « que les parties considèrent de nature confidentielle » ou même comme une communication « entre un avocat et son client ». Je ne suis pas convaincu que c’est le cas.

[29]           La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[30]           Les parties ont jusqu’au 17 février 2015 pour présenter et signifier des observations écrites quant à la question de savoir si la présente affaire soulève une question grave de portée générale au sens de l’alinéa 74d) de la Loi.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Tremblay, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1955-14

INTITULÉ :

EMILE JEAN BARAKAT c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE & L’AGENCE DES SERVICES FRONTALIERS DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal, Québec

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 JANVIER 2015

motifs de l’ordonnance et ordonnance :

Le juge lEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 11 FÉVRIER 2015

COMPARUTIONS :

Emile Jean Barakat

DEMANDEUR

Patricia Nobl

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour les défendeurs

 

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