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Date : 20150218


Dossier : IMM-4753-13

Référence : 2015 CF 205

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

IFY FAVOUR OCHIE

TREASURE CHUKWUEBUKA NEBO (MINEUR)

MICHELE CHISOM NEBO (MINEURE)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), qui vise la décision rendue le 21 juin 2013 (la décision) par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SPR ou la Commission), par laquelle la demande présentée par les demandeurs afin qu’ils soient réputés réfugiés au sens de la Convention ou personnes à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la Loi, a été rejetée.

II.                LE CONTEXTE

[2]               Les demandeurs sont une mère (la demanderesse principale), son fils de cinq ans et sa fille de deux ans. Ils déclarent avoir fui le Nigéria et être venus au Canada, parce qu’ils craignent que le père des enfants ne fasse du mal à la demanderesse principale et à la fille.

[3]               La demanderesse principale affirme avoir longtemps subi la violence conjugale de la part de son ex‑conjoint de fait. Elle subissait des pressions pour avoir des relations sexuelles et se faisait battre si elle refusait. Elle prétend qu’il était jaloux et dominateur et la forçait à coucher à l’extérieur quand il soupçonnait qu’elle avait été infidèle.

[4]               La demanderesse principale dit qu’à sa deuxième grossesse, son ex-conjoint a déménagé et elle a appris qu’il avait épousé quelqu’un d’autre. Elle dit qu’elle n’a eu aucune nouvelle de son ex‑conjoint ou de la famille de celui‑ci pendant des mois après son déménagement. Elle prétend que lorsque sa fille était âgée de deux mois, la famille de son ex‑conjoint a communiqué avec elle pour lui dire que, à l’âge de trois ans, sa fille lui serait retirée pour être excisée.

[5]               La demanderesse principale dit que ses enfants et elle ont vécu cachés pendant plus d’un an chez sa tante dans un autre village. Elle dit qu’ils étaient obligés de rester à l’intérieur pendant une année complète, parce qu’ils craignaient que l’ex-conjoint ne les retrouve. Elle ajoute que son ex-conjoint est allé en quête d’eux chez sa mère, et qu’elle a eu tellement peur qu’il ne les trouve qu’elle a déménagé sa famille à Lagos, chez une amie.

[6]               La demanderesse principale déclare que cette amie a entreprit les démarches pour que les demandeurs quittent le Nigéria afin que son ex-conjoint ne puisse pas les retrouver. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 1er janvier 2013. Leur demande d’asile a été présentée le 10 janvier 2013.

III.             LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[7]               Les demandes d’asile des demandeurs ont été entendues le 18 mars 2013 et rejetées le 21 juin 2013.

[8]               La SPR a traité en premier lieu du manque de preuve documentaire étayant les allégations de violence familiale avancées par la demanderesse principale. La SPR a noté que le seul document produit était une lettre provenant d’un centre médical. Selon la lettre, la demanderesse principale était allée à l’hôpital parce qu’elle avait été agressée et elle y avait été soignée pour une fausse couche. La demanderesse principale a dit qu’elle n’a pas demandé cette lettre, et elle l’a décrite comme une copie d’un rapport médical exposant en détail le traitement. Elle ajoute que la lettre lui a été remise lorsqu’elle a reçu son congé de l’hôpital.

[9]               La SPR a relevé que la note était adressée [traduction] « à qui de droit », ce qui donne à penser qu’il s’agissait d’une lettre et un non pas d’un rapport médical exposant en détail le traitement. La SPR a observé par ailleurs qu’il ressort du témoignage de la demanderesse principale qu’elle a dit au médecin qu’elle est tombée pendant qu’elle faisait le ménage. La demanderesse principale n’a pas expliqué pourquoi le médecin écrirait qu’elle a sollicité des soins relativement à une agression. La demanderesse principale a déclaré qu’elle est tombée après avoir été giflée et ses blessures auraient dû correspondre à son récit, c’est-à-dire qu’elle était tombée pendant qu’elle faisait le ménage. La SPR a jugé que la note est « très suspecte et qu’elle avait fort probablement été rédigée en vue de renforcer la demande d’asile de la demandeure d’asile principale » (Dossier certifié du Tribunal (DCT), à la pièce 7). La SPR n’accorde aucune importance à la note médicale pour corroborer les allégations de violence conjugale de la demanderesse principale, et elle tire une conclusion défavorable du fait que la demanderesse principale n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi cette note lui a été remise, ni les allégations qu’elle contient.

[10]           La SPR a tiré plusieurs conclusions fondées sur les contradictions et invraisemblances dans le témoignage de la demanderesse principale. La SPR a jugé que la demanderesse principale n’avait pas raisonnablement expliqué pourquoi son ex-conjoint aurait soutenu financièrement la famille après avoir déménagé, épousé une autre femme et s’être abstenu de communiquer avec la demanderesse principale et la famille pendant plus de trois mois.

[11]           La SPR a aussi tiré une conclusion défavorable de l’inertie de la demanderesse principale à chercher les moyens de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille après le départ de son ex‑conjoint. La SPR conclut que, « selon la prépondérance des probabilités, une mère de deux jeunes enfants s’informerait pour savoir quelle somme d’argent serait requise pour payer le loyer et quand sa location prendrait fin ». (DCT, à la pièce 7).

[12]           De plus, la SPR a jugé improbable que la famille de l’ex-conjoint de la demanderesse principale la contacte six mois après qu’elle eut communiqué avec son ex‑conjoint pour la dernière fois. La demanderesse principale a été incapable d’expliquer comment la famille de son ancien conjoint a été mise au courant du moment où l’enfant est née et du sexe du bébé.

[13]           La SPR a observé en outre que la demanderesse principale n’a pu fournir d’explication relativement aux doutes que la SPR avait quant à l’inscription de la naissance des enfants. La SPR a déclaré qu’il n’y avait pas d’explication raisonnable quant à la raison pour laquelle la demanderesse principale avait inscrit les naissances de ses enfants pendant qu’elle vivait dans la clandestinité; la raison pour laquelle elle avait inscrit le nom de son ex‑conjoint comme étant le père des enfants; et le motif qui l’a poussé à écrire le nom de famille de son ex‑conjoint de fait comme étant le sien. La demanderesse principale a déclaré que dans son pays une femme pouvait faire usage du nom de famille de l’homme avec qui elle vivait même si elle n’était pas mariée avec lui. La SPR a constaté que cela contredisait son témoignage selon lequel elle ne vivait plus avec son ex‑conjoint depuis près de deux ans quand elle a fait l’inscription de la naissance des enfants.

[14]           Enfin, la SPR a jugé que la demanderesse principale n’avait pas été en mesure de fournir une explication raisonnable de la raison du déménagement de la famille à Lagos après s’être cachée en sécurité chez sa tante pendant plus d’un an. La SPR a fait remarquer que la dernière adresse connue de son ex‑conjoint était la ville de Lagos. La demanderesse principale a déclaré qu’elle a déménagé sa famille parce qu’elle ne pouvait pas sortir pendant qu’elle se cachait chez sa tante, mais la SPR a statué que la demanderesse principale n’a pas expliqué pourquoi cela était pire qu’une cachette à Lagos, où elle se trouvait physiquement plus très de son ex‑conjoint. La SPR a jugé que son retour volontaire à Lagos dénotait une absence de crainte subjective et en a tiré une inférence défavorable concernant la crédibilité.

[15]           La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi une demande fondée sur les articles 96 ou 97 en s’appuyant sur des éléments de preuve crédibles et dignes de foi.

IV.             LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]           Les demandeurs soulèvent deux questions litigieuses dans la présente demande :

1.      La Commission a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité?

2.      La SPR a-t-elle manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle n’a pas donné à la demanderesse principale la possibilité de dissiper ses doutes?

V.                LA NORME DE CONTRÔLE

[17]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 (Dunsmuir), la Cour suprême du Canada a déclaré qu’il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse relative à la norme de contrôle. Ainsi, lorsque la norme de contrôle qui s’applique à la question particulière dont la cour est saisie a été établie de manière satisfaisante par la jurisprudence, il est loisible à la cour chargée du contrôle de l’adopter. C’est uniquement lorsque cette démarche se révèle infructueuse ou que la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire que la cour de révision entreprend un examen des quatre facteurs de l’analyse relative à la norme de contrôle : Agraira c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[18]           Les demandeurs affirment que cette décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir, précité. Le défendeur convient que la décision devrait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable. Le défendeur déclare que la Commission est un tribunal spécialisé et la Cour ne peut intervenir à la légère dans ses conclusions de fait : voir Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, aux paragraphes 24 à 46; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 200 CSC 12 (Khosa).

[19]           La Cour convient que la jurisprudence est bien établie que la crédibilité des évaluations de la SPR est contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Aguebor c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 NR 315 (CAF); Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1994), 169 NR 107 (CAF). Les questions d’équité procédurale sont soumises au contrôle selon la norme de la décision correcte : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Exeter c Canada (Procureur général), 2014 CAF 251, au paragraphe 31.

[20]           Lors du contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse s’attachera « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59. Autrement dit, la Cour devrait intervenir seulement si la décision est déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[21]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent dans la présente instance :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themselves of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VII.          LES ARGUMENTS

A.                Les demandeurs

[22]           Les demandeurs déclarent que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a fondé ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur le défaut d’éléments de preuve documentaire à l’appui des allégations de violence familiale avancées par la demanderesse principale. Les demandeurs disent qu’ils ont produit, outre le rapport médical, deux affidavits corroborant les allégations de violence familiale : l’un d’une voisine et l’autre du frère de la demanderesse principale. La SPR a commis une erreur lorsqu’elle a rendu sa décision sans tenir compte des éléments de preuve : Utoh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 399.

[23]           Les demandeurs affirment par ailleurs que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur le rapport médical. Le rapport médical corrobore le Formulaire de fondement de la demande d’asile de la demanderesse principale et est cohérent avec son témoignage. La demanderesse principale a déclaré que le médecin ne croyait pas qu’elle était tombée. Cette explication est cohérente avec la raison pour laquelle le médecin a relevé que la cause de la visite était une agression.

[24]           Les demandeurs ajoutent que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a fondé ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur le défaut de la demanderesse principale de chercher à connaître les détails relatifs à son bail. Selon le témoignage de demanderesse principale, le bail était encore valide et son ex-conjoint lui envoyait de l’argent par l’entremise d’un chauffeur du bureau. La conclusion d’invraisemblance tirée par la SPR n’était pas étayée par les éléments de preuve dont elle disposait : Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7 (Valtchev).

[25]           Les demandeurs déclarent aussi que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a fondé ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle la famille de son ex-conjoint voulait exciser sa fille. La SPR a conclu que la présente demande est invraisemblable, parce que la famille de l’ex‑conjoint ne savait pas que la demanderesse principale avait donné naissance à une fille. La SPR n’a pas tenu compte de l’explication de la demanderesse principale selon laquelle son ex-conjoint et sa famille savaient qu’elle avait eu une fille, parce que l’ex-conjoint avait des informateurs dans la région.

[26]           Les demandeurs soutiennent de plus que la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a tiré ses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur le motif qui l’a poussé à écrire le nom de famille de son ex‑conjoint de fait comme étant le sien sur l’acte de naissance de sa fille. La SPR a méconnu l’explication de la demanderesse principale, c’est-à-dire que dans sa culture une femme pouvait faire usage du nom de famille de l’homme avec qui elle vivait même si elle n’était pas mariée avec lui.

[27]           La SPR a aussi commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la demanderesse principale n’a pas donné d’explication quant à la raison pour laquelle elle a quitté la ville d’Agbor, au lieu d’y rester cachée. La demanderesse principale a expliqué que sa famille ne pouvait demeurer à Agbor qu’à la condition de toujours vivre à l’intérieur. La demanderesse principale a affirmé que sa famille et elle ont dû quitter Agbor après que son ex-conjoint fut allé les rechercher chez sa mère dans cette ville.

[28]           Les demandeurs soutiennent aussi que la SPR a attaqué la crédibilité de la demanderesse principale de manière inappropriée, sur la foi de son témoignage selon lequel elle a inscrit la naissance des enfants en octobre 2012 à Lagos. Les demandeurs prétendent qu’ils ont été privés d’équité procédurale parce que la demanderesse principale ne s’est pas vue donner l’occasion de présenter des observations relativement à cette question : Muliadi c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1986] 2 CF 205 (CA).

B.                 Le défendeur

[29]           Le défendeur affirme que la SPR a raisonnablement conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible, à la lumière des incohérences dans son témoignage et dans sa preuve écrite. La SPR est en droit de tirer des inférences défavorables des incohérences dans les éléments de preuve et de rejeter des éléments de preuve invraisemblables : Castroman c Canada (Secrétaire d’État) (1994), 81 FTR 227; Moualek c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 539, au paragraphe 1. Les arguments des demandeurs ne font que reprendre les éléments de preuve déjà évalués par la Commission. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau ses éléments de preuve.

[30]           Le défendeur déclare que la SPR n’était pas tenue de mettre la demanderesse principale face aux incohérences quant à l’inscription de la naissance de ses enfants : Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558, aux paragraphes 16 et 17. Le défendeur déclare par ailleurs que contrairement à l’affirmation des demandeurs, la demanderesse principale a en fait été interrogée pour savoir pourquoi elle s’était procuré les documents pendant qu’elle vivait dans la clandestinité (DCT, aux pages 262 et 263).

[31]           La SPR n’était pas non plus tenue de faire précisément mention des affidavits de la voisine et du frère de la demanderesse principale. Ces affidavits ne faisaient que reprendre les allégations mêmes de la demanderesse principale, sans traiter des incohérences dans ses éléments de preuve. Les affidavits ont une faible valeur probante, et la SPR n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a omis de les mentionner : Cesar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 536, aux paragraphes 29 et 30 (Cesar). La SPR est présumée avoir tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve présentés et il n’y a aucune obligation de mentionner chaque élément de preuve examiné : voir Cesar, précitée, aux paragraphes 29 et 30; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35.

[32]           Le défendeur conteste aussi l’allégation des demandeurs selon laquelle la demanderesse principale a dit que son ex-conjoint avait des informateurs dans la région. Au contraire, selon le témoignage de la demanderesse principale, elle se croyait surveillée, mais la famille de son ex‑conjoint ne savait pas si l’enfant auquel elle avait donné naissance était un garçon ou une fille. Elle a dit qu’elle croyait que ce renseignement a été connu une fois que la mère de son ex‑conjoint a communiqué avec elle.

[33]           Le défendeur fait valoir en outre que, bien que la demanderesse ait fourni une explication pour chacune des inférences défavorables de la SPR, cela ne revient pas à dire que la SPR est tenue d’accepter ses explications : Allinagogo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 545, au paragraphe 7; Eustace c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1553; Ma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 417, au paragraphe 39.

VIII.       ANALYSE

[34]           Il est très difficile d’évaluer le présent dossier parce que la demanderesse principale a donné des explications, ou a omis d’en donner, ce qui a raisonnablement entraîné les doutes de la Commission au sujet de sa demande d’asile. Toutefois, la question de savoir si la Commission a raisonnablement apprécié les éléments de preuve est une tout autre question.

[35]           À titre d’exemple, selon la Commission, la « demandeure d’asile principale n’a fourni que peu d’éléments de preuve documentaire pour appuyer ses allégations de violence conjugale. Le seul document qu’elle a fourni, qui est daté du 25 février 2010, provient du centre médical Robertson » (DCT, à la page 6).

[36]           Il ressort clairement du dossier que la demanderesse principale a produit trois documents à l’appui de ses allégations de violence conjugale : la note du centre médical Robertson, un affidavit souscrit par Rita Aluebhose, la voisine de la demanderesse principale, et un affidavit de Happy Ochie, le frère de la demanderesse principale.

[37]           Le défendeur déclare qu’il est sans conséquence que la Commission ait omis d’aborder les deux affidavits, parce qu’elle est présumée avoir pris en compte l’ensemble de la preuve, et, en tout état de cause, les affidavits ne font que répéter les propos de la demanderesse principale, et elle n’a pas été jugée crédible. Le défendeur fait observer en outre que la Commission n’a pas ignoré les affidavits, puisqu’ils ont été discutés à l’audience.

[38]           Si la Commission dit qu’un seul élément a été fourni (« [l]e seul document qu’elle a fourni […] »), elle réfute elle-même la présomption selon laquelle elle a examiné ou pris en compte l’ensemble des éléments de preuve. Il en est ainsi parce que, trois documents ont été fournis, mais la Commission dit qu’un seul l’a été. La Commission omet de faire référence à deux des trois documents. Que les affidavits aient été mentionnés à l’audience ne signifie pas qu’ils ont été pris en compte aux fins de la décision. La Commission indique clairement dans la décision qu’un seul élément (le rapport médical) a été pris en compte aux fins de la décision.

[39]           De plus, le fait que les affidavits répètent ce que la demanderesse principale a dit n’en fait pas des documents dénués de pertinence pour l’appréciation des incohérences ou des contradictions dans les éléments de preuve de la demanderesse principale. Ces affidavits étayent l’allégation de la demanderesse principale qu’elle sera exposée à la violence conjugale, si elle est renvoyée au Nigéria. Selon le raisonnement du défendeur, parce que la Commission a relevé des incohérences dans le témoignage de la demanderesse principale, alors que le seul élément de preuve pertinent est celui qui expliquerait ces incohérences. Cependant, la Commission a détecté des incohérences – et dans certains cas des invraisemblances – lorsqu’elle a soupesé l’ensemble de la preuve dont elle disposait; et si elle a omis de soupeser les affidavits qui appuient et corroborent la cause de la demanderesse principale, il peut difficilement être dit que ses conclusions sont bien fondées ou raisonnables.

[40]           De plus, bien que les affidavits confirment quelque peu les dires de la demanderesse principale au sujet de la maltraitance (les souscripteurs des affidavits déclarent en avoir été témoins, mais ils ne donnent pas de précisions et n’expliquent ni comment ni où ils en ont été témoins), les affidavits donnent une preuve directe de facteurs essentiels. Rita Aluebhose, par exemple, affirme sous serment ce qui suit (DCT, aux pages 204 et 205) :

[traduction]

8. que je suis témoin que, le 1er octobre 2011, IFY FAVOUR OCHIE est venue se cacher chez moi avec ses deux enfants et son jeune frère, elle a dit que HENRY NEBO menaçait de la tuer.

9. que je suis témoin que, j’ai dit à IFY FAVOUR OCHIE de fuir d’AGBOR à LAGOS, et je l’ai amenée chez ma sœur pour qu’elle se cache, et que c’est là qu’on a pris des mesures pour que les enfants et elle s’enfuient au CANADA.

10. que je suis témoin que HENRY NEBO et sa famille cherchent encore IFY FAVOUR OCHIE et les enfants; il est venu chez moi avec des policiers pour les chercher, il a dit que je les cachais.

11. que je suis témoin que, après que IFY FAVOUR OCHIE et les enfants se sont enfuis au Canada, HENRY NEBO et sa famille sont venus les chercher chez moi à plusieurs reprises, et qu’il a dit qu’il continuerait à les chercher, et a menacé de leur faire du mal quand il les trouverait.

[En majuscules et en caractères gras dans l’original.]

[41]           La demanderesse principale n’a pu produire une preuve directe que son ex-conjoint est allé chez Mme Aluebhose et a proféré des menaces.

[42]           De façon semblable, Happy Ochie déclare que [traduction] « depuis que [la demanderesse principale] et les enfants se sont enfuis au Canada, HENRY NEBO est venu chez moi pour essayer de les retrouver » et que « HENRY NEBO a menacé de faire du mal à [la demanderesse principale] si elle n’amenait pas le bébé (fille) pour qu’elle se fasse exciser » (DCT, à la page 206, en majuscules et en caractères gras dans l’original).

[43]           La Commission peut avoir des raisons de rejeter ces affidavits ou de leur accorder peu de poids, mais elle ne peut pas simplement n’en tenir aucun compte ou, comme en l’espèce, omettre de considérer, quand elle a rendu sa décision, que plus d’un document a été fourni à l’appui de l’allégation de violence conjugale.

[44]           Si la Commission avait examiné et accepté ces affidavits, la décision aurait pu être tout autre. Cela signifie que l’affaire doit être renvoyée en vue d’un nouvel examen rien que pour ce motif. Voir Lozano Vasquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1255, aux paragraphes 39 à 43.

[45]           Les avocats conviennent qu’il n’y a pas de question aux fins de certification et la Cour est du même avis.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvel examen;

2.      L’intitulé est modifié de manière à indiquer que le nom de la demanderesse principale est Ify;

3.      Aucune question n’est certifiée.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4753-13

 

INTITULÉ :

IFY FAVOUR OCHIE, TREASURE CHUKWUEBUKA NEBO (MINEUR), MICHELE CHISOM NEBO (MINEURE)

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 novembrE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 18 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Ochiemuan Okojie

 

POUR LES DemandeurS

 

Norah Dorcine

 

PoUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ochiemuan Okojie

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DemandeurS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

PoUr Le défendeur

 

 

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