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Date : 20150205


Dossier : IMM-3636-14

Référence : 2015 CF 144

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Montréal (Québec), le 5 février 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

MD ABDUL MANNAN

HELENA MANNAN

MONOWARA AKTER MOU

MD RAIHAN MANNAN

NURJAHAN MANNAN NISHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], relativement à une décision datée du 1er avril 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

II.                Le contexte

[2]               Les demandeurs, Md Abdul Mannan [le demandeur principal], son épouse Helena Mannan, leur fille Monowara Akter Mou [Mou] et leurs enfants mineurs, Md Raihan Mannan et Nurjahan Mannan Nishi, sont citoyens du Bangladesh. La demande d’asile de la fille aînée de M. et Mme Mannan, Marjahan, a été entendue séparément le 11 mars 2014, devant un autre commissaire de la SPR.

[3]               Le demandeur principal sollicite l’asile du fait de ses opinons politiques, tandis que son épouse et ses enfants fondent leur demande sur les opinions politiques qu’on leur a imputées et leur appartenance au groupe social particulier que constitue la famille.

[4]               Les demandeurs allèguent les faits suivants.

[5]               Le demandeur principal est entré au service du ministère des Affaires étrangères du gouvernement du Bangladesh [ministère des Affaires étrangères] comme chauffeur en 1986.

[6]               Le demandeur principal est un partisan du Parti nationaliste du Bangladesh [PNB], mais sans en être membre. Il a travaillé pour le candidat du PNB dans sa circonscription en vue des élections parlementaires nationales de décembre 2008. De ce fait, il a été menacé par des partisans du parti de la Ligue Awami [LA].

[7]               Le 10 janvier 2010, le demandeur principal a participé à un ralliement en faveur du candidat du PNB briguant la présidence de l’upazila de Chatkhil, dans le district de Noahkali. Des manifestants du PNB, dont le demandeur principal, ont été agressés et menacés par des partisans de la LA.

[8]               Un cadre de l’Association des chauffeurs dont faisait partie le demandeur principal, M. Rahman, a conseillé à ce dernier de présenter une demande de placement à l’étranger auprès du ministère des Affaires étrangères afin d’éviter de [traduction« sérieux ennuis » du fait de son engagement politique auprès du PNB. Il a suivi le conseil de M. Rahman et a obtenu un ordre de mutation au Haut-Commissariat du Bangladesh à Ottawa le 19 juillet 2010, sur le fondement de son mérite et de son ancienneté. La mutation du demandeur principal à Ottawa a provoqué la colère d’autres chauffeurs, qui appuyaient la LA.

[9]               Des visas diplomatiques canadiens ont été délivrés aux demandeurs le 14 février 2011; toutefois, le ministère des Affaires étrangères a refusé d’avancer leurs frais de voyage à cause de l’allégeance du demandeur principal envers le PNB.

[10]           Le 15 avril 2011, des hommes de main de la LA ont intercepté, menacé et agressé la demanderesse Mou parce que son père appuyait le PNB.

[11]           Le 5 juin 2011, le demandeur principal a été harcelé et menacé à son domicile par des hommes de main de la LA ainsi que par quelques-uns de ses collègues de travail, qui ont exigé qu’il cède son ordre de mutation à Ottawa à un chauffeur qui était un partisan de la LA. Quand le demandeur principal a refusé de le faire, les hommes de main ont saccagé son domicile et l’ont insulté. Le demandeur principal a appelé la police, qui n’est jamais venue.

[12]           Le 12 juin 2011, le ministère des Affaires étrangères a délivré une ordonnance de mutation d’un autre chauffeur au Haut-Commissariat du Bangladesh à Ottawa.

[13]           Le 15 juin 2011, la fille aînée du demandeur principal, Marjahan Akter Tania, a été enlevée par des hommes de main pendant qu’elle rentrait de l’école. Elle a été détenue pendant trois heures et maltraitée mentalement et physiquement. Marjahan s’est sentie honteuse et déprimée, ce qui l’a amenée à faire une tentative de suicide. À l’insistance de sa famille, qui se préoccupait de son bien-être, Marjahan a fui le Bangladesh et est arrivée au Canada le 17 juillet 2011.

[14]           Les demandeurs sont arrivés le 29 juillet 2011 et ont demandé l’asile une semaine plus tard.

[15]           À l’audience, le demandeur principal a déclaré que les hommes de main de la LA et des agents de police se sont présentés au domicile des demandeurs, le 5 août 2011, en vue de procéder à son arrestation pour cause de soupçons en vertu de la Special Powers Act, 1974 (Loi sur les pouvoirs spéciaux] [la Loi]. Dans une modification à son formulaire de renseignements personnels [FRP], le demandeur principal soutient également que des hommes de main de la LA, accompagnés d’agents de police, se sont présentés au domicile des demandeurs en octobre 2011 et en août 2012, disant qu’ils étaient à leur recherche. Le demandeur principal allègue aussi que, le 31 décembre 2011, sa mère a été interrogée à son domicile par des hommes de main de la LA sur l’endroit où son fils se trouvait.

[16]           Le 22 octobre 2013, le demandeur principal a reçu un avis de congédiement écrit du ministère des Affaires étrangères.

[17]           Une audience a eu lieu devant la SPR le 17 mars 2014.

[18]           La demande de Marjahan, qui était fondée sur les opinions politiques de son père, a été entendue séparément devant la SPR afin de faciliter son témoignage sur la question de l’agression sexuelle dont elle avait été victime. La SPR a fait droit à la demande de Marjahan le 20 mars 2014, et une  copie de cette décision a été envoyée à la SPR le 21 mars 2014 (dossier du tribunal, aux pages 136 à 141).

III.             La décision contestée

[19]           Tout d’abord, dans ses motifs, la SPR conclut à un manque de crédibilité au sujet de questions déterminantes dans la demande d’asile des demandeurs. La SPR est d’avis que, selon la prépondérance des probabilités, il n’y a aucune chance raisonnable ou possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés ou qu’ils s’exposent personnellement à une menace à leur vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’ils retournent au Bangladesh.

[20]           La SPR conclut que le demandeur principal n’est pas un activiste politique et qu’il ne correspond pas au profil d’une personne qui serait prise pour cible par des hommes de main de la LA, ou dont les filles seraient maltraitées physiquement et mentalement par des hommes de main par vengeance contre l’engagement politique de leur père.

[21]           La SPR est plutôt d’avis que le ministère des Affaires étrangères a annulé l’ordre de mutation du demandeur principal à Ottawa parce que ce dernier et sa famille n’étaient pas prêts à déménager immédiatement à Ottawa après la délivrance de leurs visas canadiens.

[22]           Deuxièmement, la SPR est d’avis que les demandeurs n’ont pas pu réfuter l’existence d’une protection adéquate de l’État. Elle conclut que les demandeurs n’ont jamais sollicité la protection de la police au sujet des prétendues agressions commises contre Mou le 15 avril 2011 et contre Marjahan le 15 juin 2011. Elle ajoute que les demandeurs n’ont pas pu réfuter la présomption selon laquelle l’État du Bangladesh aurait été en mesure de leur assurer une protection adéquate s’ils avaient déposé des dénonciations.

IV.             Les questions en litige

(i)                 La SPR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions quant à la crédibilité?

(ii)               La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que les demandeurs n’ont pas réfuté la présomption d’une protection adéquate de l’État?

(iii)             La SPR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de prendre en considération la décision du commissaire de la SPR concernant la demande d’asile de Marjahan?

V.                Les dispositions législatives applicables

[23]           Les demandeurs fondent leur demande d’asile sur les articles 96 et 97 de la LIPR :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             Les arguments invoqués

A.                La position des demandeurs

[24]           Les demandeurs soutiennent que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en ne tenant pas compte d’une preuve postérieure à l’audience déposée le 21 mars 2014, soit une décision favorable (datée du 20 mars 2014) de la SPR sur la demande d’asile de Marjahan, qui était fondée sur l’engagement politique de son père auprès du PNB. Les demandeurs ajoutent que la SPR a manqué à son obligation en ne tenant pas compte de cet élément de preuve, car il touche au cœur même de leur demande d’asile.

[25]           À l’appui de cette thèse, les demandeurs invoquent le paragraphe 43(3) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles], aux termes duquel la SPR doit prendre « en considération tout élément pertinent, notamment : la pertinence et la valeur probante du document; toute nouvelle preuve que le document apporte aux procédures; la possibilité qu’aurait eue la partie, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document aux termes de la règle 34 ».

[26]           De l’avis des demandeurs, ce manquement à l’équité procédurale justifie que la Cour intervienne et annule la décision de la SPR (Cox c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1220 [Cox]; Nagulesam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1382, au paragraphe 17 [Nagulesam]; Howlader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 817, au paragraphe 4; Shuaib c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 596 [Shuaib]).

[27]           Les demandeurs soutiennent par ailleurs que la SPR a commis une erreur en recourant à une approche fragmentaire pour apprécier la preuve et évaluer leur crédibilité.

[28]           Enfin, les demandeurs font valoir que la SPR a commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État en ne tenant pas compte de leurs explications sur les tentatives qu’ils ont faites pour solliciter la protection de la police et sur la crainte que cela leur causait.

B.                 La position du défendeur

[29]           Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas présenté une demande, conformément aux articles 43 et 50 des Règles, en vue de transmettre une preuve après l’audience. La SPR n’a donc pas manqué à son obligation de prendre en considération des éléments de preuve qui n’étaient pas conformes aux exigences des Règles.

[30]           Le défendeur soutient de plus que l’opinion subjective des demandeurs quant au fait que la police ne les protégerait pas n’équivaut pas à des motifs suffisants pour réfuter la présomption d’une protection de l’État. Les conclusions de la SPR à cet égard étaient raisonnables.

[31]           Enfin, le défendeur soutient que bien que la demande d’asile des demandeurs soit fondée sur l’un des motifs prévus par la Convention, c’est-à-dire les opinions politiques, le demandeur principal a déclaré que son engagement politique auprès du PNB était restreint. Il était raisonnable de la part de la SPR de conclure que cet engagement politique n’aurait vraisemblablement pas amené des hommes de main de la LA à le persécuter. Il était loisible à la SPR de conclure que les demandeurs n’étaient pas dignes de foi à cet égard.

VII.          L’analyse

1) La SPR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions quant à la crédibilité?

[32]           Dans le cas des conclusions relatives à la crédibilité, il est bien établi en droit que la Cour se doit d’appliquer la norme déférente de la décision raisonnable (Aguebor c Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 732; Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 22 [Rahal]).

[33]           Comme l’a énoncé la juge Mary J. L. Gleason, dans la décision Rahal :

[43]      […] les contradictions relevées dans la preuve, particulièrement dans le témoignage du demandeur d’asile, donneront généralement raison à la SPR de conclure que le demandeur manque de crédibilité, et, si cette conclusion est jugée raisonnable, la Cour refusera d’intervenir pour annuler la décision rejetant la totalité de la demande d’asile […].

[44]      […] même si le témoignage sous serment d’un demandeur est présumé être avéré en l’absence de contradiction, la SPR peut être fondée à rejeter ce témoignage si elle le juge invraisemblable. Cette conclusion d’invraisemblance doit cependant être tirée de façon cohérente et en tenant compte des différences culturelles. Elle doit également être énoncée de façon explicite, et les raisons pour lesquelles le tribunal a tiré cette conclusion doivent être exposées dans les motifs de décision […].

[45]      […] la SPR peut tenir compte, à bon droit, du comportement du témoin, y compris ses hésitations, le manque de précision de ses propos, le fait qu’il modifie ou étoffe sa version des faits.

(Rahal, précitée, aux paragraphes 43, 44 et 45).

[34]           Après avoir examiné les motifs de la SPR, les observations des parties et la preuve dans sa totalité, la Cour estime que la conclusion de la SPR, à savoir que l’engagement du demandeur principal auprès du PNB ne peut fonder les présumés actes de persécution que ce dernier et les membres de sa famille ont subis, est déraisonnable.

[35]           Il était également loisible à la SPR, à première vue, de conclure qu’il était possible d’une certaine façon que le retard des demandeurs à demander et à obtenir des documents de voyage et des visas, ainsi que le manque d’avis ou de communication du demandeur principal avec son employeur, même après avoir reçu plusieurs lettres lui demandant d’expliquer son absence du travail, étaient un aspect fondamental de sa décision, mais il s’agissait là d’une erreur au vu de la totalité de la preuve qui montrait la chronologie des faits à l’origine du comportement du demandeur principal, quand on la considère en rétrospective comme un élément intégrant de l’ensemble de la preuve considérée dans son contexte.

[36]           La Cour n’est donc pas convaincue que les conclusions de la SPR sur la crédibilité sont transparentes, exhaustives et bien ancrées, relativement à la totalité des éléments de preuve objectifs et subjectifs importants qu’elle avait en main – à la fois l’engagement politique du demandeur principal (selon la preuve objective et subjective) et les effets néfastes sur la famille, conformément aux rapports médicaux et sociaux importants qui figurent dans le dossier.

2) La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

[37]           La question de la disponibilité d’une protection de l’État met en cause l’expertise relative de la SPR et commande l’application de la norme déférente de la raisonnabilité (Velasquez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 109, au paragraphe 12; Mendez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 584, au paragraphe 12; Chaves c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, au paragraphe 11 [Chaves]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61).

[38]           Il incombe aux demandeurs de réfuter la présomption d’une protection de l’État, et l’on s’attend à ce qu’ils aient pris toutes les mesures raisonnables pour obtenir une protection. Pour écarter cette présomption, il aurait fallu que les demandeurs montrent à la SPR une confirmation claire et convaincante que l’État du Bangladesh était incapable de les protéger (Chaves, précitée, au paragraphe 7; Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689); et ils l’ont fait.

[39]           Dans sa décision, la SPR conclut que les demandeurs n’ont jamais sollicité la protection de la police à l’égard des prétendues agressions dont ont été victimes Mou, le 15 avril 2011 et Marjahan, le 15 juin 2011. Il faut se rappeler que, comme l’indique la preuve subjective et objective figurant dans le dossier, il arrive souvent que la police collabore avec les hommes de main. La SPR a rejeté les explications des demandeurs sur ce qu’ils craignent et pourquoi ils n’ont pas confiance en la police. Ces explications sont corroborées par les agissements des hommes de main, une preuve objective qui montre que ces derniers continuent d’agir sans être gênés par la police, souvent à cause de la corruption qui règne dans le réseau policier lui-même, comme la preuve l’indique clairement [US Country Reports in respect of Human Rights in Bangladesh, 2012 (page 6)].

[40]           La Cour conclut qu’il y a lieu d’intervenir à l’égard des conclusions de la SPR en matière de protection de l’État.

3) La SPR a-t-elle manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de prendre en considération la décision du commissaire de la SPR concernant la demande d’asile de Marjahan?

[41]           L’examen, par la SPR, d’une preuve postérieure à l’audience est une question d’équité procédurale, qu’il faut contrôler selon la norme de la décision correcte (Cox, précitée, au paragraphe 18; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43 [Khosa]).

[42]           Selon l’article 43 des Règles, une partie qui souhaite produire une preuve après l’audience doit transmettre à la SPR une demande établie conformément à l’article 50 des Règles, et cette demande doit être accompagnée de la preuve en question (Shuaib, précitée, au paragraphe 7).

[43]           Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas présenté de demande en vertu du paragraphe 43(3) des Règles et que, de ce fait, la SPR n’était pas tenue d’examiner de nouveaux éléments de preuve déposés après l’audience.

[44]           L’article 43 des Règles est libellé en ces termes :

Documents après l’audience

Documents after hearing

43. (1) La partie qui souhaite transmettre à la Section après l’audience, mais avant qu’une décision prenne effet, un document à admettre en preuve, lui présente une demande à cet effet.

43. (1) A party who wants to provide a document as evidence after a hearing but before a decision takes effect must make an application to the Division.

Demande

Application

(2) La partie joint une copie du document à la demande, faite conformément à la règle 50, mais elle n’est pas tenue d’y joindre un affidavit ou une déclaration solennelle.

(2) The party must attach a copy of the document to the application that must be made in accordance with rule 50, but the party is not required to give evidence in an affidavit or statutory declaration.

Éléments à considérer

Factors

(3) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

(3) In deciding the application, the Division must consider any relevant factors, including

a) la pertinence et la valeur probante du document;

(a) the document’s relevance and probative value;

b) toute nouvelle preuve que le document apporte aux procédures;

(b) any new evidence the document brings to the proceedings; and

c) la possibilité qu’aurait eue la partie, en faisant des efforts raisonnables, de transmettre le document aux termes de la règle 34.

(c) whether the party, with reasonable effort, could have provided the document as required by rule 34.

[45]           La Cour a conclu que la SPR a le devoir de recevoir les éléments de preuve que présentent les parties à quelque moment que ce soit avant de rendre une décision (Vairavanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF 1025; Caceres c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 843, au paragraphe 22; Mwaura c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 748, au paragraphe 29). Cela concorde avec le principe audi alteram partem.

[46]           Dans la décision Shuaib, la Cour a traité de la question de savoir si la SPR pouvait rejeter des documents présentés après l’audience au motif qu’aucune demande officielle concernant leur admission n’avait été présentée, conformément à l’article 43 des Règles. Elle a conclu que la présentation des documents, accompagnés d’une explication sur la raison pour laquelle il faudrait les prendre en considération, répondait aux exigences des Règles. Se fondant sur la décision Nagulesam, précitée, au paragraphe 9, la Cour a conclu que la SPR avait commis une erreur susceptible de contrôle en faisant abstraction de la preuve présentée après l’audience.

[47]           Plus précisément, dans la décision Shuaib, précitée, la Cour a fondé sa décision sur les facteurs suivants :

(i)                 la lettre et la preuve présentée après l’audience avaient été estampillées, reçues et datées par la Commission;

(ii)               l’avocat du demandeur avait clairement indiqué dans une lettre d’accompagnement que les documents déposés après l’audience étaient joints. La Cour a jugé qu’il s’agissait là d’une demande claire, mais non explicite, à la SPR d’examiner l’admission de documents présentés après l’audience;

(iii)             un affidavit souscrit par le frère du demandeur était joint à la demande, et ce document expliquait les circonstances dans lesquelles avait été obtenu le document le plus important qui accompagnait la preuve déposée après l’audience. Cet affidavit expliquait pourquoi le document n’avait pas été disponible plus tôt, et indiquait qu’il avait été fourni aussitôt qu’il avait été disponible.

[48]           Enfin, en jugeant que la preuve satisfaisait aux critères énoncés au paragraphe 43(3) des Règles, la Cour a conclu dans la décision Shuaib que la Commission se devait d’expliquer : a) pourquoi les documents déposés tardivement ne seraient pas acceptés, ou b) pourquoi les documents déposés après l’audience ne changeraient rien à sa conclusion (décision Shuaib, précitée, au paragraphe 11).

[49]           Dans la décision Shuaib, après avoir conclu à un manquement à l’équité procédurale, la Cour a entrepris d’examiner si la preuve déposée après l’audience pouvait avoir un effet important sur la décision ou si le résultat était inévitable. Se fondant sur l’arrêt Khosa, précité, au paragraphe 43, ainsi que sur l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c Office Canada–Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, la Cour a conclu qu’elle se devait d’examiner si un manquement à l’équité procédurale était « un vice de forme [qui] n’entraîne aucun dommage important ni déni de justice ». Dans la présente affaire, la preuve n’est pas « un vice de forme » et, en fait, il surviendrait selon toute probabilité un « dommage important » ou un « déni de justice » (je signale ici la page 60 du dossier de demande – un rapport de décembre 2013, établi par l’Asia Human Rights Commission). La preuve, elle aussi, fait état d’un changement de situation important pour les demandeurs avant et après le départ du demandeur principal et de sa famille, comme en témoigne la preuve connexe qui a été produite.

[50]           Dans le même ordre d’idées, dans la décision Mahendran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 255 [Mahendran], la Cour a conclu que la présentation, par le demandeur, d’une « preuve [après l’audience] accompagnée d’une lettre qui constituait une demande » obligeait la SPR à décider s’il y avait lieu d’accepter la demande. La Cour a également indiqué :

[26]      Compte tenu des répercussions possibles d’une telle décision, je suis également convaincu qu’il incombait à la SPR d’expliquer les motifs pour lesquels elle acceptait ou rejetait la preuve transmise après l’audience, surtout dans une affaire comme celle-ci, lorsque ladite preuve aurait pu être déterminante. Compte tenu des faits en l’espèce, la SPR semble ni avoir pris une décision relativement à la demande déposée au nom du demandeur ni avoir tenu compte de la preuve transmise après l’audience si, en fait, elle avait décidé de l’accepter.

(Mahendran, précitée, au paragraphe 26).

[51]           En l’espèce, les demandeurs ont présenté la preuve postérieure à l’audience accompagnée d’une feuille de transmission par télécopieur, indiquant à la SPR d’examiner la preuve. Ils ont transmis sans délai la preuve en question à la SPR le lendemain du jour où elle a été mise à leur disposition. La feuille de transmission par télécopieur indique de plus que la persécution de Marjahan était due aux opinions et aux activités politiques de son père, ce qui soulignait donc la pertinence de la preuve.

[52]           La Cour conclut que la SPR a manqué à son obligation d’accuser réception de la preuve postérieure à l’audience que les demandeurs avaient présentée et d’expliquer pourquoi il fallait la prendre en considération ou non (Nagulesam, précitée, au paragraphe 17; Howlader c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] ACF 1041, précitée, au paragraphe 4; Cox, précitée, au paragraphe 25).

[53]           La Cour est tenue d’écarter une décision lorsqu’une telle mesure aurait pour effet de changer la décision faisant l’objet d’un contrôle (Mahendran, précitée, au paragraphe 29). On ne peut faire abstraction d’un manquement à l’équité procédurale que s’il n’y a pas de doute que cela n’a aucun effet marqué sur la décision (Nagulesam, précitée, au paragraphe 17). Ce n’est toutefois pas le cas en l’espèce.

[54]           La conclusion que la SPR a tirée dans le cas de la demande d’asile de Marjahan s’applique précisément à la situation particulière de Marjahan, qui a été victime de violence fondée sur le sexe, ce qui lui a occasionné de graves symptômes. La Cour signale que les demandes d’asile des demandeurs et de Marjahan doivent être examinées selon leur mérite respectif, et même si la demande d’asile d’un membre de la famille n’était pas déterminante pour ce qui est de celle d’autres membres de la famille, il fallait tout de même la prendre considération avec la preuve dans sa totalité, sans quoi la preuve n’aurait pas été prise dans son contexte (Lakatos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF 657, au paragraphe 12; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF 1341, au paragraphe 26; Kassim c Canada (Ministre de de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 888, au paragraphe 14).

[55]           Il ressort également de la transcription de l’audience que la SPR était au courant de la demande distincte de Marjahan, même si aucune décision n’avait été encore rendue au moment de l’audience. Dans ses motifs, la SPR fait effectivement mention à des occasions différentes de l’audience distincte de Marjahan, mais son contexte n’y est pas examiné en détail.

[56]           Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que la preuve postérieure à l’audience que les demandeurs ont présentée aurait pu avoir un effet marqué sur la décision de la SPR. Cette dernière était au courant de l’instance parallèle concernant la demande d’asile de Marjahan et n’a pas jugé que son issue était pertinente ou déterminante pour ses constatations; elle aurait pourtant dû l’examiner afin de bien saisir la situation dans son ensemble, au regard de la totalité de la preuve. La Cour en donne un exemple, soit celui où le demandeur principal a quitté le pays un mois avant de toucher sa pension après 25 ans de travail, ce qui représentait des gains accumulés durant toute sa carrière. Il est également important de reconnaître les faits documentés par des preuves qui sont survenus et qui sont devenus importants à analyser après le départ des demandeurs.

VIII.       Conclusion

[57]           La Cour conclut qu’il y a donc lieu de faire droit à la demande.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

1.             La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.             Le dossier doit être renvoyé à la SPR afin qu’une formation nouvellement constituée rende une nouvelle décision.

3.             Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3636-14

 

INTITULÉ :

MD ABDUL MANNAN, HELENA MANNAN, MONOWARA AKTER MOU, MD RAIHAN MANNAN, NURJAHAN MANNAN NISHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 février 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

 

pour les demandeurs

 

Lyne Prince

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

 

POUR LES demandeurS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE défendeur

 

 

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