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Date : 20150223


Dossiers : IMM‑5896‑13

IMM‑6271‑13

Référence : 2015 CF 234

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 23 février 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

ATEF ALI ABUSANINAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La présente affaire concerne un ensemble de faits bien particuliers. Les faits bien particuliers donnent souvent lieu à des décisions bien particulières, apprend‑on à la faculté de droit. Il n’en va pas autrement en l’espèce.

[2]               La présente demande de contrôle judiciaire a été déposée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi]. Les présents motifs traitent de deux demandes de contrôle judiciaire (IMM‑5896‑13 et IMM‑6271‑13) qui ont été déposées en réponse à trois décisions défavorables rendues au terme d’évaluations des risques avant renvoi [ERAR] datées du 23 juillet, du 6 août et du 12 août 2014. Ces trois décisions concernent toutes le même demandeur, les décisions d’août ayant été rendues pour tenir compte d’éléments de preuve postérieurs que le demandeur a déposés à l’appui de sa demande d’ERAR initiale.

[3]               À titre de question préliminaire, les avocats du demandeur et du défendeur ont convenu à l’audience de plaider les deux demandes simultanément, étant donné la similitude des faits sous‑jacents, des éléments de preuve présentés et des questions de droit soulevées. Des copies des présents motifs seront versées aux deux dossiers.

II.                Les faits

[4]               Le demandeur, originaire de la Libye, est d’abord venu au Canada pour étudier en 2010. Sa famille, perçue comme partisane de Kadhafi, a énormément souffert à la suite du changement de régime. Son père, qui était concessionnaire automobile, vendait des véhicules à l’armée par l’entremise d’un des oncles du demandeur, qui avait été un militaire haut gradé dans l’armée de Kadhafi. Cet oncle ainsi qu’un autre oncle du demandeur ont tous deux été tués lors de violences postérieures à la révolution de 2011. La concession d’automobiles a été incendiée et détruite. Le père du demandeur a été arrêté, et il demeure actuellement emprisonné sans procès.

[5]               Le demandeur est retourné en Libye en 2012, pour voir s’il pouvait aider sa famille dans le contexte de la violence qui visait leur résidence, et plus précisément pour aider sa mère et ses sœurs, étant donné l’arrestation de son père. Toutefois, le demandeur a été enlevé à son arrivée en Libye à l’aéroport international de Tripoli, où il a été interrogé, battu, puis finalement relâché, mais seulement après avoir versé une forte somme d’argent. Le demandeur est rapidement revenu au Canada, pour échapper au risque d’être de nouveau torturé, voire tué, en raison des rapports et des liens perçus de sa famille avec l’ancien gouvernement du colonel Kadhafi.

[6]               Après son retour au Canada, le demandeur a été impliqué dans une bagarre dans un restaurant. Personne n’a été blessé, mais le demandeur a été déclaré coupable de quatre chefs sur les neuf dont il était accusé, dont un chef de voies de fait, et il a passé 76 jours en détention préventive.

[7]               Au procès, le demandeur s’est vu infliger une peine de 18 mois avec sursis. De ce fait, il a été déclaré interdit de territoire pour grande criminalité en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, ce qui a rendu sa demande de statut de réfugié irrecevable. La Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] n’a donc jamais entendu ses allégations de persécution et de crainte de torture en Libye.

[8]               C’est pour cette raison que le demandeur a déposé sa demande d’ERAR et ses éléments de preuve subséquents, qui ont donné lieu aux trois décisions défavorables susmentionnées. Une date d’expulsion a été fixée, et la juge Snider de la Cour a accordé au demandeur un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion le 1er octobre 2013 (dans le dossier IMM‑5896‑13).

III.             Les décisions faisant l’objet du présent contrôle

[9]               Les trois décisions susmentionnées faisant l’objet du présent contrôle sont les suivantes.

[10]           Dans un premier temps, un premier agent d’ERAR [le premier agent d’ERAR] a examiné et rejeté la demande d’ERAR le 23 juillet 2013 [la première décision d’ERAR] (dossier certifié du tribunal relatif au dossier IMM‑6271‑13 [DCT], aux pages 35 à 45). Le premier agent d’ERAR a par la suite pris sa retraite à la fin de juillet 2013, et le dossier a été transféré à un autre agent.

[11]           Dans un deuxième temps, l’autre agent d’ERAR [le deuxième agent d’ERAR] a rendu une décision non datée (DCT, page 14), que je désignerai dans les présents motifs comme le [traduction] « premier addenda » (Addendum No. 1), puisque c’est ainsi que CIC l’a désignée dans sa correspondance interne (DCT, page 15). Le premier addenda semble correspondre à une décision rendue le 6 août 2013 – car c’est la date qui a été entrée dans le système d’information de CIC (le Système de soutien des opérations des bureaux locaux ou SSOBL) (DCT, page 172).

[12]           Dans un troisième temps, le deuxième agent d’ERAR a rendu une deuxième décision une semaine plus tard, le 12 août 2013 (DCT, pages 2 et 3), que je désignerai comme le [traduction] « deuxième addenda » (Addendum No. 2), puisqu’il s’agit là du titre du formulaire sur lequel la décision est rédigée. Les deux addendas confirmaient la décision défavorable rendue par le premier agent d’ERAR.

IV.             Les questions en litige

[13]           Trois questions ont été soulevées dans le cadre des présents contrôles judiciaires :

  1. Le deuxième agent d’ERAR a‑t‑il limité son pouvoir discrétionnaire dans les deux « addendas » portant décision en se fondant sur la décision du premier agent d’ERAR?
  2. Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale lorsque le premier agent d’ERAR a refusé d’accorder une audience au demandeur?
  3. Était‑il déraisonnable que le deuxième agent d’ERAR accorde peu de poids aux affidavits déposés après la première décision d’ERAR?

V.                Les positions des parties

A.                Première question en litige : la limitation du pouvoir discrétionnaire

[14]           Le demandeur soutient que le décideur doit examiner l’ensemble de la preuve avant d’en arriver à une décision, et qu’il ne peut pas se fonder sur une autre décision comme point de départ. Il ne s’ensuit pas pour autant que le deuxième agent d’ERAR ne peut pas se fonder dans une certaine mesure sur la décision antérieure ou y accorder un certain poids, mais, en définitive, il doit en arriver à sa propre décision après avoir examiné l’intégralité du dossier qui lui a été présenté.

[15]           Le demandeur soutient que le deuxième agent d’ERAR n’a pas effectué l’examen complet requis. En fait, le simple fait de désigner la décision comme un [traduction« addenda » est problématique, puisque le Burton’s Legal Thesaurus définit le terme anglais addendum comme [traduction« un ajout à un document écrit complété » : Burton’s Legal Thesaurus, 4e éd.

[16]           Le défendeur soutient en revanche que, bien que le choix du deuxième agent d’ERAR de désigner les documents comme des addendas soit maladroit, le deuxième agent d’ERAR a néanmoins examiné l’ensemble du dossier, et n’a, par conséquent, nullement limité son pouvoir discrétionnaire. En outre, il était absolument impossible de ne pas faire intervenir un deuxième agent, étant donné que le premier agent d’ERAR était parti à la retraite au cours du processus.

B.                 Deuxième question en litige : la tenue d’une audience

[17]           Le demandeur soutient que l’équité procédurale exigeait la tenue d’une audience, tout comme les dispositions législatives et réglementaires pertinentes (LIPR, article 113; Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le Règlement], article 167), étant donné que l’agent a tiré diverses conclusions concernant [traduction] « l’insuffisance des éléments de preuve », qui constituaient plutôt des conclusions déguisées sur la crédibilité. Le défendeur soutient par contre qu’il n’y avait tout simplement pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir la crainte du demandeur, et que les conclusions n’étaient pas fondées sur la crédibilité. Par conséquent, il a été satisfait à toutes les exigences d’ordre procédural associées à un ERAR.

C.                 Troisième question en litige : le traitement irrégulier des affidavits

[18]           Le demandeur soutient en outre que le deuxième agent d’ERAR a commis une erreur susceptible de contrôle en accordant une force probante faible, voire nulle, aux affidavits de sa mère et de son oncle. Le défendeur rétorque en soulignant qu’il appartenait au deuxième agent d’ERAR de décider quelle force probante accorder aux éléments de preuve, et que la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les faits ou les éléments de preuve.

VI.             La norme de contrôle

[19]           La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la question de savoir si un agent d’ERAR a dûment pris en compte tous les éléments de preuve pour en arriver à sa décision est celle du caractère raisonnable (Selduz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 361, au paragraphe 9; Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 564, aux paragraphes 19 et 20).

[20]           Les parties ne s’entendent pas sur le point de savoir si le refus d’accorder une audience dans les circonstances constituait un manquement à la justice naturelle. Le demandeur soutient qu’en raison des conclusions déguisées sur la crédibilité, il convient d’appliquer la norme de la décision correcte. Le défendeur réplique que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique parce que, selon la jurisprudence, il convient d’appliquer une norme déférente lorsqu’un agent d’ERAR traite une demande d’audience.

[21]           Malgré les désaccords concernant la norme de contrôle applicable à la question de savoir si l’agent d’ERAR a commis une erreur en ne tenant pas d’audience, d’après la jurisprudence récente de la Cour, cette question doit être tranchée selon la norme déférente de la décision raisonnable (Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837, au paragraphe 6; Bicuku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 339, aux paragraphes 16 à 20; Ponniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 386, au paragraphe 24; Mosavat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 647, au paragraphe 9).

VII.          Analyse

[22]           Je suis d’avis que les décisions faisant l’objet du présent contrôle étaient déraisonnables en raison d’erreurs commises au regard de chacune des trois questions que le demandeur a soulevées. Les problèmes inhérents à ces erreurs sont expliqués ci‑après.

A.                Première et troisième questions en litige : la limitation du pouvoir discrétionnaire et le traitement irrégulier des affidavits

[23]           Je traiterai de ces deux questions ensemble parce qu’à mon avis, elles sont inextricablement liées.

[24]           Comme je l’expliquerai ci‑après, un agent ne peut pas se contenter d’adopter la décision d’un autre agent, mais il doit rendre sa décision en se fondant sur l’ensemble des éléments de preuve et après avoir pris en compte tous les faits. Le demandeur souligne que l’emploi du simple mot [traduction« addenda » pour décrire les décisions témoigne du fait que le deuxième agent d’ERAR a limité son pouvoir discrétionnaire. Je reconnais que le choix du mot « addenda » comme titre aussi bien dans le courriel envoyé à l’ASFC que dans la décision d’ERAR du 12 août n’était pas idéal, mais ce choix, en soi, ne vicie pas le résultat. En définitive, le mot « addenda » n’est qu’une étiquette. Ce qui compte, c’est ce que fait le décideur administratif dans l’exercice de ses fonctions, et s’il instruit l’affaire de manière équitable, que ce soit sur pièces ou en tenant une audience.

[25]           Je doute sérieusement que le deuxième agent d’ERAR ait convenablement exercé ses fonctions, à cause des motifs qu’il a exposés dans ses deux addendas, problématiques tant du point de vue de la forme (caractère adéquat des motifs) que du contenu.

[26]           Plus précisément, le deuxième agent d’ERAR a écrit dans le premier addenda :

[traduction] Des observations supplémentaires datées du 31 juillet 2013 ont été reçues sous forme de courriel et de pièce jointe. Le présent dossier est donc rouvert en vue d’évaluer l’incidence, le cas échéant, de ces nouvelles observations sur la décision d’ERAR défavorable précédente, rendue par [le premier agent d’ERAR].

(DCT, page 14)

[27]           Après avoir examiné les nouveaux documents, à savoir (i) les observations de l’avocat du demandeur et (ii) l’affidavit de l’oncle du demandeur, le deuxième agent d’ERAR a conclu :

[traduction] Je n’estime pas que ces observations aient une incidence sur la décision originale rendue par [le premier agent d’ERAR] et je maintiens la décision défavorable.

(DCT, page 14)

[28]           Rien n’indique que le deuxième agent d’ERAR ait lu le dossier. D’ailleurs, il est difficile de savoir quels sont les documents qu’il a examinés avant d’en arriver à cette conclusion. Tout ce que sa décision indique, c’est qu’il a lu la décision du premier agent d’ERAR.

[29]           Environ une semaine plus tard, le 12 août 2013, après avoir reçu un affidavit de la mère du demandeur, le deuxième agent d’ERAR a essentiellement repris la phrase précitée dans le deuxième addenda :

[traduction] Je n’estime pas que ces observations aient une incidence sur la décision originale rendue par [le premier agent d’ERAR] et je maintiens la décision défavorable.

(DCT, page 2)

[30]           Une fois encore, le deuxième agent d’ERAR n’a guère rassuré le demandeur en lui montrant qu’il avait dûment pris en considération le danger que le demandeur courait en retournant en Libye, en particulier eu égard aux nouveaux éléments de preuve dont il disposait, à savoir les affidavits de la mère et de l’oncle du demandeur, qui étaient au cœur de la tourmente libyenne. Cela est particulièrement troublant précisément à cause des conclusions du premier agent d’ERAR, qui se lisaient comme suit :

[traduction] En outre, je note que le demandeur a affirmé que son autre oncle, Ismail, avait été enlevé et atteint de coups de feu en mai 2012. Je note également que le demandeur a affirmé qu’Ismail avait été tué. Toutefois, j’estime que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve objectifs, comme un rapport médical ou un certificat de décès, relativement au décès d’Ismail. De plus, je note que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements montrant quand ou comment il avait appris le décès de son oncle.

En outre, j’estime que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements démontrant qu’il avait été emprisonné et battu à son retour en Libye en janvier 2012. Je note que le demandeur a affirmé qu’il avait été sévèrement battu durant son séjour en prison en Libye. Toutefois, j’estime qu’il y a peu d’autres éléments de preuve ou renseignements établissant que, durant son séjour en Libye de janvier 2012 jusqu’à ce qu’il revienne au Canada en avril 2012, il avait été emprisonné en Libye et battu.

Je note également que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements indiquant que son père est actuellement emprisonné en raison du fait qu’il est perçu comme un partisan du régime de Kadhafi.

[...]

[...] j’estime que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements pour étayer le fait que lui‑même ou l’un des membres de sa famille avait été perçu ou était actuellement perçu comme un partisan pro‑Kadhafi.

(DCT, page 44)

[31]           Sans entrer dans tous les détails des affidavits de la mère et de l’oncle du demandeur qui avaient été dûment communiqués au deuxième agent d’ERAR, il suffit de dire que ces affidavits comblaient toutes les lacunes précitées relevées par le premier agent d’ERAR. Pourtant, le deuxième agent d’ERAR accorde peu de poids aux deux affidavits, considérant qu’ils ne sont pas pertinents, tel qu’il appert du passage suivant du deuxième addenda :

[traduction] Observations supplémentaires reçues, datées du 7 août 2013. Les observations comprennent un affidavit de sa mère et un de l’oncle du demandeur.

Pour ce qui concerne l’affidavit de la mère du demandeur, j’estime, comme auparavant, que la mère du demandeur est intéressée dans l’issue de la présente demande, et j’accorde donc peu de valeur probante à cet affidavit.

Ces observations comprennent également un affidavit souscrit par l’oncle du demandeur. Tout comme la conclusion concernant la mère du demandeur, j’estime que ces observations sont rédigées par un membre de la famille du demandeur qui est intéressé dans l’affaire du demandeur, et j’accorde donc également peu de valeur probante à cet affidavit.

(DCT, page 2)

[32]           En outre, dans le premier addenda, le deuxième agent d’ERAR affirme : [traduction« Je constate qu’il s’agit d’un affidavit rédigé par la mère du demandeur et, selon toute vraisemblance à la demande du demandeur » (DCT, page 14).

[33]           Cette conclusion est curieuse. Tout d’abord, qui d’autre aurait dû demander l’affidavit, à part le demandeur? Aucune audience n’a été proposée pour tenter d’éliminer les préoccupations (à tort, à mon avis, comme je l’expliquerai plus loin). Deuxièmement, dans les observations qu’il a présentées à l’agent, l’avocat du demandeur a affirmé sans équivoque que le demandeur s’était donné beaucoup de mal pour obtenir ces affidavits de sa famille en Libye, et il a décrit la difficile recherche d’un interprète (DCT, page 62). D’ailleurs, le deuxième agent d’ERAR a mentionné expressément les observations de l’avocat dans le premier addenda (DCT, page 14). Ces observations, sous la forme d’une lettre de huit pages datée du 2 juillet 2013 (DCT, pages 55 à 63), fournissaient de nouveaux éléments de preuve détaillés sur la situation dans le pays et expliquaient également avec force détails pourquoi il était difficile pour le demandeur de coordonner l’obtention de déclarations sous serment en Libye (le demandeur ayant été placé en détention pendant deux mois par les autorités de l’immigration au centre de détention Metro West), mais indiquaient que les affidavits seraient communiqués sous peu.

[34]           Les retards et le cours des événements menant à la communication des affidavits semblent constituer des explications parfaitement légitimes. L’avocat du demandeur a fourni des raisons détaillées et en temps opportun pour expliquer pourquoi ces affidavits étaient importants au regard de la demande, à savoir pour corroborer les incidents allégués par le demandeur. Les observations d’accompagnement du 2 juillet 2013 de l’avocat exposaient également en détail les nouveaux éléments de preuve objectifs concernant la situation dans le pays, qui démontraient que M. Abusaninah ne recevrait aucune protection de l’État.

[35]           Il convient de faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation que fait un agent de l’importance et du poids des éléments de preuve, mais seulement lorsque l’appréciation de l’agent est acceptable et justifiable (Somasundaram c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1166, au paragraphe 41). En l’espèce, je ne puis retenir le rejet en bloc, par le deuxième agent d’ERAR, des nouveaux éléments de preuve en raison du [traduction« caractère intéressé » du déposant comme étant un rejet acceptable et justifiable, en particulier à la lumière du fait que, pour entreprendre son analyse, cet agent s’est fondé uniquement sur la décision du premier agent d’ERAR, qui avait commenté précisément le manque d’éléments de preuve corroborants.

[36]           Le défendeur rétorque que le demandeur a eu l’avantage de voir son dossier examiné à nouveau par le deuxième agent d’ERAR, une mesure de redressement qui est normalement accordée uniquement au terme d’un contrôle judiciaire à l’issue favorable.

[37]           L’argument du défendeur ne me convainc pas. En effet, pour qualifier les décisions du deuxième agent d’ERAR de [traduction« réexamens », il aurait fallu un réexamen critique de la demande, plutôt qu’un rejet d’entrée de jeu de tout élément de preuve nouveau parce qu’il venait de membres de la famille proche.

[38]           À mon avis, personne n’aurait pu fournir de meilleurs éléments de preuve que la mère et l’oncle du demandeur, qui étaient au cœur de ces incidents de violence. Le premier agent d’ERAR avait reproché au demandeur d’avoir omis de fournir des éléments de preuve corroborants venant de ces personnes. L’oncle du demandeur, qui déclare sous serment avoir accueilli le demandeur à l’aéroport de Tripoli, a été un témoin direct de la détention, et il a ensuite facilité la mise en liberté du demandeur en versant cinq mille dinars (DCT, page 8). La mère du demandeur a corroboré non seulement cet événement, mais également le fait que le père du demandeur, son époux, avait été [traduction« enlevé le 3 septembre 2011 et manqu[ait] toujours à l’appel » (DCT, page 10).

[39]           La jurisprudence étaye le principe selon lequel la Commission ne peut pas rejeter des éléments de preuve simplement parce qu’ils viennent de membres de la famille qui ont des liens étroits avec le demandeur. Comme le juge de Montigny l’a affirmé dans la décision Cruz Ugalde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458 :

[28] [...] L’agente aurait sans doute préféré des lettres écrites par des personnes n’ayant aucun lien avec les demandeurs et ne se souciant pas de leur bien‑être. Cependant, il n’est pas raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne n’ayant aucun lien avec les demandeurs soit en mesure de fournir ce genre de preuve à propos de ce qui est arrivé aux demandeurs au Mexique. Les membres de la famille des demandeurs ont été témoins de leur persécution alléguée, alors ce sont les personnes les mieux placées pour témoigner au sujet de ces événements. De plus, comme les membres de leur famille ont eux‑mêmes été ciblés après le départ des demandeurs, il est opportun qu’ils décrivent eux‑mêmes les événements qu’ils ont vécus. Par conséquent, il était déraisonnable que l’agente n’ajoute pas foi à cette preuve simplement parce qu’elle émanait de personnes liées aux demandeurs.

Voir également Ndjizera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 601, aux paragraphes 32 et 33; Shilongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 86, au paragraphe 29.

[40]           Pour revenir à la position du défendeur concernant le réexamen, je conviens sans réserve avec le défendeur qu’un deuxième (et un troisième) examen d’une demande d’ERAR ayant précédemment donné lieu à une décision défavorable serait avantageux pour un demandeur. Toutefois, cette remarque est vraie s’il s’agit d’un véritable nouvel examen. En l’espèce, il ressort du DCT que les [traduction« réexamens » effectués par le deuxième agent d’ERAR étaient illusoires. S’il est possible que le deuxième agent d’ERAR ait examiné tout le dossier, les motifs exposés dans les deux addendas ne l’indiquent toutefois pas.

[41]           Même si le deuxième agent d’ERAR a vraiment examiné le dossier au complet et ne s’est pas contenté de confirmer la décision du premier agent d’ERAR, il était sans aucun doute déraisonnable que l’agent accorde peu de poids aux nouveaux éléments de preuve corroborants venant des membres de la famille proche du demandeur.

[42]           Le défendeur cite le passage suivant de la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1381 [Zhang], rendue par le juge de Montigny, pour étayer son affirmation selon laquelle le principe voulant que « celui qui entend doit trancher » ne s’applique pas aux décisions administratives.

[26]      Je rejette également les arguments que M. Zhang a avancés au sujet du principe voulant que « celui qui entend doit trancher ». Comme je l’ai dit dans la décision Kniazeva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 268, la jurisprudence montre clairement que ce principe ne s’applique pas aux décisions administratives, notamment aux décisions des agents des visas. Il en va de même pour les agents d’immigration. Cela dit, on ne sait vraiment pas quelle importance l’agent Maekawa a accordée aux notes de sa collègue ou à la décision que l’agente Ng a prise au sujet de la demande de prolongation de M. Zhang.

[43]           Toutefois, je crois que la présente espèce peut être distinguée à plusieurs égards. Premièrement, la décision Zhang a été rendue dans le contexte d’une demande de visa, et non d’un ERAR. Deuxièmement, la décision Kniazeva c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 268, au paragraphe 19, citée dans le passage reproduit ci‑dessus, traitait de la question de savoir si la partie qui fait des vérifications doit être la partie qui rend la décision. Cette question n’est pas en litige en l’espèce – la question est plutôt celle de savoir si le deuxième agent était tenu d’examiner l’intégralité du dossier avant d’en arriver à une conclusion indépendante au sujet de l’affaire. Et il semblerait que oui, selon le passage suivant de la décision Zhang :

[31]      Toutefois, la question de savoir si la décision de l’agente Ng était raisonnable, compte tenu des renseignements dont elle disposait à ce moment‑là, n’est pas ici en litige. On a soumis à l’agent Maekawa des éléments de preuve à l’encontre d’un certain nombre des conclusions tirées par l’agente Ng, en particulier la conclusion selon laquelle M. Zhang ne quitterait pas le pays à la fin de la période de séjour autorisée. L’agent Maekawa pouvait tenir compte de la décision relative à la prolongation, mais il devait également évaluer les nouveaux éléments de preuve soumis par M. Zhang à l’appui de l’allégation selon laquelle la décision de l’agente Ng était erronée ou ne tenait pas compte de ses véritables intentions.

[44]      Il était peut‑être tout à fait acceptable pour l’agent Maekawa de refuser la demande de rétablissement, mais cela ne pouvait pas le dispenser de fournir à M. Zhang des explications quelconques.

[44]           En l’espèce, tout indique que le deuxième agent d’ERAR s’est contenté d’adopter les motifs du premier agent d’ERAR en ajoutant certains commentaires sur la faiblesse des nouveaux éléments de preuve, sans prendre en compte l’ensemble du contexte, ni examiner les éléments de preuve contextuels dont disposait le décideur original, ni s’interroger sur l’incidence que les nouveaux éléments de preuve avaient sur le fondement de la décision originale.

[45]           Il est clair en droit qu’un décideur doit prendre en considération tous les éléments de preuve, sans quoi il renonce à exercer son pouvoir discrétionnaire. Dans le contexte d’un ERAR, il s’ensuit que l’agent est notamment « tenu d’examiner les preuves disponibles les plus récentes qui présentent de la pertinence et de l’intérêt » (Chudal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1073, au paragraphe 11 [Chudal]). Dans la décision Chudal, le juge Hughes a conclu :

[21] […] Je rendrai une ordonnance annulant la décision censément datée du 23 septembre 2004, en exigeant que l’affaire soit examinée par un autre agent, qui devra tenir compte non seulement des documents présentés le 8 octobre 2004, mais aussi de tous les autres documents que l’agent initial avait devant lui, puisque les documents doivent être étudiés globalement et non simplement en tant que réfutation de la décision finalement communiquée le 10 novembre 2004.

[Non souligné dans l’original.]

[46]           De même, dans la décision Jie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 158 FTR 253 (CF) [Jie], au paragraphe 7, le juge Rothstein, alors juge de la Cour, a souligné que le raisonnement du décideur précédent ne devait aucunement influer sur le réexamen :

[7] […] Rien n’empêche l’agent des visas de tenir compte de renseignements fournis dans des demandes antérieures et au cours d’entrevues avec le demandeur, à condition que l’agent des visas prenne une décision en fonction de la preuve qui lui a été soumise et ne se considère pas lié ou entravé par des décisions antérieures. […]

[47]           Enfin, dans Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 135, le juge Zinn a écrit :

[21] Il se peut fort bien que l’agent qui examinera ces demandes, même avec les nouveaux éléments de preuve, arrivera à la même conclusion que celle à laquelle est arrivé l’agent dont la décision fait l’objet du présent contrôle. Néanmoins, l’équité exige que la décision soit prise alors que l’agent est saisi de tous les éléments de preuve.

[48]           La nécessité pour un nouvel agent d’ERAR d’examiner minutieusement le contenu original du dossier qui lui a été transféré et auquel viennent s’ajouter de nouveaux éléments de preuve est évidente. Le deuxième agent doit situer les nouveaux éléments de preuve dans le contexte de la situation du demandeur. La jurisprudence de la Cour (voir Chudal, Jie et Huang) montre bien l’importance d’examiner une affaire en fonction de l’ensemble de son contexte.

[49]           En l’espèce, le deuxième agent d’ERAR semble plutôt avoir pris la décision du premier agent d’ERAR comme un point de départ, sans examiner tous les documents déposés antérieurement, ce qui indique qu’il a limité son pouvoir discrétionnaire.

[50]           Le dernier point à traiter relativement à la présente question est la tentative du défendeur de produire un affidavit souscrit par le deuxième agent d’ERAR. Je ne puis admettre cet affidavit en preuve, en ce qui concerne à tout le moins les explications sur la façon dont le deuxième agent d’ERAR a abordé le dossier et les éléments de preuve dont il a tenu compte au moment de rendre les deux décisions contenues dans les addendas au terme de ses ERAR. Agir ainsi reviendrait à essayer de « corriger un vice entachant [la] décision en déposant des motifs complémentaires sous forme d’affidavit » (Sellathurai c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2008 CAF 255, aux paragraphes 46 et 47. Voir aussi : Barboza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1420, aux paragraphes 27 et 28; Kaba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1201, au paragraphe 9; Eshraghian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 828, au paragraphe 22. Dans ces affaires, il a été fait échec à des tentatives semblables d’étoffer des décisions administratives en déposant subséquemment des affidavits souscrits par des décideurs.

[51]           Pour conclure sur la première question en litige, les deux décisions contenues dans les addendas du deuxième agent d’ERAR sont déraisonnables. Le dossier de preuve dont je dispose n’indique pas que cet agent a pris en considération tous les éléments de preuve. En conséquence, il a limité son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a rendu ce qui aurait dû être sa propre décision indépendante.

B.                 Deuxième question en litige : l’omission de tenir une audience

[52]           Puisque j’ai déjà relevé des erreurs au regard de la question en litige examinée précédemment, je m’en tiendrai à de brefs commentaires sur la question de savoir si une audience était requise, en espérant tout de même que ces commentaires seront pris en considération lorsque la présente affaire sera réexaminée.

[53]           Le premier agent d’ERAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve établissant les allégations du demandeur concernant le risque qu’il courait en Libye. J’ai déjà expliqué en détail pourquoi, au moment où les décisions après « réexamen » ont été rendues, il y avait en fait des éléments de preuve corroborants qui auraient dû être examinés de façon appropriée dans le contexte de l’ensemble de la preuve. De même, j’ai déjà noté que, dans la lettre de son avocat datée du 2 juillet 2013, le demandeur avait communiqué de nombreux documents supplémentaires sur la situation dans le pays qui mettaient en relief les préoccupations au sujet de la Libye (DCT, pages 55 à 62).

[54]           Après que le deuxième agent d’ERAR eut reçu ces éléments de preuve importants sur le fondement desquels il pouvait conclure à l’existence d’un risque visé à l’article 97, j’estime qu’en rendant une décision défavorable au terme de son ERAR au motif qu’il y avait [traduction] « très peu d’éléments de preuve », le deuxième agent d’ERAR a tiré une conclusion déguisée sur la crédibilité. Or, la Cour a statué à de nombreuses occasions que les conclusions déguisées sur la crédibilité ne sont pas acceptables (Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Yakut c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1190, au paragraphe 13).

[55]           En l’espèce, les répercussions d’une conclusion déguisée sur la crédibilité étaient importantes, parce que la loi prévoit qu’une audience peut être tenue lorsque la crédibilité est déterminante, aux termes de l’alinéa 113b) de la LIPR et de l’article 167 du Règlement (Ibrahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 837, au paragraphe 15).

[56]           Le défendeur souligne, à très juste titre, que la tenue d’une telle audience dans le cadre d’une procédure d’ERAR relève du pouvoir discrétionnaire du ministre. Toutefois, il est également clair que les exigences de l’équité procédurale sont variées, et que l’importance d’une audience croît en fonction de l’incidence de la décision sur la vie, la liberté et la sécurité de l’individu.

[57]           En l’espèce, les enjeux sont particulièrement importants, parce que le demandeur est exposé au risque d’être soumis à la torture, de subir une peine cruelle et inusitée ou d’être tué. Il n’a jamais eu l’occasion d’être entendu au Canada au sujet de ses craintes, étant donné que sa demande d’asile a été déclarée irrecevable à la suite de sa condamnation.

[58]           Il ne fait certes aucun doute que la perpétration d’un crime a de graves conséquences, particulièrement pour les étrangers sans statut au Canada, mais l’agent d’ERAR conserve tout de même son rôle, qui consiste à évaluer le risque auquel l’individu sera exposé à son retour dans son pays (Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, au paragraphe 67).

[59]           Dans l’arrêt clé Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1985] 1 RCS 177, la Cour suprême du Canada a souligné l’importance des audiences :

58.       La procédure d’arbitrage des revendications du statut de réfugié énoncée dans la Loi satisfait‑elle à ce critère d’équité en matière de procédure? Offre‑t‑elle à la personne qui revendique le statut de réfugié une possibilité suffisante d’exposer sa cause et de savoir ce qu’elle doit prouver? Il semble que ce soit là la question à laquelle nous devons répondre et, en l’abordant, je suis disposée à accepter la prétention de Me Bowie selon laquelle les exigences de l’équité en matière de procédure peuvent varier selon les circonstances: voir l’arrêt Martineau, précité, à la p. 630. Il est donc possible qu’une audition devant l’instance décisionnelle ne soit pas requise dans tous les cas où l’on invoque l’art. 7 de la Charte. Je dois cependant reconnaître qu’il m’est difficile de concilier l’argument de Me Bowie, selon lequel une audition n’est pas requise dans les circonstances de la présente affaire, avec l’interprétation qu’il cherche à donner à l’art. 7. Si on considère à juste titre que « le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne » porte uniquement sur des questions comme la mort, la liberté physique et le châtiment corporel, il semblerait, du moins à première vue, qu’il s’agisse là de questions d’une importance si fondamentale que l’équité en matière de procédure exigerait immanquablement la tenue d’une audition. Je suis néanmoins disposée à accepter, pour les fins de l’espèce, que des observations écrites peuvent être un substitut adéquat à une audition dans des circonstances appropriées.

59.       Je ferai cependant remarquer que, même si les audiences de vive voix fondées sur des observations écrites sont compatibles avec les principes de justice fondamentale pour certaines fins, elles ne donnent pas satisfaction dans tous les cas. Je pense en particulier que, lorsqu’une question importante de crédibilité est en cause, la justice fondamentale exige que cette question soit tranchée par voie d’audition. Les cours d’appel sont bien conscientes de la faiblesse inhérente des transcriptions lorsque des questions de crédibilité sont en jeu et elles sont donc très peu disposées à réviser les conclusions des tribunaux qui ont eu l’avantage d’entendre les témoins en personne : voir l’arrêt Stein c. Le navire "Kathy K", [1976] 2 R.C.S. 802, aux pages 806 à 808 (le juge Ritchie). Je puis difficilement concevoir une situation où un tribunal peut se conformer à la justice fondamentale en tirant, uniquement à partir d’observations écrites, des conclusions importantes en matière de crédibilité.

[60]           Le premier agent d’ERAR a traité de la demande d’audience faite dans les observations originales du 7 juin 2013 présentées aux fins de l’ERAR. Après avoir examiné le guide des procédures et politiques relatives à l’ERAR (PP3), le premier agent d’ERAR a conclu dans sa décision :

[traduction] Je note que l’audience vise à « trancher la question complexe de la crédibilité du demandeur; lorsque des éléments de preuve d’un cas soulèvent de sérieux doutes quant à sa crédibilité, les éléments de preuve jouent un rôle crucial dans la décision à rendre et, s’ils sont acceptés, ils pourraient justifier l’acceptation de la demande. » Je note que je ne remets pas en question la crédibilité du demandeur dans la présente décision. Par conséquent, j’estime qu’une audience ne sera pas nécessaire pour rendre ma décision.

[...]

En outre, j’estime que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements démontrant qu’il avait été emprisonné et battu à son retour en Libye en janvier 2012. Je note que le demandeur a affirmé qu’il avait été sévèrement battu durant son séjour en prison en Libye. Toutefois, j’estime qu’il y a peu d’autres éléments de preuve ou renseignements établissant que, durant son séjour en Libye de janvier 2012 jusqu’à ce qu’il revienne au Canada en avril 2012, il avait été emprisonné en Libye et battu.

(DCT, pages 42 et 44) [Non souligné dans l’original.]

[61]           Le premier agent d’ERAR n’a pas expliqué pourquoi les éléments de preuve détaillés contenus dans l’affidavit du demandeur étaient insuffisants pour établir ce qui précède. À la différence de la situation exposée dans la décision Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 4, par exemple, où le demandeur n’avait pas fourni de preuve sous serment relative aux faits essentiels, en l’espèce, le demandeur a produit une déclaration sous serment, qui était très précise quant aux détails de son enlèvement et de son passage à tabac en prison. Toutefois, le premier agent d’ERAR a ensuite formulé la conclusion suivante :

[traduction] Je reconnais que ceux qui sont considérés comme des partisans de Kadhafi ou comme pro‑Kadhafi peuvent être ciblés par différents groupes en Libye, et que le traitement qu’ils reçoivent peut équivaloir à de la persécution, à de la torture, à une menace à leur vie ou à une peine ou un traitement cruel et inusité. Je note que, dans son affidavit, le demandeur a affirmé que lui et sa famille sont perçus comme des partisans de Kadhafi. Toutefois, j’estime que le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements pour étayer le fait que lui‑même ou l’un des membres de sa famille avait été perçu ou était actuellement perçu comme un partisan pro‑Kadhafi.

(DCT, page 44)

[62]           Ces propos révèlent la même erreur de raisonnement que celle que soulignait le juge O’Keefe dans la décision Hurtado Prieto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 253, aux paragraphes 39 à 43, où la conclusion de l’agent selon laquelle les éléments de preuve n’étayaient pas la crainte du demandeur supposait nécessairement que l’agent avait tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité.

[63]           Le premier agent d’ERAR a retenu que ceux qui sont considérés comme des partisans de Kadhafi sont persécutés. Si le demandeur est cru (c’est‑à‑dire s’il est crédible), alors lui et les membres de sa famille, en tant que personnes qui sont considérées comme des partisans de Kadhafi, seraient en danger. Puisque le premier agent d’ERAR a conclu que [traduction« le demandeur a communiqué peu d’éléments de preuve ou de renseignements pour étayer le fait que lui‑même ou l’un des membres de sa famille avait été perçu ou était actuellement perçu comme un partisan pro‑Kadhafi » (DCT, page 44), il est clair que sa conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas démontré qu’il était en danger suppose nécessairement que l’agent a tiré une conclusion défavorable sur la crédibilité.

[64]           Compte tenu de ce qui précède, il était déraisonnable, dans les circonstances de la présente espèce, que le premier agent d’ERAR et le deuxième agent d’ERAR, lequel disposait en plus de nouveaux éléments de preuve par affidavit, n’accordent pas d’audience.

VIII.       Conclusion

[65]           La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un nouveau décideur pour réexamen.

[66]           Aucune question à certifier n’a été proposée, et il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIERS :

IMM‑5896‑13

IMM‑6271‑13

 

INTITULÉ :

ATEF ALI ABUSANINAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JANVIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Subodh S. Bharati

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Subodh S. Bharati

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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